Au Bonheur des Dames

Chapitre 8

 

Cependant, tout le quartier causait de la grande voie qu’onallait ouvrir, du nouvel Opéra à la Bourse, sous le nom de rue duDix-Décembre. Les jugements d’expropriation étaient rendus, deuxbandes de démolisseurs attaquaient déjà la trouée, aux deux bouts,l’une abattant les vieux hôtels de la rue Louis-le-Grand, l’autrerenversant les murs légers de l’ancien Vaudeville ; et l’onentendait les pioches qui se rapprochaient, la rue de Choiseul etla rue de la Michodière se passionnaient pour leurs maisonscondamnées. Avant quinze jours, la trouée devait les éventrer d’unelarge entaille, pleine de vacarme et de soleil.

Mais ce qui remuait le quartier plus encore, c’étaient lestravaux entrepris au Bonheur des Dames. On parlaitd’agrandissements considérables, de magasins gigantesques tenantles trois façades des rues de la Michodière, Neuve-Saint-Augustinet Monsigny. Mouret, disait-on, avait traité avec le baronHartmann, président du Crédit Immobilier, et il occuperait tout lepâté de maisons, sauf la façade future sur la rue du Dix-Décembre,où le baron voulait construire une concurrence au Grand-Hôtel.Partout, le Bonheur rachetait les baux, les boutiques fermaient,les locataires déménageaient ; et, dans les immeubles vides,une armée d’ouvriers commençait les aménagements nouveaux, sous desnuages de plâtre. Seule, au milieu de ce bouleversement, l’étroitemasure du vieux Bourras restait immobile et intacte, obstinémentaccrochée entre les hautes murailles, couvertes de maçons.

Lorsque, le lendemain, Denise se rendit avec Pépé chez l’oncleBaudu, la rue était justement barrée par une file de tombereaux,qui déchargeaient des briques devant l’ancien hôtel Duvillard.Debout sur le seuil de sa boutique, l’oncle regardait, d’un œilmorne. À mesure que le Bonheur des Dames s’élargissait, il semblaitque le Vieil Elbeuf diminuât. La jeune fille trouvait les vitrinesplus noires, plus écrasées sous l’entresol bas, aux baies rondes deprison ; l’humidité avait encore déteint la vieille enseigneverte, une détresse tombait de la façade entière, plombée et commeamaigrie.

– Vous voilà, dit Baudu. Prenez garde ! ils vouspasseraient sur le corps.

Dans la boutique, Denise éprouva le même serrement de cœur. Ellela revoyait assombrie, gagnée davantage par la somnolence de laruine ; des angles vides creusaient des trous de ténèbres, lapoussière envahissait les comptoirs et les casiers ; tandisqu’une odeur de cave salpêtrée montait des ballots de draps, qu’onne remuait plus. À la caisse, Mme Baudu etGeneviève se tenaient muettes et immobiles, comme dans un coin desolitude, où personne ne venait les déranger. La mère ourlait destorchons. La fille, les mains tombées sur les genoux, regardait levide devant elle.

– Bonsoir, ma tante, dit Denise. Je suis bien heureuse devous revoir, et si je vous ai fait de la peine, veuillez me lepardonner.

Mme Baudu l’embrassa, très émue.

– Ma pauvre fille, répondit-elle, si je n’avais pasd’autres peines, tu me verrais plus gaie.

– Bonsoir, ma cousine, reprit Denise, en baisant lapremière Geneviève sur les joues.

Celle-ci s’éveillait comme en sursaut. Elle lui rendit sesbaisers, sans trouver une parole. Les deux femmes prirent ensuitePépé, qui tendait ses petits bras. Et la réconciliation futcomplète.

– Eh bien ! il est six heures, mettons-nous à table,dit Baudu. Pourquoi n’as-tu pas amené Jean ?

– Mais il devait venir, murmura Denise embarrassée.Justement, je l’ai vu ce matin, il m’a formellement promis…Oh ! il ne faut pas l’attendre, son patron l’aura retenu.

Elle se doutait de quelque histoire extraordinaire, elle voulaitl’excuser d’avance.

– Alors, mettons-nous à table, répéta l’oncle.

Puis, se tournant vers le fond obscur de la boutique :

– Colomban, vous pouvez dîner en même temps que nous.Personne ne viendra.

Denise n’avait pas aperçu le commis. La tante lui expliquaqu’ils avaient dû congédier l’autre vendeur et la demoiselle. Lesaffaires devenaient si mauvaises, que Colomban suffisait ; etencore passait-il des heures inoccupé, alourdi, glissant ausommeil, les yeux ouverts.

Dans la salle à manger, le gaz brûlait, bien qu’on fût aux longsjours de l’été. Denise eut un léger frisson en entrant, les épaulessaisies par la fraîcheur qui tombait des murs. Elle retrouva latable ronde, le couvert mis sur une toile cirée, la fenêtre prenantl’air et la lumière au fond du boyau empesté de la petite cour. Etces choses lui paraissaient, comme la boutique, s’être assombriesencore et avoir des larmes.

– Père, dit Geneviève, gênée pour Denise, voulez-vous queje ferme la fenêtre ? Ça ne sent pas bon.

Lui, ne sentait rien. Il resta surpris.

– Ferme la fenêtre, si cela t’amuse, répondit-il enfin.Seulement, nous manquerons d’air.

En effet, on étouffa. C’était un dîner de famille, fort simple.Après le potage, dès que la bonne eut servi le bouilli, l’oncle envint fatalement aux gens d’en face. Il se montra d’abord trèstolérant, il permettait à sa nièce d’avoir une opiniondifférente.

– Mon Dieu ! tu es bien libre de soutenir ces grandeschabraques de maisons… Chacun son idée, ma fille… Du moment que çane t’a pas dégoûtée d’être salement flanquée à la porte, c’est quetu dois avoir des raisons solides pour les aimer ; et tu yrentrerais, vois-tu, que je ne t’en voudrais pas du tout… N’est-cepas ? personne ici ne lui en voudrait.

– Oh ! non, murmura Mme Baudu.

Denise, posément, dit ses raisons, comme elle les disait chezRobineau : l’évolution logique du commerce, les nécessités destemps modernes, la grandeur de ces nouvelles créations, enfin lebien-être croissant du public. Baudu, les yeux arrondis, la boucheépaisse, l’écoutait, avec une visible tension d’intelligence. Puis,quand elle eut terminé, il secoua la tête.

– Tout ça, ce sont des fantasmagories. Le commerce est lecommerce, il n’y a pas à sortir de là… Oh ! je leur accordequ’ils réussissent, mais c’est tout. Longtemps, j’ai cru qu’ils secasseraient les reins ; oui, j’attendais ça, je patientais, tute rappelles ? Eh bien ! non, il paraît qu’aujourd’hui cesont les voleurs qui font fortune, tandis que les honnêtes gensmeurent sur la paille… Voilà où nous en sommes, je suis forcé dem’incliner devant les faits. Et je m’incline, mon Dieu ! jem’incline…

Une sourde colère le soulevait peu à peu. Il brandit tout d’uncoup sa fourchette.

