Chéri-Bibi et Cécily – Premières Aventures de Chéri-Bibi – Tome II

IV – Le duel de Chéri-Bibi

Quand Chéri-Bibi revint chez Cécily, ilparaissait calmé, fort content de lui et il mourait de faim.

De loin, il aperçut sur le perron la cornetteblanche d’une religieuse. Il reconnut sœur Sainte-Marie-des-Anges.Il monta par une allée, tandis qu’elle descendait par une autre. Lapelouse les séparait. Il salua son passage et elle lui rendit sonsalut, puis continua son chemin. Chéri-Bibi était bien décidé àéviter autant que possible sa sœur, qui était revenue à l’hôpitalde Dieppe, et surtout à ne lui point parler. Il ne voulait pasqu’elle entendît sa voix. C’était plus prudent. Du reste, à bord,dans les derniers temps, il ne lui avait jamais adressé la parole.Il ne lui parlait pas depuis qu’il était mort… PauvreJacqueline !…

« Tout de même, songeait-il, si on nousavait dit, quand nous étions enfants, que j’entrerais ici enmarquis et qu’elle en sortirait en « bonne sœur » !…Fatalitas !… »

Il fut tiré de ses réflexions par un groupedes plus gracieux qui apparaissait sur le perron. C’étaient Cécilyet son fils.

Le petit vint au-devant de son père encourant. À la manière affectueuse dont il sauta à son cou,Chéri-Bibi vit bien que le petit ne le détestait point et queCécily n’avait rien fait pour détourner à son profit la partd’amour filial qui revenait à ce bandit de père. « Noblefemme ! se dit-il. Elle a toutes les vertus. Heureux l’hommequi sera aimé d’elle ! » Il rendit ses caresses àl’enfant, et comme l’enfant ne ressemblait pas à son défunt papa,Chéri-Bibi se dit qu’il l’aimerait beaucoup.

« Tu m’as rapporté beaucoup de jouets dechez les sauvages ?

– Oui, mon fils, une malle pleine ; maisje t’avertis tout de suite que ces messieurs se fournissent dansles meilleures maisons de la capitale. »

Chéri-Bibi, qui ne laissait point que d’êtreun peu pompeux, aimait ce terme qui désignait Paris. Il vit queCécily, qui venait au-devant d’eux, l’avait entendu et souriait. Ilen fut tout bouleversé de bonheur.

« Ah ! bien, elle pourra désormaisme faire tous les reproches qu’elle voudra ! Je courberai latête et dirai amen !La chère femme ! Cettelégère toilette d’été lui sied à ravir. Et cependant ce n’estrien : un peu de mousseline blanche sur les plus chèresépaules du monde. C’est un ange du paradis ! Je voudraisbaiser la trace de ses pas ! »

Elle marchait maintenant devant lui, en tenantson enfant par la main. Et Chéri-Bibi la suivit d’assez près pourrespirer ce parfum qu’il aimait tant. À table, il s’assit entre safemme et son fils. Il put s’imaginer qu’il s’en fallait de peuqu’il fût réellement le plus heureux des hommes. Le déjeuner avaitété servi dans la véranda, d’où l’on avait vue sur la mer. Il yavait de petites voiles blanches à l’horizon. Le ciel étaitd’azur ; une brise légère avait passé sur les fleurs dujardin. Le service était impeccable, la nappe d’une belle lingerie,le couvert éblouissant, les radis un peu poivrés et le cœur deChéri-Bibi débordant d’amour.

« Cécily, dit-il, vous avez reçu lavisite de sœur Sainte-Marie-des-Anges ?

– Oui, mon ami, elle est venue m’apporter unetriste nouvelle : la marquise, votre mère, est un peusouffrante. Hier soir, nous sommes allées toutes deux à la fête du« Denier du pauvre marin », et elle a pris froid sous lapluie, en attendant notre auto devant la grille du casino. J’iraila voir avec Bernard après déjeuner.

– Cécily, vous avez toujours été parfaite pourma mère, et je vous en remercie ; mais moi, je me suis bienmal conduit envers elle, la pauvre femme ! Sa porte m’estfermée, et ce n’est que justice. Mais puisque vous allez la voir,annoncez-lui donc une nouvelle qui ne pourra que la réjouir etaidera peut-être à la remettre sur pied ; elle va pouvoir,d’ici à huit jours, retourner s’installer d’une façon définitive auchâteau du Touchais.

– Si ce que vous dites est vrai, fit Cécily,qui ne cachait pas son étonnement, elle en pleurera de joiecertainement. Elle m’a souvent confié qu’elle n’avait point eu deplus grande peine au monde que celle de s’être vue éloignée aussi…brutalement du lieu où se rattachaient tous les souvenirs de sa vieet où elle avait espéré mourir… Mais on quitte donc lechâteau ? demanda-t-elle sans le regarder.

– Oui, Cécily, on quitte le château.

– Ils en ont assez ?

– Non, Cécily, ils n’en ont pas assez !ils quittent le château parce que je les chasse !

– Vraiment ! (Cécily pensait :« Il en a assez de la Belle Dieppoise ! Il doit avoirquelque part une nouvelle maîtresse ! ») Eh bien, monami, je ne vous cacherai point qu’en ce qui me concerne je n’ensuis pas autrement fâchée. Et si la Belle Dieppoise a cessé deplaire, tant mieux ! Oh ! simplement à cause du voisinagequi était un peu encombrant !

– Je sais ! Je sais ! Je connais unhomme qui a été bien coupable en tout ceci et qui en aura unremords éternel. »

Cécily n’en croyait pas ses oreilles. Elleregarda Chéri-Bibi, qui baissa les yeux et rougit comme un enfant.Le nez dans son assiette, il fit son mea culpa avec unegrande discrétion du reste, à cause de la présence du petitBernard.

« Quand on songe à tout ce que vous avezsouffert, Cécily, on ne mériterait point d’être assis à cettetable. »

Cécily le vit manger, cependant qu’il disaitces choses extraordinaires, avec un tel entrain qu’ellepensa : « En tout cas, le remords ne lui a pas ôtél’appétit ! »

« Cette femme, dit-elle, m’a faitsouffrir moins pour moi que pour votre mère et que pour le nom desTouchais. Mais puisqu’elle s’en va, qu’il n’en soit plusquestion : bon voyage ! Jusqu’au dernier moment, elle n’apas désarmé. Hier encore, à cette fête, elle a trouvé le moyen denous insulter, votre mère et moi, ou tout au moins de nousprovoquer, de montrer une insolence dont, au surplus, elle a étébien châtiée. Puisque vous sortez de chez elle, mon ami, elle vousa peut-être mis au courant d’un incident qui s’est produit à lagrille du Casino, devant deux cents personnes ?

