Chéri-Bibi et Cécily – Premières Aventures de Chéri-Bibi – Tome II

XIV – Encore un petit effort

Chéri-Bibi n’était pas encore revenu de soneffroi que l’inspecteur Costaud, qui était allé le rejoindre dansle salon, s’excusait de la liberté grande qu’il avait prise de lefaire surveiller d’aussi près.

« Monsieur le marquis, expliqua cethonnête policier, je n’ai point voulu que vous sortiez ce matin dechez vous sans être averti du danger qui vous menace. Un crime ouplutôt une série de crimes viennent d’être découverts à Dieppe.Chéri-Bibi est revenu ! »

Le marquis leva vers le brave Costaud unefigure d’une pâleur qui faisait pitié, et l’agent ne manqua pointde mettre sur le compte de la sinistre nouvelle qu’il apportait unémoi dont il était bien loin de soupçonner la véritable cause.

Le marquis cependant, après avoir soupiréprofondément, semblait se remettre d’une alarme si chaude. Costaudl’encourageait à se mieux porter, en lui promettant, pour ledéfendre, le concours dévoué de ses agents.

Costaud rayonnait littéralement. Unejubilation excessive émanait de sa physionomie, à l’ordinaire unpeu froide. Mais l’événement lui donnait trop raison pour qu’on luien voulût de ne point cacher plus décemment les joies du triomphe.Il avait toujours dit que Chéri-Bibi n’était point mort et quel’illustre bandit ferait encore parler de lui. Or l’assassin deM. Bourrelier et du vieux marquis du Touchais venait dereparaître sur la scène de ses premiers exploits !

« Quelle imprudence ! ne puts’empêcher de faire observer le mari de Cécily. Il ne savait doncpoint, monsieur Costaud, que vous étiez là ?

– C’est un détail, répondit sans se troublerle joyeux Costaud, c’est un détail qui ne l’a point arrêté quand ila su qu’il aurait le plaisir de vous y rencontrer ! »

Le marquis regarda Costaud de travers,redoutant qu’il ne raillât, mais l’inspecteur parlait on ne peutplus sérieusement. Du reste, il s’expliqua tout de suite :

« Car c’est vous, monsieur le marquis,qui êtes le plus menacé en tout ceci. Il n’est point douteux queles misérables sont revenus dans ces parages dans le principaldésir de vous tirer à nouveau quelque petit million. La bande àlaquelle vous avez eu affaire à bord du Bayard n’est pointsi exterminée qu’on avait bien voulu nous l’annoncer.

– Et vous êtes sûr que Chéri-Bibi est aveceux ?

– Oui, monsieur le marquis ; il avaitamené avec lui un certain Petit-Bon-Dieu, et ces autres fleurs debagne : Gueule-de-Bois, Va-Nu-Pieds, le Rouquin etBoule-de-Gomme. Rassurez-vous quant à ces derniers : ils sontmorts ! On les a tués cette nuit !

– Tués ! Et qui donc a accompli cetexploit, monsieur Costaud ?

– À mon avis, c’est Chéri-Bibi lui-même. On aretrouvé leurs cadavres dans les salles du petit restaurant du portque Petit-Bon-Dieu avait loué sous un faux nom, naturellement.C’est là sans doute qu’ils devaient perpétrer le coup qui vousramènerait dans leurs filets, car nous avons trouvé sur eux despapiers où il était question d’un guet-apens dirigé contre vous, etune pancarte, au fond d’un meuble, couverte d’une inscriptionbizarre et, à tout prendre, menaçante, par laquelle Petit-Bon-Dieuannonçait qu’il avait l’honneur de vous présenter ses hommages.

– Voyez-vous cela ?

– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire,monsieur le marquis !… Seulement, au dernier moment, ils n’ontpas dû s’entendre et ils ont voulu se débarrasser de Chéri-Bibiqu’ils jugeaient, sans doute, trop tyrannique et qui devait, bienentendu, se tailler la part du lion. Ils se sont réunis pourl’exterminer ; bien mal leur en a pris. Chéri-Bibi en a faitlittéralement de la bouillie. Il faudra que vous voyez cela,monsieur le marquis, c’est du bel ouvrage… Ah ! le bandit n’arien perdu de son entrain !

– Mais rien ne prouve dans tout celal’intervention de Chéri-Bibi ?

– Si, monsieur le marquis ; d’abord il ya ce massacre qui porte bien sa marque, comme je me fais fort de leprouver au parquet, et enfin, pour que nul n’en ignore, ce petitbout de papier ensanglanté et malheureusement arraché sur lequelvous voyez ces mots tracés avec du sang : « Prends garde,Chéri-Bibi »… Cet avertissement a dû être écrit par uncomplice qui se trouvait à l’étage supérieur et que les autres ontà moitié assassiné, car il a disparu en laissant au second et aupremier d’effroyables traces de sang. C’est peut-être Chéri-Bibilui-même qui l’a emporté, mourant, après sa victoire, ne voulantpas laisser un si bon camarade entre les mains de lajustice !

– Tout cela est bien affreux ! soupira lemarquis du Touchais.

– Si je puis vous donner mon avis, monsieur lemarquis, tout cela est surtout redoutable !…Méfiez-vous !… Gardez-vous jusqu’à ce que nous ayons mis lamain sur ce Chéri-Bibi qui ne doit rêver maintenant qu’à unechose : s’emparer d’un otage de la valeur de M. lemarquis ! Mes hommes ne vous quitteront plus ! »

Chéri-Bibi fit la grimace et, comme il était,avant tout, bon époux et bon père, il dit :

« Mon Dieu ! monsieur Costaud, je nepuis que vous remercier d’un zèle aussi louable ; cependant,pour ne point effrayer ma famille, je désirerais que cettesurveillance se fit d’assez loin et avec une certaine discrétion.Avant tout, je désire que la marquise ne puisse soupçonner que leretour de ce Chéri-Bibi de malheur me fait courir le moindredanger. Je la connais, la chère femme, elle en ferait unemaladie.

– Comptez sur mon adresse, monsieur lemarquis.

– J’y compte, monsieur Costaud. »

Costaud prit congé, car cette épouvantableaffaire allait lui donner bien de l’ouvrage, et Chéri-Bibi sedirigea illico vers le petit pavillon où le bon la Ficelledormait encore à poings fermés.

