Chéri-Bibi et Cécily – Premières Aventures de Chéri-Bibi – Tome II

V – Où l’on touche au sublime

Dès huit heures du matin – car le duel étaitpour neuf heures – Chéri-Bibi et son dévoué secrétaire sepromenaient dans l’allée centrale de la propriété Bourrelier, enattendant le premier témoin, maître Régime.

Chéri-Bibi était vraiment beau à voir. Soncalme magnifique, avant le combat, la parfaite sérénité de sesmanières, son tranquille langage, sa noble attitude, en un mot,eussent étonné les plus indifférents, car il n’est point toujoursdonné aux plus braves d’être aussi maîtres de leurs nerfs quelquesminutes avant d’aller risquer leur vie.

À l’abri d’une persienne du premier étage, uneforme féminine était penchée sur cet héroïque spectacle.

C’était Cécily, qui n’avait point dormi de lanuit et qui contemplait maintenant avec une émotion grandissantecet époux qui allait se battre et peut-être se faire tuer pourelle…

Pour elle ! Depuis qu’il était revenu àDieppe, le marquis s’était conduit de telle sorte qu’il avaitcomplètement bouleversé les idées et peut-être le cœur del’adorable Cécily. Eh quoi ! c’était ce même homme qui l’avaitfait si cruellement souffrir, qui lui donnait maintenant tant desujets de satisfaction ! L’avant-veille, il avait fait reculerles chevaux de la baronne, la veille il avait chassé cettepéronnelle du château du Touchais qu’elle outrageait de saprésence, et aujourd’hui il allait se battre pour safemme !

Une main sur son sein, dont elle avait peine àcomprimer les battements inusités, Cécily commençait de se fairedes reproches ; car, au fond, elle était bien la meilleurepersonne du monde, et si elle avait accueilli avec tant de hauteurle marquis repentant, c’est que le passé, hélas ! lui avaitbien donné le droit de douter d’une pareille transformation. Ellese faisait donc des reproches ; elle se disait qu’elle avaitpeut-être été pour quelque chose dans l’ancienne conduite dumarquis ; elle se rappelait avec quelle dureté, dès le débutde son mariage, elle avait fermé la porte de sa chambre à ce hautgentilhomme, comme à un simple maître de forges, toute roturièrequ’elle était ! Puisqu’il lui montrait, à cette heure, tant demarques d’amour, c’était sans doute qu’alors il l’aimaitdéjà ! Et elle n’avait pas su le deviner !… Et celaexpliquerait bien des choses : le désordre de sa vieamoureuse, le scandale de la Belle Dieppoise et tous les événementsqui avaient suivi, jusqu’à cette atroce nuit du départ pour laNorvège, où elle voulait voir maintenant moins de désir devengeance que d’irrésistible amour chez un homme qu’après tout elleavait bafoué !

Ainsi va le cœur des femmes, c’est-à-dire auxextrêmes ! Il va tout à la haine ou tout à l’amour, glissantde l’une à l’autre et vice versa avec une rapidité querien n’arrête.

Regardez Cécily derrière sa persienne :elle est bien près d’aimer Chéri-Bibi !

D’abord la démarche qu’elle avait risquée dansla nuit, le baiser qu’elle avait accordé, l’encouragement qu’elleavait donné au marquis en brûlant devant lui son testament, autantde faits qui prouvaient, plus clair que la douce lumière de cettematinée normande, que son cœur venait de s’ouvrir aux sentimentsles plus tendres, qui sont ceux du pardon et de l’amour.

Elle l’admirait d’être si fort devant ledanger, et réellement elle trembla pour lui.

Elle redouta ce duel.

Elle frissonna à la pensée qu’on allaitpeut-être lui ramener tout à l’heure ce beau corps inanimé. Ellequi, quelques jours auparavant, avait le droit de considérer lamort du marquis comme une délivrance, ne se défendit plus contrel’angoisse d’une pareille imagination. Elle voulait maintenantqu’il vécût, et, comme elle était pieuse, elle pria pour lui.

Cependant Chéri-Bibi commençait des’impatienter. Ainsi sont les véritables héros qui veulent toujoursarriver les premiers au combat.

Chéri-Bibi craignait d’être en retard. MaîtreRégime ne se montrait pas. Le marquis dit tout haut :

« Ce tabellion va nous déshonorer !Je ne me pardonnerai point de faire attendre lebaron ! »

Or, comme il prononçait ces mots, une voitures’arrêta devant la barrière et maître Régime en descendit ;mais il n’était point seul.

En reconnaissant le personnage quiaccompagnait son premier témoin, Chéri-Bibi ne put retenir unmouvement de désagréable surprise. L’homme qui venait là, de taillecourte, mais bien prise, petite tête sur larges épaules, yeuxintelligents, cet homme était le plus redoutable de ses ennemis.C’était le fameux Costaud… l’ancien secrétaire du commissaire depolice de Dieppe, l’inspecteur actuel de la Sûreté, l’infernalJavert qui avait toujours poursuivi, avec tant d’ardeur, lemalheureux Chéri-Bibi !

Mais déjà le nouveau marquis du Touchais étaitsur la défensive.

Il venait d’entrevoir la douce image de Cécilyderrière sa persienne, et la seule idée que cette femme adoréecommençait de lui montrer un sympathique intérêt lui donnait plusde force qu’il n’en fallait pour affronter un Costaud.

En outre, il ne pouvait craindre d’êtrereconnu. En ce qui concernait sa voix, il n’avait jamais entretenude grandes conversations avec ledit Costaud, dont le rôle avaitsurtout consisté jusqu’alors à lui passer les menottes, et il yavait beau temps de cela !

Sa voix s’était modifiée depuis. D’autre part,Costaud n’avait jamais fréquenté le marquis du Touchais. Enfin,n’était-il point absurde de penser une seconde que Costaud pourraitsoupçonner Chéri-Bibi dans la peau du marquis ?

La Ficelle, lui, n’avait rien à craindre deCostaud en particulier, pas plus que de la justice en général,ayant vécu, depuis la première évasion de Chéri-Bibi, dans l’ombrede son illustre ami, sans être mêlé directement à ses coups. Jamaispris, jamais surpris, son casier judiciaire était vierge. Enfin,n’était-il pas le secrétaire de M. le marquis ?

Ils attendirent de pied ferme le représentantde l’autorité qui s’avançait en silence à côté de maître Régime.Celui-ci paraissait encore plus agité que la veille, mais unecertaine allégresse débordait de toute sa grassouillette personne.Et comme Chéri-Bibi lui reprochait de loin son peu d’empressement àarriver au rendez-vous, le notaire expliqua avec force gestesenthousiastes que la faute en était à M. l’inspecteur Costaud,qui l’avait retenu au bas de la côte du Pollet pour lui apprendreune extraordinaire nouvelle : des pêcheurs de crevettesvenaient de trouver le corps du baron Proskof au pied de lafalaise.

« Comment ! le baron est mort !s’exclama Chéri-Bibi en reculant d’un pas sous l’effet de lasurprise.

– Mort !… Mais ça n’est paspossible ! amplifia M. Hilaire. Nous nous battons cematin avec lui !

– Je le savais, messieurs, fit Costaud, que lenotaire présenta. Et je savais aussi que maître Régime était lepremier témoin de M. le marquis. En villégiature moi-même àDieppe, où j’ai débuté dans la carrière lors d’une affaire célèbrequi a eu bien du retentissement dans le monde, je fus averti cematin par un de mes collègues de la lugubre trouvaille des pêcheursde crevettes. Je m’en fus aussitôt sur les lieux et là je trouvaile corps du baron Proskof à l’endroit même où fut trouvé, il y a decela des années, celui de M. Bourrelier père, assassiné par leterrible Chéri-Bibi !

– À l’endroit même ? interrogea encoreavec les marques de la plus évidente stupéfaction M. lemarquis du Touchais.

– Oui, oui ! à l’endroit même !… maparole ! Et le corps était étendu comme l’autre… sur leventre… les bras en croix ; j’aurais pu croire que Chéri-Bibiavait encore passé par là si j’avais été de quelques années plusjeune.

« Et si Chéri-Bibi n’était pas mort,naturellement ! répéta l’inspecteur de la Sûreté… Mais aufait, monsieur le marquis, vous avez assisté à cette illustreagonie, à bord du Bayard. Je vous avouerai que j’ai luavec passion vos interviews dans la grande presse. Jusque-là, jen’avais guère cru à la mort du fameux bandit. Mais enfin, votretémoignage, ceux qui ont été récoltés auprès des survivants del’extraordinaire aventure, enfin le retour de sœurSainte-Marie-des-Anges après le décès de son frère, ont fini par meconvaincre, bien que, je ne vous le cache pas… tout au fond… j’aicomme le pressentiment que ce formidable individu fera encoreparler de lui !

– Même après sa mort ?

– Eh ! monsieur le marquis, je ne peux mefaire à l’idée de cette mort !… Chéri-Bibi, mourir de maladiecomme n’importe qui… et disparaître, aussi simplement que cela,dans le moment qu’il est le maître et qu’il n’a plus qu’àrecueillir le fruit de son incommensurable audace !… à l’heureoù il allait toucher vos millions, monsieur le marquis !…Non ! Non !… ça n’est pas possible !…

– Eh bien ! monsieur Costaud… fittranquillement Chéri-Bibi, qui paraissait se désintéresser de laquestion, mettons qu’il n’est pas mort, voilà tout !…

– Oh ! je ne dis pas cela ! je nedis pas cela !… Mais ça m’étonne plus que je ne saurais ledire ! Il nous a joué tant de tours !… Ne nous enaurait-il point ménagé là un dernier de sa façon !… Enfin,vous êtes sûr de l’avoir vu décédé, vous, monsieur lemarquis ?

– Je l’ai vu mort, monsieur Costaud, comme jevous vois vivant !

– Ah ! il faut que vous me ledisiez ! J’avais grande envie de m’entretenir de cet événementavec vous, monsieur le marquis. La mort du baron Proskof m’en afourni l’occasion, tant mieux !… Et excusez-moi d’être venuvous déranger, monsieur le marquis… Maintenant, je vais continuermon enquête sur la mort de ce pauvre baron.

– C’est une mort bien étrange ! fitremarquer Chéri-Bibi. Et elle me prive d’un bien beau duel !…Quoi qu’il en soit, messieurs, ajouta-t-il, en se tournant vers sestémoins, notre devoir est de nous rendre sur le lieu de larencontre. C’est l’heure.

– Monsieur le marquis, permettez-moi de vous yaccompagner, pria Costaud. J’aurai, en chemin, quelques questions àvous poser d’homme à homme, pour le bien de la justice…

– Je suis à votre entière disposition,monsieur… »

Ils sortirent. Chéri-Bibi, en poussant labarrière, se tourna du côté de la persienne : il vit unmouchoir qui s’agitait. Cécily n’avait rien entendu de laconversation qui venait d’avoir lieu, et par conséquent, croyaittoujours que son mari allait se battre. Du reste ce n’était passans une certaine horreur qu’elle voyait une lourde boîte depistolets entre les mains de maître Régime, lequel la portait commeun homme de loi une serviette, avec une désinvolture quis’expliquait par la certitude où il était qu’elle ne serviraitpoint.

La marquise prit le quatrième personnage,M. Costaud, pour quelque médecin en villégiature,réquisitionné par les témoins pour la circonstance. La vérité étaitque les docteurs devaient se rendre directement sur le lieu ducombat qui avait été choisi dans un bout du parc du château duTouchais, sur la falaise. Le chemin était court. On le fit à pied,par la traverse.

Tout de suite Costaud s’était rapproché deChéri-Bibi :

« J’ai quelques questions assez délicatesà vous poser, monsieur le marquis. Ne dites rien si elles vousgênent… mais dans le cas où vous pourriez me répondre, cela meserait certainement d’une grande utilité… Voici : je suis allédéjà ce matin, avant mon retour à Dieppe, comme bien vous lepensez, rendre visite à la baronne. C’est même moi qui lui aiappris le malheur, pendant que le commissaire faisait porter lecorps à la ville aux fins d’autopsie. C’est une femme de tête.Quand elle sut qu’on venait de trouver le cadavre de son mari aupied de la falaise, elle dit : « Quelimbécile !… »

– Ah ! ah ! elle a dit :« Quel imbécile !… »

– Elle a dit : « Quelimbécile !… », et cela pour moi a été comme un trait delumière. J’avais cru à un accident possible monsieur le marquis, jene crois plus maintenant à l’accident.

– Et à quoi croyez-vous donc ? demandaChéri-Bibi, très intéressé.

– Mon Dieu ! je crois à un suicide. Ilétait de notoriété publique que les affaires du baron et de labaronne étaient fort mal en point. On attendait, pour lesdébrouiller, avec une impatience de jour en jour grandissante,votre retour. Or, il paraît, s’il faut en croire les potins de laplage, il paraît que monsieur le marquis n’a réalisé aucune desespérances de l’honorable couple. Il aurait donné congé à la BelleDieppoise !… Monsieur le marquis, je vous le répète, ne voyezdans mes questions que le désir d’élucider au plut tôt un drame quime paraît des plus simples…

– Mais, monsieur Costaud, je ne vous trouvenullement indiscret. On arrive à un âge où il faut se ranger. J’aipu faire des folies dans ma jeunesse, mais jeunesse se passe. C’estce que j’ai essayé, en effet, de faire comprendre à cette dameProskof et à son baron de mari. Ils ont reçu ma communication d’unefaçon désagréable… d’où le duel !

– D’où le suicide !… Le baron vousattendait pour que vous payiez ses dettes et vous lui administrezune gifle. Il a perdu la tête. Et la Belle Dieppoise qui, elle, n’apas tout à fait désespéré de vous, le traite d’imbécile !Voilà toute l’histoire. Qu’en pensez-vous ?…

– Je pense, monsieur Costaud, que c’estpuissamment raisonné. Le baron s’est suicidé, n’en parlonsplus ! J’aime mieux cela que de l’avoir tué de ma propre mainaprès avoir été si bien reçu dans la famille ! »

Ainsi s’établit la légende du suicide du baronProskof, sur la falaise du Puys, après un rapport des pluscirconstanciés où l’inspecteur de la Sûreté Costaud se montraparticulièrement doué au point de vue psychologique. Cette premièrerencontre avec le terrible agent remplit Chéri-Bibi d’une joieineffable. Il goûta à part lui le plaisir de se voir traiter avecune grande déférence par un agent de la police, dont il avait eujadis à subir les pires brutalités.

« Décidément, se disait-il, quand on estriche tout vous réussit. On dirait que le monde entier se liguepour vous éviter le moindre ennui ; et l’agent Costaudlui-même se charge d’écarter tous ceux que j’aurais pu redouter àla suite de mon geste de l’épaule sur lafalaise. »

Il trouvait la société bien faite et Costaudlui devenait sympathique. D’humeur charmante, le marquis serra dansle parc toutes les mains autour de lui et se retint pour ne pasféliciter de la mort de leur client les témoins du baron, qui luiapportaient solennellement la sinistre nouvelle. Il remercia lesdocteurs de leur dévouement en regrettant sincèrement – dit-il –qu’ils se fussent dérangés pour rien. Enfin il demanda à présenterses hommages à la veuve.

Celle-ci ne refusa pas de le recevoir. Le bonHilaire le vit disparaître dans le château avec terreur. Il se ditque certainement la Belle Dieppoise allait le dévorer. Il ne futrassuré qu’en le voyant réapparaître quelques minutes plus tard, lesourire sur les lèvres et l’air fort gaillard. Chéri-Bibil’entraîna tout de suite, après avoir pris congé deM. Costaud, de maître Régime et de toute la société.

« Cette fille, dit-il à Hilaire en luiparlant tout de suite de la baronne, cette fille me paraîtenchantée de la mort de son mari, bien qu’elle eût cru devoir parerson visage, dès mon entrée, du plus morne désespoir. Mais j’ai mistôt fin à cette comédie en lui signant un chèque pour la fortesomme. Si je n’aime point, Hilaire, les dépenses inutiles, il estdes circonstances où je n’hésite pas à « faire dessacrifices » dès qu’il s’agit de l’honneur du marquis duTouchais et de la dignité de son épouse. Hilaire, on n’entendraplus parler de la baronne Proskof.

« Après les obsèques, auxquelles nousassisterons comme voisins de campagne, elle quittera définitivementce pays. Courons, Hilaire, courons apprendre cette bonne nouvelle ànotre Cécily ! Ah ! je bénis ce duel qui s’est siheureusement terminé ! Sans lui, la marquise ne serait pasvenue me consoler cette nuit, de son geste généreux !… Elle apermis que je l’embrasse !… Sans lui, elle ne serait pasrestée derrière sa persienne à guetter mon départ !… Douce,aimable Cécily ! Elle agitait son mouchoir ! Elle croyaitque j’allais me battre ! Hilaire, je te dis qu’elle m’aime ouqu’elle est bien près de m’aimer ! Courons calmer ses transeset mettons un terme à ses alarmes !… Si j’ai enfin touché soncœur comme je crois pouvoir l’espérer… elle doit être dans uneterrible anxiété !… »

Ils hâtèrent leur marche sans plus se parler.Chéri-Bibi arriva le premier à la barrière et ne put s’empêcher delaisser échapper un vilain, un très vilain mot : sous unetonnelle, Cécily causait d’une façon assez intime avecM. de Pont-Marie !

Chéri-Bibi, après avoir dit son vilain mot,avait poussé la barrière, et maintenant il s’avançait vers lecouple, les poings fermés, cependant que le doux la Ficelle luitirait par derrière les pans de sa redingote en murmurant d’unevoix suppliante :

« Pas de bêtises, monsieur lemarquis ! Et surtout plus de duel, au nom du Père, du Fils etdu Saint-Esprit ! »

La conversation, sous la tonnelle, était sianimée que ni Cécily, ni Pont-Marie ne s’étaient encore aperçus del’arrivée de Chéri-Bibi. Quand ils le virent tout près d’eux, ilsse levèrent, fort embarrassés, le rouge de la confusion sur levisage.

Que pouvaient-ils se dire ? De touteévidence, ils craignaient d’avoir été surpris. Chéri-Bibi n’avaitpu saisir un mot de cet intéressant entretien, et il le regrettaitbien. Il roulait des yeux terribles. Ce fut Cécily qui retrouva, lapremière, son sang-froid. Elle dit :

« M. de Pont-Marie est venum’apporter la nouvelle de la mort du baron Proskof. Cela m’abien rassurée, mon ami. »

À ces mots, la colère de Chéri-Bibi tomba.Cécily avait dit d’une façon si simple et si gentille et en mêmetemps si significative : « Cela m’a bien rassurée, monami », qu’il eût été un monstre d’ingratitude, s’il n’en avaitété attendri jusqu’au fond du cœur. Mais il n’en continua pas moinsà garder rancune à Pont-Marie de sa présence.

Sans lui, il eût certainement joui d’unspectacle autrement intéressant dont il s’était régalé d’avance. Ilavait escompté son retour, la joie de Cécily en constatant qu’ilavait échappé aux dangers du combat ; il s’était représenté sachère petite femme se jetant dans ses bras et oubliant tout lepassé dans un sanglot d’amour.

Ainsi, sans doute, les choses seseraient-elles déroulées pour la plus grande satisfaction del’orgueilleux amoureux Chéri-Bibi. Il eût toujours été temps,pensait-il, d’apprendre à Cécily qu’il n’y avait pas eu de duel dutout : la glace n’en était pas moins, dès lors, définitivementrompue !… Et voilà que cet abominable Pont-Marie était venu semettre au travers d’un aussi heureux événement !…

Ah ! il le détestait bien,celui-là !… Et c’était un grand malheur, en vérité, qu’il nepût s’en défaire en quelque duel, à cause de ce malheureux bout depeau que le Kanak lui avait laissé sur la poitrine et qu’ilconvenait de cacher à tous, même et surtout en cas d’accident,chose qu’il fallait toujours prévoir dans un duel.

En tout cas, il ne serait pas long à luifermer la porte du domicile conjugal. Et, en attendant, il allait,le jour même, poliment lui signifier son congé. Chéri-Bibi brûlait,en effet, de rester seul avec Cécily, en tête à tête, et decontinuer, dans le cœur troublé de la malheureuse femme, cettebesogne amoureuse qu’il avait si bien commencée. Ainsi ouvrit-il labouche pour faire entendre à M. de Pont-Marie qu’onl’attendait chez la Belle Dieppoise, quand Cécily, avec son pluscharmant sourire, dit à son époux :

« Je vous avais prié d’inviter à déjeunerM. de Pont-Marie pour demain ; mais puisque levoilà, je le retiens aujourd’hui. Nous avons beaucoup de choses ànous dire ; M. de Pont-Marie est le secrétaire du« Denier du pauvre marin », j’en suis laprésidente ; nous avons des comptes à régler. Nous lesachèverons aujourd’hui ; du moins je l’espère. En attendant,mon ami, je vous prie de nous excuser. Nous allons nous plongerdans les chiffres… À tout à l’heure !… »

Et elle lui tendit la main… Il la prit sansbien savoir ce qu’il faisait. C’était à lui, Chéri-Bibi, que l’ondonnait congé… Il s’inclina sur cette main qu’il adorait, prêt àpleurer comme un enfant. Mais déjà Cécily lui avait tourné le doset gagnait son boudoir, près de la véranda, où elle s’enfermaitavec Pont-Marie.

Chéri-Bibi poussa un soupir de tromped’automobile et il s’enfuit à travers champs. Derrière lui, laFicelle courait et s’essoufflait. Enfin il le rejoignit près d’untalus contre lequel Chéri-Bibi s’était laissé glisser. Le pauvrehomme avait la tête dans les mains et pleurait.

La Ficelle respecta cette grande douleurjusqu’à l’heure du déjeuner. Alors il osa adresser la parole àM. le marquis.

« Il est midi », dit-il.

Chéri-Bibi se leva. Maintenant, il paraissaitplus calme. Il semblait avoir pris une résolution, et tout de suitela Ficelle en parut inquiet.

« Qu’est-ce qu’il va encorefaire ? » se disait le dévoué secrétaire, toujours prêt àprévoir et à éviter, autant que possible, les événementsfâcheux.

À l’approche de la villa, Chéri-Bibi avaitretrouvé toute sa correction d’homme du monde. Il s’appliqua à laconserver, en dépit du coup qu’il reçut, quand le domestique luiapprit que Mme la marquise et M. de Pont-Marieétaient toujours enfermés dans le boudoir. Il se disposa à allertroubler ce duo qui, vraiment, se prolongeait un peu trop, même aunom de la charité.

N’était-il pas le maître ?… N’était-ilpas chez lui ?… Mais la porte s’ouvrit devant lui, et il vitsortir les deux personnages. Pont-Marie avait un petit airsarcastique du plus déplaisant effet. Quant à Cécily, elle montraitun bien pauvre visage, qui était d’une extrême pâleur, avec degrands yeux inquiets qui n’osaient pas regarder son époux.

« Allons déjeuner, mon ami »,dit-elle d’une voix étrange, et elle prit le bras deChéri-Bibi.

Celui-ci, dont l’émotion était à son comble,sentit la petite main qui tremblait. Comme Pont-Marie était restéen arrière, entrepris par le petit Bernard qui jouait avec lui,Chéri-Bibi dit à sa femme, d’une voix profonde comme le dévouement,sourde comme la vengeance, rapide comme l’amour :

« Cécily, cet homme vous faitsouffrir ! Je ne veux pas savoir quelle peut en être laraison, mais voulez-vous, une fois pour toutes, que je vous endébarrasse ?

– Devenez-vous fou, mon ami ?répliqua-t-elle, hâtivement ; que croyez-vous donc ?…Nous avons eu une discussion à propos de nos comptes… Je vousraconterai tout cela plus tard !… Ça n’a aucune importance…aucune… aucune… (et la petite main tremblait de plus en plus fort).Je vous prie d’être poli avec lui pendant le déjeuner… Regardez-le.Il a déjà oublié notre différend… Il s’amuse avec Bernard… avecvotre fils… monsieur !… »

Chéri-Bibi poussa un cri. Cécily venait des’évanouir dans ses bras !

Il l’emporta, comme un enfant, dans sachambre. Les femmes de service accoururent. On fit respirer dessels à la malade. Chéri-Bibi avait cette tête pâle sur son épaule.Il était fou de terreur et d’amour. On dut dégrafer le corsage deCécily. Chéri-Bibi ferma les yeux. Ce fut le moment que Cécilychoisit pour rouvrir les siens. Elle poussa un soupir et aperçut lafigure décomposée du marquis. « Comme il m’aime ! »pensa-t-elle. Et elle frissonna en songeant à la terrible bataillequ’elle livrait à Pont-Marie et au bout de laquelle il lui faudraitpeut-être succomber.

Le petit Bernard, entrant sur ces entrefaites,elle le prit dans ses bras et le couvrit de baisers passionnés,objet de tant d’amour et de douleur ! Elle serrait sur soncœur le prix de son supplice avec une telle fougue désordonnéequ’elle ne prenait point garde qu’elle était maintenant l’objet desregards passionnés du père. Finalement celui-ci, très troublé, lalaissa aux mains des femmes et quitta la chambre en se cognant auxmeubles, la tête perdue.

Tout de suite, dans le jardin, il tomba surl’éternel Pont-Marie, qui lui demanda des nouvelles de la marquise.Il pria celui-ci de le suivre dans son bureau. Et là il mit àexécution la résolution qu’il avait prise de dire carrément àPont-Marie que sa figure avait cessé de lui plaire. Dansl’exaltation où il se trouvait, il n’y alla point par quatrechemins. La Ficelle, le cœur battant, écoutait derrière la porte.Et voici ce qu’il entendit :

« Monsieur de Pont-Marie, il faut nousexcuser de ne pas vous retenir à déjeuner dans l’état où se trouvela marquise. Mon auto, si vous le désirez, vous reconduira àDieppe. Maintenant, j’ai, personnellement, une petite prière à vousadresser : ne remettez plus jamais les pieds ici !Oh ! je vous en prie, laissez-moi parler, ce ne sera pas long.Nous avons été les meilleurs amis du monde. Nous ne le sommes plus.La cause ? Vous la connaissez, et je ne suis pas un imbécile.Vous faites la cour à ma femme. C’était peut-être votre droit dansle temps, quand je ne l’aimais pas ; mais maintenant jel’adore ! Votre attitude me déplaît donc souverainement. Maisentendons-nous bien ! Je ne vous en veux pas ! Je ne vouscherche point querelle. J’ai la plus grande confiance dans la vertude la marquise, et je sais que, en dépit de tout ce que je lui aifait souffrir, elle est incapable de me tromper. Seulement, vouscomprendrez que la situation a changé, que la place que je netenais plus ici, je suis venu l’occuper, que j’y tiens et que vousn’avez plus qu’à vous éloigner. Donnons-nous la main, Pont-Marie,et adieu ! »

M. de Pont-Marie ne serra point lamain qu’on lui tendait. Et il s’assit sur un siège qu’on ne luioffrait point.

Stupéfait, et outré de cette attitudeinattendue, Chéri-Bibi s’avança, menaçant, et la Ficelle quiregardait par le trou de la serrure, crut bien que son maîtreallait sortir l’impudent par la fenêtre. Mais Pont-Marie eut unephrase qui arrêta net Chéri-Bibi dans son élan :

« Avez-vous décidément perdu lamémoire ?… »

Chéri-Bibi en resta tout pantois.

« La mémoire ? Quelle mémoire ?balbutia-t-il.

– Oui, reprit l’autre, tranquillement, en secroisant les jambes, parce que, je vais vous dire, si vous avezperdu la mémoire à la suite de vos fièvres, ce qui, après tout, estbien possible, moi, je me charge de vous la rendre. C’est un petitservice qu’on ne saurait se refuser entre vieux copains commenous ! Et je n’aurai pas besoin de secours d’aucun docteurpour cela ! » ajouta Pont-Marie d’une voix sifflante,cependant que ses sourcils froncés, ses lèvres minces quimordillaient sa moustache, attestaient une grande fureur intime, àpeine domptée.

Et tout d’un coup, il se leva, se dressa enface de Chéri-Bibi médusé, le regarda franc dans les yeux et luidécocha une petite tape nette de la main droite sur l’épaule.

« Voyons, lui fit-il à voix basse, dis-lemoi donc que tu n’as rien oublié !… Je le veux !… Tuentends !… Je veux t’entendre me le dire aujourd’hui, c’estnécessaire ! »

Chéri-Bibi, très embarrassé, mais comprenant,à la flamme des yeux de cet homme en colère, que ce n’était pas lemoment de le contrarier, et redoutant par-dessus tout il ne savait,hélas ! quel mystérieux scandale, obtempéra enmurmurant :

« Non ! non ! je n’ai rienoublié ! »

Et il baissa la tête, consterné.

« Alors, passe-moi cent louis, celavaudra mieux !

– Cent louis ?… Les voilà !… Et tusais, si tu en veux davantage pour ne plus revenir ici…

– Jamais de la vie ! Je tiens surtout àton amitié, moi ! fit Pont-Marie en empochant les deux billetsde mille, et n’oublie jamais, au lieu de me mettre à la porte, quenous sommes gens de revue ! Mes hommages à la marquise.Dis-lui donc que je viendrai lui faire une petite visite, sur lesdeux heures, demain ou après-demain ! »

Et il quitta la pièce en sifflotant.

Chéri-Bibi était resté derrière son bureau,complètement abruti. C’est là que le rejoignit la Ficelle.

« En voilà encore une histoire !Qu’est-ce que j’ai bien pu faire avec cet animal-là ?s’interrogeait tout haut le pauvre Chéri-Bibi en se croisant lesbras.

– Pas quelque chose de très propre, pour sûr,émit d’une voix timide le dévoué secrétaire ; monsieur lemarquis a eu une jeunesse si orageuse !… »

Chéri-Bibi ne revit point Cécily de lajournée. La marquise lui fit dire qu’elle était encore un peusouffrante et qu’elle le priait de l’excuser. Il prit son mal enpatience, espérant que le lendemain viendrait remettre les chosesen ordre, c’est-à-dire au point où elles étaient quelques minutesavant l’heure fixée pour le duel, quand l’attitude de sa femmecommençait de lui permettre toutes les espérances.

Mais le lendemain l’indisposition de lamarquise se prolongea. Cécily ne quitta point la chambre ;elle avait en réalité une assez forte fièvre. Chéri-Bibi, admis uninstant, en même temps que Bernard, dans l’intimité parfumée de cenid élégant où reposait ce qu’il avait de plus cher au monde, étaitsi ému qu’il se montra sous un jour un peu stupide.

Il ne savait dire qu’une chose, c’est qu’ilfallait aller chercher un médecin.

Mais Cécily s’y opposait, affirmait qu’ellen’avait besoin que d’un peu de calme. Du reste, elle ne pouvaitsouffrir auprès d’elle d’autre docteur que le docteur Walter, unpraticien anglais qui était venu depuis quelque temps s’établirdans le pays, et qui l’avait justement quittée le jour de l’arrivéedu marquis pour aller chercher, à Marseille, sa femme, quidébarquait des Indes.

Cet homme éminent avait su rapidement se faireune clientèle dans les premières familles du pays. La vieillemarquise douairière avait été soignée par lui avec une science etun dévouement incomparable, et Cécily elle-même n’avait eu qu’à selouer de la sûreté de son diagnostic et de son tact d’homme dumonde.

Chéri-Bibi n’écoutait nullement les louangesdont Cécily, sans doute pour dire quelque chose, car elleparaissait au moins aussi troublée que son mari, se montrait siprodigue « envers un docteur que Chéri-Bibi croyait bien neconnaître ni d’Ève ni d’Adam ». Pour lui, la voix de Cécilyfaisait une douce musique, mais tant que cette voix ne lui disaitpoint : « Je vous aime », le sens des parolesprononcées lui était aussi indifférent que le docteur Walterlui-même.

En attendant il regardait, et ce qu’ilapercevait de Cécily, dans un déshabillé charmant où se précisaientles souvenirs de la veille, lui mettait des flammes au cerveau.Avec ses grands yeux que cernaient la fièvre et l’insomnie de deuxnuits passées dans l’inquiétude et peut-être dans les larmes,Cécily n’avait jamais été aussi jolie et surtout si désirable.

Il déposa un baiser craintif et maladroit surune main qui le laissa faire avec indifférence.

Encore une fois, il se sauva.Fatalitas ! Dans le jardin, il se heurta encore,toujours à l’affreux Pont-Marie ! Il lui cria :

« La marquise est malade. Impossible dela voir, mon cher. Aujourd’hui, elle ne reçoitpersonne ! »

Mais il n’avait pas plus tôt terminé cettephrase qu’une femme de chambre les rejoignait et disait :

« Madame la marquise prieM. de Pont-Marie de ne point s’éloigner sans qu’ellel’ait vu. Elle le recevra dans quelques minutes dans le petitsalon. »

Chéri-Bibi devint plus froid qu’un marbre. Ilne put prononcer une parole et il s’appuya de la main à un jeuneormeau qu’il broya en silence. Pont-Marie s’était détourné etnégligemment fouettait de son stick les herbes de la pelouse.Chéri-Bibi, grinçant des dents, s’éloigna enfin sans avoir accomplile crime qu’il avait au bout des doigts.

Mais il n’avait jamais autantsouffert !

À la barrière, il rencontra la Ficelle,radieux, qui revenait de Dieppe où il avait revu la belle Virginie,cette petite bonne du restaurant du port qui avait fait sur lui, àpremière vue, une si forte impression.

« Oh ! monsieur le marquis, murmurala Ficelle tout plein de son sujet et ne s’apercevant point dutumulte qui ravageait son maître… Oh ! monsieur le marquis,comme je vous comprends maintenant ! et que c’est beau,l’amour !

– Tu aimes donc, mon brave Hilaire ?interrogea la voix affreusement désillusionnée de Chéri-Bibi.

– Si j’aime ! fit la Ficelle, extatiqueet joignant les mains.

– Si tu aimes, malheureux, un jour viendra oùtu connaîtras la jalousie ! C’est le plus épouvantable desmaux. Il me dévore. Monsieur Hilaire, vous voyez cethomme ?

– M. de Pont-Marie ?

– Lui-même ! Eh bien, monsieur Hilaire,je le soupçonne d’être au mieux dans les bonnes grâces de lamarquise. Mais je veux en être sûr. Il va être reçu par elle tout àl’heure ! Vous allez me faire le plaisir d’écouter derrière laporte ce que ces gens disent et vous me rapporterez leurs proposici-même, dans ce petit sentier où je me promène en vous attendant.Allez ! »

M. Hilaire salua et s’éloigna pourexécuter la consigne, cependant que Chéri-Bibi levait les poingsvers un ciel implacablement bleu et réclamait l’orage. Chéri-Bibiétait revenu au temps où il aimait à envelopper ses gestes avec latempête.

De l’endroit où il se trouvait, M. lemarquis du Touchais surveillait l’entrée de la villa. Il n’eut pasà attendre un quart d’heure pour voir sortir le Pont-Marie quifrisait sa moustache d’un air fort guilleret. La Ficelle apparutbientôt à son tour et il affichait une mine que Chéri-Bibi jugeades plus pitoyables. Sans doute avait-il quelque méchante nouvelleà lui annoncer et prenait-il déjà une figure de circonstance.

Le cœur de Chéri-Bibi dansait. À mesure qu’ilse rapprochait du marquis, la Ficelle devenait de plus en plusfunèbre. L’autre n’y tint plus et fit quelques pas au-devant de sondévoué secrétaire. Avant même qu’il l’eût rejoint, il luirâla :

« Eh bien ?

– Eh bien, répondit l’autre avec un grandembarras… eh bien ! ça a été difficile d’écouter à la porte,car je craignais à chaque instant d’être surpris par lesdomestiques… »

Chéri-Bibi saisit le poignet de la Ficelledans l’étau de sa main toute puissante. La Ficelle gémit dedouleur.

« Tu vas me dire ce que tu asentendu !

– Mais oui ! Mais oui !…pleurnichait la Ficelle ; mais laissez-moi, vous me faitesmal !

– Parle !…

– Monsieur le marquis… ce Pont-Marie est unmisérable !… J’ai entendu peu de chose, mais c’est unmisérable !…

– Pas de phrases, va, je t’écoute…

– Monsieur le marquis… il voustrompe !

– Ah ! »

Chéri-Bibi reçut le coup sans bravoure etmontra tout de suite sa défaite à la Ficelle. Celui-ci aurait bienvoulu mentir pour éviter bien des complications, mais il n’avaitpas osé. En tout ceci, il avait pris garde de ne pas parler deCécily ; mais de toute évidence, puisque Pont-Marie trompaitle marquis avec Cécily, Cécily trompait le marquis avec Pont-Marie.Ce sont là de ces vérités qui n’ont pas besoin d’être démontrées,parce qu’elles sont évidentes par elles-mêmes.

Chéri-Bibi était vert.

La Ficelle, qui craignait, dans la minute, dele voir passer de la vie à trépas, murmura : « MonDieu ! Mon Dieu ! » Il suivait maintenant son maîtreen silence, son maître qui marchait le dos courbé, les jambesflageolantes, comme un pauvre homme vieilli de vingt ans.

Ainsi poursuivirent-ils jusqu’à la grève, dansun endroit désert où Chéri-Bibi se laissa tomber plus qu’il nes’assit sur un rocher. La mer était calme, le ciel pur ; unepaix exaspérante régnait sur toute la nature.

« Alors elle a un amant ? questionnale marquis d’une voix rauque.

– Dame, oui ! soupira la Ficelle…Voyez-vous, monsieur le marquis, vous avez été trop longtempsabsent.

– Je ne te demande pas tout ça ! Ne luicherche pas d’excuse, je t’en prie !… C’est unemisérable ! »

Et il sanglota. La Ficelle aussi avait lesyeux humides. Chéri-Bibi se moucha.

« Mais enfin, qu’est-ce que tu asentendu ?

– Monsieur, les domestiques passaient…

– Ah ! tu ne vas pas recommencer…

– Monsieur, je n’ai pu entendre que deux outrois phrases. Il lui disait qu’il l’aimait… qu’elle était l’amourde sa vie… des bêtises…

– Après ? Après ?

– Après, monsieur, il vaudrait peut-être mieuxque je me taise, car si je parle, ce qui est bien inutile après ceque vous savez, il pourrait arriver de grands malheurs.

– Le plus grand malheur qui pourrait arriver,la Ficelle, c’est que tu ne parles pas… »

Chéri-Bibi était si menaçant que l’autre semit à trembler.

« Monsieur ! monsieur ! nousétions si tranquilles !… Oui, oui ! je vais vous dire,monsieur… Il lui a donné un rendez-vous…

– Ah !… pour quand ?…

– Pour après-demain !… après-demain,après-midi… grelotta la Ficelle.

– Et où ça ?

– Ah ! je n’ai pas bien entendu… je vouspromets… je vous jure… »

Chéri-Bibi pencha sur la Ficelle son terribleregard, dont le malheureux n’essaya point de supporter l’éclat. Illâcha :

« Rendez-vous dans une villa de Pourvilleappelée les Mouettes, à trois heures après-demain. Elle a ditqu’elle irait. C’est tout. Je ne sais plus rien. Je n’ai eu que letemps de partir, après avoir entendu ça… »

Le soir même, M. le marquis du Touchaisannonçait la nécessité où il se trouvait de s’absenter pendantquelques jours. Il emmenait, naturellement, son secrétaire. Lesurlendemain, vers les deux heures et demie, une voiture ferméeattendait Mme la marquise du Touchais devant la villa deLaFalaise. Elle y monta, après avoir embrassé sonfils comme une folle, par-dessus la voilette épaisse qui cachait sapâleur et son désespoir.

Le coupé déposa la malheureuse dans une ruellede Dieppe, devant le portail d’une église, et s’éloigna dès qu’elley fut entrée. Si sincère, si exaltée que pût être la prière deCécily, elle n’en fut pas moins très courte, car la marquiseressortait quelques minutes plus tard par une petite porte d’oùelle se dirigea vers une limousine hermétiquement close, quisemblait l’attendre à quelques pas de là.

Cécily n’eut point à parler au chauffeur, quimit aussitôt son moteur en marche et se dirigea vers la côte dePourville.

Cette limousine, ce chauffeur inconnus, misainsi à la disposition de la marquise du Touchais, étaient uneattention délicate de ce parfait homme du monde qu’était M. levicomte de Pont-Marie, lequel avait pris sur lui de régler lesdétails de la cérémonie, de telle sorte que la réputation de Cécilyn’eût point à souffrir d’une aventure à laquelle il l’avait acculéeavec une patience et une férocité qui allaient recevoir leurprix.

Dans le moment que, pour conduiremystérieusement à la villa des Mouettes sa belle victime, ilcherchait un chauffeur étranger au pays, voici que celui-ci par unhasard qui ne se présente que pour les amoureux, s’étaitoffert : son maître, un étranger en villégiature à Dieppe,était absent pour quelques jours. Pont-Marie pouvait donc disposerdu chauffeur et de l’auto. Le chauffeur s’appelait Cadol et,moyennant une certaine somme, avait promis d’être discret.

L’auto avait gravi en vitesse la côte dePourville ; elle prit aussitôt, ralentissant un peu sonallure, un sentier privé qui aboutissait à une grille qu’elletrouva ouverte.

Elle entra dans une cour et s’arrêta devant leperron d’une villa bâtie au cœur d’un petit bois, dans le style deschalets normands.

Toutes les fenêtres de ce chalet étaientcloses, fermées de persiennes. On eût pu le croire inhabité.Cependant, au bruit que fit l’auto en se rangeant devant le perron,la porte s’entrouvrit.

Cécily descendit rapidement de voiture etgravit les marches, haletante, comme une bête peureuse et traquéequi a hâte de se ruer en quelque trou obscur où on ne la verraplus. Seulement, elle, elle savait qu’elle courait à sonsupplice.

Elle fut dans la pénombre d’un couloir, touteétourdie, les tempes battantes. Un homme était derrière elle quirefermait la porte, lui prenait une main glacée et la dirigeaitvers l’escalier. Elle se laissait conduire comme dans un cauchemar,sans force pour résister, molle, lourde au bras qui dut la souteniret se refermer sur elle comme sur une proie et l’emporter dans unechambre où brûlaient les cires d’un candélabre sur une table,auprès d’un lit. – Ainsi on éclaire les morts dans la journée. –C’était sinistre. C’était lugubre. C’était funéraire. Elle reculad’horreur. Le misérable ne lui faisait même pas la grâce de l’étaped’un salon où l’on s’explique ou de la transition d’un boudoir. Illa conduisait devant ce lit qui semblait attendre un cadavre et oùallait s’allonger son honneur mort.

Il lui dit :

« Vous êtes chez vous ! »

Et il fit un pas vers la porte, annonçantcyniquement qu’il ne serait pas long à revenir. Elle le retint.Elle étouffait dans cette chapelle. Elle s’appuyait au mur sombre.Elle réclama de l’air. L’autre secoua la tête. Tout était bienfermé, calfeutré, les épais rideaux tirés sur les fenêtres. Il nes’expliquait pas, mais il était facile de comprendre qu’il avaitpris toutes les précautions contre une dernière résistance, contreune suprême révolte. Il ne voulait pas courir le risque qu’à ladernière minute, dans un affolement qu’il fallait prévoir, elle necriât vers le dehors un appel qui pourrait être entendu. Et puis,peut-être que cela lui plaisait à cet homme d’avoir cette femme àdemi-morte, au fond de ce tombeau.

Il répéta :

« Je reviens !… Je vous apporte leslettres !… Vous me comprenez !… »

Et il sortit.

Elle se laissa tomber au coin d’une chaiselongue, ses yeux de folle grands ouverts sur le décor tragique, surcette couche funèbre, sur les deux flammes blêmes qui sereflétaient dans une glace, laquelle lui renvoyaient l’imagefantomatique de ses joues d’ivoire, au-dessus de la voilettequ’elle avait relevée pour respirer.

Elle resta ainsi sans mouvement jusqu’aumoment où il revint.

Certainement, il avait espéré que, mise enface de l’inévitable, elle aurait eu hâte d’en finir et qu’ill’aurait trouvée docile. Il ne put retenir un gested’impatience.

Il lui dit :

« Vous n’êtes pasraisonnable ! »

Elle tourna vers lui ses yeux hagards, commesi elle était étonnée de le trouver là, comme si elle nes’attendait pas à le voir, comme si elle se demandait :« Que me veut cet homme ? »

« Vous n’êtes pas raisonnable,Cécily ! reprit-il. Je vois bien qu’il faut encore parler,bien qu’entre nous, au point où nous en sommes, au point où vousavez voulu que nous en soyons, les paroles soient tout à faitinutiles. Mais au moins mettez-vous à votre aise : retirezvotre voilette, ce chapeau, je vous en prie. »

Il s’était approché. Elle cria :

« Ne me touchez pas ! Ne me touchezpas !… »

Elle avait jeté en avant ses mainstremblantes. Elle claquait des dents. Elle eût fait pitié à untigre. Lui, il était calme, sûr de lui, presque froid en face decette femme qu’il torturait et des souffrances de laquelle il serepaissait en silence. Ils restèrent quelques instants ainsi. Onn’entendait que la respiration haletante de Cécily.

« Je vous déplais donc bien ? »demanda-t-il, cynique.

Elle ne répondit pas. Il dit encore :

« Pourquoi êtes-vous venue ? Il nefallait pas venir, si vous ne vouliez pas sauver votre fils ?…l’honneur de votre fils ?… le nom de votre fils ?… Tenez,voici vos lettres ! »

Elle allongea la main d’un geste farouche etsaisit le paquet que l’autre lui tendait et qu’il lui laissaprendre. Elle eut un cri de victoire.

Pont-Marie ricana :

« Vous pouvez compter les lettres. Ellesy sont toutes. Quand je promets quelque chose, moi, je tiens !Je suis un homme d’honneur ! J’aurais pu, dans le regrettabledésarroi où vous êtes, garder par-devers moi l’un de ces petitsmorceaux de papier où vous exprimez avec tant d’enthousiasme lajoie secrète que vous avez à élever un enfant qui n’a point du sangdes du Touchais dans les veines et qui risque, par cela même, dedevenir un honnête homme, comme son père, le beau Marcel Garavan.J’aurais pu encore arracher pour mon usage personnel l’une de cespages où vous décrivez avec tant de subtilité l’apparition de cesmarques de ressemblance sur le visage et dans les manières del’enfant, marques qui vous font écrire : « Il ressemblecomme deux gouttes d’eau à son père ! Que le marquis duTouchais ne vous voie jamais, mon cher Marcel ! » Rien nem’aurait empêché, après avoir fait quelques emprunts à ces lettresqui vous ont été rendues après la mort de l’aimable capitaine aulong cours, rien, dis-je, ne m’aurait empêché de m’approprierquelques lignes amoureuses – il y en a tant – de votre amantlui-même, chère madame, où il célèbre le souvenir brûlant decertaines heures enflammées. »

Il se rapprocha d’elle et continua :

« Pourquoi vous cachez-vous levisage ? Pourquoi vous détournez-vous ? N’ayez pointhonte d’avoir donné quelques minutes de votre triste vie à l’amour.Il fut votre seule consolation. Je veux espérer qu’il continuera del’être, car vous pensez bien, chère madame, que ce n’est point pourun rapprochement passager que j’ai tant travaillé à vous amenerici. Nous nous aimerons. Je vous forcerai à m’aimer. Et après avoirété, par la faute de votre mauvaise volonté, si brutal, j’aurai letemps de me montrer si galant homme que vous me pardonnerez !Vous verrez !… Vous verrez !… Ne commencez donc point parvous écarter ainsi de moi ! C’est tout à fait inutile !…Vous êtes à moi !… et à moi pour longtemps, pour aussilongtemps que je voudrai : il faut en prendre votreparti !… Si vous avez imaginé que la restitution de toutes voslettres… de toutes, vous entendez bien, madame… si vous avezimaginé que cette restitution vous délivrerait de moi, une fois leprix payé à forfait, vous vous êtes étrangement méprise sur moncaractère d’abord, sur la force de mon amour ensuite. Ehquoi ! je ne vous aurais pas plus tôt possédée qu’il mefaudrait vous dire adieu pour toujours ! J’aurais goûté lesjoies du paradis, uniquement pour en être chassé !… Vous ne meconnaissez pas ! »

Il s’arrêta une seconde après ce longbavardage, pour jouir en silence de l’effet produit, de la nouvelleanxiété qui se lisait dans toute l’attitude de la jeune femme,laquelle, en possession de ses lettres, se demandait avec horreurpar quel insoupçonné et démoniaque artifice le misérable prétendaitla « tenir » pour toute la vie !…

Mais il ne se pressait point de s’expliquer.Ce prologue à la scène de brutal amour qu’il avait organiséesemblait lui donner des rares sensations qu’il goûtait endilettante féroce.

Son « plaisir » ne pouvait luiéchapper. Il s’en amusait d’abord. Avant d’imposer l’outrage, iltournait autour de sa victime en lui infligeant de ces petitssupplices d’attente qui décuplent l’horreur de la torturedéfinitive et aussi la joie du bourreau quand celui-ci aime sonmétier.

Et ainsi il se vengeait de tout ce qu’il avaitsouffert lui-même, à cause des longs dédains de Cécily, et il serécompensait amplement des grands travaux qu’il lui avait falluaccomplir, dans l’ombre, pour bâtir cette ténébreuse aventure.

Enfin il daigna lui faire mesurer toutel’importance de son malheur. Il dit :

« Vous avez toutes vos lettres, mais moi,j’en ai toutes les photographies. Comprenez donc que vous ne serezjamais délivrée et que ce n’est pas quelques morceaux de papierqu’il faut m’acheter, mais mon silence ! Allons, Cécily, soyezraisonnable… et mettez-vous à votre aise ! »

Elle était là, affalée sur ce canapé, commeassommée, quasi morte, ne voyant point comment elle pourraitéchapper à ce misérable. Peut-être allait-elle devenirfolle !

Elle le laissa, sans mouvement, sans unerévolte, comme si elle ne voyait point, elle le laissa retirer leslongues épingles qui retenaient son chapeau, et soulager sonopulente chevelure de ce chapeau et de la voilette.

Elle était enveloppée d’un léger manteausombre qu’il lui fit glisser des épaules.

Dans le moment, les lèvres exsangues de lamalheureuse laissèrent glisser un nom, celui de son fils :Bernard ! Fallait-il qu’elle l’aimât !… Elle évoquaitdans cette minute atroce où les bras affreux de cet homme déjàl’entouraient, faisaient autour d’elle des gestes qu’elle ne savaitpas, qu’elle ne voulait pas connaître… Bernard : le fruit desa faute ! De quel prix elle allait payer cette faute !…Et son supplice ne faisait que commencer !… Serenouvellerait-il chaque fois que cet homme le voudrait, chaquefois qu’il lui ferait un signe ?… Que ne pouvait-ellemourir ! Hélas ! sa mort ne servirait de rien et nesauverait pas le petit Bernard du sort dont Pont-Marie lemenaçait ! Celui-ci, du reste, avait charitablement averti lamère que si, dans un moment d’inconscience, elle essayait de luiéchapper par ce moyen tragique, le marquis aurait aussitôt lapreuve qu’il n’était point le père de l’enfant.

Tout à coup, elle poussa un cri et échappa auxmains agrippeuses de l’homme.

« Non ! non ! râla-t-elle. Pasça, pas ça ! De l’argent, de l’argent ! Tout l’argent quevous voudrez, mais pas ça !… Toute ma fortunepersonnelle ! Tout ce que vous voudrez, maislaissez-moi !

– Oh ! fit l’autre en grinçant des dentsde rage, car il avait bien pensé que cette fois elle s’était enfinsoumise, et il tremblait déjà de son désir de la posséder.Oh ! n’est-ce pas, nous n’allons pas recommencer ? Del’argent ? Vous savez bien que je n’en veux pas ! Si j’enai besoin, ricana-t-il d’une façon sinistre, votre mari m’endonnera !… Mais de vous, je ne veux que vous-même ! Pourqui me prenez-vous, Cécily ? Vous savez bien que je ne mêlepoint les questions d’argent aux questions d’amour !… Cécily,Cécily ! Je vous aime !…

– Misérable !… »

Il l’avait acculée dans un coin. Ses brass’enroulèrent à sa taille. Elle le griffa et lui échappaencore ; il se rua, furieux. Le désordre où il l’avait misedécuplait son désir. Elle tomba à genoux, leva vers lui des mainssuppliantes, gémit :

« Je suis une honnêtefemme ! »

Mais l’autre, déchaîné, son visage de bêteau-dessus d’elle, lui cracha :

« Tu mens ! Tu as toujoursmenti ! Tu as menti à ton mari, à tout le monde !… Tu asfait figure d’honnête femme et tu n’étais qu’une… Si tu ne cèdespas, si tu ne cesses pas cette comédie, avant ce soir on saura ceque tu es ! Tu as eu un amant ! Tu peux bien en avoirdeux ! Il n’y a que le premier pas qui coûte… »

Toujours à genoux, elle s’accrocha à ses mainsmenaçantes, parvint à l’arrêter dans sa rage, à le faire taire, et,secouée de sanglots, elle essaya une fois encore d’exciter sapitié. Elle lui dit alors une si sombre histoire que Pont-Marie,penché sur elle, resta un instant à l’écouter.

Il sut comment l’honnête Cécily était devenuela maîtresse de Marcel Garavan et de quelle horreur cette uniquefaute avait été précédée. Le marquis, jusqu’à la fameuse nuit quiavait précédée son départ pour la Norvège, n’avait eu avec sa femmeaucune relation conjugale. En vain avait-il tenté plusieurs fois dese rapprocher de sa femme, mais celle-ci qui l’avait épousé sansl’aimer, par devoir filial, et qui avait su, dès la première nuit,lui dicter les conditions de ces étranges noces, l’avait toujoursécarté, attribuant aux plus bas caprices les rares accès detendresse de son époux.

L’orgueil de Maxime du Touchais avait été mislà à une rude épreuve et le misérable avait résolu de s’en vengerde la plus ignoble façon. La veille de son voyage dans les mersseptentrionales, il avait versé à sa femme un narcotique quil’avait mise à sa disposition. Et la pauvre Cécily s’étaitréveillée dans les bras de la brute, sans force pour le repousser,mais suffisamment lucide, hélas ! pour assister à tout sonmartyre. Et puis il était parti ! Et Marcel Garavan, quelquesjours plus tard, était venu ! Elle l’aimait, celui-là. Ellelui avait accordé un bonheur qu’elle lui aurait toujours refusé sile marquis, par son horrible conduite, ne lui en avait donné tousles droits !…

Les cris, les pleurs, les supplications dontle récit de cette abominable aventure fut accompagnée auraientattendri le cœur le plus dur ; mais Pont-Marie avait-il uncœur ? Il ne trouva, dans cette histoire, que des raisons plusfortes d’aller jusqu’au bout de sa redoutable passion.

« Ce que vous me racontez là, fit-il, nem’étonne en aucune façon. Votre mari est capable de tout !Vous avez bien fait de vous venger avec ce Marcel Garavan, etpuisque Marcel Garavan est mort, vous n’avez plus qu’à vous vengeravec moi !… »

Elle jeta un sanglot déchirant. Pont-Mariel’avait soulevée dans ses bras impatients. La pauvre Cécily étaitbien perdue, quand tout à coup ce fut au tour de Pont-Marie depousser un cri de terreur. Ses bras s’ouvrirent. Cécily roula surle parquet. Pont-Marie râlait dans l’étau d’une main puissante. Unhomme était là, qui venait de sortir d’un placard comme un diablede sa boîte, et qui, tranquillement étranglait M. le vicomte.C’était le formidable Chéri-Bibi. Cécily s’était relevée au comblede l’horreur, et Chéri-Bibi beaucoup plus par pitié pour sa femme,certainement, que par compassion pour le misérable Pont-Marie, fitgrâce à ce dernier de la vie, mais en le priant assez brutalementde ne plus se retrouver sur son chemin. Il le rejeta hors de lachambre d’une façon si malheureuse pour le galant gentilhomme quecelui-ci descendit tout l’escalier sur le dos, avec un si grandfracas que le chauffeur Cadol, qui attendait patiemment dans lacour qu’on eût besoin de ses services, accourut aussitôt. Il poussala porte du vestibule, que Pont-Marie vit s’ouvrir avec unecertaine stupéfaction, car il l’avait lui-même fermée à clef, etdemanda à M. le vicomte, lequel se relevait en se frottant lescôtes, la cause d’un si grand tapage.

Dédaignant de répondre à une question aussiindiscrète, M. de Pont-Marie ordonna à celui qui laposait de mettre sans plus tarder son moteur en marche, maisl’homme répliqua, avec le plus grand sang-froid, que son maîtrevenait justement de revenir à Dieppe, qu’il se trouvait, par leplus grand des hasards, dans cette maison, et que lui, Cadol,n’avait plus d’ordre à recevoir de son client de passage.

« Je suis le chauffeur de M. lemarquis du Touchais ! »

De Pont-Marie n’en demanda point davantage. Etil s’enfuit à pied, la rage dans le cœur, la menace aux lèvres etruminant déjà quelque méchant projet de vengeance.

En haut, Chéri-Bibi et Cécily, restés seuls enface l’un de l’autre, s’étaient regardés en silence, celui-là avecdes yeux où se lisait le plus tendre amour, celle-là avec lesmarques de la plus profonde épouvante. L’arrivée du marquis, en ladébarrassant de l’odieuse entreprise de Pont-Marie, ne l’avaitpoint sauvée. Bien au contraire, puisque cette interventionapprenait, à celui qui eût dû l’ignorer toute sa vie, un secretpour lequel Cécily avait été près de donner son honneur. Lemarquis, certainement, dans son placard, avait tout entendu. Ilsavait maintenant que le petit Bernard n’était point son fils. Àl’horrible pensée que, désormais, son enfant allait supporter lepoids de sa faute, Cécily, après avoir poussé un soupir,s’évanouit…

Quand elle se réveilla, elle était dans sachambre de la villa de Puys, entourée de ses femmes, de son mari etde son fils. L’enfant, heureux de voir sa mère revenir à la vie, lacouvrait de baisers. Elle répondit à sa tendresse dans uneinquiétude inexprimable.

Docile aux soins qu’on lui prodiguait, ellen’osait toutefois regarder du côté du marquis, lequel lui parlaitavec une douceur qui la bouleversait. Elle redouta, dans son forintérieur, une pareille attitude plus que la colère, le mépris oula vengeance immédiate. Elle connaissait le formidable orgueil dumarquis et ne doutait point qu’il n’eût déjà fixé dans son espritles formes de la catastrophe qui allait, inévitablement, fondre surelle. Tant de dissimulation ne pouvait que préparer une plus grandecruauté. Sans doute voulait-il, pour qu’elle pût supporter le coupqu’il lui préparait, qu’elle eût retrouvé toutes ses forces. Ellefrissonna.

« Vous avez froid, mon amie ? »demanda Chéri-Bibi en lui prenant tendrement la main.

Cette fois, elle le regarda.

Est-ce que vraiment il ne saurait rien ?Était-il possible qu’il n’eût rien entendu ? Elle lut sur sonvisage tant de réelle bonté pour elle qu’elle put le croire. Ellele vit embrasser Bernard avec une affection si évidente qu’elle futtrompée. Mais comme, dans le même moment qu’il l’embrassait, ilpriait le petit de s’éloigner pour qu’il laissât reposer sa mère,et écartait aussi les femmes, elle fut reprise par la terreur. Ilrestait, lui. Il voulait être seul avec elle. Qu’allait-il sepasser ?

Il lui tenait toujours la main. Cette main semit à trembler, cependant qu’une indicible angoisse se répandaitsur les traits de la malheureuse.

« Cécily, prononça Chéri-Bibi d’une voixprofonde, j’ai tout entendu de ce qui a été dit dans la villa dePourville entre cet homme et vous ; mais je vous jure sur latête de cet enfant, que j’embrassais tout à l’heure, je vous jureque j’ai tout oublié ! »

Elle ne comprit pas tout d’abord. Elle nepouvait pas comprendre. Elle resta comme hébétée sous le coup decette déclaration formidable. Il fallut qu’elle s’en répétâtmentalement les termes pour qu’elle arrivât enfin à espérer. Unaussi prodigieux pardon l’anéantissait. La voyant dans cet état,Chéri-Bibi pensa qu’elle doutait encore de lui, et il n’hésitapoint à lui mesurer à nouveau l’immensité de sa générosité.

« Ne craignez rien pour vous, ni pournotre fils, Cécily. Je continuerai d’aimer cetenfant ; il continuera de porter mon nom. Bernard est innocentd’une faute que je n’aurai point l’impudeur de vous reprocher, monamie. Le véritable coupable, c’est moi. Quand on s’est conduitenvers vous comme je l’ai fait, on mérite tous les malheurs, etceux-ci ne sauraient compter auprès de la joie que j’aurais à voussavoir enfin parfaitement heureuse ! Cécily, vous l’avez bienmérité ! »

Pendant qu’il tenait ce langage, Chéri-Bibiétait vraiment beau à voir. Ses yeux brillaient d’un saintéclat ; toute son ardente physionomie disait l’allégresse dusacrifice ; la lumière des grandes actions l’auréolait. Ilétait surhumain. Il s’était vraiment mis dans la peau d’un marquisidéal, qui passait par-dessus tous les préjugés de nom et de raceet qui acceptait, malgré le plus sanglant outrage, de traiter commeun fils un enfant qui n’était pas le sien. Pas une minute, durantcette noble scène, il n’eut cette pensée basse et « terre àterre » qu’il lui était facile, à lui, Chéri-Bibi, de semontrer aussi héroïque dans une affaire où il y avait tout à gagneret rien à perdre, pas même l’honneur. Pas une seconde, il ne sedit : « Que cet enfant soit du marquis du Touchais ou dece M. Garavan, cela m’est bien indifférent puisqu’il ne peutpas être de moi ! » Non ! Non ! sur leshauteurs où il s’était placé, il était réellement l’époux offenséqui accomplit cet acte prodigieusement chrétien non seulement depardonner, mais encore de prendre sous sa protection la coupable etle fruit de la faute.

« Mon ami, vous êtessublime ! » s’écria Cécily en sanglotant.

Et elle lui jeta ses beaux bras autour du couet l’attira sur son cœur enfin conquis.

« C’est vrai que je suissublime ! » pensait Chéri-Bibi en délirant sous lepremier baiser de sa femme, et il ne lui fallait rien de moins quele sentiment de cette sublimité pour qu’il ne s’abandonnât point àde trop vulgaires démonstrations de reconnaissance pour un amourqui daignait enfin se laisser atteindre, après avoir été silongtemps poursuivi.

Chéri-Bibi sut garder sa grandeur dans cemoment redoutable. Il sut se laisser aimer ! Les douces ombresdu crépuscule propice enveloppaient déjà l’heureuse demeure… Ce futla nuit. Ils ne se dirent rien jusqu’au jour. Mais comme l’a sibien et si discrètement exprimé le poète : « Qui dirajamais ton silence, ô volupté ! Ange éternel des nuitsheureuses ! »

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