– Mais jamais le Vieil Elbeuf ne fera uneconcession !… Entends-tu, je l’ai dit à Bourras :« Voisin, vous pactisez avec les charlatans, vospeinturlurages sont une honte. »

– Mange donc, interrompit Mme Baudu,inquiète de le voir s’allumer ainsi.

– Attends, je veux que ma nièce sache bien ma devise…Écoute ça, ma fille : je suis comme cette carafe, je ne bougepas. Ils réussissent, tant pis pour eux ! Moi, je proteste,voilà tout !

La bonne apportait un morceau de veau rôti. De ses mainstremblantes, il découpa ; et il n’avait plus son coup d’œiljuste, son autorité à peser les parts. La conscience de sa défaitelui ôtait son ancienne assurance de patron respecté. Pépé s’étaitimaginé que l’oncle se fâchait : il avait fallu le calmer, enlui donnant tout de suite du dessert, des biscuits qui setrouvaient devant son assiette. Alors, l’oncle, baissant la voix,essaya de parler d’autre chose. Un instant, il causa desdémolitions, il approuva la rue du Dix-Décembre, dont la trouéeallait certainement accroître le commerce du quartier. Mais là, denouveau, il revint au Bonheur des Dames ; tout l’y ramenait,c’était une obsession maladive. On était pourri de plâtre, on nevendait plus rien, depuis que les voitures de matériaux barraientla rue. D’ailleurs, ce serait ridicule, à force d’être grand ;les clientes se perdraient, pourquoi pas les Halles ? Et,malgré les regards suppliants de sa femme, malgré son effort, ilpassa des travaux au chiffre d’affaires du magasin. N’était-ce pasinconcevable ? en moins de quatre ans, ils avaient quintupléce chiffre : leur recette annuelle, autrefois de huitmillions, atteignait le chiffre de quarante, d’après le dernierinventaire. Enfin, une folie, une chose qui ne s’était jamais vue,et contre laquelle il n’y avait plus à lutter. Toujours ilss’engraissaient, ils étaient maintenant mille employés, ilsannonçaient vingt-huit rayons. Ce nombre de vingt-huit rayonssurtout le jetait hors de lui. Sans doute on devait en avoirdédoublé quelques-uns, mais d’autres étaient complètementnouveaux : par exemple un rayon de meubles et un rayond’articles de Paris. Comprenait-on cela ? des articles deParis ! Vrai, ces gens n’étaient pas fiers, ils finiraient parvendre du poisson. L’oncle, tout en affectant de respecter lesidées de Denise, en arrivait à l’endoctriner.

– Franchement, tu ne peux les défendre. Me vois-tu joindreun rayon de casseroles à mon commerce de draps ? Hein ?tu dirais que je suis fou… Avoue au moins que tu ne les estimespas.

La jeune fille se contenta de sourire, gênée, comprenantl’inutilité des bonnes raisons. Il reprit :

– Enfin, tu es pour eux. Nous n’en parlerons plus, car ilest inutile qu’ils nous fâchent encore. Ce serait le comble, de lesvoir se mettre entre ma famille et moi !… Rentre chez eux, siça te plaît, mais je te défends de me casser davantage les oreillesavec leurs histoires !

Un silence régna. Son ancienne violence tombait à cetterésignation fiévreuse. Comme on suffoquait dans l’étroite salle,chauffée par le bec de gaz, la bonne dut rouvrir la fenêtre ;et la pestilence humide de la cour souffla sur la table. Des pommesde terre sautées avaient paru. On se servit lentement, sans uneparole.

– Tiens ! regarde ces deux-là, recommença Baudu, endésignant de son couteau Geneviève et Colomban. Demande-leur s’ilsl’aiment, ton Bonheur des Dames !

Côte à côte, à la place accoutumée où ils se retrouvaient deuxfois par jour depuis douze ans, Colomban et Geneviève mangeaientavec mesure. Ils n’avaient pas dit un mot. Lui, exagérant l’épaissebonhomie de sa face, semblait cacher, derrière ses paupièrestombantes, la flamme intérieure qui le brûlait ; tandis que,la tête courbée davantage sous sa chevelure trop lourde, elle,s’abandonnait, comme ravagée par une souffrance secrète.

– L’année dernière a été désastreuse, expliquait l’oncle.Il a bien fallu reculer leur mariage… Non, par plaisir,demande-leur un peu ce qu’ils pensent de tes amis.

Denise, pour le contenter, interrogea les jeunes gens.

– Je ne peux guère les aimer, ma cousine, réponditGeneviève. Mais, soyez tranquille, tout le monde ne les détestepas.

Et elle regardait Colomban, qui roulait une mie de pain, d’unair absorbé. Quand il sentit sur lui les yeux de la jeune fille, illâcha des mots violents.

– Une sale boutique !… Tous plus coquins les uns queles autres !… Enfin, un vrai choléra pour lequartier !

– Vous l’entendez ! vous l’entendez ! criaitBaudu, ravi. En voilà un qu’ils n’auront jamais !… Va !tu es le dernier, on n’en fera plus !

Mais Geneviève, le visage sévère et douloureux, ne quittait pasColomban du regard. Elle pénétrait jusqu’à son cœur, et il setroublait, il redoublait d’invectives. Mme Baudu,devant eux, allait de l’un à l’autre, inquiète et silencieuse,comme si elle eût deviné là un nouveau malheur. Depuis quelquetemps la tristesse de sa fille l’effrayait, elle la sentaitmourir.

– La boutique est seule, dit-elle enfin, en quittant latable, désireuse de faire cesser la scène. Voyez donc, Colomban,j’ai cru entendre quelqu’un.

On avait fini, on se leva. Baudu et Colomban allèrent causeravec un courtier, qui venait prendre des ordres.Mme Baudu emmena Pépé, pour lui montrer des images.La bonne, vivement, avait desservi, et Denise s’oubliait près de lafenêtre, intéressée par la petite cour, lorsque, en se retournant,elle aperçut Geneviève, toujours à sa place, les yeux sur la toilecirée, humide encore d’un coup d’éponge.

– Vous souffrez, ma cousine ? lui demanda-t-elle.

La jeune fille ne répondit pas, étudiant du regard, obstinément,une cassure de la toile, comme envahie tout entière par lesréflexions qui continuaient en elle. Puis, elle releva la tête avecpeine, elle regarda le visage compatissant, penché vers le sien.Les autres étaient donc partis ? que faisait-elle sur cettechaise ? Et, tout d’un coup, des sanglots l’étouffèrent, satête retomba au bord de la table. Elle pleurait, elle trempait samanche de larmes.

– Mon Dieu ! qu’avez-vous ? s’écria Denise,bouleversée. Voulez-vous que j’appelle ?