– Nullement, Cécily, nullement. Elle ne m’en apoint soufflé mot !

– Évidemment elle ne s’en est pointvantée ! Sachez donc qu’au moment de partir elle a faitprendre à sa voiture la place de notre auto, sous notre nez, et simalhonnêtement qu’il y eut, autour de nous, des murmures.Heureusement un inconnu, qui venait de voir ce qui s’était passé,s’est jeté à la tête des deux chevaux de cette fille, et avec uncourage, une force inouïe, a fait reculer tout l’équipage, encriant : « Les honnêtes femmes d’abord ! », cequi fut applaudi de tout le monde. Nous pûmes ainsi partir à notrerang. La marquise en avait les larmes aux yeux de bonheur, et moij’aurais bien donné quelque chose pour savoir quel était cet hommequi avait su si bien nous faire rendre justice. J’aurais voulu leremercier, mais il avait déjà disparu. »

Le petit Bernard dit :

« Moi, si je le connaissais celui qui afait reculer les chevaux de la méchante femme, jel’embrasserais !

– Embrasse-moi donc, dit Chéri-Bibi avec unegrande simplicité.

– Comment, c’est toi papa ?

– Mais oui, mon fils, c’est moi. »

Le petit se jeta à son cou et l’embrassa avectransport cependant que Cécily, stupéfaite, assistait toutedéroutée à ces effusions.

« Et toi aussi, maman, n’est-ce pas, tuvas l’embrasser ? »

Chéri-Bibi était devenu écarlate, et c’est entremblant qu’il déposa l’enfant à sa place.

« Allons, sois sage, Bernard, faisaitCécily très troublée. Laisse ton père déjeuner tranquillement…

– Mais tu peux bien l’embrasser puisque c’estlui !

– Je t’ai déjà dit que les petits enfants nedoivent pas parler à table !… »

Maintenant elle n’osait plus regarderChéri-Bibi. Et c’est en ayant l’air très occupée de goûter un platque l’on venait d’apporter pour l’enfant qu’elle demanda :

« Alors, c’était vous ?… Vous étiezdonc à Dieppe ?

– Je venais d’arriver, Cécily, trop tard pourvous causer l’embarras de mon retour à la villa. Du reste, vousn’étiez pas prévenue et j’avais résolu de passer la nuit à l’hôtel.Avant de me coucher, je fis une courte promenade au Casino. Lehasard voulut que j’assistasse à l’incident. C’est aussi simple quecela. Vous n’avez pas à me remercier.

– Vous auriez pu vous faire écraser, monami… »

Et elle ne dit plus rien, devenue soudainsongeuse, laissant le père et l’enfant jouer et se raconter deshistoires qui les faisaient bien rire tous les deux.

Le repas touchait à sa fin quand un domestiquevint annoncer à M. le marquis que son secrétaire et maîtreRégime étaient au salon.

« Bien ! bien ! qu’ils yrestent ! Je viens tout de suite.

– Il ne faut pas que je vous dérange si vousavez à « causer affaires », mon ami, fit Cécily. Vouspouvez rejoindre ces messieurs. Je ferai servir le café ausalon.

– C’est cela ! Vous êtes parfaite !Vous songez à tout, Cécily. Excusez-moi donc… c’est, en effet, pourune petite affaire. »

Il embrassa son fils et s’en alla.

« C’est extraordinaire, je ne lereconnais vraiment plus, fit à mi-voix Cécily.

– Crois-tu qu’il est gentil, mon papa, etqu’il est brave ! Il m’a dit que tous mes joujoux allaientarriver tantôt avec son automobile. À ce qu’il paraît qu’il a uneauto épatante, papa ! Je veux qu’il m’apprenne à conduire, tusais, maman ! On s’amusera bien ensemble ! »

À ce moment, dans l’encadrement de la grandebaie ouverte de la véranda, s’offrit la figure énigmatique deM. de Pont-Marie.

« Je ne vous dérangepas ! »

Il était entré dans la propriétéfamilièrement, comme il faisait toujours… On n’annonçait plusM. de Pont-Marie. En l’apercevant, Cécily avait eu ungeste de recul et d’effroi. Cependant, elle parvint à se maîtriser.Et devant le domestique qui achevait le service, elle s’excusa desa peur et pria M. de Pont-Marie de la venir rejoindredans la véranda. Depuis l’entrevue terrible elle avait eu le tempsde réfléchir : le chantage dont elle était victime ne devaitavoir d’autre but que celui de lui faire verser de l’argent. Ellesavait Pont-Marie très gêné dans ses affaires et réduit auxderniers expédients. Elle s’était attendue même ces jours derniersà ce qu’il eût recours franchement à sa bourse et elle n’eût pointhésité à lui venir en aide, en amie. Or elle venait de se rendrecompte que le misérable, pour se tirer d’embarras, avait préparécontre elle un véritable guet-apens déguisé sous les couleurs del’amour, et précédé du cambriolage de sa correspondance la plussecrète. Il faudrait payer cher ; sans doute le sacrificeserait énorme, mais elle était décidée à tout pour rentrer enpossession des lettres, sauver l’honneur de son fils et ne pointsubir l’affreux outrage dont l’ignoble personnage l’avaitmenacée.

Du moment qu’il ne s’agissait plus que d’unequestion d’argent, il ne fallait désespérer de rien et garder toutson sang-froid pour traiter au mieux avec ce triste individu.Depuis l’absence de son mari, elle avait repris en main la gérancede sa fortune ; enfin elle avait de grandes disponibilités,depuis la mort de son frère.

Pont-Marie avait cru trouver Cécily avec lemarquis ; il se mordit les lèvres en l’apercevant toute seule,et il attendit avec curiosité ce qu’elle allait faire, car il seproposait de tirer un plus ou moins heureux pronostic de l’attitudequ’elle allait prendre. En tout cas, il pensait bien que, lesachant armé comme il l’était, elle n’aurait point l’audace de lefaire jeter à la porte.

Tout de suite, il la vit conciliante, froidesans doute, mais enfin très abordable. Elle le pria de s’asseoir enattendant le marquis, car Pont-Marie lui avait annoncé que c’étaitle marquis qu’il désirait voir.

« Il est avec son secrétaire et sonnotaire, il ne saurait tarder.

– Il vous a dit la sotte querelle ?demanda Pont-Marie.

– Il ne m’a rien dit du tout. Quelle sottequerelle ?

– S’il n’a point jugé bon de vous enentretenir, vous m’excuserez, madame, mais je préfère me taire.Dans ces sortes d’affaires, ajouta-t-il avec une maladresse voulue,le mieux est en effet de parler peu et d’agir vite.

– Vous m’en avez trop dit ou pasassez ! »

Et se tournant du côté du petit, elle lecongédia :

« Bernard, je t’en prie, mon enfant, varetrouver miss, j’irai vous rejoindre tout à l’heure. »

Et quand ils furent seuls :

« Allons, monsieur ! Nous n’ensommes plus à nous faire des cachotteries. Pour que je vous revoiesi tôt après ce qui s’est passé entre nous tout à l’heure, il fautque ce soit pour un sujet qui en vaille la peine. Quevoulez-vous ?

– Au fait, vous avez raison. Vous êtes unefemme de tête, et puis Maxime, entre nous, jusqu’à ce jour, a étébien peu intéressant. Cependant je viens me mettre à sadisposition. Il va se battre en duel. Cela ne vous bouleverse pastrop, non ?

– Non, vous l’avez dit vous-même, je suis unefemme de tête. Et à cause de quoi, ce duel ?

– Pas à cause de quoi, à cause de qui.

– Eh bien, à cause de qui ?

– À cause de vous !

– De moi ?

– Parfaitement, c’est comme cela ! Maximeest devenu la cause de tous nos étonnements. Il défend sa femmemaintenant. C’est admirable ! Il a un peu tardé, à mon avis.Mais n’est-ce pas, madame, il vaut mieux tard que jamais !Enfin, c’est très bien ce qu’il a fait !

– Mais comment puis-je être lacause ?

– Ça s’est passé chez les Proskof, où je metrouvais. La baronne s’est exprimée d’une façon peu congrue à votreégard. Elle n’était pas contente, car le marquis venait de luidonner congé, le bail étant arrivé à expiration.

– Et qu’est-ce qu’elle a dit ?

– Vous désirez le savoir ?

– Je le veux !

– Elle a dit : « C’est pourinstaller ici la fille Bourrelier ! »

– Et alors ?

– Et alors votre mari a administré une gifleformidable au baron, qui est allé rouler dans les placards encassant de la porcelaine de prix. Oh ! ça a été admirablementfait ! Maxime a toujours eu une poigne très solide. Là-dessus,il est parti en disant : « J’attends vos témoins. »Le baron m’a prié d’être son premier témoin. Je me suis récusé.J’ai toujours été beaucoup plus l’ami de Maxime que celui dubaron ; enfin, madame, je suis aussi votre ami, à vous, et jeviens offrir mes services au marquis.

– Le voilà, monsieur ! » dit Cécily,que cette confidence avait troublée beaucoup plus qu’elle ne levoulait paraître ; et elle descendit dans le jardin enappelant Bernard, mais en réalité pour se donner unecontenance.

Chéri-Bibi faisait son entrée dans la véranda.Il assista au départ précipité de Cécily et à son visible émoi. Ilaperçut Pont-Marie et grogna dans sa moustache : « Levoilà encore, celui-là ! » Du reste, la présence dePont-Marie chez lui, après ce qu’il avait vu, de ses yeux vu, laveille au soir, au bal du casino, le faisait souffrir d’une façonaiguë. Il ne pouvait comprendre que Cécily ne lui eût point fermésa porte. Il demanda assez grossièrement :

« Qu’est-ce que vous voulez,monsieur ?

– Monsieur, je viens me mettre à votredisposition. Je me suis rappelé que nous étions de bons amisautrefois. J’ignore pourquoi nous ne le sommes plus aujourd’hui,mais enfin je suis resté l’ami de la marquise.

– Je le sais, monsieur, je le sais !

– Et si vous avez besoin d’un témoin, mevoilà ! le baron va vous envoyer les siens tout de suite.

– Monsieur, je vous remercie d’avoir pensé àmoi. Bien aimable. Mais le choix de mes témoins est fait.Voulez-vous avoir la bonté de m’attendre ici une seconde. J’ai unmot à dire à ma femme et je suis à vous. »

Il ne lui laissa pas le temps de répondre etcourut rejoindre Cécily, qu’il apercevait, se promenant, solitaire,sous l’allée ombreuse des tilleuls où il l’avait vue rêver sisouvent quand elle était jeune fille. Il la trouva agitée.

« Mon amie, lui dit-il en l’abordant, jeviens de voir Pont-Marie. C’est un monsieur qui me déplaîtsouverainement. Je ne vous ferais point part de mes sentiments sije ne les croyais partagés. Tout à l’heure, quand je suis entrédans la véranda, je ne sais ce qu’il vous disait, mais certainementil vous faisait de la peine, car vous êtes sortie la figuredécomposée. Je l’ai prié de m’attendre pour venir prendre votreavis : j’ai une forte envie de le reconduire par la peau ducou ! »

Chéri-Bibi, à son grand étonnement, s’aperçutvite que cette déclaration ne produisait pas tout l’effet qu’il enattendait. Cécily avait pâli, et, maintenant, ellebalbutia :

« Mais, pourquoi donc ?… Vous n’avezrien eu avec Pont-Marie, j’espère bien !… C’est un ami aveclequel je tiens à rester en excellents termes…

– Et moi, madame, je suis persuadé que cebellâtre ne mérite point toutes vos bontés, ni surtout votreindulgence ! L’autre soir, au casino, il s’est conduit avecvous d’une façon presque indécente, si bien que vous avez dû« le remettre à sa place » et regagner la vôtre. Oui,madame, j’ai vu cela ! J’ai assisté à cela ! Et ce matin,quand j’ai pénétré dans votre salon et que je l’y ai trouvé, je mesuis dit : « Tiens, voilà un petit mufle qui vientdemander son pardon. » En le revoyant tout à l’heure dans lavéranda j’ai bien été forcé de me dire : « Il l’aobtenu. » Mais en vous voyant le quitter dans cet étatd’agitation, j’ai ajouté « illico » : il ne lemérite pas ! Si jamais, madame, il vous manque de respect, ilfaut me le dire !

– Monsieur, fit entendre Cécily sur un tonqu’il ne lui avait point connu pendant toute la durée du déjeuner,vous oubliez que si j’avais dû vous attendre pour me fairerespecter, j’aurais risqué depuis longtemps de n’être plusrespectable ! Vous vous êtes étrangement mépris sur l’attitudede M. de Pont-Marie à cette soirée du Casino. Je n’airien à lui reprocher. Je me suis trouvée subitement un peusouffrante et voilà pourquoi je suis partie de si bonne heure avecvotre mère qui, elle-même, était très fatiguée. »

Chéri-Bibi souffrait mille morts enl’entendant parler ainsi. Il était sûr qu’elle mentait.

« Malheureux que je suis !gémissait-il en lui-même. Elle l’aime ! Je ne puis plus endouter ! »

Furieux, il dit :

« Je vous demande pardon, madame(maintenant, c’était lui qui lui disait : madame), de m’êtreaussi grossièrement trompé ! Faut-il l’inviter àdîner ?

– Non, mon ami, répondit-elle, subitementradoucie… mais à déjeuner pour après-demain. »

Chéri-Bibi reçut le coup et s’en alla,titubant, dans l’allée ombreuse des tilleuls.

« Après-demain, se jura-t-il, je seraimort ! »

Quant à Cécily, bien qu’elle fût en proie àmille sentiments contradictoires, elle se félicitait de l’idée decette invitation qui devait lui procurer l’occasion de causer avecPont-Marie et peut-être de s’entendre définitivement avec lui avantque les huit jours ne fussent écoulés. Elle ne tenait nullement àfaire connaissance avec la mystérieuse villa de Pourville.

Pour donner un autre cours à ses idées quidevenaient fort embrouillées à l’égard de son « nouveaumari », elle appela miss et Bernard et leur ordonna des’apprêter à sortir avec elle. Elle allait prendre des nouvelles dela vieille marquise douairière, qui serait bien stupéfaited’apprendre la chevaleresque attitude d’un fils qu’elle avaitmaudit et juré de ne plus revoir. Tous trois prirent le chemincreux qui conduisait, sous une voûte épaisse de feuillage, entredeux hauts talus, à la demeure rustique où la bonne dame avaittransporté ses pénates, aidée de Reine qui lui restait dévouéejusqu’à la mort. La marquise douairière, qui était très bonne, maistrès fière, avait préféré, au sortir de l’orgueilleux château duTouchais, cette humble maisonnette des champs à la villadémocratique des Bourrelier, où elle eût risqué, du reste, derencontrer son mécréant de fils. Cécily trouva Reine sur le pas dela porte.

« Vous faites bien de venir, madame lamarquise, dit-elle, madame n’est pas bien dutout !… »

Elle pénétra chez la douairière au moment mêmeoù passaient, remontant le chemin qu’elle venait de descendre, deuxbeaux messieurs habillés d’impeccables redingotes et chapeautés dehuit-reflets plus brillants que des sabres.

« Les témoins du baron ! » sedit-elle.

C’étaient eux, en effet. À la villaBourrelier, on les attendait. Chéri-Bibi était revenu dans lavéranda, où il avait retrouvé Pont-Marie avec ses deux témoins àlui, M. Hilaire et maître Régime, son notaire de Rouen,présentement en villégiature à Dieppe. Maître Régime était aussipâle que le plastron de sa chemise depuis qu’il savait qu’onréclamait son concours pour la rédaction d’un procès-verbal pourlequel il n’était point besoin de papier timbré. Maître Régimeétait un brave homme de loi, de figure paterne, aux mainsgrassouillettes, qui certainement n’avaient jamais tenu une épée.C’est du reste l’argument qu’il tenta de faire valoir auprès de sonclient ; mais M. de Pont-Marie répondit avec unsourire sarcastique qu’il n’avait point à se préoccuper de cettequestion, attendu qu’on se battrait presque certainement aupistolet, le baron étant l’offensé et de première force à cettearme.

« Mais, monsieur, s’écria encore lepauvre maître Régime, je n’ai, de ma vie, chargé unpistolet !

– On les fera charger parl’armurier ! » répliqua Pont-Marie d’une voixridiculement tragique.

Chéri-Bibi, agacé de cette discussion qui netendait, de la part de Pont-Marie, qu’à déconsidérer le témoinRégime, se tourna brusquement du côté du notaire :

« Enfin, monsieur, êtes-vous mon ami, ouiou non ?

– Sans doute, monsieur le marquis, sans doute,mais le caractère de ma charge…

– Oui ou non, voulez-vous être montémoin ? »

Maître Régime comprit, au ton sur lequel laquestion lui était posée, que, certainement, s’il ne voulait pasêtre le témoin du marquis, celui-ci cesserait d’être son client. Ilaccepta, avec un soupir.

« Vous croyez, demanda M. Hilaire,qui était presque aussi pâle que maître Régime, vous croyez,monsieur de Pont-Marie, que le baron choisira le pistolet ? Yest-il vraiment aussi fort que vous le dites ?

– C’est notre premier prix de tir ! Ilfait mouche presque à chaque coup !

– Tant mieux ! grogna Chéri-Bibi, enallumant un excellent cigare, ce sera plus vite fini.

– Que voulez-vous dire ? s’écria maîtreRégime, en joignant ses grasses petites mains, comme s’il allaitentrer en prières.

– Je veux dire que s’il me tue tout de suite,il n’aura pas besoin de recommencer !

– Vous désirez donc échanger plusieursballes ? demanda Pont-Marie d’une voix qui affectaitl’indifférence.

– Je ne le désire pas, répondit Chéri-Bibi enle regardant si férocement que Pont-Marie crut à quelque accès defièvre comme on en rapporte souvent de ces aventures lointaines, jene le désire pas, je le veux !… Je ne veux pas un duel pourrire, moi !… Je veux un résultat !… Vous entendez bien,vous autres, mes témoins… je veux que l’on tire jusqu’à ce qu’il yait un résultat ! » (ce résultat, pensait le désespéréChéri-Bibi, c’est la mort et la fin de mes souffrances.)

M. de Pont-Marie dit :

« Il ne faut désespérer de rien. En duel,on ne sait jamais !… C’est une chose de viser un carton et uneautre de viser sur un homme qui, lui-même, tire sur vous. Enfin,autant que je m’en souvienne, le marquis était lui-même assez fortau pistolet.

– Oh ! il est bien plus fort aurevolver » s’écria inconsciemment la Ficelle.

Et comme il ajoutait :

« Ne pourrait-on pas se battre aurevol… »

Il n’acheva pas, reculant devant le regard deChéri-Bibi, qui le foudroyait à son tour.

« Monsieur ! mon secrétairedivague… »

M. le secrétaire s’affala dans un coin etne dit plus mot. La conversation languissait, quand le domestiquevint apporter deux cartes. C’étaient les témoins du baron.Chéri-Bibi alla les recevoir au salon et les mit en rapportimmédiatement avec maître Régime et M. Hilaire. Puis il sortitet retrouva encore de Pont-Marie dans le jardin. Il ne pouvait voircet homme. Déjà, avant d’avoir reçu le mensonge de Cécily, il ledétestait, mais maintenant il le haïssait avec une force que, seul,pouvait maîtriser son malheureux amour.

L’autre, en l’apercevant, se rapprocha de lui.Chéri-Bibi, à chaque pas qu’il faisait, grinçait desdents :

« Mais il ne va donc pas ficher lecamp ! Mais il ne voit donc pas, l’imbécile, que sa seuleprésence me rend malade !

– Marquis, fit avec désinvolture Pont-Mariequi, de toute évidence, avait prit le parti de ne s’apercevoir derien, en effet… marquis, pourquoi ne m’avez-vous pas pris commetémoin ? Ces deux malheureux tremblent dans leur culotte,c’est visible ! Je vous assure que je ne vous comprendspas ! Voyons ! franchement, Maxime… qu’est-ce qu’il y aentre nous ?… Je veux le savoir !… Permets-moi de tetutoyer comme autrefois, pour te le demander. On t’a fait desracontars sur moi !… On a peut-être trouvé que je venais tropsouvent ici !… Ceux-là ne me connaissent point, Maxime… et neconnaissent pas ta femme !

– Ma femme !… Je te défends, tuentends ! je te défends de parler de ma femme !…

– Ah ! tu vois bien que tu m’enveux !… Tu vois bien que tu as quelque chose contremoi !…

– Non !… interrompit brusquementChéri-Bibi, non ! non ! je n’ai rien contre vous !Je vous demande pardon !… Je suis revenu un peu malade delà-bas… »

Et il ajouta d’une voix sourde, après unecourte hésitation :

« La preuve que je ne vous en veux pas…c’est que je vous invite à déjeuner pour après-demain… C’estdit ?

– Mais, mon cher, je ne sais vraiment pas sije peux… Alors, dis-moi que nous sommes amis comme par lepassé…

– Oui, oui !… comme par le passé…

– Et tutoie-moi comme par le passé.Dis-moi : « Accepte à déjeuner, tu me feras plaisir,Georges !… »

– Eh bien !… accepte à déjeuner, tu meferas plaisir, Georges !

– Et serre-moi la main.

– Voilà !

– Aïe ! tu me fais mal !… mais tuvas me briser le poignet ! Ouf !… Eh bien, tusais !…

– Et maintenant, au revoir, fit Chéri-Bibi quisuait à grosses gouttes.

– Oui, oui !… au revoir… À propos, tafemme sait que je viens déjeuner après-demain ?… Ça lui feraplaisir ?…

– Comment donc ! Mais comment donc si çalui fera plaisir !… »

Et Chéri-Bibi s’enfuit à grands pas, car ilsentait qu’il ne pouvait plus se contenir et qu’un malheur seraitvite arrivé. Dans la véranda, il se jeta sur les coussins ensanglotant :

« Cécily !…Cécily !… »

Il resta près d’un quart d’heure ainsi, enfouidans sa misère, et puis il se releva, un peu plus calme…

« Allons, du courage ! se dit-il.Votre pourvoi est rejeté, Chéri-Bibi !… »

Il saurait mourir !… Car il ne pensaitplus qu’à cela depuis qu’il était persuadé que Cécily aimait cebellâtre de Pont-Marie.

Ses témoins vinrent le rejoindre. Laconférence était terminée. On s’était mis d’accord sur le chiffrede quatre balles à échanger à vingt-cinq pas, au commandement etles témoins du baron avaient fait entendre que leur client feraittout son possible pour qu’il y eût un résultat. Le combat devaitavoir lieu le lendemain matin, à neuf heures, dans le parc duTouchais.

Maître Régime, dont l’émoi ne faisait quegrandir avec sa responsabilité, prit congé du marquis et s’en futse coucher, car il ne tenait plus sur ses jambes. Quant ausecrétaire du marquis, il pleurait… Il avait compris que Chéri-Bibiavait éprouvé de grands déboires du côté de Cécily et qu’il avaitrésolu de se laisser tuer comme un lapin. Chéri-Bibi le consola deson mieux en lui disant qu’il ne manquerait point de le coucher surson testament et qu’il pouvait se considérer, dès maintenant, commeà l’abri du besoin.

« Monsieur le marquis est très bon, gémitle pauvre garçon. Mais qu’il soit persuadé d’une chose, c’est queje ne lui survivrai pas ! »

La marquise et le petit Bernard arrivèrent surces entrefaites. Le petit Bernard embrassa tendrement son père, cequi redoubla la douleur du dévoué secrétaire. Cécily regardait avecétonnement ce grand dadais qui « chialait » en détournantla tête. Chéri-Bibi présenta alors M. Hilaire et demanda à safemme de bien vouloir lui faire un petit coin chez eux.

« Nous avons le pavillon avec la chambreau rez-de-chaussée. Je crois que ce sera parfait pour votresecrétaire, mon ami.

– Mais oui, le pavillon ! Cécily, vousseriez tout à fait aimable de montrer le pavillon à mon dévouésecrétaire. Je vous demande pardon, Cécily. Je ne dînerai point cesoir avec vous ; vous aurez la bonté de me faire monter unetasse de thé vers les huit heures. J’ai beaucoup àtravailler ; je vais m’enfermer dans mon bureau. »

(Le dévoué secrétaire pleure comme unefontaine.)

« Allons, Hilaire, ne fais pas l’enfant,je te prie !

– Oui, monsieur le marquis !

– Cécily, vous avez vu ma mère ! Commentva-t-elle ?

– Elle va mieux, mon ami. Elle a accueilliavec une joie si visible la bonne nouvelle que je lui ai apportée,que Reine et moi nous espérons dans une prompte guérison. Du reste,le docteur ne nous a pas caché sa satisfaction.

– Avez-vous, Cécily, présenté mes respects àma mère ?

– Non, mon ami. Elle ne me l’a pas encorepermis.

– Quelles femmes ! se dit Chéri-Bibi.Jamais je n’aurais cru que, dans la haute, on était sirancunier ! »

Et il alla s’enfermer dans son bureau, quiavait été jadis le bureau de M. Bourrelier père. Pendant cetemps, la marquise conduisait le lamentable la Ficelle à sonpavillon.

« Pourquoi qu’il pleure comme ça, lemonsieur ? » avait demandé le petit Bernard.

« Vous avez entendu mon fils, monsieurHilaire, fit Cécily, en renvoyant son enfant rejoindre miss. Ils’étonne de vous voir si désolé.

– Madame la marquise, répliqua le dévouésecrétaire, en se mouchant avec éclat, madame la marquise ne saitdonc point que mon maître a résolu de se faire tuer ?

– Je sais, monsieur Hilaire, que le marquisdoit se battre en duel demain, mais je n’ignore pas non plus qu’ilest de première force aux armes et qu’il saura se défendre.

– Vous êtes dans l’erreur, madame la marquise,sauf votre respect. Ces messieurs doivent échanger quatre balles etle marquis m’a dit qu’il tirerait en l’air (Chéri-Bibi, qui n’étaitpoint dans les grandes circonstances de la vie des pluscommunicatifs, n’avait rien dit du tout à son ami laFicelle !) ; vous voyez donc bien, madame, qu’il veut sefaire tuer ! »

Et il se remit à pleurer.

« Vous aimez bien le marquis, monsieurHilaire ?

– Ah ! madame, comment ne l’aimerais-jepas ? Il est si bon !… Ah ! je sais bien qu’il n’apas toujours été comme ça, et qu’il a eu des torts envers madame lamarquise…

– Monsieur Hilaire, fit Cécily d’une voix etsur un ton qui glacèrent le pitoyable la Ficelle, monsieur Hilaire,voici votre appartement !… Au revoir, monsieurHilaire !… »

Hilaire en resta, selon son expression,« comme deux ronds de flan ». Quand il reprit haleine, ils’écria :

« Mais comment donc qu’il faut leurparler à ces femmes-là ? On a beau être délicat, on n’arrivejamais à leur faire plaisir !… Décidément, la Cécily deChéri-Bibi a m’ fait suer ! J’aime mieuxVirginie !… »

Après s’être essuyé les yeux, il regarda« son appartement ». Il le trouva magnifique. Son cabinetde travail, sa chambre à coucher, sa salle de bains ! End’autres temps, il eût dansé une gigue joyeuse devant toutes cessplendeurs. Mais le funeste destin qui ne cessait de s’acharner surson maître l’incita à une nouvelle et profonde mélancolie. Il sedonna un coup de brosse, « étrenna » son lavabo et, aprèsavoir refait le nœud de sa cravate, redescendit tout doucement versle port en murmurant tous les dix pas :

« C’était trop beau ! »

Toutefois, l’espoir lui restait queChéri-Bibi, devant la vilaine figure du baron Proskof, reprendraitgoût à la vie et tiendrait à lui démontrer qu’il savait, lui aussi,se servir des armes à feu.

Il s’en fut, sous les arcades, au cabaret duPort, où il avait déjeuné le matin même et où il avait eu le loisirde tailler une bavette avec la charmante Virginie. Cette blondeenfant du pays de Caux lui faisait oublier les palaces et lamauvaise qualité de la friture. Cette fois, il eut la malchance detrouver le cabaret fermé, les volets sur la porte, et, sur lesvolets, cet avertissement aux clients : « Fermé pourcause de changement de propriétaire. »

« Pourvu que Virginie reste, se dit laFicelle, le propriétaire m’est bien indifférent ! »

Ainsi vont les pauvres humains ne se doutantpoint que le caillou qu’ils heurtent d’un pied indifférent sur laroute, vient quelquefois de les faire trébucher sur le mystérieuxchemin de leur destinée.

Jusqu’au soir, il resta accoudé, comme unvieux marin à la retraite, sur une pierre du quai, sans autredistraction que celle de cracher dans l’eau. Il ne dîna pas. Quandil revint, assez tard, à la villa, il aperçut de la lumière aurez-de-chaussée, « dans le bureau ».

Et il se dit avec un mornedésespoir :

« C’est M. le marquis qui fait sontestament ! »

Il ne se trompait pas. Mais depuis de longuesheures, Chéri-Bibi en avait fini avec les « dernièresdispositions » relatives au partage posthume de sa fortune.C’était son testament moral qui l’occupait, le dernier souvenirqu’il allait laisser à Cécily, son suprême adieu à la vie et àl’amour. Comme il lui parlait par-delà la tombe, en tant quemarquis du Touchais, il avait eu soin de régler en cinq sec lepassé, tout en exprimant beaucoup de regrets ; mais par lapeinture éblouissante de son amour présent, il pensait faire naîtredes remords dans le cœur impitoyable de celle qui n’avait pas supardonner !

Plus d’une fois, Chéri-Bibi dut interrompre lecours de sa brûlante confession pour laisser couler ses libreslarmes. Ainsi c’était dans le moment qu’il croyait posséder Cécilyqu’il allait la perdre pour toujours ! Quelques heures avaientsuffi pour fixer son inéluctable destin. La minute tragique allaitsonner où « la fatalité » allait écrire le mot« fin » sous son monstrueux roman. Du moins lecroyait-il ; et, les yeux humides, tout brouillés de l’imagede Cécily, le cœur gonflé de son impuissant désespoir, il se levaet dressa vers le plafond des mains suppliantes.

Là-haut, on marchait encore, malgré l’heuretardive. Là-haut, c’était la chambre de Cécily, le temple défenduoù glissaient dans « des sandales parfumées » les petitspieds de sa cruelle déesse. C’est en ces termes choisis queChéri-Bibi lui parlait pour la dernière fois. L’instructionprimaire qu’il avait reçue, complétée trop tard par la lecture desbons auteurs, qui sont les classiques, lui avait fait adopter desformules un peu surannées mais qu’il choisissait pour leurnoblesse, leur pompe et ces excès de distinction dont il avait soifau sortir de l’argot.

« Mes malheurs m’ont instruit,soupirait-il. Le sang sur ma main pâlit et s’efface. Il était écritque la souillure serait lavée par cette expiation inattendue.Aujourd’hui ma bouche est pure et Cécily est monbourreau ! »

Mais pourquoi n’était-elle pas encorecouchée ?… Pourquoi ne reposait-elle point paisiblement si lesort de son funeste époux lui était aussi indifférent qu’ellesemblait l’afficher ? Si elle en aimait un autre, netouchait-elle point à la délivrance ?

Là-haut, le bruit des chers petits pas cessaet Chéri-Bibi se laissa retomber dans son fauteuil en face de satâche inachevée. Soudain, il se redressa, le cœur bondissant. Leparfum de Cécily était autour de lui ! Il se retourna :Cécily était derrière lui. Ah ! le pâle et douloureuxfantôme ! Il voulut la prendre dans ses bras, mais elle luiglissa des mains comme une ombre. Il gémit. Alors elle lui dit,avec la douce voix qu’il lui avait connue autrefois :

« Que faites-vous, mon ami ?Pourquoi ne reposez-vous pas ? C’est ce matin que vous vousbattez. N’aurez-vous point besoin de toute votre force et de toutvotre sang-froid ?

– Non, Cécily, je n’en aurai pointbesoin ! Quand je serai mort, vous lirez tout ceci que je vousécrivais, et peut-être alors trouverez-vous, Cécily, que jeméritais d’être pardonné.

– Je ne le lirai point, dit-elle, de sa voixde plus en plus douce, je ne le lirai point, car vousvivrez ! »

Et elle prit tous les papiers qui étaient surle bureau, les approcha d’une bougie et les jeta dans le foyer, oùils ne furent bientôt plus qu’un petit tas de cendres. Maisauparavant, ils avaient éclairé la pièce, et Chéri-Bibi avait étébouleversé par la vision de Cécily, dans sa troublante toilette denuit. Elle avait jeté sur son désordre un peignoir léger, quiajoutait à l’irréalité de cette charmante et inquiétanteapparition. Elle était à la fois l’image, un peu floue, de ladouleur et de l’amour. Il tomba à ses pieds. Il sentit qu’elle sepenchait au-dessus de sa tête inclinée, et, divine ivresse, instantinoubliable, minute fortunée, la fraîcheur des lèvres de Cécilyglissa sur le front formidable de Chéri-Bibi ! Il ferma lesyeux de bonheur, comme un sot. Quand il les rouvrit, elle avaitdisparu.

Alors il se releva, fort comme Hercule devantle monstre de Némée. Il vivrait. Il aimerait. Il serait aimé !Il marcha comme un insensé, dans cette pièce qui, tout à l’heure,avait vu son désespoir, et dont les glaces reflétaient maintenant,aux pâles rayons du petit jour, ses traits triomphants. La fenêtres’était ouverte sous son poing vainqueur. Il respirait l’aubenouvelle, comme si elle n’eût pu lui apporter assez d’air pourremplir sa vaste, son heureuse poitrine. Cécily luiappartiendrait ! Il n’en doutait plus ! Le ciel, laterre, les flots lointains de la mer, le monde tout entier était àlui. Le soleil, ce jour-là, se lèverait pour assister à sa gloire.Malheur à qui ne serait point avec lui sur le chemin de lavie ! Ce petit baron Proskof, qui était si adroit au pistolet,manquerait Chéri-Bibi, et Chéri-Bibi lui, qui était si adroit aurevolver – ce qui est beaucoup plus difficile – ne manquerait pasle petit baron Proskof ! Car il y a des bonheurs qui apportenttout avec eux : le beau temps, la réussite dans les affaireset la chance dans le combat. Oui, il y a des minutes où l’on nepeut pas mourir ! Chéri-Bibi, lui, étouffait presque de lajoie de vivre : il dut arracher son faux-col, sa cravate,écarter devant sa poitrine haletante la chemise qui le gênait. Etcette heureuse exaltation qu’accompagnait un désordre qu’ilexagérait dans son allégresse héroïque, il se plut à la contemplerdevant la grande glace qui surmontait cette cheminée où tout àl’heure Cécily, d’un geste, lui avait appris à ne point désespérerde l’amour !

Comme il se regardait ainsi, beau comme undemi-dieu qui se débarrasse en hâte de ses impedimenta pour courirplus vite à la victoire… soudain il pâlit, il chancela… Il porta lamain à son cœur… On eût pu croire qu’il allait tomber, d’un bloc,frappé à mort… Mais il poussa un sourd rugissement, il se redressacomme doivent se redresser les grands fauves dans la jungle, aprèsle coup qui les a momentanément abattus et que le chasseur a crumortel… Et il bondit, par la fenêtre, dans le jardin… courut d’unehaleine au petit pavillon où reposait M. Hilaire, frappa à lafenêtre de la chambre du rez-de-chaussée. La fenêtre s’ouvrit. Lemalheureux la Ficelle recula devant ces yeux hagards, ce frontblême, cette figure sinistre.

« Qu’est-ce qui se passe ? »demanda-t-il avec épouvante.

Chéri-Bibi l’avait rejoint.

« Il se passe ceci !… » s’écriaChéri-Bibi en lui montrant sa poitrine dénudée.

Alors la Ficelle lut sur la peau de son ami,outre une demi-douzaine de tatouages représentant des ancresmarines et des cœurs percés de flèches, cette phrase indélébileÀ Cécily pour la vie ! Chéri-Bibi !Le malheureuxavait signé !

« Eh bien ! qu’est-ce que ça peutvous faire ? exprima l’infime la Ficelle, qui ne saisissaitpas la raison d’un tel émoi pour une chose aussi commune.

– Malheureux ! Tu ne comprends donc pasque je me bats en duel ce matin, que j’ai quatre-vingt-dix-huitchances sur cent tout au moins d’être touché, et que les témoins etle docteur peuvent être dans la nécessité d’écarter machemise !

– Ah ! là là ! » fit la Ficellesimplement.

Et il se prit la tête dans les mains d’un airégaré.

Chéri-Bibi ne disait plus rien. Il avaitrefermé sa chemise sur son secret. On entendait sa respirationcourte, son souffle rauque de bête traquée.

« Sortons d’ici ! fit-il tout àcoup. Viens !… »

Et il l’emporta, plus qu’il ne l’entraîna,dans le jardin d’abord, sur la falaise ensuite, où ils parvinrenten enjambant un petit mur que Chéri-Bibi avait souvent escaladédans sa jeunesse.

Chéri-Bibi allait vers la mer. Il lui semblaitque l’air du large lui ferait du bien, lui apporterait peut-êtredes idées. Car enfin il fallait faire quelque chose… quelquechose…

La Ficelle soupira :

« Pourquoi aussi qu’il ne vous a pasenlevé ce coin de peau-là ?

– Ah ! pourquoi ? pourquoi ? Ilest trop tard pour le lui demander, maintenant qu’il estmort !… Ah ! je lui avais assez dit de m’enlever cemorceau de peau-là, et il n’a jamais voulu sous prétexte que, surle cœur, c’était trop dangereux ! Il préférait me changer lesmains, disant que c’était plus utile. De ce côté, il avait raison,mais il aurait bien pu faire les deux. La peau du cœur n’est pasplus sensible que la peau des mains… Il devait avoir sonidée !… Je l’ai toujours pensé ; je l’ai toujourscraint ; et je n’ai vraiment été tranquille qu’en apprenantqu’on avait retrouvé son cadavre !… En attendant, nous voilàpropres !

– Oui ! obtempéra la Ficelle… Nous voilàpropres !… Ça allait trop bien !

« Pour sûr que ça allait trop bien !Mais je vous l’avais assez répété : « Monsieur lemarquis, ne faites plus de bêtises… Calmez-vous, qu’il ne nousarrive pas malheur !… » Satané duel, va !

– Il n’y a qu’un moyen, fit Chéri-Bibi, c’estque je tire tout de suite et que j’aie la chance del’abattre !…

– Et si vous ne l’abattez pas ? Et s’ilvous touche ?

– Je me tiendrai bien de profil, je nebougerai pas le bras, je tirerai l’avant-bras collé au corps. Commeça, j’ai des chances d’être touché au bras.

– La belle affaire !… Ils vous enlèverontvotre chemise tout de même.

– Ah ! misère de misère !…

– Oui, misère de misère !… Il n’y auraitqu’un moyen : c’est que vous ne vous battiez pas !

– Tu es fou !… J’aime mieux mourir que depasser pour un lâche !…

– Vous êtes bien bon ! Ah ! je vousvois d’ici blessé, pendant que les autres vous tripotent. Tout àcoup, ils reculent en poussant des cris. On accourt. On demande cequ’il y a, et tout le monde lit : À Cécily pour la vie !Chéri-Bibi !… »

Chéri-Bibi se tourna vers l’astre du jour quimontait, radieux, au firmament. S’il avait pu, comme Josué, arrêterl’heure de cette journée fatale, il n’eût certes point hésité,quitte à déchaîner mille catastrophes dans notre systèmeplanétaire. Mais, comme il ne le pouvait pas, il se contenta detendre vers l’astre ses poings irrités :

« Ô toi, qui fais rouler sur le monde leflambeau de la lumière, aie pitié de mes injustestourments !

– Ce n’est point le moment de faire leprudhomme ! Regardez devant vous, monsieur lemarquis ! »

Et la Ficelle lui montrait, tout là-bas, surle sentier qui longeait la falaise et où les deux désespéréspromeneurs venaient de s’engager, une silhouette qui se détachaitau-dessus de la ligne d’horizon des flots pâles.

Chéri-Bibi n’avait point, ce matin-là, seslunettes aux verres fumés et son regard était aussi perçant quecelui de son dévoué secrétaire.

Il eut un haut-le-corps et murmura :

« Le baron ! »

C’était lui, en effet, qui venait vers eux,les mains dans les poches, prenant l’air frais du matin. Sans doutela veillée des armes lui avait-elle été assez pénible et, nepouvant dormir, avait-il résolu de venir se détendre les nerfs,dans une promenade hygiénique, sur la falaise solitaire.

Chéri-Bibi avait ordonné à la Ficelle de neplus prononcer un mot et de continuer, à son côté, son chemin.

Le baron venait de les apercevoir à son touret de les reconnaître. Il était trop tard pour reculer. Il eûtsemblé fuir. La falaise est à tout le monde.

Le sentier par lequel ils avançaient, l’unau-devant des autres, était fort étroit, et tout près du bord de lafalaise même. Pour que le baron passât, il fallait que Chéri-Bibiou la Ficelle se déplaçassent. Chéri-Bibi, qui était le plus prèsdu bord, et qui était aussi le plus poli, le plus adapté aux usagesdu monde, fit un premier mouvement pour s’effacer. Le baron Proskofen profita pour, en ôtant son chapeau, se glisser dans l’étroitpassage qui lui était ouvert.

Malheureusement, juste à ce moment, il y eutentre le baron et Chéri-Bibi une série de faux mouvements comme ilarrive souvent à deux personnages qui se trouvent nez à nez et quiveulent se faire des politesses. Dans ces faux mouvements, il y eneut un qui fut plus faux que les autres et qui envoya le baronProskof, les quatre fers en l’air, dans l’abîme !

Chéri-Bibi et la Ficelle s’étaient arrêtés,assez émus. Ils entendirent bientôt au-dessous d’eux :floc !

« C’était un bien vilain monsieur !dit Chéri-Bibi. Allons nous coucher, la Ficelle. Si tu m’en crois,nous ne viendrons plus nous promener par ici : c’est troptentant, la falaise ! »

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