Chéri-Bibi et Cécily – Premières Aventures de Chéri-Bibi – Tome II

X – Déjeuner de famille

La vie, depuis quelques jours, semblait avoirrepris son cours normal. La douairière allait de mieux en mieux.Cécily était radieuse. Après cette algarade, Chéri-Bibi s’étaitmontré de plus en plus amoureux. Il faisait tout son possible pourchasser cette idée d’un docteur Walter qui n’eût pas été le docteurWalter, quand Cécily lui apprit un beau matin qu’il devait venirdéjeuner avec eux.

La Ficelle n’était pas là. Depuis quelquetemps, on le voyait peu. Il surveillait le restaurant du port.

Chéri-Bibi, à l’annonce que lui fit Cécily, nemarqua point un contentement extrême. Ce docteur avait beau n’êtrepas le Kanak, il lui ressemblait assez pour rappeler au fauxmarquis une période de sa vie qu’il eût voulu tout à faitoublier.

« Tu ne me parais pas enchanté de moninvitation, fit Cécily. Aurais-tu quelque chose contre notreami ? (ainsi appelait-elle le docteur Walter).

– Non ! non ! ma chérie ; maisje suis si heureux quand je me trouve seul avec toi et mes enfantsque l’annonce de la présence d’un étranger n’est jamais pour moiune bonne nouvelle.

– Le docteur Walter n’est pas pour nous unétranger. Et nous devons nous conduire avec lui au moins poliment.J’ai invité également sa femme. Cela ne te contrarie pastrop ?

– Sa femme ? Le docteur a donc unefemme ?…

– Mais oui : elle est revenue des Indes.Je ne la connais pas. Et je ne savais même pas qu’elle fut arrivéeici ! Comme j’invitais le docteur à déjeuner, il se récusa enme disant justement que sa femme était aux Feuillages. Jene pouvais faire autrement que lui dire de l’amener avec lui, queje serais enchantée de faire sa connaissance.

– Bien ! bien !

– Qu’est-ce que tu as ?…

– Moi ? Rien !

– Tu me parais tout drôle !

– Tout drôle ! Pourquoi ?… Pas lemoins du monde !… Va pour le docteur Walter et son épouse…Après tout, nous ne pouvons vivre comme des sauvages !

– N’est-ce pas, mon ami… Tiens !justement, je crois que les voici !… (On sonnait à labarrière.)

– Ah ! bon, je vais aller faire un boutde toilette et embrasser le petit Jacques. À tout à l’heure,Cécily !

– À tout à l’heure ! Eh bien ! tu nem’embrasses pas ?

– Ma chérie !…

– Écoute, Maxime… tu n’es pas malade ?…Tu me parais changé depuis quelques jours, depuis tonévanouissement… Tantôt tu as des accès de tendresse… et tantôt tues distrait, distrait !…

– C’est une idée, Cécily ! C’est uneidée ! »

Et comme on entendait des pas sur le gravierdu jardin, il s’enfuit. Il courut dans son appartement et se laissatomber dans un fauteuil. Une glace était devant lui. Il vit qu’ilétait tout pâle.

« Ah ça, mais, qu’est-ce quej’ai ?… »

Il eût pu regarder par la fenêtre de sachambre ce qui se passait dans le jardin. Chose singulière, iln’osa pas. Il était sous le coup d’un grand malheur inévitable. Etfiévreusement, il regardait le moment d’acquérir la tristecertitude de l’irrémédiable catastrophe. Enfin il poussa un soupir,se raisonna, argua vis-à-vis de lui-même qu’il était stupide de semettre dans un état pareil parce qu’il allait recevoir à sa tableun docteur qui ressemblait au Kanak, lequel docteur étaitaccompagné de sa femme. Pourquoi le docteur n’aurait-il pas étémarié ? Qu’est-ce que cela pouvait bien lui faire ?

Il se releva, fit quelques pas, se plongea latête dans une cuvette, se traita d’imbécile, fit sa raie, tira sesmanchettes, toussa, dit tout haut : « Allons, monsieur lemarquis, ne faites pas l’enfant ! » et descendit.