Geneviève l’avait saisie nerveusement au bras. Elle la retenait,elle bégayait :

– Non, non, restez… Oh ! que maman ne sachepas !… Avec vous, ça m’est égal ; mais pas les autres,pas les autres !… C’est malgré moi, je vous jure. C’est en mevoyant toute seule… Attendez, je vais mieux, je ne pleure plus.

Et des crises la reprenaient, secouaient son corps frêle degrands frissons. Il semblait que le tas de ses cheveux noirs luiécrasât la nuque. Comme elle roulait sa tête malade sur ses brasrepliés, une épingle se défit, les cheveux coulèrent dans son cou,l’ensevelirent de leurs ténèbres. Cependant, Denise, sans bruit, depeur d’éveiller l’attention, tâchait de la soulager. Elle ladégrafa et resta navrée de cette maigreur souffrante : lapauvre fille avait la poitrine creuse d’une enfant, le néant d’unevierge mangée d’anémie. À pleines mains, Denise lui prit lescheveux, ces cheveux superbes qui semblaient boire sa vie ;puis, elle les noua fortement, pour la dégager et lui donner un peud’air.

– Merci, vous êtes bonne, disait Geneviève. Ah ! je nesuis pas grosse, n’est-ce pas ? J’étais plus forte, et touts’en est allé… Rattachez ma robe, maman verrait mes épaules. Je lescache tant que je peux… Mon Dieu ! je ne vais pas bien, je nevais pas bien.

Pourtant, la crise se calmait. Elle restait brisée sur sachaise, elle regardait fixement sa cousine. Et, au bout d’unsilence, elle demanda :

– Dites-moi la vérité, il l’aime ?

Denise sentit une rougeur qui lui montait aux joues. Elle avaitparfaitement compris qu’il s’agissait de Colomban et de Clara. Maiselle affecta la surprise.

– Qui donc, ma chère ?

Geneviève hochait la tête d’un air incrédule.

– Ne mentez pas, je vous en prie. Rendez-moi le service deme donner enfin une certitude… Vous devez savoir, je le sens. Oui,vous avez été la camarade de cette femme, et j’ai vu Colomban vouspoursuivre, vous parler à voix basse. Il vous chargeait decommissions pour elle, n’est-ce pas ?… Oh ! de grâce,dites-moi la vérité, je vous jure que ça me fera du bien.

Jamais Denise n’avait éprouvé un embarras pareil. Elle baissaitles yeux, devant cette enfant toujours muette, et qui devinaittout. Cependant, elle eut la force de la tromper encore.

– Mais c’est vous qu’il aime !

Alors, Geneviève fit un geste désespéré.

– C’est bon, vous ne voulez rien dire… D’ailleurs, ça m’estégal, je les ai vus. Lui, sort continuellement sur le trottoir pourla regarder. Elle, en haut, rit comme une malheureuse… Bien sûrqu’ils se retrouvent dehors.

– Ça, non, je vous le jure ! cria Denise, s’oubliant,emportée par le désir de lui donner au moins cette consolation.

La jeune fille respira fortement. Elle eut un faible sourire.Puis, d’une voix affaiblie de convalescente :

– Je voudrais bien un verre d’eau… Excusez-moi, je vousdérange. Tenez, là, dans le buffet.

Et, lorsqu’elle tint la carafe, elle vida d’un trait un grandverre. De la main, elle écartait Denise, qui craignait qu’elle nese fit du mal.

– Non, non, laissez, j’ai toujours soif… La nuit, je melève pour boire.

Il y eut un nouveau silence. Elle reprit doucement :

– Si vous saviez, depuis dix ans je suis accoutumée àl’idée de ce mariage. Je portais encore des robes courtes, que déjàColomban était pour moi… Alors, je ne me souviens plus comment leschoses ont tourné. De vivre toujours ensemble, de rester icienfermés l’un contre l’autre, sans qu’il y eût jamais dedistraction entre nous, j’ai dû finir par le croire mon mari, avantle temps. J’ignorais si je l’aimais, j’étais sa femme, voilà tout…Et aujourd’hui, il veut s’en aller avec une autre ! Oh !mon Dieu ! mon cœur se fend. Voyez-vous, c’est une souffranceque je ne connaissais pas. Ça me prend dans la poitrine et dans latête, puis ça va partout, ça me tue.

Des larmes remontaient à ses yeux. Denise, dont les paupières semouillaient aussi de pitié, lui demanda :

– Est-ce que ma tante se doute de quelque chose ?

– Oui, maman se doute, je crois… Quant à papa, il est troptourmenté, il ne sait pas la peine qu’il me cause, en reculant cemariage… Plusieurs fois, maman m’a interrogée. Elle s’inquiète deme voir languir. Jamais elle n’a été forte elle-même, souvent ellem’a dit : « Ma pauvre fille, je ne t’ai pas faite biensolide. » Et puis, dans ces boutiques, on ne pousse guère.Mais elle doit trouver que je maigris trop à la fin… Regardez mesbras, est-ce raisonnable ?

D’une main tremblante, elle avait repris la carafe. Sa cousinevoulut l’empêcher de boire.

– Non, j’ai trop soif, laissez-moi.

On entendit s’élever la voix de Baudu. Alors, cédant à unepoussée de son cœur, Denise s’agenouilla, entoura Geneviève de sesbras fraternels. Elle la baisait, elle lui jurait que tout iraitbien, qu’elle épouserait Colomban, qu’elle guérirait et seraitheureuse. Vivement, elle se releva. L’oncle l’appelait.

– Jean est là, viens donc.

C’était Jean, en effet, Jean effaré qui arrivait pour dîner.Quand on lui dit que huit heures sonnaient, il demeura béant. Paspossible, il sortait de chez son patron. On le plaisanta, sansdoute il avait pris par le bois de Vincennes. Mais, dès qu’il puts’approcher de sa sœur, il lui souffla très bas :

– C’est une petite blanchisseuse qui reportait son linge…J’ai là une voiture à l’heure. Donne-moi cent sous.

Il sortit une minute, et revint dîner, carMme Baudu ne voulait absolument pas qu’il repartîtsans manger au moins une soupe. Geneviève avait reparu, dans sonsilence et son effacement habituels. Colomban sommeillait à demi,derrière un comptoir. La soirée coula triste et lente, animéeuniquement par les pas de l’oncle, qui se promenait d’un bout àl’autre de la boutique vide. Un seul bec de gaz brûlait, l’ombre duplafond bas tombait à larges pelletées, comme la terre noire d’unefosse.