Le bruit des crimes du restaurant du ports’était répandu avec une grande rapidité, et on peut dire que, dèsmidi, toute la ville fut sur les quais. Un nom volait de bouche enbouche : Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi !… Chéri-Bibi étaitrevenu !… Et, pour son premier coup de bienvenue, il en avaittué quatre !… Quel homme !… Lui que l’on croyaitmort !…

On racontait qu’il s’était sauvé sur lestoits, qu’il était déguisé en gendarme ; enfin, on inventaitmille histoires stupides. Les gens se taisaient brusquement,regardant autour d’eux tous les visages avec sournoiserie. On lecroyait loin et il était peut-être là, tout près, à écouter de sesdeux oreilles, et bien capable de se venger sur-le-champ de ceuxqui étaient assez imprudents pour ne point retenir leur langue.

Il y avait foule sous les arcades, à lapoissonnerie, et une cohue indescriptible, malgré le serviced’ordre, devant le restaurant du port.

Tout à coup l’intérêt et la curiosité malsainede cette multitude semblèrent se transporter au-delà du pont, à cetendroit du quai où commence le faubourg du Pollet. Il y eut unmouvement général qui fit que l’on s’écrasa au bas de la côte deDieppe. C’est que, dans ce coin du port, on venait de faire, àmarée basse, une bien sinistre trouvaille. Des matelots avaientretiré de la vase une jambe et un buste de femme.

Les affreux débris furent transportés à lamorgue au milieu d’un concert de malédictions et l’on appritbientôt que c’était là les débris d’un crime encore tout frais etremontant seulement à quelques heures. Toujours Chéri-Bibi !La figure du monstre grandit encore en horreur et beaucoup de ceuxqui étaient là rentrèrent se barricader chez eux en frissonnant.Les armuriers firent des affaires d’or, car chacun voulait êtrearmé. On s’arracha les journaux locaux de la plage qui racontaientla sanglante aventure à peu près telle que M. Costaud l’avaitconçue. L’inspecteur, interviewé, demandait à la population degarder son sang-froid et de venir lui apporter tous lesrenseignements qu’elle pouvait croire susceptibles d’aider lapolice. M. Costaud laissait entendre qu’il était déjà sur latrace du grand criminel et qu’il ne tarderait point à mettre lamain dessus, pour la troisième fois.

Les journaux du soir arrivèrent de la capitaleavec des manchettes énormes où les quatre syllabes éclatantes deChéri-Bibi se détachaient comme il convient. Les boutiquiers de laGrand-Rue fermèrent tôt leurs portes. Sur les petites plagesenvironnantes, on prit également ses précautions. À Puys et àPourville, on ne s’attarda point dans les rues ni les chemins.

Parmi les plus craintifs, nous devons citerM. et Mme Régime, en villégiature à Pourville. Ilsavaient été surpris par l’affreuse nouvelle à Dieppe même, qu’ilstraversaient dans l’intention d’aller faire une petite visite depolitesse au marquis et à la marquise du Touchais qu’ils n’avaientpoint vus depuis quelque temps. Aussitôt qu’ils furent au courantde la terrible réapparition de Chéri-Bibi, ils arrêtèrent net leurpetit voyage. On disait le marquis du Touchais menacé plus quepersonne par son ancien geôlier du Bayard et il n’étaitcertainement point prudent, comme le faisait observer en tremblantla bonne Mme Régime, d’aller se jeter « dans la gueule duloup » !

« Tu as raison, Nathalie, acquiesçamaître Régime. Rentrons chez nous. Ce sont des affaires qui ne nousregardent point. Du reste, je ne serais d’aucun secours au marquis,et on le dit bien gardé. »

Ils reprirent le chemin de Pourville etregagnèrent leur villa des Mouettes qu’ils avaient louéeassez bon marché, en fin de saison, et aussi pour la raison qu’elleétait assez isolée, non loin de la falaise et dans un petit bois.Le précédent locataire n’était autre que ceM. de Pont-Marie, qui ne l’avait point habitée et quiavait brusquement disparu du pays après s’être à peu prèsruiné.

Quand, le soir venu, ils se virent seuls avecleur vieille domestique dans cette maison trop grande pour eux, ilsregrettèrent leur isolement en ce temps de gloire renaissante deChéri-Bibi.

Le revolver au poing (un vieux revolver defamille tout rouillé que l’on ne chargeait jamais de peur qu’iln’éclatât), maître Régime, suivi de son épouse tremblante, fit letour de la propriété et s’assura par lui-même que toutes les portesétaient bien fermées. Puis ils « soupèrent », comme ondit là-bas pour désigner le repas de huit heures. Ils ne parlèrentque des anciens et des nouveaux crimes de Chéri-Bibi, mais à voixbasse, comme si le bandit était caché quelque part, tout près delà, et pouvait les entendre.

Au dessert, cette conversation les avaitréduits au plus douloureux effroi, et ils furent d’accord pourquitter Pourville et Dieppe dès le lendemain matin.

Ils montèrent se coucher, mais ayant souffléleur bougie, ils ne purent dormir. Il leur semblait, à chaqueinstant, entendre des bruits « qui n’étaient pasnaturels ». C’était cependant le souffle du vent dans laramure, une branche qui craquait au-dehors, un meuble vermoulu quigémissait au-dedans.

« Allume ! » suppliaNathalie.

La bougie fut allumée et soufflée plusieursfois. Enfin, vers minuit, ils s’assoupirent au fond des ténèbres etsous les couvertures.

Soudain, ils rouvrirent en même temps lesyeux. Il leur semblait que la bougie s’était allumée, cette fois,toute seule.

Il y avait de la lumière dans la chambre, maisune lumière bizarre, un fuseau de clarté qui se promenait sur lesmurs et sur les meubles, et qui vint, d’un coup, les illuminer enpleine figure, les aveugler, cependant qu’ils poussaient ungémissement désespéré et qu’ils se mouraient de peur.

Deux hommes avaient pénétré dans lachambre !… Maître Régime, sous son bonnet de coton, dressa unetête épouvantée, en râlant :

« Grâce ! Qui estlà ?… »

Quant à sa tremblante moitié, elle se rejetasous les draps, sans attendre la réponse.

À la question de maître Régime, une voixrépondit :

« C’est moi, Chéri-Bibi ! »

Aussitôt, on entendit au fond du lit unimmense gémissement. La tête de maître Régime retomba sur le boisde lit avec un bruit sourd et la pointe de son bonnet de coton sedressa en l’air, comme si les choses elles-mêmes prenaientconscience de l’horreur de la situation.

Cependant Chéri-Bibi essayait de rassurer cesêtres timorés. Il disait :

« Remettez-vous, maître Régime. Et vousaussi, madame. Nous ne vous tuerons que si c’est absolumentnécessaire ! »

(Nouveau sursaut du bonnet de coton, nouveaugémissement sous les couvertures.)

« Nous ne sommes point venus pour vousfaire du mal, mais pour vous demander un petit service. Nous savonsque votre ami le docteur Walter a remis entre vos mains, maîtreRégime, un pli scellé qui n’est autre que son testament. Est-ceexact ? (Le bonnet de coton fait un signe que l’on peuttraduire par l’affirmative.) Alors, donnez-nous ce testament etnous serons quittes ! »

Chéri-Bibi n’avait pas terminé sa phrase quela figure effarée de la bonne Mme Régime sortait de sous lescouvertures et criait :

« Donne-lui le testament,Polydore !… »

Maître Régime ne résistait jamais à sa femmequand elle lui donnait son doux nom de baptême, et ce n’est pointcette fois que maître Régime devait manquer à ses habitudes. Ilallongea une main tremblante au-dessus de la table de nuit etparvint, non sans difficulté, à en faire glisser le tiroir danslequel se trouvait son trousseau de clefs ; mais, comme dansce même tiroir se trouvait également le vieux revolver de lafamille, Chéri-Bibi bondit sur le malheureux et le saisit à lagorge.

Mme Régime poussa un hurlementd’épouvante, pendant que Polydore déjà râlait.

« Ah ! tu as voulu prendre tonrevolver ! Tu vas mourir ! annonça Chéri-Bibi.

– Pitié, mon bon monsieur !… il n’estpoint chargé ! il n’est point chargé ! » proclama ladélirante Mme Régime, joignant les mains.

Chéri-Bibi lâcha Polydore et le bonnet decoton retomba, flasque, sur le bord du lit. « Le bonnet decoton », après cette algarade, était incapable de prononcer unmot. Ce fut Nathalie qui prit la direction desopérations :

« Mon bon monsieur, le trousseau de clefsest dans le tiroir de la table de nuit… (et elle montrait aux deuxombres masquées qui se dressaient devant elle) là… là… et voici laclef… celle qui ouvre le meuble… là… en face de vous !… Voustrouverez le testament tout de suite, sur la première planche. On aécrit dessus : testament du docteur Walter !… Voustrouverez aussi de l’argent, quinze cents francs environ et de lamonnaie… prenez tout… nous vous donnons tout !…

– Oui, tout, fit le bonnet de coton quirevenait à la vie.

– Nous prenez-vous pour des voleurs ?demanda Chéri-Bibi.

– Non ! Non ! proclamèrent ensemblePolydore et Nathalie.

– Eh bien ! gardez votre argent !Nous vous en faisons cadeau ! »

Et Chéri-Bibi se dirigea avec le trousseau declefs vers le meuble qu’il ouvrit et dans lequel il trouva, eneffet, très facilement, le testament. À la lueur de sa lanternesourde, il en examina les cachets, puis il le fit disparaître danssa poche.

« Et maintenant, expliqua-t-il, nousn’avons plus qu’à vous dire une chose, chers monsieur et dame,c’est que si jamais vous parlez de notre petite visite, votrecompte est bon !… Un mot et vous êtes morts !… foi deChéri-Bibi !… Vous me comprenez bien, n’est-ce pas ?… Onne vous a pas pris le testament !

– Non ! non ! nous dirons que nousl’avons perdu, promit Nathalie.

– Si vous dites que vous l’avez perdu, deuxheures plus tard, vous êtes morts !

– Ah ! mon Dieu ! Eh bien !nous ne dirons rien du tout !

– Cela vaudra mieux pour tout le monde,conclut Chéri-Bibi… Adieu, monsieur ! adieu, madame !Nous ne vous verrons plus que pour vous couper la langue ou lagorge, à votre choix !

– Messieurs ! nous vous donnons notreparole d’honneur ! » assura le bonnet de coton…

Les deux ombres saluèrent et disparurent leplus tranquillement et le plus naturellement du monde par lesportes dont elles avaient toutes les clefs.

Penchés derrière les persiennes de leurfenêtre, Polydore et Nathalie, appuyés l’un sur l’autre, dans uneétreinte de suprême désespoir, les regardèrent s’enfoncer dans lanuit et gagner le chemin de la grève.

« Eh bien, il est moins méchant qu’on ledit ! apprécia Mme Régime.

– Pourquoi Chéri-Bibi a-t-il besoin dutestament du docteur Walter ? réfléchit tout haut maîtreRégime.

– Si tu veux me faire plaisir, Polydore, tu nele demanderas à personne !…

– À personne ! » jura maître Régime…et, sur l’instigation de Nathalie, ils tombèrent à genoux, comme autemps où ils étaient petits enfants, pour remercier le Ciel de lesavoir sauvés des griffes du terrible Chéri-Bibi, sans qu’il leur encoûtât autre chose qu’un manque au devoir professionnel.

Dehors, la nuit était tantôt sombre, tantôtclaire, suivant que les gros nuages qui roulaient au cielmasquaient ou démasquaient la lune. Chéri-Bibi et la Ficelleavançaient avec prudence. Ils arrivèrent sans encombre à la grève.La marée était basse.

Ils regagnaient Dieppe et Puys par les galets,évitant ainsi les routes où ils pouvaient se heurter aux nombreuxagents que M. Costaud avait fait venir de Paris.

La Ficelle était enchanté de l’expédition.Tout s’était admirablement passé. Seul, Chéri-Bibi montrait quelquemélancolie en songeant que sa tâche n’était pas encore terminée etqu’après avoir pris le testament, il lui restait encore à tuer letestateur.

« Ah ! le bandit ! disait laFicelle, il ne se doute pas de ce qui l’attend ! Il va avoirun joli réveil tout à l’heure dans son dodo ! Car il doitdormir tranquille, le misérable, persuadé qu’il est à l’abri detout, avec son testament qui nous liait bras et jambes !

– Oui, gronda Chéri-Bibi, il en étaitinsolent ! Malgré le massacre de ses hommes, quelques heuresaprès l’assassinat de cette pauvre Comtesse, si tu l’avais vu,l’avais entendu comme moi tantôt, chez moi !… Oui, chezmoi ! Il a osé se montrer ! parler comme si riend’extraordinaire ne s’était passé !

– Quel toupet !…

– Oh ! Il n’a honte ni peur derien !… Il est revenu du château du Touchais à la villa deLa Falaise, accompagnant la marquise, mon épouse,et la rassurant comme un brave homme sur les suites de la nouvellecrise de la douairière !… À moi, il m’a conseillé le calme…devant Cécily !… J’avais envie de lui sauter à lagorge !… et cette envie-là, il la voyait bien !… Il ensouriait, ironiquement, se sachant toujours le plus fort… depuisqu’il m’avait fait connaître, par la Comtesse, qu’il y avait untestament !… Et comme Cécily, au moment où il prenait congé,le priait de faire ses amitiés à Mme Walter, il lui a répondutranquillement, en me regardant, que Mme Walter était partiepour un petit voyage !…

– Je crois, exprima la Ficelle, que monsieurle marquis, tout à l’heure, aura du plaisir à lui faire goûterle trépas !

– Oui ! dit Chéri-Bibi, quoique je soisbien fatigué ! Mais est-ce assez horrible ce qu’il a faitlà !… La découper en morceaux ! La découper enmorceaux !

– Il a dû revenir au cabaret pour faire cebeau travail-là, car, pour moi, il s’était enfui du restaurant duport en voyant que les affaires tournaient mal… Le Kanak n’a jamaisété bien brave, expliqua la Ficelle, puis il a songé qu’on allaittrouver sa femme là-haut, reconnaître l’épouse du docteur Walter…Alors il est revenu sur ses pas… et a découpé la malheureuse enmorceaux… c’était plus facile à emporter… et moins facile àreconnaître…

– La pauvre jeune femme ! soupiraChéri-Bibi… elle m’aimait bien !

– Allons ! Allons !… ne vous énervezpas, monsieur le marquis !… Nos affaires se présentent lemieux du monde… La mort du Kanak sera encore mise sur le compte del’abominable Chéri-Bibi, tandis que les agents de M. Costaud,en continuant de veiller sur monsieur le marquis, là-haut, à laporte de la villa de La Falaise, lui créent unalibi qui le met à jamais à l’abri de tout soupçon, si tant estqu’il puisse en naître, ce que je ne crois pas.

– La Ficelle, je suis fatigué !…fatigué !…

– Asseyons-nous donc !

– Il ne s’agit pas de cela, mon ami ! Jeveux dire que je suis fatigué de tuer…

– Monsieur le marquis, quand on ne peut pasfaire autrement !… »

Et le bon la Ficelle poussa un soupir biendouloureux :

« Et tout cela, monsieur le marquis, toutcela à cause de ce damné tatouage !… Ah ! celui qui vousa tatoué n’a pas perdu son encre !…

– C’est ce que je t’ai toujours dit quand tume parlais de me faire détatouer !… Ah ! ce quej’ai essayé, la Ficelle !… Avant de me sauver, j’ai eu affaireà tous les détatoueurs du bagne ! Oui ! ilsn’ont rien pu faire !… Ils avaient beau travailler avec leuraiguille !… Et puisqu’ils n’arrivaient pas à l’effacer, cemaudit tatouage, ils avaient beau essayer de le modifier, de letransformer en y ajoutant d’autres lettres, en l’étendant, enl’enguirlandant, je t’en fiche !… Les lettres de Chéri-Bibiréapparaissaient toujours, au-dessous de tout le reste !… Montatoueur en était assez fier !… Il me l’avait assez dit !« Une encre indélébile, qui ne ressemblait à aucune autre etdont il avait seul le secret !… De l’encre faite avec lepoison des plantes de la forêt vierge !… »

– Mais lui, il aurait peut-être bien pu vousdétatouer ?

– Non !… il ne le pouvait pas !… Jelui ai offert tout ce qu’il voulait, la liberté, une part despépites de notre or dans la forêt… Tout !… Il ne pouvaitpas ! Il ne pouvait pas !… Le bon Dieu lui-même n’auraitpas pu, qu’il m’a dit… Et tiens ! pour que tu ne me reparlesplus de ça… je vais t’avouer une chose… Je suis allé à Parisl’hiver dernier, tout seul, pendant quinze jours… Eh bien, c’étaitpour ça !… pas pour autre chose… Pour essayer de me fairedétatouer… J’avais entendu parler d’électricité… de courants àhaute fréquence qui vous enlèvent ça de la peau comme si c’était dela peinture à l’eau ! J’ai essayé ! Oui, je me suis faitdarsonvaliser… plusieurs fois…

– Mais, pour ça, monsieur le marquis, il fautse mettre tout nu… Le docteur a dû vous voir… celui qui vousdarsonvalisait, comme vous dites…

– Mais non !… On ne se met pas tout nu…On garde ses vêtements… Aussi, tu penses si j’avais une émotion enretirant ma chemise à l’hôtel !… Ah ! là ! là !tous les autres tatouages, tous les enguirlandages disparaissaientau fur et à mesure… Mais celui-là, celui de Chéri-Bibi, était plusbeau que jamais ! C’était comme un sort !Fatalitas ! »

Sur ce dernier mot qui, depuis longtemps,soulignait tous les malheurs, ils continuèrent leur route ensilence.

Ils passèrent à la nage le chenal de Dieppe,sans trop de difficultés, se retrouvèrent ruisselants sur la grèvequi conduit à Puys, et bientôt entrèrent dans le village. Ilssuivaient avec mille précautions le chemin creux qui conduisait auxFeuillages, quand un bruit de voix les fit se rejetervivement dans un sentier, près d’une petite chapelle.

Ils s’arrêtèrent, dissimulés sous une haie,pour laisser passer deux ombres qui venaient à eux d’un pas assezrapide. Et ils reconnurent la voix : c’était le Kanak, etc’était Reine !… La vieille domestique de la marquisedouairière était venue chercher, au milieu de la nuit, le docteurWalter, car sa maîtresse allait plus mal.

Quand ils se furent éloignés, Chéri-Bibi,impatienté de ce contretemps, ne put retenir un juron.

« Encore une, dit-il, en parlant de lavieille marquise, encore une qui ferait bien de mourir tout à fait,une fois pour toutes !

– Monsieur le marquis ! monsieur lemarquis ! supplia la Ficelle, que dites-vous là ? C’estun sacrilège que de souhaiter la mort de sa mère ! Celapourrait nous porter malheur !

– Tu as raison, la Ficelle, touchons dubois ! »

La Ficelle devait se rappeler toute sa vie levœu malfaisant de son maître… et le regretter, hélas ! avecdes larmes sincères, car il aimait bien Chéri-Bibi.

« Et maintenant, qu’allons-nousfaire ? demanda celui-ci. Si nous allions nouscoucher ?

– Ah ! ça non ! protesta la Ficelle.Il faut en finir cette nuit, coûte que coûte ! Nous allonsnous rendre à nouveau sur la grève, au pied de la falaise, non loinde cet escalier qui monte directement au château et par lequel leKanak ne manquera point de redescendre. Il sera seul cette fois.M. le marquis n’aura qu’un geste à faire !

– Allons-y donc, mon pauvre ami !obtempéra Chéri-Bibi, et Dieu veuille que le misérable ne se fassepas trop attendre, car je gèle dans ces abominables effetsmouillés, et je suis à bout de tout !… »

Ils avaient remis, pour la besogne de cettenuit-là, les haillons de la veille… Ils étaient faits comme devrais vagabonds et ils grelottaient. Sur la plage, derrière unecabine, ils s’assirent et attendirent le retour du Kanak. Il yavait des lumières, tout là-haut, aux fenêtres du château.

« Ah ! le bandit se fait attendre,soupirait Chéri-Bibi. Quelle misère de me trouver, moi, le marquisdu Touchais, par cette triste nuit, à une heure pareille, dans cethorrible accoutrement, sur cette grève déserte, et prêt à rejouerdu couteau comme aux plus mauvais jours de mon histoire !… LaFicelle, je te l’avouerai, je suis véritablement à la fin de moncourage…

« Je n’en puis plus… Il me semble quej’ai été dégradé… et qu’il va me falloir recommencer toute ma vie,tous mes travaux pour reconquérir cette place que j’avais eu tantde mal à obtenir !… Me revoilà comme un pauvre soldat ducrime, comme un voyou sans feu, ni lieu, ni Dieu !… Tout cela,vois-tu, n’est plus de mon âge. C’est lamentable… et ce n’est pasjuste ! »

La voix de Chéri-Bibi disant ces choses étaitdevenue si triste que la Ficelle en fut apitoyé, et c’est leslarmes aux yeux qu’il répéta :

« Encore un petit effort, monsieur lemarquis, et nous serons au bout de nos peines… un tout petit effortde rien du tout !

– Oui, oui ! encore tuer !… Tuappelles ça un petit effort de rien du tout !… Je n’ai faitque ça toute ma vie… ça finit par me lasser à la longue… Décidémentla fatalité ne pardonne pas ; je continue à vivre dans unemare de sang… Il n’y a pas d’homme plus malheureux que moi sur laterre, quand j’y pense… Si Cécily ne m’aimait pas autant et si jen’avais pas mon petit enfant, je me ferais sauter le caisson, biensûr !

– Monsieur le marquis ! Monsieur lemarquis !…

– Voyons, la Ficelle, sois juste… connais-tuune destinée pareille ?… Tiens ! Il y a eu des hommesà carnage forcé sur la terre et avec lesquels on a faitdes pièces, des tragédies, des drames pour célébrer leur misère…Ils ne sont rien de rien à côté de moi !

« J’en ai vu jouer de ces pièces… C’estencore le sort qui me conduit toujours à des pièces commeça !… La dernière fois que je suis allé à Paris, tiensjustement pour me faire darsonvaliser, j’ai vu jouerHamlet !… Eh bien, Hamlet, c’est atroce… Ilsmeurent tous là-dedans, noyés, égorgés, étranglés, poignardés,passés au fil de l’épée !… Mais ce n’est rien à côté de ce quis’est passé, de ce qui se passe dans ma famille… et puis aussi,l’an dernier, avec Cécily, j’ai vu Mounet-Sully, dans Œdiperoi !… Ah ! celui-là, il est encore plus malheureuxqu’Hamlet ! La fatalité n’y va pas de main morte avec lui… Ila tué son père sans le connaître !… Il a épousé sa mère sansle savoir !… Il est le frère de ses enfants !… Ils’arrache les yeux… et il devient aveugle naturellement !… Ettout cela, cependant, ça n’est pas de sa faute, c’est lafatalitas qui l’a voulu !… Comme pour moi !

« Je suis un type dans le genre d’Œdipe,moi ! Quand j’ai vu jouer ça, j’en étais malade, j’avais envied’interrompre la représentation, de bondir sur la scène, d’arrêterce Mounet-Sully et de crier : « Œdipe n’est pas celui quijoue la comédie !… c’est moi !… c’est moi !… c’estmoi !… Moi qui ai tué mon beau-père, fait tuer le mari de mafemme, moi qui suis l’assassin du père de mes enfants, moi enfinqui me suis tué moi-même pour vivre parmi les hommes sousun visage qui ne m’appartient pas ! » Je suis sortiécumant, sans m’occuper de Cécily qui courait derrière moi !On me prenait pour un fou !… Fatalitas ! Œdipeest plus malheureux qu’Hamlet, mais moins malheureux quemoi ! »

Et le pauvre Chéri-Bibi leva un poing au cielpour le maudire une fois de plus, en comparant ses malheurs à ceuxdes fils de Laïus !…

La Ficelle n’osait plus rien dire, le voyantsi accablé. Cependant il était de son devoir de ne point laisserChéri-Bibi en un état de prostration pareil dans un moment où ilallait avoir besoin de toutes ses forces pour assassiner le docteurWalter.

« Monsieur le marquis, fit-il entendretimidement, quand je considère la nature et le caractère despersonnes qui sont mortes de votre main, je ne trouve pas qu’il yait lieu de se désoler à ce point, et vous accusez bien à tort leciel qui a su si justement distribuer vos coups ! Prenons leschoses par le commencement, puisque le Kanak ne vient pas encore etqu’il vous laisse le temps de voir clair en vous-même avant de luiinfliger un châtiment qu’il a mérité mieux que tout autre. Voicid’abord le père Bourrelier, qui avait abusé de la vertu deMlle votre sœur ; oubliant tout esprit de vengeance, cequi est très chrétien, vous vous disposiez à le sauver, dansl’instant qu’il allait être précipité du haut de la falaise par unmisérable coiffé d’un chapeau gris. Seulement, au lieu de frapperle misérable au chapeau gris, c’est dans le dos deM. Bourrelier que votre couteau est entré jusqu’au manche, parinadvertance. Allez-vous le plaindre ? Non ! carM. Bourrelier avait mérité cette fin tragique et le cielveillait à ce qu’il la subît.

« Pour moi, je vois le bras de laProvidence dans tout ce qui vous est arrivé par la suite. Celle-ciavait certainement à châtier, de par le monde, une certainequantité d’autres personnages aussi peu recommandables que le pèreBourrelier, et ce n’est pas pour une autre raison qu’elle vous afait injustement condamner et poursuivre pour des crimes que vousn’aviez pas commis, à seule fin que vous deveniez, par votreirritation et les difficultés de votre exceptionnelle existence,l’aveugle instrument dont elle avait besoin.

« Songez que vous n’avez jamais tué pourle plaisir, mais acculé à la nécessité de vous défendre. Sans douteétait-il écrit que ceux que vous frappiez devaient succomber, pourla punition de leurs péchés. Sans vous, le premier mari deMme Cécily continuerait de torturer cette divinecréature ! Aussi vous n’allez point regretter le trépas dubourreau, car jamais la victime n’aurait été ici-bas récompensée deses vertus si vous n’aviez pris la place d’un homme qui ne laméritait point.

« D’autre part, s’il n’avait pas étéécrit que Petit-Bon-Dieu, Va-Nu-Pieds, le Rouquin et Boule-de-Gommedussent trouver dans ce pays le terme d’une détestable carrière,croyez-vous que la fatalité, comme vous dites, se serait donné lapeine de les y amener pour qu’ils périssent tous les quatre sousvos coups ? Enfin, elle sait bien ce qu’elle fait, lafatalité, quand elle se prépare à jeter dans vos bras le Kanak,désarmé. Il n’aura pas tardé, celui-là, à expier le crime d’avoirassassiné une pauvre femme dont on commence à retrouver lesmorceaux un peu partout !

– Tes paroles me font du bien, ami la Ficelle,avoua Chéri-Bibi ; cependant, je ne puis me retrouver à cetendroit du rivage sans me reporter, par la pensée, à cette nuitnéfaste où, assis à l’endroit même que j’occupe aujourd’hui, je visapparaître, le surlendemain de la mort du père Bourrelier, surl’escalier de la falaise, conduisant au château du Touchais,l’homme au chapeau gris ! Celui-là, plus que toutautre, aurait mérité de tomber sous mes coups, et cependant il m’atoujours fui !

« Après s’être attaqué au père Bourrelierl’avant-veille, et lui avoir volé son portefeuille, il se disposaità aller assassiner le marquis du Touchais, le père, un brave hommequi n’avait fait de mal à personne, lui !… Ah ! je meverrai toujours bondissant sur les traces de ce coquin et arrivanttrop tard ! hélas, pour sauver le marquis, mais assez tôt pourêtre arrêté comme étant l’assassin !… Et tu trouves celajuste, qu’après tant d’années il ne soit pas châtié… qu’on continued’ignorer son crime et que le nom de Chéri-Bibi ne cesse de servird’épouvantail aux petits enfants ?

– Et aux grandes personnes… crut devoircorriger la Ficelle ; mais ne vous impatientez pas, monmaître… tout arrive en son temps et je suis persuadé que ce vilainhomme au chapeau gris aura son tour, tout comme un autre. Nem’avez-vous pas fait entendre que Reine en sait plus long que noussur ce chapeau-gris-là ?

– Oui, mais après avoir fait quelquesconfidences à sœur Sainte-Marie-des-Anges, elle ne veut rien dire.Il n’y a pas de raison pour qu’elle parle maintenant après s’êtretue si longtemps ! Pourquoi épargnerait-elle l’homme auchapeau gris ?… J’ai idée, vois-tu, qu’il doit être de notremonde… Elle redoute certainement le scandale… Elle, elle leconnaît… elle a dû voir son visage en plein, tandis que moi, jen’ai aperçu l’homme que de dos… d’abord sur la falaise, ensuite surl’escalier… tu vois, à cet endroit éclairé par la lune… »

Ce disant, Chéri-Bibi montrait du doigt uncoin de la falaise… et, brusquement, il se leva en tremblant sifort et avec une telle agitation que la Ficelle suivit sonmouvement et lui demanda, anxieux, ce qu’il avait.

« Tu ne vois pas ?… Tu ne voispas ?… là… là… sur la falaise… commeautrefois !… »

La Ficelle finit par découvrir la cause del’extrême émotion de Chéri-Bibi. Tout le long du roc, suivant unchemin si à pic qu’il paraissait tout à fait impraticable à un êtrehumain, une ombre se glissait et arrivait ainsi à un des paliers del’étroit escalier conduisant au château du Touchais. Et, tout àcoup, l’ombre se trouvait en pleine lumière lunaire et Chéri-Bibis’écriait :

« L’homme au chapeau gris !… Oui,oui, c’est lui ! Ce sont ses gestes !… C’est sonattitude !… sa taille !… Enfin ! il était tout àfait comme ça !… et il était inquiet commeça !… »

Ce disant, Chéri-Bibi était prêt à s’élanceret la Ficelle avait grand-peine à le retenir.

« Lâche-moi donc !… Je te dis quec’est lui !… Il a suivi le même chemin !… »

Et Chéri-Bibi bouscula brutalement la Ficelle.Dans le même moment, l’homme, là-haut, se retourna, sans doute pourregarder si la plage était bien déserte et s’il devait craindred’être aperçu d’en bas. Les deux hommes, dissimulés derrière lacabine, poussèrent la même exclamation :

« Pont-Marie ! »

Chéri-Bibi s’était jeté à quatre pattes ets’avançait déjà, la gueule en avant, comme un loup. La Ficelles’était glissé derrière lui, jusqu’au pied de la falaise.

« Laisse-moi faire !… disaitChéri-Bibi. Ah ! j’aurais dû m’en douter ! Ne crainsrien ! Son affaire est bonne à celui-là !…

– Mais, qu’est-ce qui le pousse auchâteau ?…

– Cécily couche, ce soir, au château, auprèsde la marquise… Le bandit doit avoir préparé un coup… Resteici ! Surtout ne bouge que si je t’appelle !… »

Et comme Pont-Marie s’était décidé à gravirrapidement les derniers degrés de l’escalier, Chéri-Bibi, profitantd’un nuage qui masquait la lune, s’élança.

Quand la lune reparut, il était en haut del’escalier, mais Pont-Marie avait disparu comme par enchantement.Peut-être avait-il entendu qu’il était poursuivi et s’était-ilrejeté sur la falaise, peut-être avait-il pénétré dans le châteaupar la petite porte donnant sur les jardins, qui était entrouvertetoujours comme autrefois. Le docteur Walter et Reine avaient dûpasser par là et, dans leur hâte, n’avaient point refermé laporte.

Chéri-Bibi la poussa et entra. Il regardaautour de lui. Personne ! Ah ! combien cette expéditionnocturne, qui n’était point dans son programme, remuait en lui desouvenirs !…

Il ne s’y attarda point cependant, tout àl’activité de ses recherches. Il parcourut le jardin avec milleprécautions. Pont-Marie n’était pas là. Chéri-Bibi pensa quec’était de sa faute… qu’il avait fait du bruit, qu’il s’étaitdémasqué trop tôt, et ce raisonnement était des plusplausibles.

Il s’assit sur un banc, dans les ténèbres d’unbosquet, et, en silence, continua de surveiller les choses.Pont-Marie n’avait certainement pas eu le temps de pénétrer dansl’intérieur du château, dont les portes étaient fermées.

Il y avait des lumières au premier, dansl’aile habitée par la marquise. Derrière les fenêtres, Chéri-Bibivoyait passer Cécily et Reine, très affairées. Un troisièmepersonnage vint les rejoindre et il y eut un bref conciliabulederrière les rideaux. Ce troisième personnage était le docteurWalter, qui devait faire ses dernières recommandations.

Chéri-Bibi était tellement préoccupé par ladécouverte qu’il venait de faire, et il avait le cœur si plein derage contre ce Pont-Marie, dans lequel il retrouvait l’être néfastequ’il avait cherché vainement autrefois, qu’il en oubliait que,cette nuit-là, il devait tuer le Kanak. Ce furent les événementsqui se chargèrent de le lui rappeler en lui offrant la mort duKanak, au bout des doigts.

Une lumière se montra à la tourelle del’escalier qui faisait communiquer le premier étage du château etle rez-de-chaussée. Chéri-Bibi vit distinctement Reine quidescendait, précédant le docteur Walter en l’éclairant. Bientôt ilsfurent tous deux dans le grand salon, où avait été assassiné jadisle vieux marquis du Touchais. Reine et le docteur s’arrêtèrent uninstant derrière la porte vitrée pour causer. Puis Reine tira leverrou de la porte et l’ouvrit.

« Voulez-vous que je vous accompagne,docteur ? demanda-t-elle. La petite porte du jardin estouverte.

– Non, non ; remontez tout de suiteauprès de votre maîtresse et faites bien tout ce que j’ai dit…Ah ! avez-vous du papier et de l’encre ? Je vais vousdonner tout de suite l’ordonnance pour demain matin !…

– Voila, docteur !… »

Les voix sonnaient claires et nettes dans lanuit silencieuse.

Elle le conduisit à une table où le docteurtrouva ce qu’il lui fallait pour écrire. Il s’assit, tandis queReine, appelée par Cécily, laissait sa bougie au salon et remontaitau plus vite en disant qu’elle allait redescendre tout à l’heurerefermer la porte et que le docteur n’avait qu’à laisserl’ordonnance sur la table avant de partir.

Le Kanak, la tête penchée sur la table, car ilétait un peu myope, écrivait. Il tournait le dos à la porteentrouverte. Chéri-Bibi n’avait qu’à entrer… Jamais il n’aurait unesi belle occasion… Il pouvait tuer le Kanak sur son ordonnance.

Il tira son couteau et entra.

À pas feutrés, il se dirigea vers ce dos quis’offrait à lui, et il allait bondir, l’arme haute, quand unfâcheux craquement du parquet fit se retourner le Kanak avec unerapidité qui prouvait que ce singulier docteur devait toujours être« sur ses gardes ». Si bien sur ses gardes queChéri-Bibi, dans son élan, vint se heurter le front sur unrevolver, ce qui eut pour résultat de retarder l’heure d’unassassinat qu’il avait cru déjà accompli. Une pareille faussemanœuvre n’alla point sans arracher un soupir de douleur à notrehéros, ni sans déclencher le rictus macabre du docteur.

« Sais-tu bien, fit le Kanak, que jepourrais te tuer comme un moineau !

– Tu n’as aucun intérêt à me tuer !répliqua le faux marquis du Touchais, sur un ton d’une grandelassitude, aussi je ne te crains pas.

– Moi non plus, exprima avec une ironiesuprême le Kanak. Tu sais que j’ai pris mes précautions et que mamort serait le signal de ta ruine et de la fin du marquis duTouchais et, sans doute, en même temps de celle de Chéri-Bibi.Pourquoi venais-tu avec ton couteau et dans cet accoutrement ?Tu n’aurais pas eu la bêtise de me tuer, dis ? Tu voulais mefaire peur ?

– Oui, car je veux absolument avoir avec toiune conversation. Ne fais pas le malin ; c’est moi qui aigagné la première manche, pas plus tard qu’hier, et te voilà toutseul contre moi !

– Avec ton secret !

– Combien veux-tu ?

– Je veux d’abord que tu lâches toncouteau ; je rentrerai mon revolver. Puisque nos armes sontinutiles et que nous ne pouvons nous tuer, laissons ces accessoireset causons, les mains nettes.

– Comme tu voudras ! » obtempéraChéri-Bibi qui mit son couteau dans sa poche.

Désarmés, ils se considérèrent fixement,pendant quelques instants, en silence. Ils se mesuraient,jaugeaient d’un coup d’œil ce qu’ils pouvaient bien valoir, dans lemoment, l’un contre l’autre.

Chéri-Bibi eut un brusque mouvement de reculcar on avait entendu des pas au-dessus d’eux.

« Ne crains rien ! fit le Kanak enle suivant, Reine ne descendra pas tout de suite. Je lui ai donnéde l’ouvrage ; oui, elle et ta femme ne peuvent quitter lamarquise, ta mère, en ce moment… Nous pouvons causer… »

Et il reprit en ricanant :

« Ta mère !… ta femme !…

– Ah ! bandit !… ne parle pas de mafemme !

– Comme tu voudras ! De quoiparlerons-nous donc ? Ah ! oui, tu me demandais« mon prix » ?… Sais-tu bien que tu esadmirable ?

– Pourquoi ? interrogea naïvementChéri-Bibi, toujours en reculant comme si l’air d’autorité et leregard flambant du Kanak lui en imposaient sérieusement.

– Pourquoi ? Mais, mon cher, parce qu’iln’est pas permis d’être aussi bête que toi ! Comment ! tut’étais imaginé que j’avais fait de toi le marquis du Touchais pourun million ! Et maintenant, tu me demandes mon prix ?… Tucrois sans doute pouvoir te débarrasser de moi encore avec unnouveau million ?

– Non ! répliqua Chéri-Bibi,combien ?

– Je vais te dire : j’avais pensé à teprendre tout… ou à peu près ; c’est dans cette intention quej’avais amené mon état-major…

– Ton état-major n’existe plus.Combien ? »

Ce disant, Chéri-Bibi, insensiblement,reculait toujours et le Kanak le suivait sans crainte, car, ainsi,Chéri-Bibi était acculé dans un coin du mur, ne pouvant plus faireun pas sous l’œil de son ennemi qui surveillait ses moindresgestes. Du reste, le Kanak devait être rassuré sur les intentionsde Chéri-Bibi qui avait tranquillement croisé les mains derrièreson dos.

Il ne s’agissait plus entre ces deux hommesque de diplomatie, à propos d’une question financière.

– Oui, continuait, railleur, le docteurWalter, oui, j’avais rêvé de te dépouiller, de te prendre par laforce, et, au besoin, par la torture, tout ton bien ! C’est unplan qui aurait pu réussir si tu n’avais été mis sur tes gardes parla Comtesse.

– La pauvre femme ! fit Chéri-Bibi.

– Dieu ait son âme !… fit le Kanak… Jecrois bien qu’elle m’a rendu un gros service sans s’en douter.D’abord, grâce à elle, tu m’as débarrassé d’un quatuor quicommençait à m’embarrasser ; ensuite l’événement m’a faitréfléchir : qu’est-ce que j’aurais fait de tous tesmillions ? Vos millions, monsieur le marquis, je vous leslaisse !…

– Ah !

– Oui !… pour que vous les fassiezfructifier !… Vous serez comme qui dirait mon fermier !…Cela vous va-t-il ?

– Parle toujours !…

– Tu fais la grimace ?… Tu ne comprendrasdonc jamais que tu es ma chose, mon bien, ma terre ?…et que je t’ai créé dans ta vie nouvelle uniquement pour que tutravailles pour moi ! Sois raisonnable, je le serai !… Jete laisserai de quoi vivre… Le reste, dont je te fixerai le chiffremoi-même, tu me l’apporteras aux échéances ordinaires… Et si jesuis content de toi, je te ferai un petit cadeau au terme de laSaint-Michel !… En principe, cela te va-t-il ?

– Tu es bien gentil pour moi !… réponditavec une grande froideur Chéri-Bibi… Mais j’aime mieux te prévenirtout de suite : cela ne me va pas !

– Je le regrette, mon garçon… car je n’ai pasautre chose à te dire…

– Tu te crois bien fort, le Kanak !

– Assez pour être sûr que tu réfléchiras etque nous deviendrons les meilleurs amis du monde !…

– Non !… Vois-tu, le Kanak, il y en a unde trop ici-bas, de nous deux !

– Je ne trouve pas !… Nous nouscomplétons si bien !

– Le Kanak, tu ne sais pas que j’ai juré à laComtesse de la venger !…

– Des enfantillages ! Si tu me touches,je connais quelqu’un qui ira trouver le procureur de la Républiqueavec mon testament.

– Non, il n’ira pas !

– Ah ! bah !…

– Maître Régime n’ira pas trouver le procureuravec le testament… »

En entendant prononcer ce nom, le Kanak ne puts’empêcher de marquer quelque émoi.

« D’abord, tu ne sais pas si c’est maîtreRégime qui a mon testament !

– Si, il me l’a dit ! Et il n’ira pas leporter parce qu’il ne l’a plus !

– Tu dis ! fit l’autre, soudain trèspâle…

– Je dis que c’est moi qui l’ai, tontestament !… »

Chéri-Bibi n’avais pas plutôt prononcé cesmots que le Kanak, poussant une sourde exclamation et redoutant lepire pour sa propre vie, bien que Chéri-Bibi n’eût point bougé lesmains de derrière son dos et qu’il le sût désarmé, le Kanak fouilladans sa poche pour y prendre son revolver. Mais il n’en eut pas letemps, car, d’un geste foudroyant, Chéri-Bibi avait arraché de sondos le couteau fatal qui se trouvait retenu par des fils de soie aubas du portrait du vieux marquis du Touchais, mort assassiné, et leplongeait dans la poitrine du Kanak qui tombait en râlant.

« Un coup pour moi ! » grondaitChéri-Bibi…

Et le Kanak finit de râler, car le second couplui tranchait la gorge.

« Et un coup pour laComtesse !… »

Chéri-Bibi regarda une seconde le Kanak,mort !… Puis il s’enfuit comme un fou, car ses morts,maintenant, lui faisaient peur !…

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