Chéri-Bibi et Cécily – Premières Aventures de Chéri-Bibi – Tome II

XV – Reine va parler

De ce dernier crime, Chéri-Bibi recueillit unegrande paix. Outre que la disparition du Kanak n’eût point étésusceptible de donner des remords au plus honnête homme, avec luis’en allait pour toujours la crainte que l’on connût le prodigieuxsecret. Et il y eut une période de bonheur parfait à la villa deLa Falaise. C’était pour nos deux compères, leparadis retrouvé.

Dans tout cela, il n’y avait que ce pauvreM. Costaud qui faisait peine à voir. Il cherchait toujoursChéri-Bibi, qu’il continuait de charger de tous les crimes de lacontrée. D’abord, il ne faisait point de doute pour lui que lecélèbre bandit eût assassiné de sa main et de son couteau ledocteur Walter, dont on avait retrouvé le cadavre dans le grandsalon du château du Touchais.

Du reste, toutes les traces de Chéri-Bibirelevées par le bon M. Costaud conduisaient soit au château duTouchais, soit à la villa de La Falaise, ce quiprouvait assez que Chéri-Bibi n’avait point renoncé à l’idée des’emparer du marquis.

Aussi M. Costaud veillait-il sur celui-ciavec plus de zèle que jamais, mais avec le morne désespoir d’unpolicier qui est las de poursuivre une ombre qui lui échappetoujours.

De morceau en morceau, on avait fini pardécouvrir la tête de l’épouse du docteur Walter, et cette nouvellevictime identifiée fut encore portée au compte de Chéri-Bibi.

Tant d’horreurs faisaient frissonner le paysde Caux mais ne troublaient point les digestions de M. lemarquis du Touchais non plus que de son dévoué secrétaireHilaire.

En fait Chéri-Bibi et la Ficelle n’avaientplus qu’à se laisser vivre et qu’à goûter désormais un repos biengagné. Le premier redoubla d’amour pour Cécily, le second épousaVirginie et tous deux se laissèrent soigner, dorloter, avec laconscience de n’avoir rien négligé pour atteindre à ce sommet dubonheur d’où ils avaient failli si péniblement glisser dans lemoment qu’ils croyaient l’avoir atteint.

Ils étaient – c’était le cas de le dire –comme coqs en pâte. Chéri-Bibi engraissait. Cécily, qui avaittoujours connu le marquis bel homme, le menaça, le plus gentimentdu monde, de ne plus l’aimer, s’il ne se surveillait point. Alorscet excellent époux s’astreignit à des exercices qui faisaient lajoie du petit Jacques. Il se mettait « à quatre pattes »et, le bébé sur le dos, caracolait dans les allées de son jardin, àl’instar du bon roi de la poule au pot. C’est ce qu’il appelait« faire de la gymnastique suédoise ». Semblant vouloirmettre le comble à toutes ces félicités, la vieille marquisedouairière mourut.

Chéri-Bibi s’en réjouit au-delà de touteexpression, dans le sein de la Ficelle, quoique le dévouésecrétaire ne manquât point de lui reprocher l’indécence d’uneallégresse aussi sacrilège. Mais Chéri-Bibi n’aimait point samère.

Cependant, elle ne l’avait guère gêné tantqu’elle avait vécu, et nous pouvons dire tout de suite, sansanticiper sur les événements, que cette mort tant souhaitée neporta point bonheur au tendre époux de Cécily.

Le jour des obsèques, tout Dieppe défiladerrière le corbillard et vint serrer la main du marquis qui, surles instances de la Ficelle, avait apporté un grand air dedésolation. Quelle ne fut pas la stupéfaction de Chéri-Bibi enapercevant tout à coup le vicomte de Pont-Marie qui s’avançait verslui avec la mine de circonstance et la main tendue.