Des mois se passèrent. Denise entrait presque tous les jourségayer un instant Geneviève. Mais la tristesse augmentait chez lesBaudu. Les travaux d’en face étaient un continuel tourment quiavivait leur malchance. Même lorsqu’ils avaient une heure d’espoir,une joie inattendue, il suffisait du fracas d’un tombereau debriques, de la scie d’un tailleur de pierres ou du simple appeld’un maçon, pour la leur gâter aussitôt. Tout le quartier,d’ailleurs, en était secoué. De l’enclos de planches longeant etembarrassant les trois rues, sortait un branle d’activitéfiévreuse. Bien que l’architecte se servît des constructionsexistantes, il les ouvrait de toutes parts, pour lesaménager ; et, au milieu, dans la trouée des cours, ilbâtissait une galerie centrale, vaste comme une église, qui devaitdéboucher par une porte d’honneur, sur la rue Neuve-Saint-Augustin,au centre de la façade. On avait eu d’abord de grandes difficultésà établir les sous-sols, car on était tombé sur des infiltrationsd’égout et sur des terres rapportées, pleines d’ossements humains.Ensuite, le forage du puits avait violemment préoccupé les maisonsvoisines, un puits de cent mètres, dont le débit devait être decinq cents litres à la minute. Maintenant, les murs s’élevaient aupremier étage ; des échafauds, des tours de charpentes,enfermaient l’île entière ; sans arrêt, on entendait legrincement des treuils montant les pierres de taille, ledéchargement brusque des planchers de fer, la clameur de ce peupled’ouvriers, accompagnée du bruit des pioches et des marteaux. Mais,par-dessus tout, ce qui assourdissait les gens, c’était latrépidation des machines ; tout marchait à la vapeur, dessifflements aigus déchiraient l’air ; tandis que, au moindrecoup de vent, un nuage de plâtre s’envolait et s’abattait sur lestoitures environnantes, ainsi qu’une tombée de neige. Les Baududésespérés regardaient cette poussière implacable pénétrer partout,traverser les boiseries les mieux closes, salir les étoffes de laboutique, se glisser jusque dans leur lit ; et l’idée qu’ilsla respiraient quand même, qu’ils finiraient par en mourir, leurempoisonnait l’existence.

Du reste, la situation allait empirer encore. En septembre,l’architecte, craignant de ne pas être prêt, se décida à fairetravailler la nuit. De puissantes lampes électriques furentétablies, et le branle ne cessa plus : des équipes sesuccédaient, les marteaux n’arrêtaient pas, les machines sifflaientcontinuellement, la clameur toujours aussi haute semblait souleveret semer le plâtre. Alors, les Baudu, exaspérés, durent mêmerenoncer à fermer les yeux ; ils étaient secoués dans leuralcôve, les bruits se changeaient en cauchemars, dès que la fatigueles engourdissait. Puis, s’ils se levaient pieds nus, pour calmerleur fièvre, et s’ils venaient soulever un rideau, ils restaienteffrayés devant la vision du Bonheur des Dames flambant au fond desténèbres, comme une forge colossale, où se forgeait leur ruine. Aumilieu des murs, à moitié construits, troués de baies vides, leslampes électriques jetaient de larges rayons bleus, d’une intensitéaveuglante. Deux heures du matin sonnaient, puis trois heures, puisquatre heures. Et, dans le sommeil pénible du quartier, le chantieragrandi par cette clarté lunaire, devenu colossal et fantastique,grouillait d’ombres noires, d’ouvriers retentissants, dont lesprofils gesticulaient, sur la blancheur crue des muraillesneuves.

L’oncle Baudu l’avait dit, le petit commerce des rues voisinesrecevait encore un coup terrible. Chaque fois que le Bonheur desDames créait des rayons nouveaux, c’étaient de nouveauxécroulements, chez les boutiquiers des alentours. Le désastres’élargissait, on entendait craquer les plus vieilles maisons.Mlle Tatin, la lingère du passage Choiseul, venaitd’être déclarée en faillite ; Quinette, le gantier, en avait àpeine pour six mois ; les fourreurs Vanpouille étaient obligésde sous-louer une partie de leurs magasins ; si Bédoré etsœur, les bonnetiers, tenaient toujours, rue Gaillon, ilsmangeaient évidemment les rentes amassées jadis. Et voilà que,maintenant, d’autres ruines allaient s’ajouter à ces ruines prévuesdepuis longtemps : le rayon d’articles de Paris menaçait unbimbelotier de la rue Saint-Roch, Deslignières, un gros hommesanguin ; tandis que le rayon des meubles atteignait les Piotet Rivoire, dont les magasins dormaient dans l’ombre du passageSainte-Anne. On craignait même l’apoplexie pour le bimbelotier, caril ne dérageait pas, en voyant le Bonheur afficher lesporte-monnaie à trente pour cent de rabais. Les marchands demeubles, plus calmes, affectaient de plaisanter ces calicots qui semêlaient de vendre des tables et des armoires ; mais desclientes les quittaient déjà, le succès du rayon s’annonçaitformidable. C’était fini, il fallait plier l’échine : aprèsceux-là, d’autres encore seraient balayés, et il n’y avait plus deraison pour que tous les commerces ne fussent tour à tour chassésde leurs comptoirs. Le Bonheur seul, un jour, couvrirait lequartier de sa toiture.

À présent, le matin et le soir, lorsque les mille employésentraient et sortaient, ils s’allongeaient en une queue si longuesur la place Gaillon, que le monde s’arrêtait pour les regarder,comme on regarde défiler un régiment. Pendant dix minutes, lestrottoirs en étaient encombrés ; et les boutiquiers, devantleurs portes, songeaient à l’unique commis, qu’ils ne savaient déjàcomment nourrir. Le dernier inventaire du grand magasin, ce chiffrede quarante millions d’affaires, avait aussi révolutionné levoisinage. Il courait de maison en maison, au milieu de cris desurprise et de colère. Quarante millions ! songeait-on àcela ? Sans doute, le bénéfice net se trouvait au plus dequatre pour cent, avec leurs frais généraux considérables et leursystème de bon marché. Mais seize cent mille francs de gain étaitencore une jolie somme, on pouvait se contenter du quatre pourcent, lorsqu’on opérait sur des capitaux pareils. On racontait quel’ancien capital de Mouret, les premiers cinq cent mille francsaugmentés chaque année de la totalité des bénéfices, un capital quidevait être à cette heure de quatre millions, avait ainsi passé dixfois en marchandises, dans les comptoirs. Robineau, quand il selivrait à ce calcul devant Denise, après le repas, restait uninstant accablé, les yeux sur son assiette vide : elle avaitraison, c’était ce renouvellement incessant du capital qui faisaitla force invincible du nouveau commerce. Bourras seul niait lesfaits, refusait de comprendre, superbe et stupide comme une borne.Un tas de voleurs, voilà tout ! Des gens qui mentaient !Des charlatans qu’on ramasserait dans le ruisseau, un beaumatin !

Les Baudu, cependant, malgré leur volonté de ne rien changer auxhabitudes du Vieil Elbeuf, tâchaient de soutenir la concurrence. Laclientèle ne venant plus à eux, ils s’efforçaient d’aller à elle,par l’intermédiaire des courtiers. Il y avait alors, sur la placede Paris, un courtier, en rapport avec tous les grands tailleurs,qui sauvait les petites maisons de draps et de flanelles, lorsqu’ilvoulait bien les représenter. Naturellement, on se le disputait, ilprenait une importance de personnage ; et, Baudu, l’ayantmarchandé, eut le malheur de le voir s’entendre avec les Matignon,de la rue Croix-des-Petits-Champs. Coup sur coup, deux autrescourtiers le volèrent ; un troisième, honnête homme, nefaisait rien. C’était la mort lente, sans secousse, unralentissement continu des affaires, des clientes perdues une àune. Le jour vint où les échéances furent lourdes. Jusque-là, onavait vécu sur les économies d’autrefois ; maintenant, ladette commençait. En décembre, Baudu, terrifié par le chiffre desbillets souscrits, se résigna au plus cruel des sacrifices :il vendit sa maison de campagne de Rambouillet, une maison qui luicoûtait tant d’argent en réparations continuelles, et dont leslocataires ne l’avaient pas même payé, lorsqu’il s’était décidé àen tirer parti. Cette vente tuait le seul rêve de sa vie, son cœuren saignait comme de la perte d’une personne chère. Et il dutcéder, pour soixante-dix mille francs, ce qui lui en coûtait plusde deux cent mille. Encore fut-il heureux de trouver les Lhomme,ses voisins, que le désir d’augmenter leurs terres détermina. Lessoixante-dix mille francs allaient soutenir la maison pendantquelque temps encore. Malgré tous les échecs, l’idée de la lutterenaissait : avec de l’ordre, à présent, on pouvait vaincrepeut-être.

Le dimanche où les Lhomme donnèrent l’argent, ils voulurent biendîner au Vieil Elbeuf. Mme Aurélie arriva lapremière ; il fallut attendre le caissier, qui vint en retard,effaré par tout un après-midi de musique ; quant au jeuneAlbert, il avait accepté l’invitation, mais il ne parut pas. Cefut, d’ailleurs, une soirée pénible. Les Baudu, vivant sans air aufond de leur étroite salle à manger, souffrirent du coup de ventque les Lhomme y apportaient, avec leur famille débandée et leurgoût de libre existence. Geneviève, blessée des allures impérialesde Mme Aurélie, n’avait pas ouvert la bouche ;tandis que Colomban l’admirait, pris de frissons, en songeantqu’elle régnait sur Clara.

Avant de se coucher, le soir, comme Mme Bauduétait déjà au lit, Baudu se promena longtemps dans la chambre. Ilfaisait doux, un temps humide de dégel. Au-dehors, malgré lesfenêtres closes et les rideaux tirés, on entendait ronfler lesmachines des travaux d’en face.

– Sais-tu à quoi je pense, Élisabeth ? dit-il enfin.Eh bien ! ces Lhomme ont beau gagner beaucoup d’argent, j’aimemieux être dans ma peau que dans la leur… Ils réussissent, c’estvrai. La femme a raconté, n’est-ce pas ? qu’elle s’était faitprès de vingt mille francs cette année, et cela lui a permis de meprendre ma pauvre maison. N’importe ! je n’ai plus la maison,mais au moins je ne vais pas jouer de la musique d’un côté, tandisque tu cours la prétentaine de l’autre… Non, vois-tu, ils nepeuvent pas être heureux.

Il était encore dans la grosse douleur de son sacrifice, ilgardait une rancune contre ces gens qui lui avaient acheté sonrêve. Quand il arrivait près du lit, il gesticulait, penché vers safemme ; puis, de retour devant la fenêtre, il se taisait uninstant, il écoutait la clameur du chantier. Et il reprenait sesvieilles accusations, ses doléances désespérées sur les tempsnouveaux : on n’avait jamais vu ça, des commis gagnaient àcette heure plus que des commerçants, c’étaient les caissiers quirachetaient les propriétés des patrons. Aussi tout craquait, lafamille n’existait plus, on vivait à l’hôtel, au lieu de mangerhonnêtement la soupe chez soi. Enfin, il termina en prophétisantque le jeune Albert dévorerait plus tard la terre de Rambouilletavec des actrices.

Mme Baudu l’écoutait, la tête droite surl’oreiller, si pâle, que son visage avait la couleur de latoile.

– Ils t’ont payé, finit-elle par dire doucement.

Du coup, Baudu resta muet. Il marcha quelques secondes, les yeuxà terre. Puis, il reprit :

– Ils m’ont payé, c’est vrai ; et, après tout, leurargent est aussi bon qu’un autre… Ce serait drôle, de relever lamaison avec cet argent-là. Ah ! si je n’étais pas si vieux, sifatigué !

Un long silence régna. Le drapier était envahi par des projetsvagues. Brusquement, sa femme parla, les yeux au plafond, sansremuer la tête.

– As-tu remarqué ta fille, depuis quelque temps ?

– Non, répondit-il.

– Eh bien ! elle m’inquiète un peu… Elle pâlit, ellesemble se désespérer.

Debout devant le lit, il était plein de surprise.

– Tiens ! pourquoi donc ?… Si elle est malade,elle devrait le dire. Demain il faudra faire venir le médecin.

Mme Baudu restait toujours immobile. Après unegrande minute, elle déclara seulement de son airréfléchi :

– Ce mariage avec Colomban, je crois qu’il vaudrait mieuxen finir.

Il la regarda, puis il se remit à marcher. Des faits luirevenaient. Était-ce possible que sa fille tombât malade, à causedu commis ? Elle l’aimait donc au point de ne pouvoirattendre ? Encore un malheur de ce côté ! Cela lebouleversait, d’autant plus qu’il avait lui-même des idées arrêtéessur ce mariage. Jamais il n’aurait voulu le conclure dans lesconditions présentes. Pourtant, l’inquiétude l’attendrissait.

– C’est bon, dit-il enfin, je parlerai à Colomban.

Et, sans ajouter une parole, il continua sa promenade. Bientôtles yeux de sa femme se fermèrent, elle dormait toute blanche,comme morte. Lui, marchait encore. Avant de se coucher, il écartales rideaux, il jeta un coup d’œil : de l’autre côté de larue, les fenêtres béantes de l’ancien hôtel Duvillard ouvraient destrous sur le chantier, où les ouvriers s’agitaient, dansl’éblouissement des lampes électriques.

Dès le lendemain matin, Baudu emmena Colomban au fond d’unétroit magasin de l’entresol. La veille, il avait arrêté ce qu’ilaurait à dire.

– Mon garçon, commença-t-il, tu sais que j’ai vendu mapropriété de Rambouillet. Cela va nous permettre de donner un coupde collier… Mais, avant tout, je voudrais causer un peu avectoi.

Le jeune homme, qui semblait redouter l’entretien, attendaitd’un air gauche. Ses petits yeux clignotaient dans sa large face,et il restait la bouche ouverte, signe chez lui d’une perturbationprofonde.

– Écoute-moi bien, reprit le drapier. Quand le pèreHauchecorne m’a cédé le Vieil Elbeuf, la maison étaitprospère ; lui-même l’avait reçue autrefois du vieux Finet, enbon état… Tu connais mes idées : je croirais commettre unevilaine action, si je passais, diminué, à mes enfants ce dépôt defamille ; et c’est pourquoi j’ai toujours reculé ton mariageavec Geneviève… Oui, je m’entêtais, j’espérais ramener laprospérité ancienne, je voulais te mettre les livres sous le nez,en disant : « Tiens ! l’année où je suis entré, on avendu tant de drap, et cette année-ci, l’année où je sors, on en avendu dix mille ou vingt mille francs de plus… » Enfin, tucomprends, un serment que je me suis fait, le désir bien naturel deme prouver que la maison n’a pas perdu entre mes mains. Autrement,il me semblerait que je vous vole.

Une émotion étranglait sa voix. Il se moucha pour se remettre,il demanda :

– Tu ne dis rien ?

Mais Colomban n’avait rien à dire. Il hochait la tête, ilattendait, de plus en plus troublé, croyant deviner où allait envenir le patron. C’était le mariage à bref délai. Commentrefuser ? Jamais il n’aurait la force. Et l’autre, celle dontil rêvait la nuit, la chair brûlée d’une telle flamme, qu’il sejetait tout nu sur le carreau, de peur d’en mourir !

– Aujourd’hui, continua Baudu, voilà un argent qui peutnous sauver. La situation devient plus mauvaise chaque jour, maispeut-être qu’en faisant un suprême effort… Enfin, je tenais àt’avertir. Nous allons risquer le tout pour le tout. Si nous sommesbattus, eh bien ! ça nous enterrera… Seulement, mon pauvregarçon, votre mariage, du coup, va être encore reculé, car je neveux pas vous jeter tout seuls dans la bagarre. Ce serait troplâche, n’est-ce pas ?

Colomban, soulagé, s’était assis sur des pièces de molleton. Sesjambes gardaient un tremblement. Il craignait de laisser voir sajoie, il baissait la tête, en roulant les doigts sur lesgenoux.

– Tu ne dis rien ? répéta Baudu.

Non, il ne disait rien, il ne trouvait rien à dire. Alors, ledrapier reprit avec lenteur :

– J’étais sûr que ça te chagrinerait… Il te faut ducourage. Secoue-toi un peu, ne reste pas écrasé ainsi… Surtout,comprends bien ma position. Puis-je vous attacher au cou un pareilpavé ? Au lieu de vous laisser une bonne affaire, je vouslaisserais une faillite peut-être. Non, les coquins seuls sepermettent de ces tours-là… Sans doute, je ne désire que votrebonheur, mais jamais on ne me fera aller contre ma conscience.

Et il parla longtemps de la sorte, se débattant au milieu dephrases contradictoires, en homme qui aurait voulu être deviné àdemi-mot et avoir la main forcée. Puisqu’il avait promis sa filleet la boutique, la stricte probité le forçait à donner les deux enbon état, sans tares ni dettes. Seulement, il était las, le fardeaului semblait trop lourd, des supplications perçaient dans sa voixbalbutiante. Les mots s’embrouillaient davantage sur ses lèvres, ilattendait, chez Colomban, un élan, un cri du cœur, qui ne venaitpoint.

– Je sais bien, murmurait-t-il, que les vieux manquent deflamme… Avec des jeunes, les choses se rallument. Ils ont le feu aucorps, c’est naturel… Mais, non, non, je ne puis pas, paroled’honneur ! Si je vous cédais, vous me le reprocheriez plustard.

Il se tut, frémissant ; et, comme le jeune homme demeuraittoujours la tête basse, il lui demanda pour la troisième fois, aubout d’un silence pénible :

– Tu ne dis rien ?

Enfin, sans le regarder, Colomban répondit :

– Il n’y a rien à dire… Vous êtes le maître, vous avez plusde sagesse que nous tous. Puisque vous l’exigez, nous attendrons,nous tâcherons d’être raisonnables.

C’était fini, Baudu espérait encore qu’il allait se jeter dansses bras, en criant : « Père, reposez-vous, nous nousbattrons à notre tour, donnez-nous la boutique telle qu’elle est,pour que nous fassions le miracle de la sauver ! » Puis,il le regarda, et il fut pris de honte, il s’accusa sourdementd’avoir voulu duper ses enfants. La vieille honnêteté maniaque duboutiquier se réveillait en lui ; c’était ce garçon prudentqui avait raison, car il n’y a pas de sentiment dans le commerce,il n’y a que des chiffres.

– Embrasse-moi, mon garçon, dit-il pour conclure. C’estdécidé, nous ne reparlerons du mariage que dans un an. Avant tout,il faut songer au sérieux.

Le soir, dans leur chambre, quand Mme Bauduquestionna son mari sur le résultat de l’entretien, celui-ci avaitretrouvé son obstination à combattre en personne, jusqu’au bout. Ilfit un grand éloge de Colomban : un garçon solide, ferme dansses idées, élevé d’ailleurs selon les bons principes, incapable parexemple de rire avec les clientes, ainsi que les godelureaux duBonheur. Non, c’était honnête, c’était de la famille, ça ne jouaitpas sur la vente comme sur une valeur de Bourse.

– Alors, à quand le mariage ? demandaMme Baudu.

– Plus tard, répondit-il, lorsque je serai en mesure detenir mes promesses.

Elle n’eut pas un geste, elle dit seulement :

– Notre fille en mourra.

Baudu se retint, soulevé de colère. C’était lui, qui enmourrait, si on le bouleversait ainsi continuellement !Était-ce sa faute ? Il aimait sa fille, il parlait de donnerson sang pour elle ; mais il ne pouvait cependant pas faireque la maison marchât quand elle ne voulait plus marcher. Genevièvedevait avoir un peu de raison et patienter jusqu’à un meilleurinventaire. Que diable ! Colomban restait là, personne ne lelui volerait !

– C’est incroyable ! répétait-il, une fille si bienélevée !

Mme Baudu n’ajouta rien. Sans doute elle avaitdeviné les tortures jalouses de Geneviève ; mais elle n’osales confier à son mari. Une singulière pudeur de femme l’avaittoujours empêchée d’aborder avec lui certains sujets de tendressedélicate. Quand il la vit muette, il tourna sa colère contre lesgens d’en face, il tendait les poings dans le vide, du côté duchantier, où l’on posait, cette nuit-là, des charpentes de fer, àgrands coups de marteau.

Denise allait rentrer au Bonheur des Dames. Elle avait comprisque les Robineau, forcés de restreindre leur personnel, ne savaientcomment la congédier. Pour tenir encore, il leur fallait tout fairepar eux-mêmes ; Gaujean, obstiné dans sa rancune, allongeaitles crédits, promettait même de leur trouver des fonds ; maisla peur les prenait, ils voulaient tenter de l’économie et del’ordre. Pendant quinze jours, Denise les sentit gênés avecelle ; et elle dut parler la première, dire qu’elle avait uneplace autre part. Ce fut un soulagement,Mme Robineau l’embrassa, très émue, en jurantqu’elle la regretterait toujours. Puis, lorsque, sur une question,la jeune fille répondit qu’elle retournait chez Mouret, Robineaudevint pâle.

– Vous avez raison ! cria-t-il violemment.

Il était moins facile d’annoncer la nouvelle au vieux Bourras.Pourtant, Denise devait lui donner congé, et elle tremblait, carelle lui gardait une vive reconnaissance. Bourras, justement, nedécolérait plus, en plein dans le vacarme du chantier voisin. Lesvoitures de matériaux barraient sa boutique ; les piochestapaient dans ses murs ; tout, chez lui, les parapluies et lescannes, dansait au bruit des marteaux. Il semblait que la masure,s’entêtant au milieu de ces démolitions, allait se fendre. Mais lepis était que l’architecte, pour relier les rayons existants dumagasin, avec les rayons qu’on installait dans l’ancien hôtelDuvillard, avait imaginé de creuser un passage, sous la petitemaison qui les séparait. Cette maison appartenant à la sociétéMouret et Cie, et le bail portant que le locataire devraitsupporter les travaux de réparation, des ouvriers se présentèrentun matin. Du coup, Bourras faillit avoir une attaque. N’était-cepas assez de l’étrangler de tous les côtés, à gauche, à droite,derrière ? il fallait encore qu’on le prît par les pieds,qu’on mangeât la terre sous lui ! Et il avait chassé lesmaçons, il plaiderait. Des travaux de réparation, soit ! maisc’étaient là des travaux d’embellissement. Le quartier pensaitqu’il gagnerait, sans pourtant jurer de rien. En tout cas, leprocès menaçait d’être long, on se passionnait pour ce duelinterminable.

Le jour où Denise résolut enfin de lui donner congé, Bourrasrevenait précisément de chez son avocat.

– Croyez-vous ! cria-t-il, ils disent maintenant quela maison n’est pas solide, ils prétendent établir qu’il faut enreprendre les fondations… Parbleu ! ils sont las de lasecouer, avec leurs sacrées machines. Ce n’est pas étonnant, sielle se casse !

Puis, quand la jeune fille lui eut annoncé qu’elle partait,qu’elle rentrait au Bonheur avec mille francs d’appointements, ilfut si saisi, qu’il leva seulement vers le ciel ses vieilles mainstremblantes. L’émotion l’avait fait tomber sur une chaise.

– Vous ! vous ! balbutia-t-il. Enfin, il n’y aque moi, il ne reste plus que moi !

Au bout d’un silence, il demanda :

– Et le petit ?

– Il retournera chez Mme Gras, réponditDenise. Elle l’aimait beaucoup.

De nouveau, ils se turent. Elle l’aurait préféré furieux,jurant, tapant du poing ; ce vieillard suffoqué, écrasé, lanavrait. Mais il se remettait peu à peu, il recommençait àcrier.

– Mille francs, ça ne se refuse pas… Vous irez tous. Partezdonc, laissez-moi seul. Oui, seul, entendez-vous ! Il y enaura un qui ne pliera jamais la tête… Et dites-leur que je gagneraimon procès, quand je devrais y manger ma dernièrechemise !

Denise ne devait quitter Robineau qu’à la fin du mois. Elleavait revu Mouret, tout se trouvait réglé. Un soir, elle allaitremonter chez elle, lorsque Deloche, qui la guettait sous une portecochère, l’arrêta au passage. Il était bien heureux, il venaitd’apprendre la grande nouvelle, tout le magasin en causait,disait-il. Et il lui conta gaiement les commérages descomptoirs.

– Vous savez, ces dames des confections font unefigure !

Puis, s’interrompant :

– À propos, vous vous souvenez de Clara Prunaire. Ehbien ! il paraît que le patron l’aurait… Vouscomprenez ?

Il était devenu rouge. Elle, toute pâle, s’écria :

– M. Mouret !

– Un drôle de goût, n’est-ce pas ? reprit-il. Unefemme qui ressemble à un cheval… La petite lingère qu’il avait euedeux fois, l’an passé, était gentille au moins. Enfin, ça leregarde.

Denise, rentrée chez elle, se sentit défaillir. C’était sûrementd’avoir monté trop vite. Accoudée à la fenêtre, elle eut la brusquevision de Valognes, de la rue déserte, au pavé moussu, qu’ellevoyait de sa chambre d’enfant ; et un besoin la prenait derevivre là-bas, de se réfugier dans l’oubli et la paix de laprovince. Paris l’irritait, elle haïssait le Bonheur des Dames,elle ne savait plus pourquoi elle avait consenti à y retourner.Certainement, elle y souffrirait encore, elle souffrait déjà d’unmalaise inconnu, depuis les histoires de Deloche. Alors, sansmotif, une crise de larmes la força de quitter la fenêtre. Ellepleura longtemps, elle retrouva quelque courage à vivre.

Le lendemain, au déjeuner, comme Robineau l’avait envoyée encourse et qu’elle passait devant le Vieil Elbeuf, elle poussa laporte, en voyant Colomban seul dans la boutique. Les Baududéjeunaient, on entendait le bruit des fourchettes, au fond de lapetite salle.

– Vous pouvez entrer, dit le commis. Ils sont à table.

Mais elle le fit taire, elle l’attira dans un coin. Et, baissantla voix :

– C’est à vous que je veux parler… Vous manquez donc decœur ? vous ne voyez donc pas que Geneviève vous aime etqu’elle en mourra ?

Elle était toute frémissante, sa fièvre de la veille la secouaitde nouveau. Lui, effaré, étonné de cette brusque attaque, netrouvait pas une parole.

– Entendez-vous ! continua-t-elle, Geneviève sait quevous en aimez une autre. Elle me l’a dit, elle a sangloté comme unemalheureuse… Ah ! la pauvre enfant ! elle ne pèse pluslourd, allez ! Si vous aviez vu ses petits bras ! C’est àpleurer… Dites, vous ne pouvez pas la laisser mourirainsi !

Il parla enfin, tout à fait bouleversé.

– Mais elle n’est pas malade, vous exagérez… Moi, je nevois pas… Et puis, c’est son père qui recule le mariage.

Denise, rudement, releva ce mensonge. Elle avait senti que lamoindre insistance du jeune homme déciderait l’oncle. Quant à lasurprise de Colomban, elle n’était pas feinte : il ne s’étaitréellement jamais aperçu de la lente agonie de Geneviève. Ce fut,pour lui, une révélation très désagréable. Tant qu’il ignorait, iln’avait pas de reproches trop gros à se faire.

– Et pour qui ? reprenait Denise, pour une rien dutout !… Mais vous ignorez donc qui vous aimez ? Je n’aipas voulu vous chagriner jusqu’à présent, j’ai évité souvent derépondre à vos continuelles questions… Eh bien ! oui, elle vaavec tout le monde, elle se moque de vous, jamais vous ne l’aurez,ou bien vous l’aurez comme les autres, une fois, en passant.

Très pâle, il l’écoutait ; et, à chacune des phrasesqu’elle lui jetait à la face, entre ses dents serrées, il avait unpetit tremblement des lèvres. Elle, prise de cruauté, cédait à unemportement dont elle n’avait pas conscience.

– Enfin, dit-elle dans un dernier cri, elle est avecM. Mouret, si vous voulez le savoir !

Sa voix s’était étranglée, elle devint plus pâle que lui. Tousdeux se regardèrent.

Puis, il bégaya :

– Je l’aime.

Alors, Denise fut honteuse. Pourquoi parlait-elle ainsi à cegarçon et qu’avait-elle à se passionner ? Elle resta muette,le simple mot qu’il venait de répondre lui retentissait dans lecœur, avec un lointain bruit de cloche, dont elle était assourdie.« Je l’aime, je l’aime », et cela s’élargissait : ilavait raison, il ne pouvait en épouser une autre.

Comme elle se tournait, elle aperçut Geneviève, sur le seuil dela salle à manger.

– Taisez-vous ! dit-elle rapidement.

Mais il était trop tard, Geneviève devait avoir entendu. Ellen’avait plus de sang au visage. Justement, une cliente poussait laporte, Mme Bourdelais, une des dernières fidèles duVieil Elbeuf, où elle trouvait des articles solides ; depuislongtemps, Mme de Boves avait suivi la mode,en passant au Bonheur, Mme Marty elle-même nevenait plus, conquise tout entière par les séductions des étalagesd’en face. Et Geneviève fut forcée de s’avancer, pour dire de savoix blanche :

– Que désire madame ?

Mme Bourdelais voulait voir de la flanelle.Colomban descendit une pièce d’un casier, Geneviève montral’étoffe ; et, tous deux, les mains froides, se trouvaientrapprochés derrière le comptoir. Cependant, Baudu sortait ledernier de la petite salle, à la suite de sa femme, qui était allées’asseoir sur la banquette de la caisse. Mais il ne se mêla pasd’abord de la vente, il avait souri à Denise, et se tenait debout,en regardant Mme Bourdelais.

– Elle n’est pas assez belle, disait celle-ci. Montrez-moice que vous avez de plus fort.

Colomban descendit une autre pièce. Il y eut un silence.Mme Bourdelais examinait l’étoffe.

– Et combien ?

– Six francs, madame, répondit Geneviève.

La cliente fit un brusque mouvement.

– Six francs ! mais ils ont la même, en face, à cinqfrancs.

Une contraction légère passa sur le visage de Baudu. Il ne puts’empêcher d’intervenir, très poliment. Madame se trompait sansdoute, cet article-là aurait dû être vendu six francs cinquante, ilétait impossible qu’on le donnât à cinq francs. Certainement, ils’agissait d’un autre article.

– Non, non, répétait-elle, avec l’entêtement d’unebourgeoise qui se piquait de s’y connaître. L’étoffe est la même.Peut-être encore est-elle plus épaisse.

Et la discussion finit par s’aigrir. Baudu, la bile au visage,faisait effort pour rester souriant. Son amertume contre le Bonheurcrevait dans sa gorge.

– Vraiment, dit enfin Mme Bourdelais, ilfaut me mieux traiter, autrement, j’irai en face, comme lesautres.

Alors, il perdit la tête, il cria, secoué de colèrecontenue :

– Eh bien ! allez en face !

Du coup, elle se leva, très blessée, et elle s’en alla, sans seretourner, en répondant :

– C’est ce que je vais faire, monsieur.

Ce fut une stupeur. La violence du patron les avait tous saisis.Il restait lui-même effaré et tremblant de ce qu’il venait de dire.La phrase était partie sans qu’il le voulût, dans l’explosion d’unelongue rancune amassée. Et, maintenant, les Baudu, immobiles, lesbras tombés, suivaient du regard Mme Bourdelais,qui traversait la rue. Elle leur semblait emporter leur fortune.Lorsque, de son pas tranquille, elle entra sous la haute porte duBonheur, lorsqu’ils virent son dos se noyer dans la foule, il y euten eux comme un arrachement.

– Encore une qu’ils nous prennent ! murmura ledrapier.

Puis, se tournant vers Denise, dont il connaissait l’engagementnouveau :

– Toi aussi, ils t’ont reprise… Va, je ne t’en veux pas.Puisqu’ils ont l’argent, ils sont les plus forts.

Justement, Denise, espérant encore que Geneviève n’avait puentendre Colomban, lui disait à l’oreille :

– Il vous aime, soyez plus gaie.

Mais la jeune fille lui répondait très bas, d’une voixdéchirée :

– Pourquoi mentez-vous ?… Tenez ! il ne peut s’enempêcher, il regarde là-haut… Je sais bien qu’ils me l’ont volé,comme ils nous volent tout.

Et elle s’était assise sur la banquette de la caisse, près de samère. Celle-ci avait sans doute deviné le nouveau coup reçu par lajeune fille, car ses yeux navrés allèrent d’elle à Colomban, puisse reportèrent sur le Bonheur. C’était vrai, il leur volaittout : au père, la fortune ; à la mère, son enfantmourante ; à la fille, un mari attendu depuis dix ans. Devantcette famille condamnée, Denise, dont le cœur se noyait decompassion, eut un instant peur d’être mauvaise. N’allait-elle pasremettre la main à la machine qui écrasait le pauvre monde ?Mais elle se trouvait comme emportée par une force, elle sentaitqu’elle ne faisait pas le mal.

– Bah ! reprit Baudu pour se donner du courage, nousn’en mourrons pas. Une cliente perdue, deux de retrouvées… Tuentends, Denise ; j’ai là soixante-dix mille francs qui vontfaire passer des nuits blanches à ton Mouret… Voyons, vousautres ! n’ayez donc pas des figures d’enterrement !

Il ne put les égayer, lui-même retombait dans une consternationblême ; et tous restaient les yeux sur le monstre, attirés,possédés, se rassasiant de leur malheur. Les travaux s’achevaient,on avait débarrassé la façade des échafaudages, tout un pan ducolossal édifice apparaissait, avec ses murs blancs, troués delarges vitrines claires. Justement, le long du trottoir, renduenfin à la circulation, s’alignaient huit voitures, que des garçonschargeaient l’une après l’autre, devant le bureau du départ. Sousle soleil, dont un rayon enfilait la rue, les panneaux verts, auxrechampis jaunes et rouges, miroitaient comme des glaces,envoyaient des reflets aveuglants jusqu’au fond du Vieil Elbeuf.Les cochers vêtus de noir, d’une allure correcte, tenaient courtles chevaux, des attelages superbes, qui secouaient leurs morsargentés. Et chaque fois qu’une voiture était pleine, il y avait,sur le pavé, un roulement sonore, dont tremblaient les petitesboutiques voisines.

Alors, devant ce défilé triomphal qu’ils devaient subir deuxfois chaque jour, le cœur des Baudu se fendit. Le père défaillait,en se demandant où pouvait aller ce continuel flot demarchandises ; tandis que la mère, malade du tourment de safille, continuait à regarder sans voir, les yeux noyés de grosseslarmes.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer