Chéri-Bibi et Cécily – Premières Aventures de Chéri-Bibi – Tome II

XII – Bataille

Les deux compères s’étreignirent la main dansun mouvement où ils avaient mis tout leur désespoir.

« Nous sommes perdus ! » grondaChéri-Bibi.

Et il se traîna jusqu’à la fenêtre, suivi dela Ficelle, qui avait éteint sa lanterne. L’échelle n’y étaitplus ! Et dans la cour, où ils eussent pu tenter de sauter,quittes à se rompre le cou, ils distinguèrent deux ombres quifaisaient le guet, enveloppées de manteaux.

Ils se rejetèrent dans la chambre et s’enfurent, en s’appuyant aux murs, jusqu’à la fenêtre qui donnait surle port. Elle était grillée comme la plupart des fenêtres de cesantiques masures. Ah ! ils étaient bien pincés comme dans unesouricière !

« La garce ! » exprimaChéri-Bibi, affolé.

Cette dernière apostrophe s’adressaitcertainement à la Comtesse, qui avait su si bien le conduirejusqu’au fond de cette impasse. Elle s’était moquée de lui etl’avait eu, lui, Chéri-Bibi, comme un novice. Du moins lepensait-il.

La rage de Chéri-Bibi cependant était moinsgrande que sa peur. Comment allait-il sortir de là ? Avanttout, il convenait d’éviter tout scandale. Et il devait combattreles bandits dont il craignait d’être la proie sans donner l’éveilaux honnêtes gens. Il tournait avec précaution dans l’étroitepièce, en râlant :

« Nous voilà propres ! nous voilàpropres !

– Ça, c’est vrai, monsieur le marquis, nousvoilà propres ! » gémissait M. Hilaire, qui était del’avis de son maître, plus que jamais maintenant, et qui dutcertainement à la gravité de la situation de n’être point rappelé àl’ordre aussi brutalement que tout à l’heure.

Oui, Chéri-Bibi avait peur ! S’il avaitpu cependant, au centre d’événements aussi redoutables, gardercette juste faculté d’appréciation qui, depuis qu’il avait étépromu à une nouvelle destinée, en avait fait l’un des hommes lesplus équitables de son temps, il n’eût point manqué de juger quec’était bien son tour ! Car enfin, depuis qu’il était au mondeil avait fait souvent peur aux honnêtes gens, la nuit, pour qu’iléprouvât lui aussi, au moins une fois dans sa vie, cette sensationd’angoisse désagréable qui annihile les plus braves et les faitgrelotter comme des enfants au sein mystérieux des ténèbres.

La Ficelle n’était point plus brave. Ses mainstâtonnantes rencontrèrent une porte qu’il secoua en vain. Cetteporte conduisait à l’étage supérieur. Elle était bien fermée. Ils’en fut à l’autre porte. Il alla à la serrure. Pas de clef. Maisil tourna la clenche. La porte cédait. Il n’avait qu’à ouvrir.

« C’est la porte qui donne sur l’escalierdescendant au restaurant ! souffla-t-il tout bas à l’oreillede Chéri-Bibi, qui était penché sur lui. Nous n’avons qu’àdescendre ! Là nous ouvrirons une fenêtre et nous sauteronssur le quai. »

Mais Chéri-Bibi lui saisit lepoignet :

« N’ouvre pas !… »

Il redoutait un piège.

Il n’était point naturel que cette sortie leureût été si bénévolement ménagée. Et comme ils se tenaient là, dansun désordre absolu, ne sachant s’ils devaient avancer ou reculer,le mari de Cécily s’étreignit le front de ses doigts fébriles.

Il pensait à sa femme, à son enfant, à tout cequ’il aimait sur cette terre de malheur, et il eut une rapide etdéchirante vision de la douceur du foyer là-bas, du calme repos oùils devaient être plongés tous deux, dans le nid tiède de la villade La Falaise, pendant qu’il errait, lui, dansles couloirs de la nuit et du crime, habillé et armé comme unmalfaiteur.

« Vois-tu, dit-il à la Ficelle, quis’était accroché à lui comme un enfant aux jupes de sa mère,vois-tu, il y a des métiers où il vaut mieux ne pas avoir defamille ! »

Comme il prononçait cette parole de sagesse,il sentit sur sa main quelque chose qui coulait. C’était comme desgouttes qui tombaient une à une du plafond. Et, dans ce mêmemoment, l’affreux soupir qu’ils avaient entendu précédemmentrecommença. Cela venait encore d’en haut.

Ils perçurent un léger bruit qui se traînaitsur le plafond. Et, comme ils n’avaient point bougé et que la mainde Chéri-Bibi était restée sur son front, il sentit encore cettecoulée tiède sur sa peau brûlante.

Que se passait-il là-haut ?

Qu’allait-il se passer ici ? Qu’avait-onpréparé contre eux ? Dans quel traquenard allaient-ils sejeter au moindre geste ? Et pourquoi ce soupir ?

Chéri-Bibi s’était penché sur la Ficelle quiétouffait d’angoisse et lui avait pris sa petite lanterne. Il endévoila la lumière très prudemment et regarda sa main. Elle étaitrouge de sang !

Oui, d’en haut c’était du sang quicoulait !

Chéri-Bibi se recula, plein d’horreur. Iln’était plus habitué à cette rosée-là depuis longtemps.

Et alors, continuant à couler d’en haut, lesgouttes de sang tombaient sur le parquet avec le bruit monotone desgouttes de pluie filtrant au travers d’une gouttière mal soudée.Cette pluie rouge ajoutait intensément à leur épouvante.

Acculés dans leur coin, tous les deux, au fonddes ténèbres, le dos appuyé à cette porte qu’ils n’osaient pasfranchir, la Ficelle armé d’un couteau, Chéri-Bibi brandissant sapince-monseigneur comme une massue (ils s’étaient interdit lesarmes à feu), ils attendaient que se produisit quelque événementqui les renseignât sur l’étendue de la catastrophe qu’on avaitpréparée pour eux, cette nuit-là ! Et ils eussent préféré unefranche attaque à cette expectative lamentable, dans le noir,pendant qu’au-dessus de leur tête semblait se traîner uneagonie.

Le parquet seul était éclairé dans un étroitespace, par le jet de la lanterne qu’ils avaient déposée à leurspieds. Et, dans ce cadre de lumière, la pluie rouge continuait decouler…

Soudain, un billet blanc, un morceau depapier, tomba au même endroit…

Le billet, lui aussi, avait dû trouverl’espace nécessaire pour se glisser entre les poutrelles pourriesdu plafond. Ce papier, c’était peut-être un avertissement !C’était peut-être le salut ! C’était peut-être un nouveaupiège !… Il fallait savoir ! Chéri-Bibi s’allongeajusqu’à lui, ramassa le billet maculé de taches rouges etl’approcha de la lanterne. Il y avait là quelques mots quivenaient d’être écrits avec du sang.

« VOULU TE SAUVER… JE MEURS… PRENDSGARDE… CHÉRI-BIBI, T’ADORE… TE FAIRE TOUT SIGNER PAR TORTURE…TESTAMENT, JE CROIS… GIME… »

Des lettres avaient été tracées entre« je crois » et cette dernière syllabe« gime » ; mais elles étaient si bien mêlées au sangfrais dont le billet était tout barbouillé, qu’elles étaientdevenues illisibles.

Chéri-Bibi leva sa tête vers le plafond ;mais on ne soupirait plus là-haut. On ne se traînait plus.

« La Comtesse ! » murmura-t-il,et il arracha le papier, dont il mit les morceaux dans sapoche.

Pour lire, il s’était étendu sur le plancher,au ras de la lumière de la lanterne sourde. Il fut tout étonné,alors que son oreille était tendue vers les bruits d’en haut, versles soupirs venus du plafond qui, subitement, s’étaient tus, ilfut, disons-nous, tout étonné d’entendre distinctement un murmurede voix qui venait d’en bas.

Il colla son oreille sur le plancher.

Voilà maintenant qu’il percevait les motsrapides, échangés cependant à voix basse, dans la salle durestaurant, des mots comme ceux-ci :« Attendons ! »… « Il doit travaillerencore »… « Le coffre-fort est solide ! »… Etencore, celui-ci, qui lui dévoilait tout le plan de sesadversaires : « Faudra bien qu’ildescende ! »

Comme il l’avait redouté, l’ennemi l’attendaiten bas. C’était là qu’il avait tendu sa chausse-trape. Il sefélicita d’avoir arrêté la Ficelle au moment où il se disposait àdescendre. Tous deux seraient maintenant les prisonniers de cesbandits, tandis qu’après tout, il n’y avait rien de fait.

Peu à peu, Chéri-Bibi, malgré l’effroyablepluie de sang qui continuait à tomber de là-haut, reprenait sonsang-froid. Il savait qu’on l’attendait. Il avait le temps deréfléchir, de voir ce qu’il allait pouvoir risquer. Il n’avait plusrien à craindre d’en haut, s’il n’y allait pas, et tout à redouterd’en bas s’il descendait.

Il ne pensait point du tout à grimper àl’étage supérieur pour courir au secours de la malheureuse quiagonisait. Le rôle qu’avait joué la Comtesse dans cette affaire luiparaissait encore trop louche pour qu’il la plaignît ou qu’ilcessât de se méfier de son intervention. Ce sang, cette agonie,c’était peut-être encore une comédie ! Non, ce qu’il eût voulutout de suite savoir, c’était combien il y en avait en bas.

Or, dans le moment qu’il s’étonnait d’avoir sibien entendu la rapide conversation des complices, il s’aperçutqu’il avait collé son oreille sur une petite trappe dont l’anneauétait encastré assez exactement dans le bois du plancher.

C’était une toute petite trappe, pas plusgrande que la largeur des deux mains. Elle devait servir au patronde l’établissement, soit à surveiller le travail de ses employésquand il se trouvait en haut, soit à leur crier ses ordres, soit àse rendre compte de la qualité de la clientèle.

Chéri-Bibi fit signe à la Ficelle d’étouffer ànouveau la lumière de la lanterne, puis il parvint assez facilementà passer un doigt dans l’anneau et à soulever la planchette. Il sepencha sur le trou ainsi ouvert dans le plancher. Sa figure partitcomme éclairée d’une lointaine et mystérieuse lueur et presqueaussitôt il se rejeta en arrière en retenant une exclamation.

Si vif qu’avait pu être ce mouvement, soncompagnon avait aperçu, une seconde, le visage effaré deChéri-Bibi.

La Ficelle vint regarder à son tour, jeta uncoup d’œil au-dessus du petit cadre si étrangement lumineux, et luiaussi eut le même rejet instinctif de tout le corps en arrière.

Et puis, tous deux, retenant leur respiration,revinrent en glissant à leur observatoire et, tête-à-tête,considérèrent avec épouvante le spectacle d’en bas. Leurs mains,pendant ce temps, s’étaient encore rejointes et, par leur étreintenerveuse, ils se communiquaient l’importance de leur émoi.

C’est que ce qu’ils voyaient n’était guèrefait pour les rassurer. Éclairés d’une façon fantomatique par lalumière avare d’une petite lampe presque entièrement baissée etentourée, pour plus de précautions, d’une étroite gaine de papiersqui ne laissait point aller les rayons jusqu’aux coins restésténébreux de la salle de restaurant, des figures terrifiantes, àcause de leur quasi-résurrection, surgissaient, muettes,silencieuses, immobiles.

Autour de la table, elles étaient quatre.

Et l’on comprendra l’indicible effroi deChéri-Bibi et de la Ficelle en reconnaissant dans ces quatrefigures de fantômes Gueule-de-Bois, Boule-de-Gomme, le Rouquin etun autre relingue de la « cage des financiers », bienconnu pour sa lâche férocité : Va-Nu-Pieds.

Ainsi toute la fleur du Bayard étaitlà, qui avait suivi le Kanak dans ses pérégrinations et escompté lecoup de fortune que celui-ci leur avait sans doute promis s’ils lesecondaient dans son entreprise contre le marquis. Celui-ci avaitété une trop belle proie, la première fois, pour qu’ils netentassent point de renouveler l’aventure en grand, et aprèsl’avoir réduit à une nouvelle captivité, de le dépouiller, cettefois, « jusqu’à l’os ».

De toute évidence, le Kanak, faiblephysiquement et pusillanime, n’avait point osé risquer tout seul lecoup contre Chéri-Bibi. Et voilà la troupe qu’il amenait pour leréduire à sa merci.

« Et s’ils savent tout, si l’autre leur atout dit ? » s’interrogea avec une angoisse terriblenotre désespéré héros. S’ils savent qui ils poursuivent dans lapeau du marquis du Touchais ?

Il se rappela la façon dont Petit-Bon-Dieuvenait de le saluer si ironiquement du fond de son secrétaire.

« Ah ! les bandits ! Ils saventtout ! Ils savent tout ! râla Chéri-Bibi en entraînant laFicelle dans un coin du salon… Tu les as reconnus, dis ? Tousceux de ma cage !… Ah ! misère, c’est tout le passé quirevient !

– Monsieur le marquis, grelottait la Ficelle,qui, lui, sentait s’en aller tout son courage depuis qu’il avait vules effrayantes figures… monsieur le marquis… écoutez-moi… Nousferions mieux de nous rendre !… »

Chéri-Bibi ne lui répondit pas. Il pensait.Prodigieusement, il pensait. Entre le crime de là-haut, quicontinuait à « couler », et celui qui se préparait enbas, il parvenait cependant à penser. Oui, Petit-Bon-Dieu,Gueule-de-Bois et les autres savaient tout ! Ils n’ignoraientpoint le secret que le faux marquis du Touchais venait chercher aufond du secrétaire d’acajou, par cette nuit abominable ! Et,avec ce secret, ils allaient le pressurer, et petit à petit,jusqu’à lui faire rendre l’âme, après lui avoir pris tous sessous !

Pouvait-il traiter avec ces gens-là ?Pourrait-il vivre avec cette menace éternelle dans le dos ?Ils étaient sept maintenant à connaître le secret ! Dieu seulsavait ce qu’ils en feraient ! Sept qui se dispersaient auxquatre coins du monde du crime, et qui, de temps à autre,reviendraient lui montrer leurs figures patibulaires, en luitendant à nouveau la main ; sept qui étaient réunis, cettenuit-là, autour de lui, car il ne doutait point que le Kanak ne fûtquelque part autour de lui, surveillant l’affaire, en même tempsque l’agonie de la Comtesse, s’il était vrai que celle-ci fût entrain de mourir pour avoir voulu le sauver – ce dont il n’étaitpoint sûr. Oui, tous, tous étaient là, tous ceux qui savaient ouqui, tout au moins, étaient susceptibles de savoir ! Ilsétaient tous providentiellement là !

Ainsi tout à coup lui apparut l’affaire dansl’effroyable flambée d’idées contradictoires où se consumait soncerveau.

Alors, après toutes ses hésitations et toutesses peurs, il se retrouva le Chéri-Bibi d’autrefois, quand il seruait contre le destin, pour le vaincre une fois de plus. Maiscette fois il remercia la Fatalitas d’avoir ainsirassemblé, pour une unique et définitive besogne, les derniers deshommes qui pouvaient espérer sa perte.

Il allait tout tuer ! Il s’en sentait detaille ! La folie du meurtre galopait déjà en ses ardentesveines. Il dit à la Ficelle, qui s’arrêta de trembler en le voyant,ou plutôt en le sentant tout à coup si fort :

« Tout tuer en silence ! »

Dès cette minute, il eut son plan.

Renseigné par la petite troupe sur ce qui sepassait dans le cabaret, en bas, il avait un avantage marqué surceux d’en bas qui ne savaient point, eux, ce qui se passait enhaut, et qui finiraient bien par s’énerver, par se lasser, parmonter voir !

Eh bien, alors, on verrait ! Ils’agissait, après tout, d’en démolir d’abord deux ou trois, sipossible, en douceur.

Chéri-Bibi s’était placé debout, en retrait,près de la porte, armé de sa lourde pince.

La Ficelle était retourné à son posted’observation. Les sinistres figures n’avaient point bougé. Sur latable, il percevait vaguement le pâle éclat des verres que l’onvidait en silence.

La Ficelle cherchait en vain la silhouette duKanak et celle de Petit-Bon-Dieu, quand ce dernier sortit soudainde la nuit opaque et murmura quelque chose, sa face jaune penchée àl’oreille de Gueule-de-Bois.

La terrible figure de Gueule-de-Bois se relevavers le plafond. De toute évidence, ils parlaient de ceux qu’ilspouvaient déjà considérer comme leurs prisonniers et s’étonnaientde ne plus entendre aucun bruit. La Ficelle surprit presqueaussitôt un signe de Petit-Bon-Dieu ; et la lampe, qui déjàrépandait une assez faible lumière, fut encore baissée, puis portéetout au fond, sur un coin de la cheminée. Aussitôt la Ficellerejoignit Chéri-Bibi et le mit au courant de ce qui se passait.

Le maître le repoussa de façon à garder laliberté de tous ses mouvements et le colla contre le mur d’en faceen lui ordonnant de ne pas bouger.

À ce moment, la pluie avait cessé et, comme ilarrive souvent après de violents orages, la lune se montra entredeux gros nuages.

Chéri-Bibi crut entendre, dans le silence detoutes choses, le craquement d’une marche d’escalier.

Il pensa que Petit-Bon-Dieu, fatiguéd’attendre, se décidait à aller voir ce qui se passait au premieret il retint son souffle.

Il ne s’était pas trompé. Le bruit serenouvela et, bientôt après, on tournait la clenche de la porte,et, tout doucement, la porte s’ouvrit.

Les rayons de la lune vinrent éclairer enplein la stupéfaction de Petit-Bon-Dieu qui s’attendait à trouverles deux compères en train de travailler à l’ouverture dusecrétaire. Or, son premier regard ne rencontrait personne.

Peut-être son second regard eût-il découvertChéri-Bibi et son lieutenant, contre le mur, mais on ne lui laissapoint le temps de ce second regard-là.

Telle la bête à l’abattoir qui reçoit le coupde maillet qu’elle n’attendait pas et qui s’abat sans un soupir,tel Petit-Bon-Dieu s’étala sans dire ouf ! entre les bras dela Ficelle qui le déposa avec de grandes précautions, sur leplancher, en le tirant un peu en retrait de la porte pour que soncadavre ne gênât point les autres curieux qui, sans doute, nemanqueraient point de venir.

La pince-monseigneur de Chéri-Bibi, aprèsavoir défoncé tout à l’heure assez maladroitement le meubled’acajou, avait ouvert fort proprement le front dePetit-Bon-Dieu.

En somme, Chéri-Bibi se remettait assezpromptement à la besogne et se « refaisait la main », detelle sorte qu’il pouvait, sans trop de présomption, ne pointdésespérer du reste de l’ouvrage.

Cinq bonnes minutes se passèrent, et, par lapetite trappe, restée ouverte, on entendit un bruit de semellesremuées, quelques chuchotements et, tout d’un coup, leretentissement dans l’escalier d’un pas qui ne se dissimulaitpoint.

La porte avait été légèrement repoussée parles soins de la Ficelle.

Le pas s’arrêta à mi-étage, et, après quelquessecondes d’hésitation, la voix rauque de Gueule-de-Bois se fitentendre.

Elle demandait tout haut :

« Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a,Petit-Bon-Dieu ? »

Petit-Bon-Dieu ne pouvait pas répondre, etpour cause.

« Tonnerre ! glapit Gueule-de-Bois,je parie qu’ils ont décanillé ! »

Et il hurla :

« Petit-Bon-Dieu !…Petit-Bon-Dieu !… »

En arrivant à la porte, il eut le tortd’avancer le bout de son nez pour voir « de quoi ilretournait ».

La terrible pince-monseigneur s’abattit commele marteau sur l’enclume ; seulement l’enclume ne résistapas.

« Et de deux ! » comptaphilosophiquement la Ficelle en rangeant le second cadavre à côtédu premier.

Le malheur est qu’une aussi belle opération nepouvait se continuer avec une aussi magnifique ordonnance.Gueule-de-Bois avait fait, en tombant, beaucoup d’éclat. Et lesautres, les trois autres étaient accourus en se bousculant au basde l’escalier.

Chéri-Bibi et la Ficelle distinguèrentparfaitement les voix de Boule-de-Gomme, de Va-Nu-Pieds et duRouquin. Ils « jaspinaient » tous ensemble. Quant auKanak, il n’en était pas question. On ne l’avait pas vu ; onne l’entendait pas.

« Ah ! les cochons ! ils lesont butés ! ils les ont butés ! criaient ceux d’enbas.

– Vous allez fermer vos plombs ! grondaitle Rouquin à ses camarades, on ne s’entend seulement pas !S’ils ne sont pas menons (mignons) là-haut, on saura bien leurfaire passer le goût du pain !

– Laissez-moi parler, je vous en prie »,suppliait Boule-de-Gomme, le financier.

Va-Nu-Pieds criait :

« La Ficelle, soyez raisonnable,là-haut ! Voyons, la Ficelle, on ne veut pas vous faire demal ! »

En une autre occasion, les trois bandits sefussent rués au combat et seraient « entrés dedans » sansdemander la permission, mais ils semblaient avoir reçu une consignequi les embarrassait, cependant que le sort qui avait été réservé àleurs deux camarades n’était point fait pour les tranquilliser. Onavait dû leur dire :

« Surtout, pas de bruit pour levoisinage, pas de rigolos ! »

Il ne s’agissait pas pour eux de tuer lesotages, naturellement, mais de les annihiler, de les réduire àmerci, et ils étaient venus cinq contre deux, sans parler du Kanaket de la Comtesse, et encore la Ficelle, à leurs yeux, necomptait-il pas ! L’affaire devait être facilement bouclée.Aussi ils étaient stupéfaits, désemparés, devant le fait brutal quivenait de se passer et les privait de deux des meilleurs d’entreeux.

À tout hasard, devant le silence obstiné desautres, ils sortirent leurs couteaux.

S’ils avaient pu aborder l’obstacle de front,ils auraient eu beau jeu, mais avec cet étroit escalier de bois quine laissait passer qu’une seule personne à la fois, ils risquaienttous d’être saignés à tour de rôle, comme des lapins.

Voilà pourquoi Va-Nu-Pieds retenait lebouillant Rouquin et aussi pourquoi Boule-de-Gomme essayait defaire taire ses deux acolytes à seule fin d’entrer en pourparlersavec l’ennemi.

« La Ficelle, dis bien à M. lemarquis qu’on ne veut pas lui faire de mal ! Il est notreprisonnier. Il ne peut pas nous échapper, quoi qu’il fasse. Ehbien, c’est pas la peine de se faire du bobo. Il n’y a qu’às’entendre !… »

Pendant ce temps, Chéri-Bibi réfléchissaitqu’il n’avait plus en face de lui que trois hommes, dont deuxterribles, le Rouquin et Va-Nu-Pieds, doués d’une force peuordinaire. Il commençait cependant à penser que la partie devenaitégale, à moins que le Kanak ne lui eût encore, pour finir, préparéquelque tour de sa façon, qu’il ne pouvait soupçonner. Il se décidavite. Il dit à la Ficelle :

« Je te donne Boule-de-Gomme,débrouille-toi !

– Je ferai mon possible, monsieur lemarquis », répondit le jeune homme, en frissonnant, car iln’aimait point la bataille et il n’était brave que lorsqu’il lefallait absolument, et son rôle le plus souvent avait consisté àfaire le guet, lors des fameuses aventures d’autrefois.

« Écoute bien ! Je vais me jetersur eux !On roulera. Tu seras debout, t’auras l’avantage.Mais ne perds pas de temps ! »

En bas, les voix reprenaient.

« Monsieur le marquis, continuait àexpliquer Boule-de-Gomme, rendez-vous ! sinon, nous seronsdans la nécessité de pénétrer chez vous à la fois par la porte etpar la fenêtre ; vous serez pris entre deux feux et nouspourrons être poussés, si vous résistez encore, à quelqueextrémité !

– Merci de l’avertissement ! »ricana Chéri-Bibi.

Et aussitôt il y eut quelque chose deformidable qui tomba dans le groupe formé par les troishommes : une masse, un corps énorme, qui les renversa de toutson poids et les projeta, les dispersa au fond de l’ombre. Avecd’affreux jurons, les bandits se relevèrent, se cherchèrent,s’agrippèrent.

Le premier debout fut Va-Nu-Pieds ; maissaisi immédiatement à la gorge par Chéri-Bibi, il râlait bientôtsous les doigts de fer, tandis que de son autre main restée libreet armée de la pince-monseigneur, le héros du Bayard, leroi des bagnes, faisait un moulinet terrible, écartaitmomentanément le Rouquin, lequel essayait de le larder de coups decouteau.

Le Rouquin, voyant qu’il ne parvenait pas àentamer de sa lame le terrible lutteur, recula et, du fond del’ombre, arriva tête baissée, à tout risque sur Chéri-Bibi.

Les hommes, à nouveau, roulèrent.

Chéri-Bibi et le Rouquin s’entreprirent.

Pendant ce temps, la Ficelle en avait finiavec Boule-de-Gomme, ayant ouvert le ventre du financier avant quecelui-ci ne se relevât. Il l’avait si proprement tailladé que lemalheureux râlait en perdant ses entrailles. Ceci fait, le bon laFicelle était allé achever Va-Nu-Pieds, déjà à moitié mort.

Et quand ce fut fini, il se releva, le couteaulibre, pour porter secours à son maître.

Ainsi dans les duels héroïques de jadis, lesseconds, après avoir proprement mis à mal la victime que le sortdes armes ou le choix des combattants avait désignée à leurs coups,se retournaient sur les plus dangereux adversaires de leur clientet l’accablaient par-derrière.

Mais malgré sa bonne volonté, ce jeune hommen’eut pas à intervenir dans le combat de géants que se livraientsur le carreau de la salle obscure Chéri-Bibi et le redoutableRouquin.

En vérité, la Ficelle n’eût pu dire, encontemplant avec un effroi bien compréhensible la masse informeconstituée par ces deux corps qui roulaient comme s’ils n’enformaient qu’un, à qui appartenait ce bras dressé soudain en l’air,cette jambe qui ruait, ces épaules qui étouffaient.

Du haut de la cheminée, la lueur pauvre de lalampe éclairait mal et fantastiquement ces derniers sursauts ducombat.

La masse, en roulant, renversait tout sur sonpassage, chaises et tables, verres et bouteilles : telle latoupie lancée sur le plan où elle a pour mission, après s’êtreheurtée aux parois du jeu, d’abattre les quilles.

La Ficelle, pour ne pas être atteint etpeut-être brisé du coup par cette force tumultueuse etrebondissante qui sortait de l’ombre pour y retourner et enressortir presque aussitôt, avait escaladé vivement quelques degrésde l’escalier, et, penché sur la rampe, encourageait à mi-voixChéri-Bibi, en lui conseillant de ne point faire quartier à sonméchant partenaire.

« Tue, Chéri-Bibi ! disait-il.Tue ! Tue ! Mais tue-le donc ! »

Il est probable que Chéri-Bibi ne demandaitque cela, et que si la chose n’était point déjà faite, il n’y avaitpas de sa faute.

Mais l’autre se défendait.

Soudain, du fond de la nuit où la batailles’achevait, vint un soupir effrayant de douleur et de mort. Et puisplus rien !… Ce fut le silence. Qui avait poussé cesoupir-là ? La Ficelle qui tremblait d’anxiété, n’eût pu ledire, car au moment de mourir, presque toutes les voix, presquetous les râles se ressemblent. Qui était mort ? Qui attendaitque l’autre fût bien mort pour le lâcher et s’en venir ou rassurerla Ficelle, ou le « buter » à son tour ?

En dépit du silence qui se prolongeait, nousdevons rendre cette justice à la Ficelle qu’il douta peu de lavictoire de son maître.

« C’est fini, Chéri-Bibi ?demanda-t-il.

– J’attends, répondit la voix du maître, poursavoir s’il ne « triche pas » ! »

Mais le Rouquin ne trichait pas. Chéri-Bibiavait eu la chance, dans ses ébats, de rencontrer sur le parquet,sous sa main, la pince-monseigneur qui lui avait échappé dans sachute, et il avait réussi, avec un rare bonheur, à l’enfoncer dansla cervelle du Rouquin, par le chemin tout trouvé del’œil !

Le pauvre Rouquin était bien mort !

Et Chéri-Bibi n’était même pas blessé,préservé qu’il avait été du couteau par la glorieuse cotte demailles de son ancêtre, le maréchal du Touchais, qui l’avait portéeà la bataille d’Arques, aux côtés de M. de Mayenne contrece huguenot de Henri IV.

Ce délicat et solide chef-d’œuvre desarmuriers d’autrefois avait séduit notre héros dès l’abord qu’ilavait visité son château avant que d’y faire rentrer, avec tous leshonneurs dus à son rang, Madame Mère, sitôt le départ de la BelleDieppoise. Il avait mis alors la cotte de maille dans sa poche, ence disant : « Voilà qui peut toujours servir dans lescombats à l’arme blanche ! »

L’événement lui donnait raison, mais,toutefois, il n’expliqua point le mystère de son invulnérabilité aubon la Ficelle, préférant le voir s’étonner de sa chance et nevoulant point perdre de son prestige aux yeux de « satroupe ».

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