« Mon cher Maxime, prononça cet hommesans vergogne, il est des heures où les anciens amis se retrouventet où il est de leur devoir de tout oublier de ce qui les séparepour ne se souvenir que de ce qui les rapproche ! »

Et comme le marquis restait devant lui« médusé » par un aussi formidable aplomb, Pont-Mariesaisit la main de Chéri-Bibi et la lui secoua avec toutes lesmarques d’un dévouement sans bornes. Sur quoi, voyant que l’autre,de plus en plus anéanti, ne lui résistait pas, le vicomte se penchaà l’oreille du marquis comme pour l’embrasser, ainsi qu’on estaccoutumé à faire dans les grandes douleurs, et lui dit toutbas :

« Donne-moi cent mille francs et tun’entendras plus parler de moi ! »

Ayant dit, il n’attendit point la réponse etpénétra dans la foule en plaignant tout haut le malheur quifrappait la maison du Touchais.

Chéri-Bibi, appuyé sur la Ficelle, le suivaitdes yeux.

Eh quoi ! il était revenucelui-là !… Il avait osé !… Ce n’est plus dans l’ombrequ’il rôdait autour de Cécily… c’est en face qu’il venait le braveret l’insulter, lui, et essayer de le faire chanter !…Pont-Marie, l’homme au chapeau gris, celui qu’il avait bien crureconnaître sur l’escalier de la falaise !… l’assassin dunoble marquis, son père !…

Tout à coup Chéri-Bibi serra fortement le brasde la Ficelle.

« Regarde ! lui siffla-t-il… Maisregarde donc !… »

La Ficelle suivit la direction du regard aigu,si aigu de son maître… Et il vit le vicomte de Pont-Marie quis’approchait de Reine, tout éplorée, toute lamentable, dans leslongs voiles de deuil et soutenue par sœur Sainte-Marie-des-Anges.Pont-Marie s’arrêta devant Reine et lui tendit la main ; maiscelle-ci poussa tout à coup un cri strident et se renversa enarrière dans les bras de la religieuse.

Le vicomte tout à fait étonné de cette criseinattendue, dit tout haut :

« La malheureuse ! elle devientfolle ! »

Et il disparut.

On s’empressait autour de Reine.

Chéri-Bibi, la cérémonie terminée, fit monterrapidement la Ficelle dans sa voiture.

« Eh bien ! lui dit-il… tu asvu ! Tu as vu lorsqu’il s’est approché de Reine… Tu as comprisce qui s’est passé… Tu as entendu le cri de Reine !… Reinesait tout !… Et Pont-Marie c’est l’assassin !…

– Eh bien, monsieur, ça ne nous regardepas !

– Tu dis !… Ça ne nous regardepas !… Veux-tu que je te brise, la Ficelle, pour un motpareil !… Tu oublies donc tout ce que ce misérable a faitsouffrir à la marquise !… Est-ce que tu crois que j’oublieraiscela, moi, si j’avais la grandeur d’âme de lui pardonner la propremisère de ma vie passée et le châtiment que j’ai enduré à saplace !…

– Vous ne devriez surtout pas oublier,monsieur, que c’est en passant par cette misère-là que vous avezacquis le bonheur présent !…

– Ne faudrait-il pas que je lui en soisreconnaissant, peut-être ?

– Pourquoi pas, monsieur !

– Tais-toi ! Tu n’es qu’ungalopin !… Comment ! voilà un monsieur qui a voulu meprendre ma femme et qui a assassiné mon père… et tu veux que je lelaisse tranquille ? Ma parole ! si je t’écoutais, jedevrais lui dire merci, et lui donner par-dessus le marché, cequ’il me demande !

– Que vous demande-t-il donc,monsieur ?

– Cent mille francs, pour que je n’entendeplus parler de lui !

– Ah ! donnez-les-lui, monsieur !…Donnez-les-lui ! Donnez-les-lui tout de suite !…

– Est-ce que tu rêves ?

