Chéri-Bibi et Cécily – Premières Aventures de Chéri-Bibi – Tome II

VI – Voyage de noces.

Le lendemain matin, Chéri-Bibi se promenaitdans les allées de son jardin, avec un petit air satisfait.

La Ficelle le rejoignit dans le moment qu’ilparlait tout seul.

« Que faites-vous donc, monsieur lemarquis ? Voilà que vous parlez tout seul,maintenant ?

– Monsieur Hilaire, répondit Chéri-Bibi, jesuis en train de me raccommoder avec le bon Dieu ! Voyez lebeau temps qu’il fait et comme cette terre est belle sous le cield’azur ! comme ces fleurs embaument ! comme l’air dumatin est frais et vivifiant ! comme on respire largement aubord de cette mer apaisée ! Je suis heureux, mon bon laFicelle, et je demande pardon au Créateur d’avoir méconnu jusqu’àce jour la douceur de ses bienfaits !

– Ah ! j’aime à vous entendre parler dela sorte, monsieur le marquis ! Je vous assure qu’hier, quandje vous ai vu prendre le chemin de Pourville avec cet air sombre,annonciateur des pires catastrophes, j’ai bien cru que c’en étaitfini de notre sécurité et de notre bonheur ! La fatalité, medisais-je, le poursuit encore, le poursuivra toujours !Chéri-Bibi retourne au crime !

– J’allais à l’amour », répliqua lemarquis.

Disant cela, Chéri-Bibi avait levé au-dessusde sa tête ses deux bras en forme de corbeille, dans un geste degracieuse exaltation qui frappa particulièrement M. Hilaire.Celui-ci se rapprocha encore de Chéri-Bibi, l’examina avec unecuriosité un peu effrontée, et lui demanda sans aucunediscrétion :

« Mais qu’est-ce que monsieur le marquisa de changé ?

– J’ai de changé que Cécily m’aime, mon cher,mon bon, mon excellent la Ficelle ! »

Et le marquis serrait les mains de sonsecrétaire avec un transport tel que celui-ci en eut les larmes auxyeux, tant cette démonstration d’une sûre, d’une impérissableamitié lui broyait les phalanges.

« Monsieur le marquis, vous me faitesmal ! osa soupirer le pauvre garçon qui était devenu blême dedouleur.

– C’est pour te punir, mon cher la Ficelle, decette déplorable manie que tu as d’écouter derrière lesportes ! Outre que ça ne se fait pas dans notre monde, cela teconduit, comme tu écoutes mal, à mal comprendre, et voilà commentj’ai pu croire une seconde que la marquise, qui est la plus puredes femmes, aimait ce Pont-Marie qu’elle a en abomination. Une foispour toutes, la Ficelle, sache que la marquise n’aime quemoi ! »

Une joie si orgueilleuse, une si truculenteallégresse étaient peintes sur l’éblouissant visage de Chéri-Bibique M. Hilaire ne douta plus que la victoire ne fûtcomplète.

Il s’inclina et dit :

« Tous mes compliments. Du reste, je doisavouer à monsieur le marquis que je n’ai jamais douté que monsieurle marquis triomphât. Les vertus de monsieur le marquis…

– Dis donc, la Ficelle, il ne faudrait past’offrir ma tête, mon ami…

– Je jure que je ne dis que ce que je pense,et même que ces expressions sont loin de rendre toute l’estime ettoute la confiance, et toute…

– C’est bon !… c’est bon !… Et toi,la Ficelle, es-tu heureux ?… Tu m’as parlé d’une certaineVirginie.

– Monsieur, je puis vous dire que tout seprésente, de ce côté, de la plus encourageante façon…

– Allons, tant mieux ; je ne suis pas unégoïste et j’aime, quand je suis heureux, à ce que tout le monde lesoit autour de moi. Et maintenant, allez-vous-en, mon ami, car jevois venir la marquise dans son charmant déshabillé dumatin. »

La Ficelle ne se le fit pas répéter et sesauva en saluant de loin Cécily, qui descendait les marches duperron, blanche et harmonieuse apparition, au seuil de cette maisondu bonheur.

Chéri-Bibi s’en fut au-devant de sa femme, lesmains tendues et le sourire reconnaissant.

Cécily, un peu rougissante, pencha son frontsur lui pour qu’il l’embrassât, mais Chéri-Bibi attira sa femme sursa vaste poitrine et voulut, un instant, l’y retenir prisonnière.Mais la marquise lui dit gentiment :

« Maxime, prenez garde auxdomestiques !

– Tu as raison, mon amour, obtempéral’obéissant époux. Notre bonheur est si en dehors de tout et detous que nous devons le garder pour nous tout seuls. Aussi, pourfuir les regards indiscrets, voici, adorée, ce que je te propose,après mûre réflexion : un petit voyage de noces. Au milieu desinconnus et voyageant incognito, nous serons plus facilement l’un àl’autre. Aucun devoir mondain ne viendra troubler le cours de notrebonheur tout neuf, car pour moi, comme pour toi, je l’espère, noussommes de tout jeunes époux et nous ne sommes mariés qued’hier.

– Mon ami, je ferai tout ce que vous voudrez,répondit Cécily avec un sourire angélique. Partout où je serai àvotre côté je serai la plus heureuse des femmes. »

Ils décidèrent vite de partir pour Paris.

Chéri-Bibi faisait le beau et le renseigné.Dans la peur qu’il avait qu’on ne le crût point assez« marquis », il exagérait les plaisirs de la capitale,tristes joies éphémères qu’il avait subies avec résignation à sonretour d’Amérique et dont il parlait, sans s’en douter, bienentendu, comme un provincial. Ce qui le sauvait, c’est que Cécilyétait, la chère femme, plus ignorante et plus simple encored’esprit que lui.

Comme dans le train qui allait les déposer surles quais de la gare Saint-Lazare, Chéri-Bibi croyait devoirreprendre avec une certaine exaltation de commande, et qu’ilestimait de bon goût, l’énumération des félicités qui lesattendaient, Cécily se blottit câlinement contre lui et lui dit enlui montrant ses beaux yeux suppliants :

« Mon Maxime, si Paris allait tereprendre ! Songes-y bien, mon ami, je n’y survivraispas !

– Ni moi non plus ! répliqua Chéri-Bibi,car je t’assure que je suis bien las et bien fatigué de cetteexistence stupide de « grand seigneur ». Aussi, tu n’asplus rien à craindre, m’amour. Il n’y a plus au monde pourMaxime que sa Cécily !… »

L’amour se plaît toujours aux propos enfantinset aime les tournures de phrases d’autant plus jeunettes que ceuxqui les échangent sont plus éloignés de leurs mois de nourrice.

Le train arrivait. Ils allèrent d’abord aubureau télégraphique de la gare envoyer une dépêche à miss et à laFicelle, qui avaient reçu tous deux la garde sacrée du petitBernard, et puis ils descendirent à pied dans Paris, sur le désirde Cécily, que la perspective de marcher sur les trottoirs et des’arrêter à la devanture des magasins amusait.

La première chose qu’aperçut Chéri-Bibi enmettant le pied sur l’asphalte parisien, où il avait mené une siéblouissante existence, fut ce bureau d’omnibus où l’inspecteurCostaud l’avait si brutalement poursuivi à la suite d’il ne savaitplus bien quel crime. Il détourna la tête.

Ayant remonté la rue Auber, ils arrivèrentdevant l’Opéra, que Chéri-Bibi fit admirer à Cécily, et n’oubliantpas de mentionner qu’autrefois il y avait eu sa loge.

« Nous irons entendreFaust ! dit-elle. Faust à l’Opéra etOedipe roi à la Comédie-Française, voilà ce que je désirevoir d’abord à Paris.

– Et puis le tombeau de l’Empereur, ajoutaChéri-Bibi.

– Tu te moques de moi, dit Cécily, avec unemoue gentille. Je sais bien que je ne suis pas Parisienne, mais jele deviendrai, si cela peut te faire plaisir.

– Jamais de la vie, ma Cécily ! Restecomme tu es, tu es un ange, la plus belle, la plus intelligente, lameilleure des femmes ! Ah ! pour rien au monde, je nevoudrais que tu devinsses comme une de ces poupées avec lesquellesj’ai gaspillé les plus belles années de ma vie ! Elles n’ontni cœur, ni cervelle, et passent leur temps à changer de toiletteet à se mettre de la poudre de riz.

– Quelle misérable vie ! soupiraCécily.

– Oui… quelle existence pour elles et pourleur mari ! Et pour leurs enfants, quand elles en ont !Ah ! quand je vois comme tu éduques notre Bernard !

– Notre Bernard ! Ah ! Maxime, commetu es bon !

– Eh bien, puisque je suis si bon que ça, nousallons voir si l’on joue Faust ce soir, et dans ce casnous n’attendrons pas plus longtemps pour contenter ton désir, machérie. »

La marquise murmura :

« Faites-lui des aveux, portez mesvœux… »

Il lui semblait vraiment qu’elle était jeunemariée, tant elle montrait de joie fraîche et un peu niaise àpropos de petits riens du tout, comme d’un chapeau à une vitrine,qui lui plut, et que ce cher Maxime lui acheta, sans mêmemarchander, bien qu’il coûtât 150 francs.

« Qu’importe le prix, disait-il, dumoment qu’il te va à ravir ! »

On ne jouait pas Faust ce soir-là, cequi était bien extraordinaire, mais ils constatèrent, en arrivantplace du Théâtre-Français, qu’ils voyageaient décidément sous lesplus heureux auspices, car l’affiche de la Comédie annonçaitjustement Mounet-Sully dans Œdipe roi, ce qui est bien laplus belle chose que l’on puisse voir au théâtre.

Aussitôt Chéri-Bibi arrêta une auto.

« Nous allons rentrer nous habiller dansnotre palace, chère amie, et puis nous irons dîner en ville, etpuis nous irons à Œdipe roi, puisque cette pièce t’amuse.Que la fête commence ! »

Chéri-Bibi avait fait envoyer les malles dansun grand hôtel de la rue de Rivoli. Il y retint un appartement dontles fenêtres s’ouvraient sur le jardin des Tuileries. Cécily lui enfut reconnaissante.

« Quelle douceur, cette verdure, cesarbres, ces pelouses, ces chants d’oiseaux et les cris joyeux desenfants, après le tumulte de la rue et l’encombrement descarrefours, dit Cécily. Ici on se croirait à la campagne.

– Déjà ! dit en riant Chéri-Bibi.Voulez-vous qu’on y retourne ?

– Pas encore, mon ami ! »

Elle lui mit ses beaux bras autour du cou etils oublièrent la campagne et la ville dans un baiser.

Après quoi, madame ayant sonné la femme dechambre, monsieur passa dans le petit salon, où il prit un journalqui traînait et dans lequel il put lire :

« On annonce le départ pour Cayenne devingt-huit jeunes filles bien constituées, tirées de la maisoncentrale de Clermont. Quelques-unes sont particulièrement belles.On se propose de les unir aux forçats qui se seront fait remarquerpar leur bonne conduite. Décidément, depuis l’aventure deChéri-Bibi, l’administration pénitentiaire ne sait plus quoiinventer pour se faire bien voir de ces messieurs de la relingue.Ayant appris à ses dépens combien les chaînes de fer comptent peupour des gaillards pareils, elle les remplace par les doux liensd’une union forcée, mais honnête. Chéri-Bibi, avant de mourir, aurabeaucoup fait pour la chiourme. Nous espérons que celle-cireconnaissante, quand elle se sera rendue maîtresse de nospénitenciers – ce qui ne saurait tarder avec le système humanitaireactuel – n’hésitera plus à lui élever un monument sur la grandplace de Nouméa et de Cayenne ! »

Chéri-Bibi, après avoir lu, jeta le journalloin de lui, avec un geste de dégoût, cependant que la marquiseentrouvrait justement la porte de sa chambre pour lui adresser sonplus joli sourire. Un peignoir léger était jeté négligemment surses belles épaules. Chéri-Bibi en loucha, mais, vive et coquette,Cécily avait déjà couru au journal, l’avait ramassé et cherchait lepassage qui avait si bien pu causer cette mauvaise humeur.

« Ce n’est rien ! protestaitChéri-Bibi ; je t’en prie, Cécily, ne lis pas ! Leschroniqueurs d’aujourd’hui n’ont plus aucun esprit, et messieursles journalistes en sont réduits à chercher midi à quatorze heurespour remplir leurs colonnes. Va vite t’habiller, ma Cécily ;si nous voulons aller au théâtre, nous ne sommes pas enavance ! »

Mais elle, mutine, voulait voir. Et elle lutle passage où il était question de Chéri-Bibi. Elle rejeta, elleaussi, le journal avec horreur.

« Toujours ce nom ! fit-elle. Je lefuis et il me poursuit partout ! C’est en vain que je voudraisl’oublier, ce monstre qui fut l’assassin de mon père et dutien ! Quand je pense aux bontés que j’ai eues pour lui dansma jeunesse, le traitant comme un petit camarade, bien qu’il fûtl’enfant de la concierge ! Ah ! je voudrais retourner àcette époque pour lui tordre le cou ! Que de catastropheseussent été ainsi évitées, et il n’aurait pas épouvantél’univers ! »

Soudain Cécily courut au marquiseffondré :

« Oh ! mon ami, qu’avez-vous ?Comme vous êtes pâle ! Allez-vous vous trouver mal ?

– Donnez-moi un verre d’eau sucrée,murmurèrent les lèvres blêmes de Chéri-Bibi : je ne me senspas, en effet, bien à mon aise !

– C’est de ma faute, sanglota, éperdue, lapauvre Cécily, en écrasant un morceau de sucre au fond d’un verre,qu’elle tendit en tremblant à son impressionnable époux. C’est dema faute ! J’avais bien besoin de faire revivre cesépouvantables souvenirs ! Comment vous trouvez-vous ?

– Merci, ça va mieux ! mais, voyez-vous,chère amie, chaque fois que l’on parle devant moi de ceChéri-Bibi…

– Cela ne m’arrivera plus, je vous le jure,Maxime !… mais pardonnez-moi pour cette fois, ce fatal retourau passé, comme je me le pardonne à moi-même, car, au moins j’auraieu une fois de plus la preuve de la sensibilité de votre cœur, monami. Vous êtes bon, et vous aimiez bien vos parents, cherMaxime !

– Si je les aimais ! soupira Chéri-Bibien levant les yeux au ciel.

– Eh bien, s’ils nous voient maintenantlà-haut, exprima Cécily avec une douce piété, ils doivent êtreheureux de notre bonheur. »

Et elle se pencha vers lui pour l’embrassersur le front, mais enivré de son parfum, l’autre tendit les bras,et il ne fallut rien de moins que l’impatience de la femme dechambre, oubliée dans la chambre à côté, pour qu’ils se souvinssentde l’heure qui marche toujours, elle, que l’on rie ou que l’onpleure, que l’on s’embrasse ou que l’on assassine.

Ils venaient de faire leur entrée dans unrestaurant du boulevard des Capucines, quand le maître d’hôtel,courant à Chéri-Bibi, avec un empressement de bon augure, montraune table « à monsieur le marquis »…

Pendant que Cécily, en laissant aller sonroyal manteau aux mains du valet de pied, concevait une légitimevanité d’être vue au bras d’un homme à la mode, « si connudans la capitale », Chéri-Bibi, dans la crainte de quelqueimpair, regrettait d’être venu dans ce restaurant où le maîtred’hôtel le connaissait si bien alors que, lui, le connaissait sipeu.

La figure de ce maître d’hôtel rayonnait d’unefaçon inquiétante. La joie qu’il avait de revoir « monsieur lemarquis » le rendait dangereux par l’abondance de sesdiscours : il s’informait de la santé de son client, seplaignait d’être resté de si longues années sans le voir et faisaitallusion à de lointains services, sortant, de la nuit des temps,des noms de compagnons, d’anciennes ripailles que Chéri-Bibientendait pour la première fois.

Décidé à couper court à cette exubérance qu’iljugeait avec raison de mauvais goût et qui le mettait au supplice àcause de la difficulté qu’il avait à y prendre part, Chéri-Bibifinit par dire d’un ton très sec, mais un peu au hasard :

« C’est bien, Henry, donnez-moi lacarte ! »

Le maître d’hôtel, devenu subitement froid etcorrect et extraordinairement réservé, attendit la commande, aprèsavoir fait remarquer cependant qu’il ne s’appelait pas Henry, maisÉmile.

Le dîner manqua un peu d’entrain à cause del’air glacé avec lequel Émile et non Henry tournait autour de latable de Chéri-Bibi, veillant au service avec un soin jaloux. Oneût dit qu’il avait peur que Chéri-Bibi se sauvât sans payer.Celui-ci en eut peut-être l’intuition, car il ne tarda pas àdemander l’addition, négligeant liqueurs et cigares.

Comme Chéri-Bibi venait de laisserostensiblement dans l’assiette un pourboire qu’il croyait excessifet qui n’était que suffisant, la figure sévère du maître d’hôtel sepencha vers lui et ses lèvres remuèrent :

« Monsieur le marquis, que je n’ai pas vudepuis tant d’années, a sans doute oublié qu’il me doit vingtfrancs ! »

Chéri-Bibi blêmit, car Cécily avait entendu.Sans tergiverser cependant il glissa deux doigts dans la poche deson gilet et jeta le louis au maître d’hôtel qui le ramassa endisant :

« Merci pour les intérêts ! Levestiaire de M. le marquis !… »

Chéri-Bibi était furieux. De blême, il étaitdevenu pâle de rage et il fut heureux de retrouver l’air frais dansun moment où il avait tant besoin de son sang-froid.

« L’idiot ! ne put-il s’empêcher des’écrier aussitôt sur le trottoir, il empruntait de l’argent auxdomestiques !

– De qui donc parlez-vous, mon ami ?demanda Cécily, inquiète de le voir dans cet état de fureurconcentrée.

– Oh ! d’un camarade de jeunesse que jechargeais de régler mes dépenses en ville et qui était assezindélicat, comme vous avez pu le constater vous-même, hélas !pour me laisser des dettes partout !

– Mon Dieu, mon cher Maxime, ça n’est pas biengrave ; mais, entre nous, vous auriez dû récompenser lacomplaisance du maître d’hôtel qui avait ainsi rendu service àvotre ami en croyant le rendre à vous-même !

– Ce laquais ne méritait pas un sou !déclara Chéri-Bibi avec force. Et puis, si je suis parfois généreuxjusqu’à la prodigalité (allusion au chapeau de 150 francs), dévouéjusqu’à l’abnégation, reconnaissant jusqu’au sacrifice, je memontre volontiers ménager jusqu’à la pingrerie avec des valets quine demandent qu’à vous voler, et rancunier jusqu’à la haine,haineux jusqu’à la vengeance, vindicatif jusqu’à l’embûche et à latrahison !

– Mon ami, vous vous calomniez !s’exclama la pauvre Cécily, vous m’avez prouvé que vous saviezpardonner !

– Tu m’avais pardonné avant moi, ange au frontvermeil, répliqua Chéri-Bibi, en serrant le bras de sa femmeapeurée.

– Mais alors pour qui ces terriblesparoles ? Pour qui avez-vous de la haine ? Pour qui de lavengeance, des embûches et de la trahison ? »

Chéri-Bibi s’essuya le front. Il était calme.Il répondit :

– Pour ce camarade qui a emprunté vingt francspour moi à Émile.

– Mon Dieu ! Maxime, tout cela est bienloin ! Jurez-moi que si, par hasard, vous rencontrez à Parisce vieux camarade, vous ne lui ferez pas de mal ?

– Je puis vous jurer cela, ma Cécily, et quema colère ne vous épouvante point : ce vieux camarade estmort ! »

Ils étaient arrivés place du Théâtre-Français,et c’est ainsi qu’ils pénétrèrent dans l’auguste maison, en sefaisant les plus doux compliments, en s’adressant les plus heureuxregards, ne s’imaginant point qu’ils étaient curieusement observéspar un couple, qui loua une loge, au bureau, derrière eux, et quise trouva, comme par hasard, en face d’eux, dans la salle despectacle.

Ce fut Cécily qui les aperçut la première.

« Tiens, dit-elle, M. etMme d’Artigues !

– Où donc ? » demanda Chéri-Bibi,qui se rappela soudain le couple mondain qui lui avait été présentélorsqu’il était commandant du Bayard.

« En face, mon ami, ne les voyez-vouspoint ? Ils nous voient, eux, ils nous saluent. Répondez doncà leur salut, Maxime. »

Maxime s’inclina de mauvaise grâce.

« Je dois vous dire, chère amie, que jen’aime point beaucoup ces gens-là, fit-il. Nous sommes un peu enfroid depuis notre dernière traversée. Ils m’en ont voulu de tousleurs malheurs, et moi, de mon côté, je me suis aperçu que, sousleurs dehors mondains, ce ne sont point des gens tout à fait commeil faut.

– J’aime à vous l’entendre dire, mon ami, carc’est toujours, je vous l’avoue aujourd’hui, avec une certainerépugnance que je les recevais autrefois à notre table, mais vousme les ameniez, Maxime, et même dans ce temps-là je n’aurais pointvoulu vous contrarier en rien. Autant que possible, je leur faisaisbon visage.

– Vous êtes « le modèle desépouses », Cécily ; que dis-je, « vous êtes unesainte » !

– Les saintes attendent leur récompense duparadis, répliqua la marquise du tac au tac, mais moi, j’ai eu monbonheur sur la terre ! »

Et elle lui serra la main. Il laissa sa rudepatte dans ce petit gant blanc parfumé, qui le pressaitdélicieusement, et il enveloppa sa femme de son chaud regardd’amour. Il avait oublié tous les d’Artigues de la terre quand lerideau se leva sur les malheurs d’Œdipe.

Enfants, du vieux Cadmus jeunes postérités,

Pourquoi vers ce palais vos cris sont-ilsmontés ?

Peu à peu il s’intéressa à la pièce. Cettefatalité qui pesait sur le fils de Laïus et de Jocaste ne lui étaitpoint inconnue. Il en avait mesuré les coups. Il savait que cen’était point là un conte, une invention, une imagination de poète.Il aima et plaignit Œdipe comme un frère.

Dans un entracte, il sortit brusquement, sansrien dire à Cécily, qui en resta tout étonnée.

Il fit cinq cents pas dans la galerie desbustes, tourna en rond dans le foyer, sous le regard de Voltaire,se disant entre les dents des choses obscures qui le faisaientprendre pour un fou par ceux qui passaient près de lui.

Quand il rentra dans la loge, Cécily luidit :

« M. d’Artigues sort d’ici ; ila été extrêmement aimable. À l’entracte prochain, vous irez rendrecette politesse à Mme d’Artigues. Faites-lui entendre que noussommes de passage, que nous partons demain ; surtout éviteztoute invitation, puisque ces gens vous déplaisent autant qu’àmoi. »

Chéri-Bibi approuva de la tête et se replongeadans la terrible aventure du héros thébain. Plus le malheurenserrait celui-ci de son lien funeste et inévitable, plusChéri-Bibi montrait d’agitation. Par instants, il avait de sourdesexclamations qui surprenaient Cécily. Il marmonnait des :« C’est bien ça ! C’est bien ça ! » approuvantdu geste, enfin manifestant une telle sensibilité que la marquise,après avoir souri, finit par être touchée.

Elle dut lui répéter deux ou trois fois, à lafin de l’acte, qu’il était de son devoir d’aller présenter seshommages à Mme d’Artigues. Il y alla à son corps défendant,bien résolu à se montrer si maussade et si mal disposé à renouerdes relations qui le gênaient, que celles-ci s’en trouveraientdéfinitivement rompues.

À son entrée dans la loge, Mme d’Artiguesse tourna vers lui, avec une grâce un peu hautaine, et lui tenditla main, d’un geste de reine à sujet.

Le pauvre Chéri-Bibi en resta tout pantois. Ilavait cru trouver Mme d’Artigues avec son mari, et celui-cis’était éclipsé. Se rappelant les gentillesses qu’il avaitsurprises sur le Bayard, entre cette dame et le marquis duTouchais, Chéri-Bibi jugea sa situation assez inquiétante. Sans lesavoir, peut-être s’était-il conduit comme un mufle avec une femmedu monde, qui lui avait paru du dernier bien autrefois avec ce cherMaxime, et que celui-ci, depuis son retour en Europe, avaitcomplètement oubliée.

La femme de lettres le pria de s’asseoir, enle dévisageant curieusement, à travers son face-à-main.

« C’est drôle, fit-elle, quand je vousregarde de bien près, je ne vous reconnais plus du tout ! Deloin, c’est vous ; de près, j’en doute. Ce n’est point dureste la première fois que vous me produisez cet effet. Quand on apu enfin vous revoir à bord du Bayard, après votremaladie, je vous trouvais je ne sais quoi de changé. Je savais bienque la maladie pouvait transformer un homme, mais pas à cepoint ! »

À de tels propos, Chéri-Bibi ne répondait quepar un silence d’abruti et par l’anéantissement de tout sonindividu. Fallait-il que la malchance le poursuivit encore pourque, au début de ce voyage de noces, qu’il avait rêvé si fleuri, sidoux et si débarrassé de toute complication néfaste, il se heurtâtà cette rusée femelle dont la moindre parole lui donnait lefrisson !

Les yeux de Mme d’Artigues derrière leface-à-main lui faisaient peur. Lui, qui avait tout bravé et quin’avait point redouté l’approche de Cécily, se demandait avec uneangoisse qui lui broyait le cœur si le miracle qui avait fait delui un marquis n’allait point perdre de sa vertu devant cesyeux-là.

Elle continuait :

« Changé, vous l’avez été du tout autout, pour les autres comme pour moi ! Dès vos premièressorties, à bord du vaisseau, vous nous fuyiez !Pourquoi ? Que vous avions-nous fait ? N’étions-nouspoint vos premières victimes ? Ne vous avions-nous pas suivijusqu’au bout ? Alors qu’une autre vous quittait, ne suis-jepas restée à vos côtés, bravant la mort avec vous ? Oh !monsieur, je vous en ai beaucoup voulu de votre étrange attitude ànotre égard, à mon égard. Vous nous avez quittés, vous avez regagnél’Europe, sans plus vous occuper de nous, de moi, que si nousn’avions pas existé. Et cependant… et cependant, Maxime,rappelez-vous cette nuit terrible, la dernière nuit que nous avonspassée à bord de la Belle-Dieppoise, qui n’était plusqu’une épave, alors que vous gémissiez sur l’abandon de la baronneProskof ! Qui est-ce qui vous a consolé ?

– Oui ! oui ! je me larappelle », soupira le pauvre Chéri-Bibi, qui tenait avanttout à mettre un frein à ce flot débordant de souvenirs… et ilpensait : « Allons bon ! encore une à qui je dois dela reconnaissance et qui ne me laissera tranquille que lorsque jela lui aurai prouvée !… » Mais ce disant il recommençaitcependant à « respirer », car ces reproches assezviolents attestaient qu’il n’était point découvert et alors il serendit compte que toute la méchante impression ressentie d’unexamen qu’il avait cru dangereux lui était venue de ce face-à-main,toujours braqué sur lui.

« Madame, lui dit-il, je vous aime mieuxsans votre face-à-main. »

Elle l’abaissa et daigna lui sourire. Bienmieux, elle lui mit sa main dans la sienne et se pencha surlui ; mais fidèle comme Hector, et chaste comme Joseph, il serecula avec horreur. Elle s’en montra irritée.

« Vous voilà bien dégoûté, fit-elle.

– Mon Dieu, madame ! fit-il en se levant,je crois bien que voici la fin de l’entracte et je vais rejoindrema femme…

– Vous lui présenterez mes compliments !lui jeta la d’Artigues, outrée. Mon cher Maxime, vous ne serez pasétonné que m’ayant traitée comme une fille, je me venge comme unefille !… La marquise prendra, j’en suis sûre, un grand intérêtà la lecture de certaines lettres !…

– Quelles lettres ?… quelleslettres ?… balbutia le pauvre Chéri-Bibi.

– Eh ! vous avez la mémoirecourte !… Ces lettres que vous m’écriviez à bord de laBelle-Dieppoise, quand vous me promettiez déjà d’abandonner labaronne Proskof, et même de divorcer un jour avec votre Cécily pourépouser Mme d’Artigues, redevenue libre de soncôté ! »

« Quelles amours compliquées il avaitl’animal ! pensait pendant ce temps, avec une rage et uneffroi grandissants, Chéri-Bibi. Jamais je ne m’entirerai ! »

Et l’autre, le voyant si« dérouté », continuait, impitoyable :

« Ah ! mon cher, si vous avez lamémoire courte, vous avez l’écriture longue. Votre femme seracertainement enchantée de savoir avec quels yeux vous la jugiez àcette époque, comment vous l’appréciiez et de quelle manière vousen parliez. Une femme peut oublier les mauvais traitements, lesinfidélités, les humiliations, mais il y a certaines choses,certaines petites choses qu’elle ne pardonnera jamais. Ce sontcelles, les plus douloureuses, qui tendent à la tourner enridicule. »

Le malheureux Chéri-Bibi étouffait. Il s’étaitrejeté dans un coin de la loge. Il pensait que décidément onn’avait pas de chance, dans la famille, avec les lettres.

« Combien ? » râla-t-il.

Mais, maintenant, Mme d’Artigues riait detoutes ses dents, qu’elle avait belles. Voyant cet homme en sonpouvoir, elle s’amusait de lui, cruellement.

« Mon Dieu ! comme vous êtes devenubrutal, mon cher marquis ! fit-elle. Avez-vous oublié que lecadeau vaut moins par lui-même que par la façon dont il estdonné ? Je repousse vos présents si vous ne les offrez pointavec grâce. Mais attendez !… on frappe les trois coups :le rideau va se lever. Retournez auprès de la marquise, à laquellevous ferez mille amitiés de ma part.

– Quand vous reverrai-je ? imploraChéri-Bibi, bouleversé et en baisant humblement cette main qu’ellelui tendait et qu’il eut voulu mordre.

– Mais ce soir même.

– Ce soir même ! s’exclama Chéri-Bibi, deplus en plus troublé… Ce soir même !… Mais c’estimpossible !

– Je le veux ! répliqua cette femmeentêtée. Charles et moi allons souper à l’Abbaye de Bedlam. J’aiencore quelques petites choses à vous dire, qui ne sauraientsouffrir de retard. À tout à l’heure ! J’ycompte ! »

D’Artigues rentrait dans la loge. Chéri-Bibi,qui avait une envie folle de se jeter sur le couple et d’en fairede la chair à pâté, se sauva, les tempes battantes, le cœur entumulte, les oreilles bourdonnantes.

Il retrouva Cécily, qui était déjà toute auspectacle…

Les malheurs d’Œdipe continuaient. De plus enplus, Chéri-Bibi était conduit à faire un singulier rapprochemententre la fatalité qui avait si méchamment frappé le héros antique,et celle qui le poursuivait, lui, jusque dans cette salle despectacle.

Au fond, qu’étaient les crimes d’Œdipe, lequelavait tué son père et épousé sa mère, dans l’ignorance où il étaitresté de sa naissance, à côté de ceux de Chéri-Bibi, innombrables,tous s’engendrant les uns les autres et tous issus d’un gestegénéreux ? (Le geste qui avait tué le père de Cécily, dans unmoment où Chéri-Bibi voulait le sauver.) Et voilà que maintenantqu’il se croyait débarrassé enfin de la nécessité de tuer – aprèsavoir pris la peau d’un autre – la catastrophe rôdait de nouveauautour de lui, préparait sournoisement ses coups, venait de luifaire entrevoir sa hideuse face rouge.

Chéri-Bibi broya sournoisement la tablette dela loge sur laquelle Cécily avait disposé sa jumelle, son réticuleet ces aimables bibelots dont ne se dépare jamais une joliefemme.

Il fallait bien qu’il passât sa fureur surquelque chose.

La tablette céda. Les objets qu’elle soutenaittombèrent avec éclat. Cécily poussa un cri. Toute la salle seretourna. Des protestations s’élevèrent. En ce moment, Œdipe, quivenait de s’arracher les yeux, descendait les marches du temple, enpromenant ses mains ensanglantées sur les jeunes fronts innocentsd’Étéocle et de Polynice.

Un tel spectacle, l’émoi de la salle, le cride Cécily, la rage qui était dans son cœur, tout contribua à faireperdre la tête à ce pauvre Chéri-Bibi qui, lui, s’arracha lescheveux dans un geste sauvage, et montrant sur la scène le fils deLaïus, abandonné des dieux, s’écria :

« Voilà un type dans mon genre !…Voilà un type dans mon genre !… »

La marquise, épouvantée, croyant que son mariétait subitement devenu fou, le suppliait de se calmer, l’entouraitde ses bras tremblants et le défendait contre l’invasion de deuxgardes républicains, qui accouraient pour expulser lesperturbateurs.

« C’est bien ! c’est bien ! Pasd’histoires, dit Chéri-Bibi, nous nous en allons ! Et surtoutne me touchez pas ! Je suis le marquis du Touchais. »

À l’énoncé de ce titre, les gardes, comme debons républicains qu’ils étaient par définition, s’inclinèrent.

Alors Chéri-Bibi aida la marquise éperdue àmettre son manteau, passa son pardessus et sortit avec dignité,regrettant à part lui de n’avoir pas pu conserver son sang-froid.Derrière eux, des imprudents murmuraient : « C’est unfou ! » et cela assez haut pour que Chéri-Bibi pût lesentendre ; mais il faisait la sourde oreille, ayant hâte demettre dans sa voiture la malheureuse Cécily, qui tremblait commeune feuille agitée par le vent d’automne.

À peine furent-ils seuls, après qu’il eut jetél’adresse de l’hôtel au chauffeur, que la marquise éclata ensanglots. Chéri-Bibi la prit sur son cœur et lui dit :

« Mon adorée, calme ta peine. J’ai eu unaccès de fièvre chaude. Depuis ce fatal voyage dans les mers deMalaisie, cela m’arrive quelquefois ; mais, comme tu vois,cela ne dure pas… et je n’en avais pas eu depuis dix-huit mois. Dureste, les médecins que j’ai consultés m’ont dit que je finiraispar ne plus en avoir du tout. Que cela ne trouble point notrebonheur.

– J’ai eu bien peur », soupira Cécily,qui avait véritablement craint pour la raison de son mari.

Elle fut la première, arrivée à l’hôtel, àparler d’un repos nécessaire. Chéri-Bibi se montra sage comme uneimage et se laissa border comme un petit enfant. Mais, vers minuit,il quittait sa chambre en tapinois et ne rentrait à l’hôtel qu’àl’aurore.

Ce matin-là, quand il se présenta dans lachambre de la marquise, il avait la mine encore ravagée sous ungrand air de satisfaction.

« C’est singulier, lui dit-elle, tu asl’air à la fois content et malade !…

– Eh ! ma bonne amie ! si je suismalade, c’est que l’atmosphère de Paris ne me vaut décidément plusrien ! et si je suis content, c’est qu’avec votre permission,j’ai résolu d’en chercher une autre !

– Nous n’aurions pas dû quitter Dieppe !soupira la marquise.

– Retournons-y ! » s’écriaChéri-Bibi…

Les bagages furent vite prêts. Comme ilsquittaient l’hôtel, un camelot leur passa sous le nez enhurlant : Le double assassinat de l’île de Puteaux !Mort tragique de M. et de Mme d’Artigues !…

Le marquis et la marquise poussèrent un mêmecri d’horreur. Ils tombèrent sur ces quelques lignes en dernièreheure : On a cru d’abord que M. etMme d’Artigues s’étaient noyés en passant la Seine, cettenuit, pour se rendre dans l’île de Puteaux où ils possèdent unpavillon qui a été le théâtre de bien des petites fêtes… maisl’examen des cadavres prouve qu’ils ont été tous deux victimesd’une effroyable agression. Le cou et la gorge portent des traceshorribles de strangulation… On se croit en face d’un étrange dramepassionnel…

« Ah ! ce Paris !… ceParis ! s’écria Chéri-Bibi… je n’y remettrai plus jamais lespieds !… On rencontre un jour des amis en bonne santé ;le lendemain il n’en reste plus rien qu’un article qui lesdéshonore !… »

Cécily frémissait, muette d’épouvante.

« À Dieppe ! à Dieppe ! criaChéri-Bibi… et en vitesse !… »

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