Mais en approchant du salon où il entendit desvoix, il se mit à trembler sur ses jambes. Enfin il se força àpousser la porte et il se trouva en face des deux invités quis’étaient levés. Heureusement qu’il tenait encore le bouton de laporte ! Il put s’y appuyer. Il avait devant lui laComtesse !… avec des cheveux rouges acajou au lieu de sesadmirables cheveux noirs, mais la Comtesse !… et,naturellement, il ne douta plus, cette fois, de la personnalité dudocteur !

« Ah ! mon Dieu ! comme tu espâle ! » s’écria Cécily.

Ils se précipitèrent tous les trois vers luipour le soutenir. Mais déjà il s’était redressé :

« Rien ! Rien !… j’ai eu… unéblouissement… je vous demande pardon, madame… »

Il essayait de réagir, de faire le fort, defroncer les sourcils. Il eût voulu paraître, dans l’instant,redoutable. Mais il faisait plutôt pitié. Cécily se désolait,expliquait que son mari, depuis un certain temps, était très malportant ; et elle demandait au docteur de venir l’étudiersérieusement, de prescrire un régime.

Chéri-Bibi l’interrompit, assura sa voix,puisa dans l’ardente contemplation de sa femme une force nouvelleet la résolution ardente de faire face au danger.

« Ne parlons plus de cela, du moins pourle moment, docteur ! prononça-t-il. La marquise ne vous a pasinvité à déjeuner pour me donner une consultation ! Je vousdirai que je n’ai pas pris le temps de déjeuner ce matin, et de làpeut-être, est venu mon malaise. J’ai une faim de loup !J’espère, madame, que vous avez également bon appétit. Vite, àtable ! Docteur, offrez votre bras à mafemme ! »

Et il tendit le sien à la Comtesse, qui s’yappuya avec un énigmatique sourire.

Ils passèrent dans la véranda, où le couvertétait mis.

Chéri-Bibi avait à sa droite Mme Walter.Il osa la regarder. Il osa lui parler. Il la questionna sur songrand voyage, et pendant qu’elle lui décrivait avec complaisanceles splendeurs du Gange et les curiosités de Bénarès, il s’étonnaitde ce qu’elle fût restée si jeune et si belle.

Il soutenait sans broncher l’éclat de sonregard.

Il se rappelait qu’elle l’avait aimé et qu’ill’avait méprisée. Il se disait qu’elle aussi avait une vengeance àtirer de lui. Mais maintenant que le premier coup était porté, ilse sentait la force de lutter.

Une haine féroce commençait de l’entreprendrecontre ces deux êtres qui venaient l’attaquer si délibérément, enplein bonheur. Oui, oui, il allait se remettre à l’ouvrage !Puisqu’il le fallait ! Et il ne reculerait point devant labesogne ! Les misérables l’auraient voulu ! Tant pis poureux ! Chéri-Bibi leur montrerait ce qu’il était encore capablede faire, même dans la peau d’un marquis du Touchais !

Ainsi il avait à côté de lui, à sa table, danssa villa de LaFalaise, en face de sa femme, deson ange adoré, cette misérable, cette fleur de bagne, cette filleà forçats et à artoupans, qui épouvantait les plus endurcis, par saférocité, lors de la révolte du Bayard, et amusait lesplus cyniques par son extraordinaire argot.

Elle l’avait aidé, évidemment, lors de sonévasion des fers, il lui était difficile de l’oublier, mais c’étaitencore poussée par la plus vile des passions, par le vice qui luifaisait désirer tenir dans ses bras cette renommée de crimes, cettegloire de sang qu’était alors Chéri-Bibi ! Pouah !M. le marquis du Touchais en avait la nausée !

Rien qu’à la pensée qu’il avait pu jadisfrôler cette fille, et qu’il avait été dans la nécessité derepousser ses audacieuses caresses, le rouge de la honte luimontait au front ! Et cela faisait sa dame, sa mijaurée, avaitde belles manières, étonnait Cécily et le marquis du Touchaislui-même par son aplomb et son élégance et son langage choisi,précieux, presque ridicule de mignardise !