– Non ! Non, monsieur le marquis, je suisbien éveillé, et c’est avec toute ma raison que je vous dis :donnez à cet homme les cent mille francs qu’il demande et ne nousoccupons plus de rien ! de rien que d’être heureux !Ah ! monsieur, nous sommes sortis de tant de vilaineshistoires, et si bien « à notre honneur », que je ne vousverrais pas sans chagrin vous embarquer dans cette nouvelleaventure ! Venger le vieux marquis du Touchais, personne n’ypense plus, monsieur ! Et rien n’est moins sûr, après tout,que M. de Pont-Marie soit un assassin ! RéhabiliterChéri-Bibi, c’est une tâche au-dessus des forces humaines !Soyons heureux, monsieur, avec nos femmes, je vous ensupplie !…

– Tu n’as pas de cœur, la Ficelle ! Non,mon garçon, tu n’as pas de cœur. Tu t’abandonnes aux délices deCapoue ! C’est bien, j’agirai tout seul ; tu peuxdescendre de voiture !

– Non, monsieur !

– Tu ne veux pas descendre devoiture ?

– Non, monsieur !… Je suis persuadé quemonsieur le marquis a tort, se ravisa immédiatement la Ficelle surun geste menaçant de son maître, mais je ferai tout ce que monsieurle marquis voudra.

– Ah ! ce n’est pas trop tôt ! Ehbien ! mon petit, il faut que Reine parle !… Je suispersuadé qu’elle n’a qu’à dire un mot et nous serons débarrassés dePont-Marie, mieux qu’avec cent mille francs dont il aura toujoursbesoin… Écoute donc ce que je vais te dire : tu vas allertrouver sœur Sainte-Marie-des-Anges.

– De votre part ?…

– Non !… je ne veux pas paraître en toutceci…

– C’est plus prudent ! fit observer laFicelle…

– Je ne veux pas paraître en tout ceci pourque l’on ne croie pas que le coup qui va frapper Pont-Marie soit lerésultat d’une vengeance quelconque de ma part !… On saitqu’il y a eu des histoires entre moi et lui, et ma femme… et je neveux point que Cécily, pas plus que moi, soyons mêlés à cetteaventure. Il sera accusé du crime parce que Reine dira qu’il est lecoupable, c’est bien simple !…

– Et moi, qu’est-ce que je dirai à sœurSainte-Marie-des-Anges ?

– Tu lui diras qu’il y a des personnes (sansles nommer) qui ont pitié d’elle, qui ne voient point sans chagrintout le bruit qui se fait, à propos des derniers crimes, sur le nomde Chéri-Bibi, que ces personnes sont persuadées, comme elle-même,que son frère, qui est réellement mort, n’est pour rien dans toutesces abominations et qu’il est aussi innocent des crimes actuels quede celui du vieux marquis du Touchais. Tu ajouteras que cespersonnes sont au courant de la confession que Reine, la dame decompagnie de la vieille marquise, lui a faite un jour, à elle, sœurSainte-Marie-des-Anges, relativement à l’innocence de Chéri-Bibi,et qu’elles estiment que le moment est venu où Reine doit dévoilerla vérité, qu’elles comprennent parfaitement qu’elle ait attendu silongtemps pour nommer le coupable, sachant que c’était un amiintime de la maison et en particulier de M. le marquis Maxime,mais que maintenant les choses sont bien changées et qu’elle n’aplus rien à redouter de personne… qu’elle sera soutenue dans sonœuvre de justice… et qu’elle ne doit plus tarder si elle ne veuxpoint laisser le temps au misérable de commettre de nouveauxméfaits… Enfin, tu laisseras entendre que les personnes quis’intéressent ainsi à la bonne Reine ont assisté à sonévanouissement, aux obsèques de la marquise douairière, en face deM. le vicomte de Pont-Marie, et qu’elles ont compris la causede son émoi !

– C’est tout ? demanda la Ficelle, d’unair fort ennuyé.

– C’est tout ! Tu vois que ce n’est pasbien compliqué. Sache seulement ce que Reine compte faire et cequ’elle répondra à sœur Sainte-Marie.

– Bien, monsieur. Et quand dois-je voir sœurSainte-Marie ?

– Tout de suite ! Cours latrouver !… Il faut battre le fer pendant qu’il estchaud ! Cadol va me déposer à la villa et te reconduira àDieppe. Là, tu iras tout de suite à l’hôpital et tu demanderas lasœur… »

Chéri-Bibi alla retrouver Cécily qui, trèsfatiguée des nuits passées au chevet de la défunte, n’avait puassister aux obsèques, suivant l’ordre du médecin. La pauvre femmejeta ses bras au cou du marquis, dès qu’il entra. Tant qu’iln’était pas là, elle vivait dans les transes, à cause toujours dece Chéri-Bibi qui, d’après M. Costaud, continuait à assassinertout le monde et lui avait tué le bon docteur Walter.

« Sais-tu, ma chérie, qui est venu meserrer la main au cimetière ? L’abominablePont-Marie !

– Il a osé ! s’écria-t-elle.

– Il a osé ! Et sais-tu ce qu’il m’ademandé pour qu’on n’entende plus parler de lui ? Cent millefrancs.

– Donne-les-lui ! fit-elle sanshésitation.

– Tiens, pensa Chéri-Bibi, elle parle comme laFicelle !

– Donne-les lui plutôt deux fois qu’une !Et qu’on ne le voie plus ! Il nous porteraitmalheur !

– J’y réfléchirai », répondit Chéri-Bibitout pensif.

Mais, une heure plus tard, la Ficelle arrivaitavec d’excellentes nouvelles.

« Monsieur le marquis, dit-il quand ilsfurent tous deux enfermés dans le bureau, c’est vous qui aviezraison ! Vous avez bien fait de ne pas donner les cent millefrancs à ce Pont-Marie ! Il est perdu ! Reine vaparler !

– C’est donc vrai ?… s’écria Chéri-Bibi,dont les yeux brillaient de joie méchante, car ce Pont-Marie, il ledétestait bien, à cause surtout de la jalousie qu’il lui avait faitautrefois endurer.

– Ah ! je n’ai pas eu de longs discours àfaire. Sœur Sainte-Marie-des-Anges a été d’abord très troublée dema communication, et puis, voyant que j’étais si bien renseigné,elle m’a dit :

« – Eh bien, monsieur, dites à ceux quivous envoient qu’ils peuvent se réjouir autant que moi ! Reineaura parlé avant quinze jours !… »

« Et elle me confia que la malheureuseReine était dans tous ses états, à la suite de ce qu’elle avait vuau cimetière, et que l’audace de Pont-Marie venant lui serrer lamain, à elle, l’avait bouleversée.

« – Le brigand, a-t-elle dit, en sortantde son évanouissement, il sera châtié de soncrime !… »

– Elle a dit ça ?

– C’est sœur Sainte-Marie qui me l’a répété.La brave petite sœur, elle ne se sent plus de joie !… Ellefait plaisir à voir, elle est toute rajeunie. Elle a dit :

« – Enfin, la justice de Dieuarrive !… Pauvre Chéri-Bibi ! »

– Elle a dit : « PauvreChéri-Bibi » ?

– Elle l’a dit !… en pleurant…

– La brave fille !

– Et je me suis sauvé, parce que, moi aussi,je sentais que j’allais pleurer.

– Et tu n’as pas demandé si Reine avait despreuves ?

– Ah ! si monsieur !… Elle ena !… il faut croire… On m’a parlé à mots couverts d’unportefeuille.

– Tu ne me le disais pas ! Pont-Marie estfichu !

– Monsieur, je le crois !…

– Eh bien ! dansons unrigodon !… »

Et, entraînant la Ficelle, Chéri-Bibi dansa,tant il est vrai que l’homme, dans l’ignorance où il est de touteschoses et surtout de son destin, après avoir pleuré souvent sur desévénements qui préparent son bonheur, se réjouit aveuglément deceux qui apprêtent sa ruine.

