Au Bonheur des Dames

Chapitre 2

 

Le lendemain, à sept heures et demie, Denise était devant leBonheur des Dames. Elle voulait s’y présenter, avant de conduireJean chez son patron, qui demeurait loin, dans le haut du faubourgdu Temple. Mais, avec ses habitudes matinales, elle s’était troppressée de descendre : les commis arrivaient à peine ;et, craignant d’être ridicule, prise de timidité, elle resta àpiétiner un instant sur la place Gaillon.

Un vent froid qui soufflait, avait déjà séché le pavé. De toutesles rues, éclairées d’un petit jour pâle sous le ciel de cendre,les commis débouchaient vivement, le collet de leur paletot relevé,les mains dans les poches, surpris par ce premier frisson del’hiver. La plupart filaient seuls et s’engouffraient au fond dumagasin, sans adresser ni une parole ni même un regard à leurscollègues, qui allongeaient le pas autour d’eux ; d’autresallaient par deux ou par trois, parlant vite, tenant la largeur dutrottoir ; et tous, du même geste, avant d’entrer, jetaientdans le ruisseau leur cigarette ou leur cigare.

Denise s’aperçut que plusieurs de ces messieurs la dévisageaienten passant. Alors, sa timidité augmenta, elle ne se sentit plus laforce de les suivre, elle résolut de n’entrer à son tour quelorsque le défilé aurait cessé, rougissante à l’idée d’êtrebousculée, sous la porte, au milieu de tous ces hommes. Mais ledéfilé continuait, et pour échapper aux regards, elle fit lentementle tour de la place. Quand elle revint, elle trouva, planté devantle Bonheur des Dames, un grand garçon, blême et dégingandé, qui,depuis un quart d’heure, semblait attendre comme elle.

– Mademoiselle, finit-il par lui demander d’une voixbalbutiante, vous êtes peut-être vendeuse dans la maison ?

Elle resta si émotionnée d’entendre ce garçon inconnu luiadresser la parole, qu’elle ne répondit pas d’abord.

– C’est que, voyez-vous, continua-t-il en s’embrouillantdavantage, j’ai l’idée de voir si l’on ne pourrait pas m’y prendre,et vous m’auriez donné un renseignement.

Il était aussi timide qu’elle, il se risquait à l’aborder, parcequ’il la sentait tremblante comme lui.

– Ce serait avec plaisir, monsieur, répondit-elle enfin.Mais je ne suis pas plus avancée que vous, je suis là pour meprésenter aussi.

– Ah ! très bien, dit-il tout à fait décontenancé.

Et ils rougirent fortement, leurs deux timidités demeurèrent uninstant face à face, attendries par la fraternité de leurssituations, n’osant pourtant se souhaiter tout haut une bonneréussite. Puis, comme ils n’ajoutaient rien et qu’ils se gênaientde plus en plus, ils se séparèrent gauchement, ils recommencèrent àattendre chacun de son côté, à quelques pas l’un de l’autre.

Les commis entraient toujours. Maintenant, Denise les entendaitplaisanter, quand ils passaient près d’elle, en lui jetant un coupd’œil oblique. Son embarras grandissait d’être ainsi en spectacle,elle se décidait à faire dans le quartier une promenade d’unedemi-heure, lorsque la vue d’un jeune homme, qui arrivaitrapidement par la rue Port-Mahon, l’arrêta une minute encore.Évidemment, ce devait être un chef de rayon, car tous les commis lesaluaient. Il était grand, la peau blanche, la barbe soignée ;et il avait des yeux couleur de vieil or, d’une douceur de velours,qu’il fixa un instant sur elle, au moment où il traversa la place.Déjà il entrait dans le magasin, indifférent, qu’elle restaitimmobile, toute retournée par ce regard, emplie d’une émotionsingulière, où il y avait plus de malaise que de charme.Décidément, la peur la prenait, elle se mit à descendre lentementla rue Gaillon, puis la rue Saint-Roch, en attendant que le couragelui revînt.

C’était mieux qu’un chef de rayon, c’était Octave Mouret enpersonne. Il n’avait pas dormi, cette nuit-là, car au sortir d’unesoirée chez un agent de change, il était allé souper avec un ami etdeux femmes, ramassées dans les coulisses d’un petit théâtre. Sonpaletot boutonné cachait son habit et sa cravate blanche. Vivement,il monta chez lui, se débarbouilla, se changea ; et, quand ilvint s’asseoir devant son bureau, dans son cabinet de l’entresol,il était solide, l’œil vif, la peau fraîche, tout à la besogne,comme s’il eût passé dix heures au lit. Le cabinet, vaste, meubléde vieux chêne et tendu de reps vert, avait pour seul ornement unportrait de cette Mme Hédouin dont le quartierparlait encore. Depuis qu’elle n’était plus, Octave lui gardait unsouvenir attendri, se montrait reconnaissant à sa mémoire de lafortune dont elle l’avait comblé en l’épousant. Aussi, avant de semettre à signer les traites posées sur son buvard, adressa-t-il auportrait un sourire d’homme heureux. N’était-ce pas toujours devantelle qu’il revenait travailler, après ses échappées de jeune veuf,au sortir des alcôves où le besoin du plaisir l’égarait ?

On frappa, et, sans attendre, un jeune homme entra, grand etmaigre, aux lèvres minces, au nez pointu, très correct d’ailleursavec ses cheveux lissés, où des mèches grises se montraient déjà.Mouret avait levé les yeux ; puis, continuant designer :

– Vous avez bien dormi, Bourdoncle ?

– Très bien, merci, répondit le jeune homme, qui marchait àpetits pas, comme chez lui.

Bourdoncle, fils d’un fermier pauvre des environs de Limoges,avait débuté jadis au Bonheur des Dames, en même temps que Mouret,lorsque le magasin occupait l’angle de la place Gaillon. Trèsintelligent, très actif, il semblait alors devoir supplanteraisément son camarade, moins sérieux, et qui avait toutes sortes defuites, une apparente étourderie, des histoires de femmeinquiétantes ; mais il n’apportait pas le coup de génie de ceProvençal passionné, ni son audace, ni sa grâce victorieuse.D’ailleurs, par un instinct d’homme sage, il s’était incliné devantlui, obéissant, et cela sans lutte, dès le commencement. LorsqueMouret avait conseillé à ses commis de mettre leur argent dans lamaison, Bourdoncle s’était exécuté un des premiers, lui confiantmême l’héritage inattendu d’une tante ; et, peu à peu, aprèsavoir passé par tous les grades, vendeur, puis second, puis chef decomptoir à la soie, il était devenu un des lieutenants du patron,le plus cher et le plus écouté, un des six intéressés qui aidaientcelui-ci à gouverner le Bonheur des Dames, quelque chose comme unconseil de ministres sous un roi absolu. Chacun d’eux veillait surune province. Bourdoncle était chargé de la surveillancegénérale.

– Et vous, reprit-il familièrement, avez-vous biendormi ?

Lorsque Mouret eut répondu qu’il ne s’était pas couché, il hochala tête, en murmurant :

– Mauvaise hygiène.

– Pourquoi donc ? dit l’autre avec gaieté ! Jesuis moins fatigué que vous, mon cher. Vous avez les yeux bouffisde sommeil, vous vous alourdissez, à être trop sage… Amusez-vousdonc, ça vous fouettera les idées !

C’était toujours leur dispute amicale. Bourdoncle, au début,avait battu ses maîtresses, parce que, disait-il, ellesl’empêchaient de dormir. Maintenant, il faisait profession de haïrles femmes, ayant sans doute au-dehors des rencontres dont il neparlait pas, tant elles tenaient peu de place dans sa vie, et secontentant au magasin d’exploiter les clientes, avec un grandmépris pour leur frivolité à se ruiner en chiffons imbéciles.Mouret, au contraire, affectait des extases, restait devant lesfemmes ravi et câlin, emporté continuellement dans de nouveauxamours ; et ses coups de cœur étaient comme une réclame à savente, on eût dit qu’il enveloppait tout le sexe de la mêmecaresse, pour mieux l’étourdir et le garder à sa merci.

– J’ai vu Mme Desforges, cette nuit,reprit-il. Elle était délicieuse à ce bal.

– Ce n’est pas avec elle que vous avez soupé ensuite ?demanda l’associé.

Mouret se récria.

– Oh ! par exemple ! elle est très honnête, moncher… Non, j’ai soupé avec Héloïse, la petite des Folies. Bêtecomme une oie, mais si drôle !

Il prit un autre paquet de traites et continua de signer.Bourdoncle marchait toujours à petits pas. Il alla jeter un coupd’œil dans la rue Neuve-Saint-Augustin, par les hautes glaces de lafenêtre, puis revint en disant :

– Vous savez qu’elles se vengeront.

– Qui donc ? demanda Mouret, auquel la conversationéchappait.

– Mais les femmes.

Alors, il s’égaya davantage, il laissa percer le fond de sabrutalité, sous son air d’adoration sensuelle. D’un haussementd’épaules, il parut déclarer qu’il les jetterait toutes par terre,comme des sacs vides, le jour où elles l’auraient aidé à bâtir safortune. Bourdoncle, entêté, répétait de son air froid :

– Elles se vengeront… Il y en aura une qui vengera lesautres, c’est fatal.

– As pas peur ! cria Mouret en exagérant son accentprovençal. Celle-là n’est pas encore née, mon bon. Et, si ellevient, vous savez…

Il avait levé son porte-plume, il le brandissait, et il lepointa dans le vide, comme s’il eût voulu percer d’un couteau uncœur invisible. L’associé reprit sa marche, s’inclinant commetoujours devant la supériorité du patron, dont le génie plein detrous le déconcertait pourtant. Lui, si net, si logique, sanspassion, sans chute possible, en était encore à comprendre le côtéfille du succès, Paris se donnant dans un baiser au plus hardi.

Un silence régna. On n’entendait que la plume de Mouret. Puis,sur des questions brèves posées par lui, Bourdoncle fournit desrenseignements au sujet de la grande mise en vente des nouveautésd’hiver, qui devait avoir lieu le lundi suivant. C’était une trèsgrosse affaire, la maison y jouait sa fortune, car les bruits duquartier avaient un fond de vérité, Mouret se jetait en poète dansla spéculation, avec un tel faste, un besoin tel du colossal, quetout semblait devoir craquer sous lui. Il y avait là un sensnouveau du négoce, une apparente fantaisie commerciale, quiautrefois inquiétait Mme Hédouin, et quiaujourd’hui encore, malgré de premiers succès, consternait parfoisles intéressés. On blâmait à voix basse le patron d’aller tropvite ; on l’accusait d’avoir agrandi dangereusement lesmagasins, avant de pouvoir compter sur une augmentation suffisantede la clientèle ; on tremblait surtout en le voyant mettretout l’argent de la caisse sur un coup de cartes, emplir lescomptoirs d’un entassement de marchandises, sans garder un sou deréserve. Ainsi, pour cette mise en vente, après les sommesconsidérables payées aux maçons, le capital entier se trouvaitdehors : une fois de plus, il s’agissait de vaincre ou demourir. Et lui, au milieu de cet effarement, gardait une gaietétriomphante, une certitude des millions, en homme adoré des femmes,et qui ne peut être trahi. Lorsque Bourdoncle se permit detémoigner certaines craintes, à propos du développement exagérédonné à des rayons dont le chiffre d’affaires restait douteux, ileut un beau rire de confiance en criant :

– Laissez donc, mon cher, la maison est troppetite !

L’autre parut abasourdi, pris d’une peur qu’il ne cherchait plusà cacher. La maison trop petite ! une maison de nouveautés oùil y avait dix-neuf rayons, et qui comptait quatre cent troisemployés !

– Mais sans doute, reprit Mouret, nous serons forcés denous agrandir avant dix-huit mois… J’y songe sérieusement. Cettenuit, Mme Desforges m’a promis de me fairerencontrer demain chez elle avec une personne… Enfin, nous encauserons, quand l’idée sera mûre.

Et, ayant fini de signer les traites, il se leva, il vint donnerdes tapes amicales sur les épaules de l’intéressé, qui se remettaitdifficilement. Cet effroi des gens prudents, autour de lui,l’amusait. Dans un des accès de brusque franchise, dont ilaccablait parfois ses familiers, il déclara qu’il était au fondplus juif que tous les juifs du monde : il tenait de son père,auquel il ressemblait physiquement et moralement, un gaillard quiconnaissait le prix des sous ; et, s’il avait de sa mère cebrin de fantaisie nerveuse, c’était là peut-être le plus clair desa chance, car il sentait la force invincible de sa grâce à toutoser.

– Vous savez bien qu’on vous suivra jusqu’au bout, finitpar dire Bourdoncle.

Alors, avant de descendre dans le magasin jeter leur coup d’œilhabituel, tous deux réglèrent encore certains détails. Ilsexaminèrent le spécimen d’un petit cahier à souches que Mouretvenait d’inventer pour les notes de débit. Ce dernier, ayantremarqué que les marchandises démodées, les rossignols,s’enlevaient d’autant plus rapidement que la guelte donnée auxcommis était plus forte, avait basé sur cette observation unnouveau commerce. Il intéressait désormais ses vendeurs à la ventede toutes les marchandises, il leur accordait un tant pour cent surle moindre bout d’étoffe, le moindre objet vendu par eux :mécanisme qui avait bouleversé les nouveautés, qui créait entre lescommis une lutte pour l’existence, dont les patrons bénéficiaient.Cette lutte devenait du reste entre ses mains la formule favorite,le principe d’organisation qu’il appliquait constamment. Il lâchaitles passions, mettait les forces en présence, laissait les grosmanger les petits, et s’engraissait de cette bataille des intérêts.Le spécimen du cahier fut approuvé : en haut, sur la souche etsur la note à détacher, se trouvaient l’indication du rayon et lenuméro du vendeur ; puis, répétées également des deux côtés,il y avait des colonnes pour le métrage, la désignation desarticles, les prix ; et le vendeur signait simplement la note,avant de la remettre au caissier. De cette façon, le contrôle étaitdes plus faciles, il suffisait de collationner les notes remisespar la caisse au bureau de défalcation, avec les souches restéesentre les mains des commis. Chaque semaine, ces dernierstoucheraient ainsi leur tant pour cent et leur guelte, sans erreurpossible.

– Nous serons moins volés, fit remarquer Bourdoncle avecsatisfaction. Vous avez eu là une idée excellente.

– Et j’ai songé cette nuit à autre chose, expliqua Mouret.Oui, mon cher, cette nuit, à ce souper… J’ai envie de donner auxemployés du bureau de défalcation une petite prime, pour chaqueerreur qu’ils relèveront dans les notes de débit, en lescollationnant… Vous comprenez, nous serons certains dès lors qu’ilsn’en négligeront pas une seule, car ils en inventeraientplutôt.

Il se mit à rire, pendant que l’autre le regardait d’un aird’admiration. Cette application nouvelle de la lutte pourl’existence l’enchantait, il avait le génie de la mécaniqueadministrative, il rêvait d’organiser la maison de manière àexploiter les appétits des autres, pour le contentement tranquilleet complet de ses propres appétits. Quand on voulait faire rendreaux gens tout leur effort, disait-il souvent, et même tirer d’euxun peu d’honnêteté, il fallait d’abord les mettre aux prises avecleurs besoins.

– Eh bien ! descendons, reprit Mouret. Il fauts’occuper de cette mise en vente… La soie est arrivée d’hier,n’est-ce pas ? et Bouthemont doit être à la réception.

Bourdoncle le suivit. Le service de la réception se trouvaitdans le sous-sol, du côté de la rue Neuve-Saint-Augustin. Là, auras du trottoir, s’ouvrait une cage vitrée, où les camionsdéchargeaient les marchandises. Elles étaient pesées, puis ellesbasculaient sur une glissoire rapide, dont le chêne et les ferruresluisaient, polis sous le frottement des ballots et des caisses.Tous les arrivages entraient par cette trappe béante ; c’étaitun engouffrement continu, une chute d’étoffes qui tombait avec unronflement de rivière. Aux époques de grande vente surtout, laglissoire lâchait dans le sous-sol un flot intarissable, lessoieries de Lyon, les lainages d’Angleterre, les toiles desFlandres, les calicots d’Alsace, les indiennes de Rouen ; et,parfois, les camions devaient prendre la file ; les paquets encoulant faisaient, au fond du trou, le bruit sourd d’une pierrejetée dans une eau profonde.