Les femmes savent dissimuler ! Toutassoiffée de vengeance qu’elle devait être contre Chéri-Bibi,contre le bonheur de Chéri-Bibi, contre cet amour qu’il avait pourune autre et qu’il lui avait refusé à elle, elle lui souriait,faisait l’aimable ! Quel monstre ! pensait M. lemarquis du Touchais.

Dans le même moment, il sentit qu’un genoufrôlait le sien. Il s’écarta un peu. Mais le genou le suivit, fitpression, et un petit pied vint se poser sur le sien.

Cette fois, Chéri-Bibi ne bougea plus, neparla plus. Il paraissait changé en statue.

Eh bien, elle en avait du toupet ! DevantCécily ! à deux pas de sa femme ! Et il était obligé desubir ce rapprochement odieux pour éviter tout scandale ! Illui parut qu’il commettait lui-même un sacrilège en acceptant cepetit pied sur le sien, sous le toit conjugal, lui honnête époux ethonnête père de famille ! Et cependant, il ne rejeta point,non seulement pour éviter des mouvements qui eussent pu donnerl’éveil à ce cher ange, mais encore parce qu’il lui venait tout àcoup à l’idée que la Comtesse l’aimait toujours et n’avait pointrenoncé à conquérir ses faveurs.

S’il en était ainsi, sa défense contre leKanak devenait plus facile. Il pourrait peut-être se faire de cettefemme une alliée, quitte à s’en délivrer selon les moyens du momentquand il se serait débarrassé de l’autre !

Ce qu’il lui convenait d’apprendre le plus tôtpossible, c’est ce qu’il avait exactement à redouter, ce que l’onavait préparé contre lui, le plan du Kanak, en un mot. La Comtesse,s’il se montrait habile, finirait peut-être par le lui dévoilertout à fait !

Il répondit à la pression de ce pied par unmouvement sympathique et il vit aussitôt que sa voisine lui enétait reconnaissante, dans le regard, dans l’inflexion de la voix,dans toute une attitude qui ne se gardait même pas assez.Heureusement que la pure Cécily était à mille lieues de se douterd’une monstruosité pareille !

Tout de même, Chéri-Bibi eut peur, et toutdoucement il retira son pied de sous celui de la Comtesse. Maiscelle-ci, dans le même moment, sans doute pour qu’il n’ignorât riende la fièvre qu’il lui communiquait, mit sa main sur celle dumarquis, sa petite main brûlante, et lui dit sur le ton le plusencourageant :

« Et vous, monsieur le marquis, vousaussi, vous avez beaucoup voyagé ? Personne n’a encore oubliécette terrible histoire du Bayard ! Vous avez étéprisonnier des forçats ! Ah ! que je voudrais vousentendre nous raconter vos aventures ! J’en ai déjà lefrisson ! »

Le docteur Walter n’hésita pas à joindre saprière à celle de sa femme et il fallut que Chéri-Bibi bon gré, malgré, s’exécutât !…

Le docteur Walter lui demanda même des détailssur le fameux Chéri-Bibi et aussi sur le Kanak !…

« Mais il y avait aussi une femme à bord,une femme que l’on appelait la Comtesse, je crois ? fitMme Walter en reprenant, d’autorité, le pied deChéri-Bibi.

– Oui, madame, répondit le marquis qui eûtvoulu pouvoir les étrangler tous deux, illico, sur place.Oui, c’était justement la femme du Kanak.

– Était-elle belle ?

– Mon Dieu ! madame, elle était, ma foi,très jolie…

– On a dit que c’était une ancienne femme dumonde ?

– On l’a dit, madame…

– On a dit aussi qu’elle aimait Chéri-Bibi.Est-ce vrai ?

– Je n’en sais rien, madame. Elle ne m’a pointfait ses confidences… Je crois cependant que Chéri-Bibi avait unecertaine sympathie pour elle. »

Remerciement du pied de Mme Walter, sousla table. Honte de Chéri-Bibi, qui n’osa plus regarder du côté deCécily et qui s’estima le dernier des hommes, le plus indigne desgoujats !… Ah ! les bandits !… Ils le lui paieraienttous deux !…

« Est-ce que Chéri-Bibi est réellementmort ? » demanda brutalement le docteur en regardant bienen face le marquis.