Les jours suivants, en attendant que Reineparlât, Chéri-Bibi prépara tout pour un petit voyage. On iraitpasser l’hiver dans le midi, bien loin d’un tas de vieilleshistoires qui seraient oubliées au printemps. Pendant l’absence dela famille, de grands travaux devaient être exécutés au château duTouchais qui allait être aménagé d’une façon digne de la nouvellefortune de cette illustre maison. La saison suivante, en effet, onquitterait la villa de La Falaise pour habiter lechâteau. On commença même tout de suite le travail detransformation dans les combles et couvertures qui avaient bienbesoin d’être réparés. Les peintres s’empressèrent de gratter lesvieilles peintures des chambres du second étage qui seraiententièrement refaites à neuf. M. le marquis du Touchais, sanssa hâte de mettre tout en train, ne quittait plus le château, nison architecte.

La vérité est qu’il cherchait dans cesurmenage volontaire un dérivatif à ses pensées, une distraction àson impatience. Reine allait-elle enfin se décider ?Qu’attendait-elle ?…

Pont-Marie n’avait pas quitté Dieppe dansl’attente de ses cent mille francs et Chéri-Bibi, qui avait dûentrer en correspondance avec ce vilain personnage, faisait traînerles choses de telle sorte qu’il ne pût s’éloigner.

Cependant, il redoutait que Pont-Marie neperdît patience. Aussi envoyait-il de temps à autre la Ficelle verssœur Sainte-Marie-des-Anges qui faisait répondre :

« Les temps sont proches ! les tempssont proches ! »

Sur ces entrefaites, M. Costaud, bienpersuadé, cette fois, que Chéri-Bibi avait de nouveau quitté lacontrée, annonça au marquis son prochain départ pour Paris et celuide ses agents.

Costaud avait montré tant de dévouement pourle marquis que celui-ci ne voulût point le laisser s’en aller sanslui donner une grande marque de sa faveur. En dépit du deuilrécent, il l’invita à dîner. Cécily, qui avait beaucoup dereconnaissance également pour M. Costaud, approuva son mariet, comme le vieil ami de la famille, maître Régime, était revenu àDieppe pour les affaires du marquis, elle l’invita également.Oh ! sans cérémonie, un modeste petit dîner d’adieux.

Pour une fois, Chéri-Bibi ne voyait pointpartir son ami Costaud sans désagrément. Il eût voulu qu’il fûtencore là au moment des révélations de Reine et que ce fût cetagent modèle qui mît la main sur Pont-Marie, comme il l’avait miseautrefois sur lui, Chéri-Bibi.

Alors, il dit à la Ficelle :

« Mon petit, il faut décider cettevieille toquée de Reine. Va retrouver sœur Sainte-Marie-des-Angeset apprends-lui que M. Costaud nous quitte, mais qu’avant sondépart, M. le marquis du Touchais l’a invité à dîner. Ce dîneraura lieu demain soir et fais-lui entendre que nul autre mieux quece M. Costaud ne semble désigné pour mettre la main sur levéritable assassin du défunt marquis, lui qui a arrêté autrefoisChéri-Bibi ! »

Grande fut la joie de M. le marquis duTouchais quand son secrétaire Hilaire revint de son expédition avecces paroles décisives :

« Les preuves que Reine avaient mises ensûreté et qu’elle attendait sont arrivées. Reine parlera demainsoir, chez M. le marquis du Touchais, devantM. l’inspecteur Costaud !

– Je n’en demande pas plus ! s’écriaChéri-Bibi. Ah bien ! on va rire !… Compte sur moi, monvieux la Ficelle !… ça va être magnifique !…

– Pourrais-je savoir ce que monsieur lemarquis entend par ces mots ? demanda timidement laFicelle.

– Ça ne te regarde pas ! Ah ! disdonc, j’y pense !… Rien n’est plus simple que d’inviter Reineà ce dîner !…

– Gardez-vous-en ! Son dessein, m’a ditla sœur, est d’arriver au dessert, sans être attendue… et elle veutque tout le monde ignore qu’elle doit venir, même monsieur lemarquis ! a-t-elle dit à sœur Sainte-Marie.

– Elle a peur, sans doute, qu’au derniermoment, je prévienne Pont-Marie, qui a été si longtemps monami !… Eh bien ! oui, la Ficelle, je vais leprévenir ! Et comment ! »

En effet, voici le mot que le soir mêmeM. le marquis du Touchais faisait parvenir à M. levicomte de Pont-Marie :

« Monsieur, je suis de votre avis. Ilfaut en finir. Trouvez-vous demain, à six heures du soir, à lapetite porte du château du Touchais donnant sur l’escalier de lafalaise. Je vous introduirai moi-même. Apportez toutes lesphotographies relatives aux lettres que vous savez. Vous medonnerez votre parole d’honneur qu’il n’en reste pas une en votrepossession, et moi je vous donne la mienne que vous toucherez lescent mille francs. »

On était au mois d’octobre. Il faisait nuitnoire, lorsqu’à six heures, le lendemain,M. de Pont-Marie se trouva à l’endroit indiqué.Chéri-Bibi lui ouvrit la porte lui-même et le précéda dans lesjardins déserts et dans le château, abandonné depuis plus d’uneheure par les ouvriers. Il le fit monter au premier étage, et commeil lui indiquait l’escalier conduisant au second, l’autre eut unmouvement d’impatience. Le marquis du Touchais se retourna, mit undoigt sur ses lèvres pour réclamer le silence et, lui montrant laporte :

« La marquise est là, réglons notreaffaire sans la déranger, si vous le voulez bien ! »

Il mentait. Mais Pont-Marie suivit, sans seméfier. Arrivé dans le couloir du second, Chéri-Bibi ditencore :

« Ici, nous sommes cheznous ! »

Et brutalement, avant que Pont-Marie ait eu letemps de dire ouf ! ni de faire un geste, il l’envoyait roulerdans un cabinet noir, se jetait sur lui, lui liait bras et jambes,comme seul Chéri-Bibi savait le faire, lui mettait un bâillon etlui vidait les poches, s’emparait du paquet de photographies, d’unrevolver, et se relevait en lui disant :

« À tout à l’heure ! »

Il fermait la porte à double tour et,tranquillement, quittait le château pour se rendre à la villa deLa Falaise.

Là, il allait trouver Cécily, l’embrassaittendrement, et lui annonçait que le dîner n’aurait point lieu à lavilla, mais au château, dans la grande salle à manger. Stupéfaite,la marquise demanda des explications, mais Chéri-Bibi ne lui endonna point. Il l’embrassa à nouveau et plus tendrement encore quetout à l’heure.

« Ma chérie, se contenta-t-il de dire,réjouissez-vous sans m’en demander la raison que vous connaîtreztout à l’heure. C’est une bonne surprise que je veux vous faire.Seulement il faut m’obéir aveuglément. Nous dînerons ce soir auchâteau du Touchais et vous mettrez trois couverts de plus, je vousen prie !

– Mais, mon ami, y songez-vous ? Nousavons déjà M. Costaud et maître Régime ! Trois couvertsde plus, cela va faire un grand dîner !… Quinze jours aprèsles obsèques de la douairière !

– Aveuglément, je vous demande de m’obéir…

– Bien, mon ami… Il sera fait comme vous ledésirez !…

– Je n’en attendais pas moins de vous, mabonne Cécily !

– Et puis-je vous demander pour qui ces troiscouverts ?

– Mais comment donc ? C’est pourM. le commissaire de police, qui nous a évité bien des ennuislors des constatations de l’assassinat du docteur Walter, pourM. le juge d’instruction, qui a été lui-même fort aimable, etpour M. le président du tribunal, qui était un grand ami de mamère !… »

Sur ces paroles, il sortit, réclamant sonauto, et Cécily resta bien cinq minutes à se demander pour quelleraison son époux bien-aimé tenait à avoir tant de magistrats, cesoir-là, autour de la table de famille. Elle ne la trouva point,mais le principal était qu’elle donnât des ordres pour le dîner auchâteau ; ce qu’elle fit, sans plus tarder.

Chéri-Bibi s’était fait conduire à Dieppe, oùil fit quelques visites. Il revint à Puys avec cinq personnagesarmés jusqu’aux dents. C’étaient M. Costaud et ses agents.

M. le marquis du Touchais avait annoncéfort mystérieusement à M. l’inspecteur de la Sûreté généralequ’il lui réservait « pour le dessert » une surprised’une nature telle qu’il l’engageait à se faire accompagner parquelques-uns de ses plus solides amis.

« Allons-nous enfin arrêterChéri-Bibi ? avait demandé immédiatement M. Costaud, quine pensait qu’à son brigand.

– Peut-être !… » avait répondu, deplus en plus énigmatique, M. le marquis du Touchais.

Les invités arrivèrent à huit heures et furenttout étonnés de se rencontrer dans un dîner aussi solennel, et quele deuil récent du marquis et de la marquise rendait inexplicable.Mais M. Costaud, clignant de l’œil comme quelqu’un qui estrenseigné, leur laissa entendre que leur amphitryon n’avait pasdérangé pour rien les plus hauts représentants de la magistraturedu pays.

Ils s’étonnèrent aussi de ce que le dîner leurfût servi non point dans la villa, mais au château, déjà toutbouleversé par les ouvriers, et qui sentait le plâtre et latérébenthine. À quoi M. Costaud répondit encore, en reclignantde l’œil, que M. le marquis « devait avoir sesraisons ».

M. Costaud avait ordonné à ses agents,sur les conseils de Chéri-Bibi, de se promener dans le parc et dese tenir prêts à accourir au premier signal. Quant à la Ficelle, ilavait été laissé à la villa de LaFalaise où ildevait attendre Reine et sœur Sainte-Marie-des-Anges pour lesconduire au château.

Pendant le dîner, la conversation fut assezlanguissante. On ne comprenait rien à ce qui se passait et chacuninterrogeait le visage de M. le marquis qui conservait sonsecret.

Chéri-Bibi ne cessait de regarder du côté duparc, comme s’il attendait quelqu’un qui tardait à venir. Enfin ilvit passer (et il fut le seul à les apercevoir dans la lumière quitombait des fenêtres), la Ficelle précédant Reine et sœurSainte-Marie-des-Anges.

Les deux femmes lui parurent d’une grandepâleur. Son secrétaire les conduisait, selon ses instructions, dansle salon qui était adjacent à la salle à manger. Alors, il se leva,s’excusa, demanda à la noble société la permission de s’absenterquelques instants, l’incita à la patience s’il tardait un peu àrevenir et monta au second étage où il retrouva, ficelé sur leparquet du petit cabinet noir, son prisonnier… Il le prit dans sesbras et s’en fût le déposer dans un fauteuil d’une chambrecontiguë. Il alluma une lampe, ôta le bâillon du prisonnier,attendit que celui-ci pût, sans contrainte, respirer tout sonsaoul, et arrêta dès leur origine les protestations indignées deM. de Pont-Marie par ces mots :

« Monsieur, j’ai vu lesphotographies ; elles y sont toutes. Vous m’aviez promis quevous n’en garderiez aucune par devers vous. J’ai cru dans votreparole et j’ai bien fait. Mais vous n’aurez point les cent millefrancs. Je payerai votre audace et vos crimes comme il convient, enfaisant arrêter immédiatement, sur le théâtre même de ses forfaits,l’assassin du marquis du Touchais, mon père ! »

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