Lorsqu’il passa, Mouret s’arrêta un instant devant la glissoire.Elle fonctionnait, des files de caisses descendaient toutes seules,sans qu’on vît les hommes dont les mains les poussaient, enhaut ; et elles semblaient se précipiter d’elles-mêmes,ruisseler en pluie d’une source supérieure. Puis, des ballotsparurent, tournant sur eux-mêmes comme des cailloux roulés. Mouretregardait, sans prononcer une parole. Mais, dans ses yeux clairs,cette débâcle de marchandises qui tombait chez lui, ce flot quilâchait des milliers de francs à la minute, mettait une courteflamme. Jamais encore il n’avait eu une conscience si nette de labataille engagée. C’était cette débâcle de marchandises qu’ils’agissait de lancer aux quatre coins de Paris. Il n’ouvrit pas labouche, il continua son inspection.

Dans le jour gris qui venait des larges soupiraux, une équiped’hommes recevait les envois, tandis que d’autres déclouaient lescaisses et ouvraient les ballots, en présence des chefs de rayon.Une agitation de chantier emplissait ce fond de cave, ce sous-soloù des piliers de fonte soutenaient les voûtins, et dont les mursnus étaient cimentés.

– Vous avez tout, Bouthemont ? demanda Mouret, ens’approchant d’un jeune homme à fortes épaules, en train devérifier le contenu d’une caisse.

– Oui, tout doit y être, répondit ce dernier. Mais j’en aipour la matinée à compter.

Le chef de rayon consultait la facture d’un coup d’œil, deboutdevant un grand comptoir, sur lequel un de ses vendeurs posait, uneà une, les pièces de soie qu’il sortait de la caisse. Derrière eux,s’alignaient d’autres comptoirs, encombrés également demarchandises, que tout un petit peuple de commis examinaient.C’était un déballage général, une confusion apparente d’étoffes,étudiées, retournées, marquées, au milieu du bourdonnement desvoix.

Bouthemont, qui devenait célèbre sur la place, avait une faceronde de joyeux compère, avec une barbe d’un noir d’encre et debeaux yeux marron. Né à Montpellier, noceur, braillard, il étaitmédiocre pour la vente ; mais, pour l’achat, on ne connaissaitpas son pareil. Envoyé à Paris par son père, qui tenait là-bas unmagasin de nouveautés, il avait absolument refusé de retourner aupays, quand le bonhomme s’était dit que le garçon en savait assezlong pour lui succéder dans son commerce ; et, dès lors, unerivalité avait grandi entre le père et le fils, le premier tout àson petit négoce provincial, indigné de voir un simple commisgagner le triple de ce qu’il gagnait lui-même, le secondplaisantant la routine du vieux, faisant sonner ses gains etbouleversant la maison, à chacun de ses passages. Comme les autreschefs de comptoir, celui-ci touchait, outre ses trois mille francsd’appointements fixes, un tant pour cent sur la vente. Montpellier,surpris et respectueux, répétait que le fils Bouthemont avait,l’année précédente, empoché près de quinze mille francs ; etce n’était qu’un commencement, des gens prédisaient au pèreexaspéré que ce chiffre grossirait encore.

Cependant, Bourdoncle avait pris une des pièces de soie, dont ilexaminait le grain d’un air attentif d’homme compétent. C’était unefaille à lisière bleu et argent, le fameux Paris-Bonheur, aveclaquelle Mouret comptait porter un coup décisif.

– Elle est vraiment très bonne, murmura l’intéressé.

– Et elle fait surtout plus d’effet qu’elle n’est bonne,dit Bouthemont. Il n’y a que Dumonteil pour nous fabriquer ça… Àmon dernier voyage, quand je me suis fâché avec Gaujean, celui-civoulait bien mettre cent métiers sur ce modèle, mais il exigeaitvingt-cinq centimes de plus par mètre.

Presque tous les mois, Bouthemont allait ainsi en fabrique,vivant des journées à Lyon, descendant dans les premiers hôtels,ayant l’ordre de traiter les fabricants à bourse ouverte. Iljouissait d’ailleurs d’une liberté absolue, il achetait comme bonlui semblait, pourvu que, chaque année, il augmentât dans uneproportion fixée d’avance le chiffre d’affaires de soncomptoir ; et c’était même sur cette augmentation qu’iltouchait son tant pour cent d’intérêt. En somme, sa situation, auBonheur des Dames, comme celle de tous les chefs, ses collègues, setrouvait être celle d’un commerçant spécial, dans un ensemble decommerces divers, une sorte de vaste cité du négoce.

– Alors, c’est décidé, reprit-il, nous la marquons cinqfrancs soixante… Vous savez que c’est à peine le prix d’achat.

– Oui ! oui, cinq francs soixante, dit vivementMouret, et si j’étais seul, je la donnerais à perte.

Le chef de rayon eut un bon rire.

– Oh ! moi, je ne demande pas mieux… Ça va tripler lavente, et comme mon seul intérêt est d’arriver à de grossesrecettes…

Mais Bourdoncle restait grave, les lèvres pincées. Lui, touchaitson tant pour cent sur le bénéfice total, et son affaire n’étaitpas de baisser les prix. Justement, le contrôle qu’il exerçaitconsistait à surveiller la marque, pour que Bouthemont, cédant auseul désir d’accroître le chiffre de vente, ne vendît pas à troppetit gain. Du reste, il était repris par ses inquiétudesanciennes, devant des combinaisons de réclame qui lui échappaient.Il osa montrer sa répugnance, en disant :

– Si nous la donnons à cinq francs soixante, c’est comme sinous la donnions à perte, puisqu’il faudra prélever nos frais quisont considérables… On la vendrait partout à sept francs.

Du coup, Mouret se fâcha. Il tapa de sa main ouverte sur lasoie, il cria nerveusement :

– Mais je le sais, et c’est pourquoi je désire en fairecadeau à nos clientes… En vérité, mon cher, vous n’aurez jamais lesens de la femme. Comprenez donc qu’elles vont se l’arracher, cettesoie !

– Sans doute, interrompit l’intéressé, qui s’entêtait, etplus elles se l’arracheront, plus nous perdrons.

– Nous perdrons quelques centimes sur l’article, je le veuxbien. Après ? le beau malheur, si nous attirons toutes lesfemmes et si nous les tenons à notre merci, séduites, affoléesdevant l’entassement de nos marchandises, vidant leur porte-monnaiesans compter ! Le tout, mon cher, est de les allumer, et ilfaut pour cela un article qui flatte, qui fasse époque. Ensuite,vous pouvez vendre les autres articles aussi cher qu’ailleurs,elles croiront les payer chez vous meilleur marché. Par exemple,notre Cuir-d’Or, ce taffetas à sept francs cinquante, qui se vendpartout ce prix, va passer également pour une occasionextraordinaire, et suffira à combler la perte du Paris-Bonheur…Vous verrez, vous verrez !

Il devenait éloquent.

– Comprenez-vous ! je veux que dans huit jours leParis-Bonheur révolutionne la place. Il est notre coup de fortune,c’est lui qui va nous sauver et qui nous lancera. On ne parlera quede lui, la lisière bleu et argent sera connue d’un bout de laFrance à l’autre… Et vous entendrez la plainte furieuse de nosconcurrents. Le petit commerce y laissera encore une aile.Enterrés, tous ces brocanteurs qui crèvent de rhumatismes, dansleurs caves !

Autour du patron, les commis qui vérifiaient les envois,écoutaient en souriant. Il aimait parler et avoir raison.Bourdoncle, de nouveau, céda. Cependant, la caisse s’était vidée,deux hommes en déclouaient une autre.

– C’est la fabrication qui ne rit pas ! dit alorsBouthemont. À Lyon, ils sont furieux contre vous, ils prétendentque vos bons marchés les ruinent… Vous savez que Gaujean m’apositivement déclaré la guerre. Oui, il a juré d’ouvrir de longscrédits aux petites maisons, plutôt que d’accepter mes prix.

Mouret haussa les épaules.

– Si Gaujean n’est pas raisonnable, répondit-il, Gaujeanrestera sur le carreau… De quoi se plaignent-ils ? Nous lespayons immédiatement, nous prenons tout ce qu’ils fabriquent, c’estbien le moins qu’ils travaillent à meilleur compte… Et, d’ailleurs,il suffit que le public en profite.

Le commis vidait la seconde caisse, pendant que Bouthemonts’était remis à pointer les pièces, en consultant la facture. Unautre commis, sur le bout du comptoir, les marquait ensuite enchiffres connus, et la vérification finie, la facture, signée parle chef de rayon, devait être montée à la caisse centrale. Uninstant encore, Mouret regarda ce travail, toute cette activitéautour de ces déballages qui montaient et menaçaient de noyer lesous-sol ; puis, sans ajouter un mot, de l’air d’un capitainesatisfait de ses troupes, il s’éloigna, suivi de Bourdoncle.

Lentement, tous deux traversèrent le sous-sol. Les soupiraux, deplace en place, jetaient une clarté pâle ; et, au fond descoins noirs, le long d’étroits corridors, des becs de gazbrûlaient, continuellement. C’était dans ces corridors que setrouvaient les réserves, des caveaux barrés par des palissades, oùles divers rayons serraient le trop-plein de leurs articles. Enpassant, le patron donna un coup d’œil au calorifère qu’on devaitallumer le lundi pour la première fois, et au petit poste depompiers qui gardait un compteur géant, enfermé dans une cage defer. La cuisine et les réfectoires, d’anciennes caves transforméesen petites salles, étaient à gauche, vers l’angle de la placeGaillon. Enfin, à l’autre bout du sous-sol, il arriva au service dudépart. Les paquets que les clientes n’emportaient point, y étaientdescendus, triés sur des tables, classés dans des compartimentsdont chacun représentait un quartier de Paris ; puis, par unlarge escalier débouchant juste en face du Vieil Elbeuf, on lesmontait aux voitures, qui stationnaient près du trottoir. Dans lefonctionnement mécanique du Bonheur des Dames, cet escalier de larue de la Michodière dégorgeait sans relâche les marchandisesenglouties par la glissoire de la rue Neuve-Saint-Augustin, aprèsqu’elles avaient passé, en haut, à travers les engrenages descomptoirs.

– Campion, dit Mouret au chef du départ, un ancien sergentà figure maigre, pourquoi six paires de draps, achetées hier parune dame vers deux heures, n’ont-elles pas été portées lesoir ?

– Où demeure cette dame ? demanda l’employé.

– Rue de Rivoli, au coin de la rue d’Alger…Mme Desforges.

À cette heure matinale, les tables de triage étaient nues, lescompartiments ne contenaient que les quelques paquets restés de laveille. Pendant que Campion fouillait parmi ces paquets, aprèsavoir consulté un registre, Bourdoncle regardait Mouret, ensongeant que ce diable d’homme savait tout, s’occupait de tout,même aux tables des restaurants de nuit et dans les alcôves de sesmaîtresses. Enfin, le chef du départ découvrit l’erreur : lacaisse avait donné un faux numéro et le paquet était revenu.

– Quelle est la caisse qui a débité ça ? demandaMouret. Hein ? vous dites la caisse 10…

Et, se retournant vers l’intéressé :

– La caisse 10, c’est Albert, n’est-ce pas ?… Nousallons lui dire deux mots.

Mais, avant de faire un tour dans le magasin, il voulut monterau service des expéditions, qui occupait plusieurs pièces dudeuxième étage. C’était là qu’arrivaient toutes les commandes de laprovince et de l’étranger ; et, chaque matin, il allait y voirla correspondance. Depuis deux ans, cette correspondancegrandissait de jour en jour. Le service, qui avait d’abord occupéune dizaine d’employés, en nécessitait plus de trente déjà. Les unsouvraient les lettres, les autres les lisaient, aux deux côtésd’une même table ; d’autres encore les classaient, leurdonnaient à chacune un numéro d’ordre, qui se répétait sur uncasier ; puis, quand on avait distribué les lettres auxdifférents rayons et que les rayons montaient les articles, onmettait au fur et à mesure ces articles dans les casiers, d’aprèsles numéros d’ordre. Il ne restait qu’à vérifier et qu’à emballer,au fond d’une pièce voisine, où une équipe d’ouvriers clouait etficelait du matin au soir.

Mouret posa sa question habituelle :

– Combien de lettres, ce matin, Levasseur ?

– Cinq cent trente-quatre, monsieur, répondit le chef deservice. Après la mise en vente de lundi, j’ai peur de ne pas avoirassez de monde. Hier, nous avons eu beaucoup de peine àarriver.

Bourdoncle hochait la tête de satisfaction. Il ne comptait passur cinq cent trente-quatre lettres, un mardi. Autour de la table,les employés coupaient et lisaient, avec un bruit continu de papierfroissé, tandis que, devant les casiers, commençait le va-et-vientdes articles. C’était un des services les plus compliqués et lesplus considérables de la maison : on y vivait dans un coup defièvre perpétuel, car il fallait réglementairement que lescommandes du matin fussent toutes expédiées le soir.

– On vous donnera le monde dont vous aurez besoin,Levasseur, finit par répondre Mouret, qui d’un regard avaitconstaté le bon état du service. Vous le savez, quand il y a dutravail, nous ne refusons pas des hommes.

En haut, sous les combles, se trouvaient les chambres oùcouchaient les vendeuses. Mais il redescendit, et il entra à lacaisse centrale, installée près de son cabinet. C’était une piècefermée par un vitrage à guichet de cuivre, dans laquelle onapercevait un énorme coffre-fort, scellé au mur. Deux caissiers ycentralisaient les recettes, que, chaque soir, montait Lhomme, lepremier caissier de la vente, et faisaient ensuite face auxdépenses, payaient les fabricants, le personnel, tout le petitmonde qui vivait de la maison. La caisse communiquait avec uneautre pièce, meublée de cartons verts, où dix employés vérifiaientles factures. Puis venait encore un bureau, le bureau dedéfalcation : six jeunes gens, penchés sur des pupitres noirs,ayant derrière eux des collections de registres, y arrêtaient lescomptes du tant pour cent des vendeurs, en collationnant les notesde débit. Ce service, tout nouveau, fonctionnait mal.

Mouret et Bourdoncle avaient traversé la caisse et le bureau devérification. Quand ils passèrent dans l’autre bureau, les jeunesgens qui riaient, le nez en l’air, eurent une secousse de surprise.Alors, Mouret, sans les réprimander, leur expliqua le système de lapetite prime qu’il avait imaginé de leur payer, pour chaque erreurdécouverte dans les notes de débit ; et, quand il fut sorti,les employés, cessant de rire et comme fouettés, se remirentpassionnément au travail, cherchant des erreurs.

Au rez-de-chaussée, dans le magasin, Mouret alla droit à lacaisse 10, où Albert Lhomme se polissait les ongles, en attendantla clientèle. On disait couramment : « la dynastie desLhomme », depuis que Mme Aurélie, la premièredes confections, après avoir poussé son mari au poste de premiercaissier, était parvenue à obtenir une caisse de détail pour sonfils, un grand garçon pâle et vicieux, qui ne pouvait rester nullepart et qui lui donnait les plus vives inquiétudes. Mais, devant lejeune homme, Mouret s’effaça : il répugnait à compromettre sagrâce dans un métier de gendarme, il gardait par goût et partactique son rôle de dieu aimable. Légèrement du coude, il touchaBourdoncle, l’homme chiffre, qu’il chargeait d’ordinaire desexécutions.

– Monsieur Albert, dit ce dernier sévèrement, vous avezencore mal pris une adresse, le paquet est revenu… C’estinsupportable.

Le caissier crut devoir se défendre, appela en témoignage legarçon qui avait fait le paquet. Ce garçon, nommé Joseph,appartenait, lui aussi, à la dynastie des Lhomme, car il était lefrère de lait d’Albert, et il devait sa place à l’influence deMme Aurélie. Comme le jeune homme voulait lui fairedire que l’erreur venait de la cliente, il balbutiait, il tordaitla barbiche qui allongeait son visage couturé, combattu entre saconscience d’ancien soldat et sa gratitude pour sesprotecteurs.

– Laissez donc Joseph tranquille, finit par crierBourdoncle, et surtout ne répondez pas davantage… Ah ! vousêtes heureux que nous ayons égard aux bons services de votremère !

Mais, à ce moment, Lhomme accourut. De sa caisse, située près dela porte, il apercevait celle de son fils, qui se trouvait au rayonde la ganterie. Déjà tout blanc, alourdi par sa vie sédentaire, ilavait une figure molle, effacée, comme usée au reflet de l’argentqu’il comptait sans relâche. Son bras amputé ne le gênait nullementdans cette besogne, et l’on allait même par curiosité le voirvérifier la recette, tellement les billets et les pièces glissaientrapidement dans sa main gauche, la seule qui lui restât. Fils d’unpercepteur de Chablis, il était tombé à Paris comme employé auxécritures, chez un négociant du Port-aux-Vins. Puis, demeurant rueCuvier, il avait épousé la fille de son concierge, petit tailleuralsacien ; et, depuis ce jour, il était resté soumis devant safemme, dont les facultés commerciales le frappaient de respect.Elle se faisait plus de douze mille francs aux confections, tandisque lui touchait seulement cinq mille francs d’appointements fixes.Et sa déférence pour une femme apportant de telles sommes dans leménage, s’élargissait jusqu’à son fils, qui venait d’elle.

– Quoi donc ? murmura-t-il, Albert est enfaute ?

Alors, selon son habitude, Mouret rentra en scène, pour jouer lerôle du bon prince. Quand Bourdoncle s’était fait craindre, luisoignait sa popularité.

– Une bêtise, murmura-t-il. Mon cher Lhomme, votre Albertest un étourdi qui devrait bien prendre exemple sur vous.

Puis, changeant de conversation, se montrant plus aimableencore :

– Et ce concert, l’autre jour ?… Étiez-vous bienplacé ?

Une rougeur monta aux joues blanches du vieux caissier. Iln’avait que ce vice, la musique, un vice secret qu’il satisfaisaitsolitairement, courant les théâtres, les concerts, lesauditions ; malgré son bras amputé, il jouait du cor, grâce àun système ingénieux de pinces ; et, commeMme Lhomme détestait le bruit, il enveloppait soninstrument de drap, le soir, ravi quand même jusqu’à l’extase parles sons étrangement sourds qu’il en tirait. Au milieu de ladébandade forcée de leur foyer, il s’était fait dans la musique undésert. Ça et l’argent de sa caisse, il ne connaissait rien autre,en dehors de son admiration pour sa femme.

– Très bien placé, répondit-il, les yeux brillants. Vousêtes trop bon, monsieur.

Mouret, qui goûtait une jouissance personnelle à satisfaire lespassions, donnait parfois à Lhomme les billets que des damespatronnesses lui avaient mis sur la gorge. Et il acheva del’enchanter, en disant :

– Ah ! Beethoven, ah ! Mozart… Quellemusique !

Sans attendre une réponse, il s’éloigna, il rejoignitBourdoncle, en train déjà de faire le tour des rayons. Dans le hallcentral, une cour intérieure qu’on avait vitrée, se trouvait lasoie. Tous deux suivirent d’abord la galerie de la rueNeuve-Saint-Augustin, que le blanc occupait d’un bout à l’autre.Rien d’anormal ne les frappa, ils passèrent lentement au milieu descommis respectueux. Puis, ils tournèrent dans la rouennerie et labonneterie, où le même ordre régnait. Mais, aux lainages, le longde la galerie qui revenait perpendiculairement à la rue de laMichodière, Bourdoncle reprit son rôle de grand exécuteur, enapercevant un jeune homme assis sur un comptoir, l’air brisé parune nuit blanche ; et ce jeune homme, nommé Liénard, fils d’unriche marchand de nouveautés d’Angers, courba le front sous laréprimande, ayant la seule peur, dans sa vie de paresse,d’insouciance et de plaisir, d’être rappelé en province par sonpère. Dès lors, les observations tombèrent dru comme grêle, lagalerie de la rue de la Michodière reçut l’orage : à ladraperie, un vendeur au pair, de ceux qui débutaient et quicouchaient dans leurs rayons, était rentré après onze heures ;à la mercerie, le second venait de se laisser prendre au fond dusous-sol, achevant une cigarette. Et ce fut surtout à la ganterieque la tempête éclata, sur la tête d’un des rares Parisiens de lamaison, le joli Mignot, ainsi qu’on l’appelait, bâtard déclasséd’une maîtresse de harpe : son crime était d’avoir fait unscandale au réfectoire, en se plaignant de la nourriture. Comme ily avait trois tables, une à neuf heures et demie, l’autre à dixheures et demie, et l’autre à onze heures et demie, il voulutexpliquer qu’étant de la troisième table, il avait toujours desfonds de sauce, des portions rognées.

– Comment ! la nourriture n’est pas bonne ?demanda d’un air naïf Mouret, ouvrant enfin la bouche.

Il ne donnait qu’un franc cinquante par jour et par homme auchef, un terrible Auvergnat, lequel trouvait encore moyen d’emplirses poches ; et la nourriture était réellement exécrable. MaisBourdoncle haussa les épaules : un chef qui avait quatre centsdéjeuners et quatre cents dîners à servir, même en trois séries, nepouvait guère s’attarder aux raffinements de son art.

– N’importe, reprit le patron bonhomme, je veux que tousnos employés aient une nourriture saine et abondante… Je parleraiau chef.

Et la réclamation de Mignot fut enterrée. Alors, revenus à leurpoint de départ, debout près de la porte, au milieu des parapluieset des cravates, Mouret et Bourdoncle reçurent le rapport d’un desquatre inspecteurs, chargés de la surveillance du magasin. Le pèreJouve, un ancien capitaine, décoré à Constantine, encore bel hommeavec son grand nez sensuel et sa calvitie majestueuse, leur signalaun vendeur qui, sur une simple remontrance de sa part, l’avaittraité de « vieux ramolli » ; et le vendeur futimmédiatement congédié.

Cependant, le magasin restait vide de clientes. Seules, lesménagères du quartier traversaient les galeries désertes. À laporte, l’inspecteur qui pointait l’arrivée des employés, venait derefermer son registre et inscrivait à part les retardataires.C’était le moment où les vendeurs s’installaient dans leurs rayons,que les garçons avaient balayés et époussetés dès cinq heures.Chacun casait son chapeau et son pardessus, en étouffant unbâillement, la mine blanche encore de sommeil. Les uns échangeaientdes mots, regardaient en l’air, semblaient se dérouiller pour unenouvelle journée de travail ; d’autres, sans se presser,retiraient les serges vertes, dont ils avaient, la veille au soir,couvert les marchandises, après les avoir repliées ; et lespiles d’étoffes apparaissaient, rangées symétriquement, tout lemagasin était propre et en ordre, d’un éclat tranquille dans lagaieté matinale, en attendant que la bousculade de la vente l’aitune fois de plus obstrué et comme rétréci d’une débâcle de toile,de drap, de soie, et de dentelle.

Sous la lumière vive du hall central, au comptoir des soieries,deux jeunes gens causaient à voix basse. L’un, petit et charmant,les reins solides, la peau rose, cherchait à marier des couleurs desoie, pour un étalage intérieur. Il se nommait Hutin, était filsd’un cafetier d’Yvetot, et avait su, en dix-huit mois, devenir undes premiers vendeurs, par une souplesse de nature, une continuellecaresse de flatterie, qui cachait un appétit furieux, mangeanttout, dévorant le monde, même sans faim, pour le plaisir.

– Écoutez, Favier, je l’aurais giflé à votre place, paroled’honneur ! disait-il à l’autre, un grand garçon bilieux, secet jaune, qui était né à Besançon d’une famille de tisserands, etqui, sans grâce, cachait sous un air froid une volontéinquiétante.

– Ça n’avance guère, de gifler les gens, murmura-t-il avecflegme. Il vaut mieux attendre.

Tous deux parlaient de Robineau, qui surveillait les commis,tandis que le chef du comptoir était au sous-sol. Hutin minaitsourdement le second, dont il voulait la place. Déjà, pour leblesser et le faire partir, le jour où la situation de premierqu’on lui avait promise, s’était trouvée libre, il avait imaginéd’amener Bouthemont du dehors. Cependant, Robineau tenait bon, etc’était maintenant une bataille de chaque heure. Hutin rêvaitd’ameuter contre lui le rayon entier, de le chasser à force demauvais vouloir et de vexations. D’ailleurs, il opérait de son airaimable, il excitait surtout Favier, qui venait à sa suite commevendeur, et qui paraissait se laisser conduire, mais avec debrusques réserves, où l’on sentait toute une campagne personnelle,menée en silence.

– Chut ! dix-sept ! dit-il vivement à soncollègue, pour le prévenir par ce cri consacré de l’approche deMouret et de Bourdoncle.

Ceux-ci, en effet, continuaient leur inspection en traversant lehall. Ils s’arrêtèrent, ils demandèrent à Robineau desexplications, au sujet d’un stock de velours, dont les cartonsempilés encombraient une table. Et, comme celui-ci répondait que laplace manquait :

– Je vous le disais, Bourdoncle, s’écria Mouret ensouriant, le magasin est déjà trop petit ! Il faudra un jourabattre les murs jusqu’à la rue de Choiseul… Vous verrezl’écrasement, lundi prochain !

Et, à propos de cette mise en vente qu’on préparait dans tousles comptoirs, il interrogea de nouveau Robineau, il lui donna desordres. Mais, depuis quelques minutes, sans cesser de parler, ilsuivait du regard le travail de Hutin, qui s’attardait à mettre dessoies bleues à côté de soies grises et de soies jaunes, puis qui sereculait, pour juger de l’harmonie des tons. Brusquement, ilintervint.

– Mais pourquoi cherchez-vous à ménager l’œil ?dit-il. N’ayez donc pas peur, aveuglez-le… Tenez ! durouge ! du vert ! du jaune !

Il avait pris les pièces, il les jetait, les froissait, entirait des gammes éclatantes. Tous en convenaient, le patron étaitle premier étalagiste de Paris, un étalagiste révolutionnaire à lavérité, qui avait fondé l’école du brutal et du colossal dans lascience de l’étalage. Il voulait des écroulements, comme tombés auhasard des casiers éventrés, et il les voulait flambants descouleurs les plus ardentes, s’avivant l’un par l’autre. En sortantdu magasin, disait-il, les clientes devaient avoir mal aux yeux.Hutin, qui, au contraire, était de l’école classique de la symétrieet de la mélodie cherchées dans les nuances, le regardait allumercet incendie d’étoffes au milieu d’une table, sans se permettre lamoindre critique, mais les lèvres pincées par une moue d’artistedont une telle débauche blessait les convictions.

– Voilà ! cria Mouret, quand il eut fini. Etlaissez-le… Vous me direz s’il raccroche les femmes,lundi !

Justement, comme il rejoignait Bourdoncle et Robineau, une femmearrivait, qui resta quelques secondes plantée et suffoquée devantl’étalage. C’était Denise. Après avoir hésité près d’une heure dansla rue, en proie à une terrible crise de timidité, elle venait dese décider enfin. Seulement, elle perdait la tête, au point de nepas comprendre les explications les plus claires ; et lescommis auxquels elle demandait en balbutiantMme Aurélie, avaient beau lui indiquer l’escalierde l’entresol, elle remerciait, puis elle tournait à gauche, si onlui avait dit de tourner à droite ; de sorte que, depuis dixminutes, elle battait le rez-de-chaussée, allant de rayon en rayon,au milieu de la curiosité méchante et de l’indifférence maussadedes vendeurs. C’était à la fois, en elle, une envie de se sauver etun besoin d’admiration qui la retenait. Elle se sentait perdue,toute petite dans le monstre, dans la machine encore au repos,tremblant d’être prise par le branle dont les murs frémissaientdéjà. Et la pensée de la boutique du Vieil Elbeuf, noire etétroite, agrandissait encore pour elle le vaste magasin, le luimontrait doré de lumière, pareil à une ville, avec ses monuments,ses places, ses rues, où il lui semblait impossible qu’elle trouvâtjamais sa route.

Cependant, elle n’avait point osé jusque-là se risquer dans lehall des soieries, dont le haut plafond vitré, les comptoirsluxueux, l’air d’église lui faisaient peur. Puis, quand elle yétait enfin entrée, pour échapper aux commis du blanc qui riaient,elle avait comme buté tout d’un coup contre l’étalage deMouret ; et, malgré son effarement, la femme se réveillant enelle, les joues subitement rouges, elle s’oubliait à regarderflamber l’incendie des soies.

– Tiens ? dit crûment Hutin à l’oreille de Favier, lagrue de la place Gaillon.

Mouret, tout en affectant d’écouter Bourdoncle et Robineau,était flatté au fond du saisissement de cette fille pauvre, de mêmequ’une marquise est remuée par le désir brutal d’un charretier quipasse. Mais Denise avait levé les yeux, et elle se troubladavantage, quand elle reconnut le jeune homme qu’elle prenait pourun chef de rayon. Elle s’imagina qu’il la regardait avec sévérité.Alors, ne sachant plus comment s’éloigner, égarée tout à fait, elles’adressa une fois encore au premier commis venu, à Favier qui setrouvait près d’elle.

– Mme Aurélie, s’il vous plaît ?

Favier, désagréable, se contenta de répondre de sa voixsèche :

– À l’entresol.

Et Denise, ayant hâte de n’être plus sous les regards de tousces hommes, disait merci et tournait de nouveau le dos àl’escalier, lorsque Hutin céda naturellement à son instinct degalanterie. Il l’avait traitée de grue, et ce fut de son airaimable de beau vendeur qu’il l’arrêta.

– Non, par ici, mademoiselle… Si vous voulez bien vousdonner la peine…

Même il fit quelques pas devant elle, la conduisit au pied del’escalier, qui se trouvait à la gauche du hall. Là, il inclina latête, il lui sourit, du sourire qu’il avait pour toutes lesfemmes.

– En haut, tournez à gauche… Les confections sont enface.

Cette politesse caressante remuait profondément Denise. C’étaitcomme un secours fraternel qui lui arrivait. Elle avait levé lesyeux, elle contemplait Hutin, et tout en lui la touchait, le jolivisage, le regard dont le sourire dissipait sa crainte, la voix quilui semblait d’une douceur consolante. Son cœur se gonfla degratitude, elle donna son amitié, dans les quelques parolesdécousues que l’émotion lui permit de balbutier.

– Vous êtes trop bon… Ne vous dérangez pas… Merci millefois, monsieur.

Déjà Hutin rejoignait Favier, auquel il disait tout bas, de savoix crue :

– Hein ? quelle désossée !

En haut, la jeune fille tomba droit dans le rayon desconfections. C’était une vaste pièce, entourée de hautes armoiresen chêne sculpté, et dont les glaces sans tain donnaient sur la ruede la Michodière. Cinq ou six femmes, vêtues de robes de soie, trèscoquettes avec leurs chignons frisés et leurs crinolines rejetéesen arrière, s’y agitaient en causant. Une, grande et mince, la têtetrop longue, ayant une allure de cheval échappé, s’était adossée àune armoire, comme brisée déjà de fatigue.

– Madame Aurélie ? répéta Denise.

La vendeuse la regarda sans répondre, d’un air de dédain pour samise pauvre, puis s’adressant à une de ses camarades, petite, d’unemauvaise chair blanche, avec une mine innocente et dégoûtée, elledemanda :

– Mademoiselle Vadon, savez-vous où est lapremière ?

Celle-là, qui était en train de ranger des rotondes par ordre detaille, ne prit même pas la peine de lever la tête.

– Non, mademoiselle Prunaire, je n’en sais rien, dit-elledu bout des lèvres.

Un silence se fit. Denise restait immobile, et personne nes’occupait plus d’elle. Pourtant, après avoir attendu un instant,elle s’enhardit jusqu’à poser une nouvelle question.

– Croyez-vous que Mme Aurélie reviendrabientôt ?

Alors, la seconde du rayon, une femme maigre et laide qu’ellen’avait pas vue, une veuve à la mâchoire saillante et aux cheveuxdurs, lui cria d’une armoire où elle vérifiait desétiquettes :

– Attendez, si c’est à Mme Aurélie enpersonne que vous désirez parler.

Et, questionnant une autre vendeuse, elle ajouta :

– Est-ce qu’elle n’est pas à la réception ?

– Non, madame Frédéric, je ne crois pas, répondit celle-ci.Elle n’a rien dit, elle ne peut pas être loin.

Denise, ainsi renseignée, demeura debout. Il y avait bienquelques chaises pour les clientes ; mais, comme on ne luidisait pas de s’asseoir, elle n’osa en prendre une, malgré letrouble qui lui cassait les jambes. Évidemment, ces demoisellesavaient flairé la vendeuse qui venait se présenter, et elles ladévisageaient, elles la déshabillaient du coin de l’œil, sansbienveillance, avec la sourde hostilité des gens à table quin’aiment pas se serrer pour faire place aux faims du dehors. Sonembarras grandit, elle traversa la pièce à petits pas et allaregarder dans la rue, afin de se donner une contenance. Justedevant elle, le Vieil Elbeuf, avec sa façade rouillée et sesvitrines mortes, lui parut si laid, si malheureux, vu ainsi du luxeet de la vie où elle se trouvait, qu’une sorte de remords acheva delui serrer le cœur.

– Dites, chuchotait la grande Prunaire à la petite Vadon,avez-vous vu ses bottines ?

– Et la robe donc ! murmurait l’autre.

Les yeux toujours vers la rue, Denise se sentait mangée. Maiselle était sans colère, elle ne les avait trouvées belles ni l’uneni l’autre, pas plus la grande avec son chignon de cheveux rouxtombant sur son cou de cheval, que la petite, avec son teint delait tourné, qui amollissait sa face plate et comme sans os. ClaraPrunaire, fille d’un sabotier des bois de Vivet, débauchée par lesvalets de chambre au château de Mareuil, quand la comtesse laprenait pour les raccommodages, était venue plus tard d’un magasinde Langres, et se vengeait à Paris sur les hommes des coups de pieddont le père Prunaire lui bleuissait les reins. Marguerite Vadon,née à Grenoble où sa famille tenait un commerce de toiles, avait dûêtre expédiée au Bonheur des Dames, pour y cacher une faute, unenfant fait par hasard ; et elle se conduisait très bien, elledevait retourner là-bas diriger la boutique de ses parents etépouser un cousin, qui l’attendait.

– Ah bien ! reprit à voix basse Clara, en voilà unequi ne pèsera pas lourd ici !

Mais elles se turent, une femme d’environ quarante-cinq ansentrait. C’était Mme Aurélie, très forte, sangléedans sa robe de soie noire, dont le corsage, tendu sur la rondeurmassive des épaules et de la gorge, luisait comme une armure. Elleavait, sous des bandeaux sombres, de grands yeux immobiles, labouche sévère, les joues larges et un peu tombantes ; et, danssa majesté de première, son visage prenait l’enflure d’un masqueempâté de César.

– Mademoiselle Vadon, dit-elle d’une voix irritée, vousn’avez donc pas remis hier à l’atelier le modèle du manteau àtaille ?

– Il y avait une retouche à faire, madame, répondit lavendeuse, et c’est Mme Frédéric qui l’a gardé.

Alors, la seconde tira le modèle d’une armoire, et l’explicationcontinua. Tout pliait devant Mme Aurélie, quandelle croyait avoir à défendre son autorité. Très vaniteuse, aupoint de ne pas vouloir être appelée de son nom de Lhomme qui lavexait, et de renier la loge de son père, dont elle parlait commed’un tailleur en boutique, elle n’était bonne femme que pour lesdemoiselles souples et caressantes, tombant en admiration devantelle. Autrefois, dans l’atelier de confection qu’elle avait voulumonter à son compte, elle s’était aigrie, sans cesse traquée par lamauvaise chance, exaspérée de se sentir des épaules à porter lafortune et de n’aboutir qu’à des catastrophes ; et,aujourd’hui encore, même après son succès au Bonheur des Dames, oùelle gagnait douze mille francs par an, il semblait qu’elle gardâtune rancune au monde, elle se montrait dure pour les débutantes,comme la vie s’était d’abord montrée dure pour elle.

– Assez de paroles ! finit-elle par dire sèchement,vous n’êtes pas plus raisonnable que les autres, madame Frédéric…Qu’on fasse la retouche tout de suite.

Pendant cette explication, Denise avait cessé de regarder dansla rue. Elle se doutait bien que cette dame étaitMme Aurélie ; mais, inquiétée par les éclatsde sa voix, elle restait debout, elle attendait toujours. Lesvendeuses, enchantées d’avoir mis aux prises la première et laseconde du rayon, étaient retournées à leur besogne, d’un air deprofonde indifférence. Quelques minutes se passèrent, personnen’avait la charité de tirer la jeune fille de sa gêne. Enfin, cefut Mme Aurélie elle-même qui l’aperçut et qui,s’étonnant de la voir immobile, lui demanda ce qu’elledésirait.

– Madame Aurélie, je vous prie ?

– C’est moi.

Denise avait la bouche sèche, les mains froides, reprise d’unede ses anciennes peurs d’enfant, lorsqu’elle tremblait d’êtrefouettée. Elle bégaya sa demande, dut la recommencer pour la rendreintelligible. Mme Aurélie la regardait de sesgrands yeux fixes, sans qu’un pli de son masque d’empereur daignâts’attendrir.

– Quel âge avez-vous donc ?

– Vingt ans, madame.

– Comment vingt ans ! mais vous n’en paraissez passeize !

De nouveau, les vendeuses levaient la tête. Denise se hâtad’ajouter :

– Oh ! je suis très forte !

Mme Aurélie haussa ses larges épaules. Puis,elle déclara :

– Mon Dieu ! je veux bien vous inscrire. Nousinscrivons ce qui se présente… Mademoiselle Prunaire, donnez-moi leregistre.

On ne le trouva pas tout de suite, il devait être entre lesmains de l’inspecteur Jouve. Comme la grande Clara allait lechercher, Mouret arriva, toujours suivi de Bourdoncle. Ilsachevaient le tour des comptoirs de l’entresol, ils avaienttraversé les dentelles, les châles, les fourrures, l’ameublement,la lingerie, et ils finissaient par les confections.Mme Aurélie s’écarta, causa un moment avec euxd’une commande de paletots qu’elle comptait faire chez un des grosentrepreneurs de Paris ; d’ordinaire, elle achetaitdirectement et sous sa responsabilité ; mais, pour les achatsimportants, elle préférait consulter la direction. Ensuite,Bourdoncle lui conta la nouvelle négligence de son fils Albert, quiparut la désespérer : cet enfant la tuerait ; au moins,le père, s’il n’était pas fort, avait pour lui de la conduite.Toute cette dynastie des Lhomme, dont elle était le chefincontesté, lui donnait parfois bien du mal.

Cependant, Mouret, surpris de retrouver Denise, se pencha pourdemander à Mme Aurélie ce que cette jeune fillefaisait là ; et, quand la première eut répondu qu’elle seprésentait comme vendeuse, Bourdoncle, avec son dédain de la femme,fut suffoqué de cette prétention.

– Allons donc ! murmura-t-il, c’est uneplaisanterie ! Elle est trop laide.

– Le fait est qu’elle n’a rien de beau, dit Mouret, n’osantla défendre, bien que touché encore de son extase en bas, devantl’étalage.

Mais on apportait le registre, et Mme Aurélierevint vers Denise. Celle-ci ne faisait décidément pas une bonneimpression. Elle était très propre, dans sa mince robe de lainenoire ; on ne s’arrêtait pas à cette pauvreté de la mise, caron fournissait l’uniforme, la robe de soie réglementaire ;seulement, elle paraissait bien chétive et elle avait le visagetriste. Sans exiger des filles belles, on les voulait agréables,pour la vente. Et, sous les regards de ces dames et de cesmessieurs, qui l’étudiaient, qui la pesaient, comme une jument quedes paysans marchandent à la foire, Denise achevait de perdrecontenance.

– Votre nom ? demanda la première, la plume à la main,prête à écrire sur le bout d’un comptoir.

– Denise Baudu, madame.

– Votre âge ?

– Vingt ans et quatre mois.

Et elle répéta, en se hasardant à lever les yeux sur Mouret, surce prétendu chef de rayon qu’elle rencontrait toujours, et dont laprésence la troublait :

– Je n’en ai pas l’air, mais je suis très solide.

On sourit. Bourdoncle regardait ses ongles avec impatience. Laphrase d’ailleurs tomba au milieu d’un silence décourageant.

– Dans quelle maison avez-vous été, à Paris ? repritla première.

– Mais, madame, j’arrive de Valognes.

Ce fut un nouveau désastre. D’ordinaire, le Bonheur des Damesexigeait de ses vendeuses un stage d’un an dans une des petitesmaisons de Paris. Denise alors désespéra ; et, sans la penséedes enfants, elle serait partie pour mettre fin à cetinterrogatoire inutile.

– Où étiez-vous à Valognes ?

– Chez Cornaille.

– Je le connais, bonne maison, laissa échapper Mouret.

Jamais d’habitude, il n’intervenait dans cet embauchage desemployés, les chefs de rayon ayant la responsabilité de leurpersonnel. Mais, avec son sens délicat de la femme, il sentait chezcette jeune fille un charme caché, une force de grâce et detendresse, ignorée d’elle-même. La bonne renommée de la maison dedébut était d’un grand poids ; souvent, elle décidait del’acceptation. Mme Aurélie continua d’une voix plusdouce :

– Et pourquoi êtes-vous sortie de chez Cornaille ?

– Des raisons de famille, répondit Denise en rougissant.Nous avons perdu nos parents, j’ai dû suivre mes frères…D’ailleurs, voici un certificat.

Il était excellent. Elle recommençait à espérer, quand unedernière question la gêna.

– Avez-vous d’autres références à Paris ?… Oùdemeurez-vous ?

– Chez mon oncle, murmura-t-elle, hésitant à le nommer,craignant qu’on ne voulût jamais de la nièce d’un concurrent. Chezmon oncle Baudu, là, en face.

Du coup, Mouret intervint une seconde fois.

– Comment, vous êtes la nièce de Baudu !… Est-ce quec’est Baudu qui vous envoie ?

– Oh ! non, monsieur !

Et elle ne put s’empêcher de rire, tant l’idée lui parutsingulière. Ce fut une transfiguration. Elle restait rose, et lesourire, sur sa bouche un peu grande, était comme un épanouissementdu visage entier. Ses yeux gris prirent une flamme tendre, sesjoues se creusèrent d’adorables fossettes, ses pâles cheveuxeux-mêmes semblèrent voler, dans la gaieté bonne et courageuse detout son être.

– Mais elle est jolie ! dit tout bas Mouret àBourdoncle.

L’intéressé refusa d’en convenir, d’un geste d’ennui. Claraavait pincé les lèvres, tandis que Marguerite tournait le dos.Seule, Mme Aurélie approuva Mouret de la tête,quand il reprit :

– Votre oncle a eu tort de ne pas vous amener, sarecommandation suffisait… On prétend qu’il nous en veut. Noussommes d’esprit plus large, et s’il ne peut occuper sa nièce danssa maison, eh bien ! nous lui montrerons que sa nièce n’a euqu’à frapper chez nous pour être accueillie… Répétez-lui que jel’aime toujours beaucoup, qu’il doit s’en prendre, non pas à moi,mais aux nouvelles conditions du commerce. Et dites-lui qu’ilachèvera de se couler, s’il s’entête dans un tas de vieilleriesridicules.

Denise redevint toute blanche. C’était Mouret. Personne n’avaitdit son nom, mais il se désignait lui-même, et elle le devinaitmaintenant, elle comprenait pourquoi ce jeune homme lui avait causéune telle émotion, dans la rue, au rayon des soieries, à présentencore. Cette émotion, où elle ne pouvait lire, pesait de plus enplus sur son cœur, comme un poids trop lourd. Toutes les histoirescontées par son oncle, revenaient à sa mémoire, grandissant Mouret,l’entourant d’une légende, faisant de lui le maître de la terriblemachine, qui depuis le matin la tenait dans les dents de fer de sesengrenages. Et, derrière sa jolie tête, à la barbe soignée, auxyeux couleur de vieil or, elle voyait la femme morte, cetteMme Hédouin, dont le sang avait scellé les pierresde la maison. Alors, elle fut reprise du froid de la veille, ellecrut qu’elle avait simplement peur de lui.

Mme Aurélie, cependant, fermait le registre. Illui fallait une seule vendeuse, et il y avait déjà dix demandesinscrites. Mais elle était trop désireuse d’être agréable au patronpour hésiter. La demande toutefois suivrait son cours, l’inspecteurJouve irait aux renseignements, ferait son rapport, et la premièreprendrait une décision.

– C’est bien, mademoiselle, dit-elle majestueusement, pourréserver son autorité. On vous écrira.

L’embarras tint encore Denise immobile, pendant un instant. Ellene savait de quel pied sortir, au milieu de tout ce monde. Enfin,elle remercia Mme Aurélie ; et, lorsqu’elledut passer devant Mouret et Bourdoncle, elle salua. Ceux-ci,d’ailleurs, qui ne s’occupaient déjà plus d’elle, ne lui rendirentpas même son salut, très attentifs à examiner avecMme Frédéric le modèle du manteau à taille. Claraeut un geste vexé, en regardant Marguerite, comme pour prédire quela nouvelle vendeuse n’aurait pas beaucoup d’agrément au rayon.Sans doute Denise sentit derrière elle cette indifférence et cetterancune, car elle descendit l’escalier avec le même trouble qu’ellel’avait monté, en proie à une singulière angoisse, se demandant sielle devait se désespérer ou se réjouir d’être venue. Pouvait-ellecompter sur la place ? elle recommençait à en douter, dans lemalaise qui l’avait empêchée de comprendre nettement. De toutes sessensations, deux persistaient et effaçaient peu à peu lesautres : le coup porté en elle par Mouret, profond jusqu’à lapeur ; puis, l’amabilité de Hutin, la seule joie de samatinée, un souvenir d’une douceur charmante, qui l’emplissait degratitude. Quand elle traversa le magasin pour sortir, elle cherchale jeune homme, heureuse à l’idée de le remercier encore des yeux,et elle fut triste de ne pas le voir.

– Eh bien ! mademoiselle, avez-vous réussi ? luidemanda une voix émue, comme elle était enfin sur le trottoir.

Elle se retourna, elle reconnut le grand garçon blême etdégingandé, qui lui avait adressé la parole, le matin. Lui aussisortait du Bonheur des Dames, et il paraissait plus effaré qu’elle,tout ahuri de l’interrogatoire qu’il venait de subir.

– Mon Dieu ! je n’en sais rien, monsieur,répondit-elle.

– C’est comme moi, alors. Ils ont une manière de vousregarder et de vous parler, là-dedans !… Je suis pour lesdentelles, je sors de chez Crèvecœur, rue du Mail.

Ils étaient de nouveau l’un devant l’autre ; et, ne sachantde quelle façon se quitter, ils se mirent à rougir. Puis, le jeunehomme, pour dire encore quelque chose dans l’excès de sa timidité,osa demander, de son air gauche et bon :

– Comment vous nommez-vous, mademoiselle ?

– Denise Baudu.

– Moi, je me nomme Henri Deloche.

Maintenant, ils souriaient. Ils cédèrent à la fraternité deleurs situations, ils se tendirent la main.

– Bonne chance !

– Oui, bonne chance !

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