Celui-ci ne baissa point les yeux. Et ilrépliqua d’une voix si grave que Cécily en fut toutétonnée :

« Oui, docteur, oui… Chéri-Bibi estmort ! Je l’ai vu moi-même jeter à la mer, dans son sacfunèbre, alors que depuis quelques jours déjà il n’était plus qu’uncadavre. Sa sœur, qui habite dans le pays, a assisté comme moi auxtristes obsèques de ce célèbre bandit. Il est mort ! Et jevous prie de croire qu’il ne ressuscitera plus !

– Pourquoi dis-tu cela, mon ami ? demandaCécily, qui ne comprenait point l’importance ni l’opportunité decette affirmation…

– Parce que, Cécily, le docteur Walter sembleen douter…

– C’est, mon cher hôte, répliqua le docteuravec un sang-froid au moins égal à celui du marquis, c’est queChéri-Bibi est un être si extraordinaire qu’on a peine à s’imaginerune fin aussi… naturelle. D’autres l’ont dit avant moi.Tenez ! il y avait ici il y a deux ans – et il vient peut-êtretoujours à Dieppe – il y avait ici un inspecteur de la Sûreté…

– Un nommé Costaud sans doute ? demandaChéri-Bibi avec une candeur désarmante.

– Oui, c’est cela : Costaud. Eh bien,M. Costaud ne pouvait croire à la mort de Chéri-Bibi. On avaitbeau lui dire ce que vous nous avez répété, il répondaitinvariablement : « Chéri-Bibi n’est pas mort ! Ilavait intérêt à disparaître… Il a trompé tout le monde sur sonbateau, comme autrefois il avait trompé tout le monde au bagne. Etvous verrez, ajouta-t-il, que l’on apprendra quelque jour qu’il aéchappé à la mort comme il s’est enfui de Cayenne. Il réapparaîtrasous un autre nom ou sous une autre figure. » Et ceM. Costaud paraissait bien sûr de son affaire en disantcela.

– Tout est possible, fit la Comtesse, mais cen’est rien moins que sûr… C’est ce que nous appellerons unesupposition gratuite », ajouta-t-elle en se tournant du côtéde Chéri-Bibi et en le regardant de telle sorte que celui-ci vitbien qu’elle était déjà avec lui et qu’il ne dépendait que de luide jouer la partie avec elle contre le Kanak.

Il la remercia tout doucement, sous la table,avec son pied. Et il reprenait espoir, en dépit de l’audaceinfernale avec laquelle le docteur Walter insistait :

« Mon amie, je vous assure que l’on nesait jamais ce qui peut arriver avec ces gens-là. Qui nous dit quenous ne le côtoyons pas tous les jours, que nous ne le frôleronspas au Casino ? Costaud me disait : « Je nedésespère pas de revoir Chéri-Bibi à Dieppe. C’est son pays. Ce futle théâtre de ses premiers exploits. Il y reviendra. » Je vousavouerai que moi, qui adore les romans-feuilletons français et quime délasse dans leur lecture de mes travaux quotidiens, je vousavouerai que cela m’amuserait beaucoup… Voyez-vous qu’on l’arrête,un soir, en plein Casino ! On croyait avoir affaire à uncomte, à un baron ou à un marquis… et c’était Chéri-Bibi !

– Vous avez beaucoup d’imagination,docteur ! » fit le marquis un peu pâle.

Et il se leva. Le café était servi au jardin.Cécily et le docteur s’en furent les premiers. Assurée qu’elleétait de n’être point vue, la Comtesse fit signe à Chéri-Bibi derester un peu en arrière.

« Il en sera quitte pour sonimagination », murmura-t-elle entre les dents, maissuffisamment haut pour que le marquis l’entendit.

Comme elle avait pris son bras, Chéri-Bibi luiserra tendrement la main.

« Je t’aime toujours ! luisouffla-t-elle.

– Qu’es-tu venue faire ici, la Comtesse ?demanda Chéri-Bibi en retardant encore sa marche.

– Te sauver, Chéri-Bibi !… Te sauver situ as un peu pitié de moi ! Ils ont préparé contre toi unechose effroyable !

– Qui, ils ?

– Lui, et Petit-Bon-Dieu !

– Je m’en doutais. Les misérables !…

– Mais rien n’est perdu encore si tum’écoutes !…

– Je tuerai le Kanak, la Comtesse !

– Cela ne te sauvera pas ; il a pris sesprécautions, je le sais. C’est lui qui me l’a dit. Il a écrit touteton histoire et fait son testament dans lequel il révèle ta vraiepersonnalité et donne les moyens de s’en procurer les preuves. Letout a été mis sous enveloppe cachetée qui sera ouverte le jour desa mort.

– Alors je ne peux pas le toucher ?

– C’est pourquoi il se croit si fort !Regarde-le ! Je le déteste !

– Je suis perdu, la Comtesse !

– Faut voir !…M’aimeras-tu ? »

Chéri-Bibi n’eut pas à lui répondre. Cécilys’était retournée sur eux et les appelait. Pendant qu’elle servaitle café avec sa grâce coutumière, son mari la regardait aller etvenir sans plus dissimuler son profond accablement. Ce que venaitde lui révéler la Comtesse lui coupait bras et jambes. Il étaitdésarmé : le Kanak pouvait tout contre lui. Il serait dans sesmains comme un jouet. Le Kanak serait son maître, son tourmenteur,son bourreau, et il lui était défendu, à lui, Chéri-Bibi, de penserà s’en débarrasser. Son crime serait le signal de sa défaite, de saruine.

Ah ! le Kanak « s’était gardé àcarreau » ! Et Chéri-Bibi devrait le subir jusqu’audernier sou, jusqu’à ce qu’il l’eût dépouillé, lui et lessiens ! Pauvre Cécily ! Pauvre petit Jacques !

Chéri-Bibi avait glissé l’une de ses mainssous son gilet, sous sa chemise, et ses ongles déchiraient sapoitrine, striaient de rouge les infâmes et indélébiles marquesbleues qui faisaient de lui un Chéri-Bibi pour la vie et mêmepar-delà la mort !

Cécily et le docteur s’étaient éloignés uninstant pour juger du coup d’œil que l’on avait du haut d’un tertred’où l’on apercevait la mer.

« Mais enfin, gronda l’impuissantChéri-Bibi, quand il se vit seul à nouveau avec la Comtesse, maisenfin, combien d’argent veut-il ?

– Tout !

– Et qu’est-ce qu’il me restera àmoi ?

– C’est ce que je lui ai demandé. Il m’arépondu qu’il te resterait ton amour pour ta femme. Si tu l’aimesbien, Chéri-Bibi, te voilà consolé !… Et finalement, c’est moiqui n’aurai rien ! Oh ! je le vois bien, va, j’ai vucomme tu la regardais tout à l’heure !…

– Ne parle pas de ça, ça ne te regardepas !… »

Il lui jeta cette phrase avec tant de férocitéqu’elle lui murmura dans un extraordinaire transport :

« Ah ! je te retrouve presque commedans le temps, quand il ne t’avait pas enlevé ta gueule,Chéri-Bibi !… Eh ben, va, tout n’est pas dit entre noustrois ! Je le déteste et je t’aime ! Le reste viendra àson heure… Faut pas désespérer de la Providence !

– Enfin ! qu’est-ce que vous avezmanigancé ? Tu peux toujours bien me le dire ! Commentest-il venu il y a deux ans ? Il avait donc quitté tout desuite le Bayard ?

– Oui, tout de suite après toi ! Et noussommes revenus en France où l’on pensait bien te retrouver. Ilavait naturellement toujours pensé au grand chantage. Pour lui, lemillion ne comptait pas ! L’œuvre de sa vie, c’étaittoi ! Il l’avait ratée avec tant d’autres !… Tu pensesbien qu’il n’allait pas te lâcher, après avoir réussi tafigure ! Non ! le million ne comptait pas ! Et ill’a bien prouvé en le perdant en un mois à Monte-Carlo. C’est alorsqu’il est venu s’installer ici, croyant que tu arriveraisbientôt !

– Et toi ?

– Moi ! je partais pour les Indes avec unriche commissaire du gouvernement anglais. J’aimais mieux m’enaller. Je ne voulais pas assister à ce qui allait se passer. Ça mefaisait trop de peine. Et puis, je pensais toujours à toi. Tu m’astoujours traité comme une chienne. Mais je t’ai dans lapeau !… Ah ! ne dis rien, je ne te demande rien,Chéri-Bibi !… J’attendrai !… mon jour viendra !

– Les bandits ! » grondait enlui-même Chéri-Bibi.

Il aurait voulu avoir un couteau au bout desongles pour se l’entrer dans les chairs, pour se déchirer, pour sepunir de s’être mis ainsi, lui qui se croyait arrivé au sommet dubonheur, entre ces deux êtres qui allaient le broyer !

La Comtesse, les yeux fixés sur le Kanak et lamarquise qui discutaient encore là-haut du paysage et s’extasiaientsur le panorama, continuait sa brève histoire en phrasesrapides : « C’était le Kanak qui lui avait présenté sonlord, aux fins de « le vider », car, en attendant que legrand coup du marquis réussît, il fallait de l’argent. Et ellen’avait cessé de lui en envoyer des Indes. Cet homme la tenait àcause de leur passé commun effroyable. Le lord était mort, laissantla forte somme à la Comtesse, et le Kanak, instruit par sa police,une police internationale de bagne, la meilleure de toutes, étaitvenu la rejoindre au moment où elle espérait pouvoir s’endébarrasser. Depuis un an, on mangeait l’argent du lord. Maintenantqu’il n’y en avait plus, on reprenait le coup dumarquis. »

Et cette fois, le Kanak était bien décidé à sefaire riche pour toute sa vie !… Voilà le plan ! Il étaitsimple.

« Faudra que tu passes par tout ce qu’ilvoudra, mon pauvre Chéri-Bibi ! Ah ! tu avais pensé à letuer ! Mais tu ne peux pas le tuer !

– Je ne peux ni le tuer, ni me tuer, car jesais ce qu’il ferait après ma mort !

– Il ferait chanter ta femme, la main sur toncadavre, en lui révélant que le fils du marquis du Touchais est lefils de Chéri-Bibi…

– Ah ! tais-toi ! tais-toi !râla Chéri-Bibi… et il eut, après un silence affreux, une sorte derugissement sourd : Fatalitas !

– Prends garde ! voilà ta femme ! Jedisais à votre mari, marquise, que vous aviez une propriétécharmante. Oh ! charmante !… La vue y est adorable, etl’air y est exquis. Ça n’est pas comme aux Feuillages oùnous vivons dans une humidité pénétrante. Je ne sais pourquoi monmari est allé chercher cette masure dans le chemin creux. Ce n’estpas un chalet, chère madame, c’est une éponge !… une éponge,je vous assure ! Le docteur, qui est arthritique, m’en dirades nouvelles. Gare aux rhumatismes, mon ami !…

– Si j’étais assez riche, fit le docteur,j’achèterais au marquis sa villa de La Falaise,en admettant qu’il voulût bien la vendre. En attendant, chère amie,si tu le veux bien, nous allons prendre congé et retourner auxFeuillages, mon courrier m’attend !

– Madame, disait Cécily, chaque fois que vousvoudrez nous faire le plaisir de venir nous voir, vous serez labienvenue à la villa de LaFalaise… »

Au moment du départ, Cécily et le docteur,parlant de la santé de la marquise douairière, laissèrent seulsencore un instant Chéri-Bibi et la Comtesse. Celle-ci se pencharapidement à l’oreille du marquis.

« Je veux voir, fit-elle, si tu estoujours Chéri-Bibi ou un marquis à la manque ! Le testamentse trouve chez Petit-Bon-Dieu, au premier étage du restaurant duport, dans un vieux secrétaire en acajou ! Prends letestament d’abord ! Tue le Kanak ensuite… et nouscauserons ! »

Cécily venait à elle, lui tendant lamain :

« À bientôt, j’espère, chère madame…

– À bientôt, marquise… »

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer