Chéri-Bibi et Cécily – Premières Aventures de Chéri-Bibi – Tome II

II – Cécily

L’auto s’arrêta au haut de la côte de Dieppe,avant d’arriver au Pollet.

« Dois-je attendre monsieur lemarquis ? demanda le chauffeur.

– Non, Carolle, tu vas retourner au Tréport,et là, tu attendras mes ordres. »

Le marquis et son secrétaire descendirent del’auto.

« Eh bien, mon brave Hilaire, nous voiciau bout de nos tribulations.

– Monsieur le marquis doit être bienému ! » fit Hilaire en regardant son maître, un hommesuperbe, de grande et forte corpulence, tandis que lui, chétif,flottait dans un complet veston de voyage qui paraissait trop grandpour son étroite poitrine, pour ses membres grêles et fragiles.

« Oui, Hilaire, oui, je suis ému, tu peuxle croire, si ému que je ne suis point fâché d’arriver à la nuittombante dans un pays où chaque pierre, tu entends, chaque pavé dela route évoque pour moi un souvenir.

« Ah ! que d’années passées depuisles événements fatals qui m’en ont arraché et que tu connais !C’est là que j’ai vécu une enfance et une adolescence bienheureuses. Ô terre bénie ! sol de ma patrie ! Enfin jereviens à toi après tant d’espérances qui se sont brisées et decombats et de fatigues ! Se peut-il que le plus cher de mesvœux soit exaucé ! Ah ! mon cher Hilaire, je ne meflattais plus de mourir un jour, comme un honnête homme, dans cepays de Caux qui m’a vu naître, d’avoir un jour mon tombeau dansces lieux si chers.

« Salut donc, ô mon pays ! Je revoistes humbles demeures, les toits qui fument dans la paix du soir,les petits enfants qui se poursuivent avec des cris joyeux, et lesbonnets blancs de mes Polletaises assises au pas de leurs portespour mieux voir passer l’étranger.

« Voici derrière les fenêtres les feuxqui s’allument. Comme mon cœur bat à l’aspect de ce porche, où, sisouvent, je montai dans la diligence retentissante qui meconduisait vers Biville ou Criel et dans toute la vastecampagne ! Mon Dieu ! Hilaire, arrêtons-nous ici. Tu voiscette route dont la montée bifurque vers la falaise, c’est lechemin du Puys où j’ai connu mes premières joies et mes plusgrandes douleurs ! C’est là qu’avec ma petite sœur nousfilions comme le vent à travers les prés verts pour arriver bientôtaux grands buissons d’aubépines, tramés de chèvrefeuille etd’églantiers, qui abritaient la demeure de Cécily… Cécily !…Cécily !… Laisse-moi pleurer, Hilaire !… D’où vientqu’une invincible tristesse, en ce jour qui devrait être le plusbeau de ma vie, m’envahit, m’emplit d’un mystérieux effroi… commesi je courais au-devant d’une catastrophe fatale, d’un malheur querien ne pourra détourner de ma tête ?

– Avançons un peu, monsieur le marquis, fitHilaire… On commence à nous regarder.

– Tu as raison, mon ami, il ne faut point nousfaire remarquer. Je ne tiens pas à ce que le marquis du Touchaissoit reconnu, ni à ce que l’on salue son heureux retour avant queje n’aie goûté pleinement la joie solitaire de revoir tant dechoses et de gens qui me tiennent au cœur par des fibres sisensibles… Ah ! c’est elle !… la voici… ladevanture !… rien n’a changé, Hilaire !… rien n’achangé !… Voici la devanture de fer de la première boucherieoù je fis mon apprentissage !…

– Je vous avouerai, monsieur le marquis, ditHilaire, que je n’aime point beaucoup ces sortes de grilles qui merappellent, à moi, les plus fâcheuses heures de votre chèreexistence !… »

Et il essaya de l’entraîner en le prenantrespectueusement par le bras.

Mais le marquis se dégagea et dit :

« Le beau veau ! Regarde, Hilaire,ce veau, il est superbe ! Et cette fressure… Elle estmagnifique ! Ils ont toujours eu ici de la belle fressure,parce que jamais ils n’achetaient de viande trèfle, c’est-à-diremalade. Je n’en veux, du reste, pour preuve que ces poumons quisont tout à fait « coches », comme on dit dans la partie,c’est-à-dire excellents. C’est comme ce bœuf attaché encore autinet, il fait plaisir à voir, je t’assure !

– Monsieur le marquis, je vous en prie, ons’attroupe déjà autour de nous…

– Oui, oui, Hilaire, je viens… tu as raison,mon garçon ; mais excuse-moi, tu sais. C’est ici que j’aiappris à donner mon premier coup de couteau ! »

Ils traversèrent le pont, et encore le marquiss’arrêta pour embrasser d’un coup d’œil ce port, sur les quaisduquel il avait joué avec l’entrain de l’innocence. Il dit à sonsecrétaire en lui montrant la sombre silhouette d’unsteamer :

« Ça c’est le bateau de Newhaven. Nousassisterons à son départ demain matin. Pense ce soir à me faireregarder l’heure de la marée. Et maintenant, je vais te montrer lastatue de Duquesne. »

Ils furent arrêtés par un grand encombrementde voitures comme il s’en produit, au moment des courses, en pleinesaison (ce qui était le cas) et il dit :

« Je vois avec plaisir qu’il y a toujoursde la circulation. »

Quand ils arrivèrent sur la place où s’érigela statue du grand marin, le marquis campa Hilaire à un endroitpropice, et bien que l’ombre du soir fût déjà tombée, le secrétaireput admirer la noble attitude du héros dieppois dans ses largesbottes.

« Quand nous étions petits, ma sœur etmoi, dit le marquis, nous ne passions jamais devant cette statuesans que je fasse remarquer : « Tu vois, Jacqueline, cen’est pas du bronze, c’est Du…quesne ! »

Le marquis rappelait ces enfantillages avecattendrissement et il lui semblait qu’il était redevenu petitenfant.

« Où allons-nous dîner ? demandaHilaire qui avait faim.

– Écoute, Hilaire, si tu le veux bien, nousallons lâcher ce soir les palaces, et je vais te conduire dans unemodeste gargote du port où je me régalais quelquefois avec lescamarades, aux jours de congé, quand j’étais en apprentissage. Çanous coûtera 1, 50 F par tête, vin compris, moins lessuppléments, bien entendu, et nous aurons une excellentefriture.

– Je remarque que monsieur le marquis, fitHilaire, qui ne tenait point du tout à la gargote, devient fortéconome depuis quelque temps.

– Je n’ai jamais aimé le gaspillage, réponditle marquis, et ma foi, sans être avare, un sou est un sou.

– Monsieur le marquis comptait moins quand ilétait pauvre.

– La belle affaire de ne point compter quandon n’a point d’argent !

– C’est juste ! se rendit Hilaire.

– Mais de quoi te plains-tu ? Nousprivons-nous de quelque chose et ne vivons-nous point selon notrerang ? Ce que je n’aime point, vois-tu, Hilaire, c’est lecoulage. Il ne profite à personne. Enfin n’oublions pas que nousavons à rattraper six millions.

– Chut ! interrompit vivement Hilaire, enpinçant respectivement le bras de son maître.

– Je ne dis rien que tout le monde ne puisseentendre, continua le marquis en se frottant le bras… Je le répète,six millions, c’est de l’argent ! Que d’honnêtes gens onpourrait faire avec six millions ! »

Et il poussa sous les arcades où ils étaientrevenus, en face de la poissonnerie, la porte vitrée d’un« bistro ».

Il y avait là une douzaine de matelots et depetits employés qui dînaient assez bruyamment. Le patron del’établissement – M. Oscar, on l’appelait – flatté de voirentrer chez lui des clients aussi reluisants, se précipita. Mais lemarquis connaissait les aîtres et il n’eût point besoin de sesservices pour pénétrer dans une sorte de cabinet particulier séparéde la salle commune par des cloisons munies de vitres surlesquelles glissaient de petits rideaux sales.

« Ça sent le graillon, fit Hilairedégoûté.

– Ça sent la friture dieppoise ! fit lemarquis. Monsieur Oscar, vous nous donnerez quatre frituresdieppoises, des crabes et des crevettes et quatre portions de têtede veau à l’huile et deux carafes de cidre pourcommencer !

– Ces messieurs attendent des amis ?demanda M. Oscar, obséquieux.

– Nullement, fit le marquis. Mais je saisquelles sont les portions de la maison, et je prends mesprécautions, monsieur Oscar.

– Vous me connaissez donc, monsieur, saufvotre respect ?

– Nullement, mais j’ai vu votre nom sur votreporte. De mon temps, le patron s’appelait Lavallée.

– Il est mort, dit Oscar, et je lui aisuccédé.

– Et les affaires vont toujoursbien ?

– Que non point, monsieur, et tel que vous mevoyez, je cherche à vendre. Les palaces me font le plus grand tort.Les clients sont difficiles, et il faut maintenant faire venir lepoisson de Paris.

– Et pourquoi donc, monsieur Oscar ?

– Mais parce que les palaces achètent tout lepoisson frais de Dieppe, mon cher monsieur !

– Vous voyez bien, fit Hilaire, mélancolique,que nous aurions mieux fait d’aller dans un palace.

– Monsieur, vous n’aurez pas à vous plaindre,déclara Oscar, je cours à la cuisine ! »

Le marquis soupira :

« S’il n’y a plus moyen de manger depoisson dans les ports de mer ! »

Mais il ajouta tout de suite :

« Vois-tu, Hilaire, ça m’est bien égal.C’est le décor que je suis venu chercher.

– Il est propre ! » fit Hilaire…

Mais il mit aussitôt un frein à sa mauvaisehumeur, car une délicieuse petite bonniche venait de faire sonentrée. Jeune et coquette, le bonnet bien blanc sur l’oreille,l’œil éveillé, le sourire futé, adroite et vive, elle mit lecouvert avec tant de grâce qu’Hilaire en tomba en extase.

« Comment vous appelez-vous,mademoiselle ? demanda-t-il en rougissant.

– Virginie, monsieur, pour vousservir ! »

Hilaire, immédiatement, grava ce nom dans soncœur.

Ainsi qu’il sied aux commencements de l’amour,Hilaire resta silencieux pendant tout ce fâcheux repas et ne touchaguère à ces « horribles rogatons » comme il disait. Lemarquis, lui, parlait pour deux, rappelant vingt anecdotes de sajeunesse et cherchant beaucoup, apparemment, à s’étourdir, Hilaire,qui le connaissait bien, ne s’y méprenait pas, persuadé que tousces bavardages cachaient avec soin la seule pensée dont le marquisétait alors préoccupé et qu’il n’exprimait point.

Sur ces entrefaites, un gamin pénétra dansl’établissement en criant le titre d’un journal du soir dont lesmatelots de la salle voisine s’emparèrent.

« Mes enfants, fit entendre presqueaussitôt un lecteur, paraît qu’on en a fini avec le fameuxBayard. »

À ces mots, le marquis et Hilaire se prirentla main et écoutèrent avec une curieuse anxiété.

L’homme continuait :

« Oui, tenez, c’est dans le journal. On afini par le rattraper, depuis un an qu’on lui courait dessus, et ila été coulé.

– Lis donc, lis donc ! » crièrentles autres.

Alors l’autre lut tout haut :

« Dépêche duTimes : « Nous recevons de notrecorrespondant de Singapour une courte dépêche nous apprenant la findu fameux Bayard et de son équipage de forbans. C’est dansla mer des Moluques, près des îles Soula, que le croiseur françaisLa Gloire, qui était à sa recherche depuis un an,et auquel il avait réussi jusqu’alors à échapper à travers lesinnombrables archipels de la Malaisie, a pu le rejoindre. Un combatrapide s’est engagé, et le Bayard, canonné parLa Gloire, a sauté. Les trois quartsde l’équipage ont été noyés. Le reste, qui s’était réfugié dans deschaloupes et qui tentait de fuir, a préféré se laisser fusiller quede se rendre. La Gloire a recueilli plus de cent cadavresparmi lesquels on a pu identifier le chef des bandits, le Kanak etsa terrible épouse, la Comtesse. On sait que le Kanak avaitremplacé défunt Chéri-Bibi à la tête de ces abominables corsaires.Ainsi se termine cette effroyable aventure, qui occupe le mondeentier depuis de longs mois et qui avait terrorisé toutes les mersde Chine. »

Le lecteur avait terminé.

Dans le cabinet particulier, les deuxconvives, qui étaient plus pâles que la nappe certainement,poussaient un profond soupir en disant :« Amen ! »

Dans la salle commune, on se livrait à descommentaires touchant la veine qu’avait eue le marquis du Touchaisd’échapper à de pareils brigands.

« Ça lui a tout de même coûté cinqmillions ! fit un des matelots, car on était maintenant tout àfait au courant des événements dont le commandant Barrachon et lemarquis et bien d’autres avaient failli être victimes ; et lemarquis lui-même, à son passage à Paris, s’était laissé trèscomplètement interviewer par les reporters des plus grandsjournaux.

« On dit que le marquis va bientôtrevenir à Dieppe, fit un soupeur. C’est « la BelleDieppoise » qui va être contente ! Elle va recommencer,pour sûr, à écraser le pauvre monde, tandis que la marquise, qu’estsi bonne, va recommencer à pleurer toutes les larmes de soncorps ! Tout de même il y a des choses qu’est pasjuste !

– À ce qu’il paraît que c’est elle qui ouvre,ce soir, le bal du « Denier du pauvre marin », dit unautre, dans la grande salle du Casino.

– Oui, avec le sous-préfet, la chèredame ! C’est la première fois qu’on la revoit dans une fête decharité, depuis qu’elle a appris la mort de son frère, là-bas, enOcéanie.

– Son frère, encore un joli coco ! Il estmort de faire la noce, paraît-il, et de fumer de l’opium. Elle nedoit pas beaucoup le regretter.

– Si seulement son mari avait pu crever commeson frère, elle serait bien débarrassée, la pauvre ! Mais avecl’idée que son marquis va lui revenir un de ces quatre matins, ellene doit pas avoir le cœur à la danse ! Sans compter qu’elleétait bien tranquille sans lui ! Ah ! si j’avais été à laplace de la marquise, moi, c’est pas moi qu’aurais donné les cinqmillions pour que les brigands me rendent un oiseaupareil !

– Le marquis est riche de ses spéculations deRouen à Saint-Julien. Son notaire n’avait besoin de la permissionde personne pour le tirer de là, bien sûr !

– Enfin, je la plains !

– Vous n’avez pas vu « la BelleDieppoise » qui revenait des courses aujourd’hui ? Elleen avait une toilette « tape-à-l’œil » !

– C’est tout de même une belle femme, c’tebaronne Proskof, seulement le marquis sait ce qu’elle lui acoûté ! »

Comme les dîneurs en étaient là de leurconversation, ils durent déranger leurs chaises pour laisser passerles deux clients du cabinet particulier.

« Tiens ! fit le matelot quand lesdeux hommes furent sous les arcades, en voilà un qui ressemble aumarquis comme deux gouttes d’eau !

– Pas possible ! s’exclamèrent lesautres. Crois-tu que le marquis viendrait dîner ici ? T’es pasmalade ! »

Dehors, le marquis, qui était de plus en plusagité, regarda sa montre.

« Il n’est que huit heures etdemie ! fit-il.

– Ça ne commencera pas avant dix heures, ditHilaire.

– Le programme annonce l’ouverture du bal pourneuf heures !… Ah ! quand je pense que dans unedemi-heure… j’ai peur, Hilaire, je tremble comme un enfant… Je peuxbien te le dire maintenant… L’idée de revoir Cécily m’épouvante.Oui, d’abord ça m’a été une immense joie !… Et c’est ce quim’a fait tout souffrir, tout supporter : c’est ce qui m’afait endurer le supplice ! L’idée que je serais son mari,son maître… qu’elle m’appartiendrait… que cette femme quej’adorais, et qui était si loin, si loin de moi, allait être àmoi !… à moi !… que je pourrais vivre à ses côtés, lavoir tous les jours, la respirer, marcher dans son parfum, et,Hilaire, le soir, lui tendre les bras !… N’était-ce pas lesublime des enchantements, le paradis ?… Eh bien, Hilaire, dece paradis, voilà plus d’un an que je retarde le moment où j’enpousserai la porte !…

– Vous avez bien fait, monsieur le marquis,répondit le secrétaire, – n’eût-ce été que pour attendre ce jour oùnous apprenons la disparition de ces deux êtres qui étaient lesseuls au monde à avoir notre secret. Maintenant, nous voilàtranquilles ! Enfin, cette année vous aura profité et à moiaussi ! Vous avez voyagé, vous avez vu le monde et dumonde ! Vous avez appris bien des choses ! Vous aveztraversé « la société ». Vous savez comment on s’y tient,comme on y réussit ! Vous avez fréquenté votre notaire !Vous avez compulsé vos papiers ! Vous connaissez votrefortune ! Elle ne vous étonne plus. Vous savez parler auxfemmes : vous êtes un vrai gentilhomme. Vos manières se sontaffinées et votre langage s’est épuré. Je vous écoutais tout àl’heure saluer votre pays en des termes choisis, comme on lit dansles livres ; aucun mot vulgaire ne vous échappait plus, etbien que l’occasion s’en présentât, vous n’avez pas une seule foislaissé passer ce fatalitas ! qui, autrefois,émaillait si souvent vos discours ! Moi-même, je vous ai suivisur ce beau chemin, j’ai profité des leçons que nous avons prisesen commun et je ne me reconnais plus !

– Tu as toujours ta bonne figure pâlote, ettes bons yeux de chien fidèle, mon vieux la Ficelle.

– Ne prononcez plus ce nom-là, monsieur lemarquis ; il est mort avec toutes nos misères.

– Tu as tout à fait l’étoffe d’un parvenu, monpauvre la Ficelle, moi ça ne me déplaît point quand tu t’oublies àdire « Chéri-Bibi ! » comme autrefois, et que noussommes seuls, bien entendu !

– Ne me mécanisez point, monsieur le marquis,pria la Ficelle, blessé. Si j’ai l’air d’un parvenu, je vous trouvebien souvent maintenant celui d’un Joseph Prud’homme. Ah !bien sûr, on n’a point seulement changé que votre visage !

– Qu’importe, la Ficelle, si mon cœur esttoujours le même !

– De ce côté-là, vous n’avez point changé, ilfaut le dire. Vous aimez toujours Mme Cécily. Vous ne songezqu’à elle… Tenez, nous voici déjà au casino, qui est tout illuminé.Que comptez-vous faire ?

– Viens, la Ficelle, mon bon la Ficelle, viensfaire un tour de jetée… Nous avons le temps.

– Comme vous tremblez, monsieur lemarquis ! Vous me faites pitié. Appuyez-vous sur mon bras.

– Vois-tu, Hilaire, je suis bienmalheureux ! Comprends-moi… Cette femme… cette femme, c’esttoute ma vie !… et j’ai sur elle tous les droits… Voilà ce quiest terrible… Si j’allais la faire souffrir !… Elle ne m’aimepas… Elle est heureuse de mon absence… Si j’étais brave et sij’avais le cœur que tu dis, je m’enfuirais ce soir, sans l’avoirrevue… Conçois-tu les transes par lesquelles je passe, et pourquoi,au Tréport, nous sommes restés trois jours à ne rien faire, alorsque tout m’appelait ici ? Je ne sais où diriger mes pas…J’hésite… Je suis comme un pauvre homme dans les ténèbres… Uninstant, j’avais eu l’idée de rester là-bas, dans les Amériques… dem’y installer… Mais je n’ai pas pu, non, non… Sa pensée m’attire,comme le fer attire l’aimant.

– Comme l’aimant attire le fer, crut devoircorriger le bon Hilaire.

– Si tu veux… Alors je me suis embarqué pourl’Europe… et puis ça a été Paris… et puis toujours plus vers elle.Nous nous sommes rapprochés… et maintenant il faut que je la voie…Je vais d’abord essayer de la voir de loin… Ce bal m’a décidé…Quand j’ai su qu’elle serait à ce bal, je me suis dit :« Voilà une occasion ! »… Je pénétrerai dans lecasino, après avoir payé mon entrée, bien entendu !… Jeresterai en dehors de la salle des fêtes… Mais à travers lesgrandes fenêtres, on voit les danses… on assiste au spectacle… Jereverrai Cécily… Je brûle de savoir si elle a gardé cette beautéd’autrefois que j’ai emportée dans mon cœur !… Asseyons-nousun peu sur ce banc, mon cher Hilaire, mon bon et excellent laFicelle, mon cher, mon seul ami… Je suis heureux, vois-tu, que lorsde ton voyage aux millions, tu n’aies pas vu Cécily !

– Non ! vous savez bien, monsieur lemarquis, que c’est par l’entremise du notaire que tout a été réglé…Et je suis heureux, moi, que ce notaire soit mort ; comme ça,il ne me reconnaîtra plus !

– Maître Régime, qui l’a remplacé, est un biendigne homme, la Ficelle ; mais je te disais donc que j’étaisheureux que tu n’aies point vu Cécily, et je vais te direpourquoi : tous les hommes n’ont point les mêmes goûts… Tun’aurais peut-être pas trouvé Cécily aussi belle que je l’eussedésiré, et j’en aurais eu une grosse peine… et je t’en auraisvoulu, vois-tu, la Ficelle… Je ne puis comprendre qu’on n’admirepas Cécily ! »

« Me voilà prévenu », se dit ledévoué secrétaire.

Ils étaient sur la jetée ; la brise dularge leur apportait, en même temps que les senteurs marines, lesbruits des premiers flonflons.

« Allons-y, s’écria Chéri-Bibi, le sorten est jeté ! »

Et se levant, il entraîna rapidement laFicelle vers le Casino. Il y avait déjà foule aux grandes grillesde l’entrée, et des voitures, des autos ne cessaient d’amener unpublic des plus élégants. Nos deux hommes pénétrèrent dans la courréservée, et rapidement se dirigèrent vers l’une des hautesfenêtres de la salle de gala, près de laquelle ils s’installèrentextérieurement, dans un coin d’ombre qui les protégeait contre lesregards indiscrets. On ne les voyait point et ils voyaient.Chéri-Bibi s’était assis pour calmer ses agitations, les yeux fixéssur le salon où les groupes commençaient déjà à évoluer. Sur uneestrade, à côté de l’orchestre, on avait disposé les riches lots dela tombola qui devait être tirée à la fin de la fête. De gaiesjeunes filles, de charmantes jeunes femmes montaient etdescendaient, regardant les lots, se les passant de main en mainavec des réflexions et des sourires. Des jeunes gens, une fleur àla boutonnière, allaient de chaise en chaise, saluer ou« retenir » leurs danseuses. Quelques-uns faisaient lebeau, tendaient le jarret, prenaient des airs ridicules. Un hommequi paraissait une quarantaine d’années fit son entrée,remarquablement élégant, portant haut une tête futile et jolie ettout à fait déplaisante pour ceux qui n’aiment point les bellâtres.Chéri-Bibi qui, justement, ne les aimait pas, se leva en étouffantun vilain juron. Il reconnaissait cet homme.

« Monsieur de Pont-Marie !siffla-t-il ; en voilà un qui m’a toujoursdéplu ! »

M. de Pont-Marie donnait le bras àune vieille dame qui avait fort grand air sous ses cheveux blancset son fichu de dentelle.

« Tiens, la marquise douairière duTouchais ! dit Chéri-Bibi à la Ficelle.

– Vous la connaissez, monsieur lemarquis ? demanda la Ficelle.

– Je te crois, c’est ma mère ! »

Dans tout cela, il ne voyait pas Cécily. Sonregard plongeait dans les groupes, cherchait autour des jeunesfemmes, car pour lui, Cécily était toujours une jeune femme, bienqu’elle dût avoir maintenant dans les trente-cinq ans, « labelle âge » avait dit la Ficelle consolateur. Sans douten’était-elle pas encore arrivée. Elle n’était pas en retard puisquele sous-préfet n’était pas encore là.

Une seconde il pensa qu’elle était là,peut-être, qu’elle « lui crevait les yeux » et qu’il nela reconnaissait pas !… Une idée pareille lui faisait coulerdes gouttes de sueur, en abondance, sur le front qu’il épongeait,fébrile, fiévreux, ne tenant plus en place, le pauvregarçon !

Mais ce n’était pas possible !… Son cœurbattait à grands coups sourds dans sa poitrine qui résonnait commeun tambour… et il savait bien que, même si ses yeux n’avaient pasreconnu Cécily, son cœur en s’arrêtant, lui aurait dit :« C’est celle-là ! » car son cœur s’arrêterait, ça,c’était sûr ! Et il était bien capable d’en mourir, mafoi ! Il s’appuya sur la Ficelle qui le sentait grelotter.

À un moment, il y eut une sorte deremue-ménage dans le salon. Les groupes se retournèrent… Despersonnes qui étaient assises se levèrent… Tous les visagesparaissaient curieux… et les jeunes hommes empressés couraient à laporte où il semblait que se produisît une entréesensationnelle.

« C’est Cécily, ou lesous-préfet !… » se dit à moitié mourant Chéri-Bibi, caril ne pouvait imaginer un tel dérangement que pour sa bien-aimée oupour le représentant galonné du gouvernement. Mais ce n’était ni lesous-préfet, ni Cécily. C’était, par exemple, un couplerutilant…

La dame était admirablement empanachée. LaFicelle, qui s’était mis un peu à la littérature depuis qu’il étaitle secrétaire de Chéri-Bibi, la jugea « d’une altièrebeauté ». Grande et d’une harmonie de lignes idéale, exhalantde toute sa personne, de sa démarche, de sa façon de regarder et desourire, un charme des plus sensuels, elle arrivait là enconquérante, en véritable reine de la fête. Elle portait avecaudace une robe de princesse en bengaline jaune paille épousant detrès près les formes et barrée en sautoir par une vaste écharpe encrêpe de Chine cramoisi.

Chéri-Bibi, furieux, allait demander touthaut : « Quelle est cette péronnelle ? » quandil aperçut son « cavalier ». Son cavalier, c’était lebaron Proskof, qui, lui, était revenu en France, aussitôt qu’ill’avait pu, auprès de la baronne, « son épouse »,laquelle avait, par miracle, échappé au naufrage de laBelle-Dieppoise dans une chaloupe qui avait été recueillie parle navire abordeur.

Si Chéri-Bibi avait douté plus longtemps quecette superbe personne fût la baronne elle-même, il aurait été viterenseigné par les propos qui se tenaient autour de lui, à toutesles fenêtres. Les spectateurs du dehors murmuraient :« La Belle Dieppoise ! » Et peut-être n’eût-il pointrésisté à l’envie d’exprimer assez haut sa façon de penser àl’égard de cette effrontée. Mais il n’en eut pas le temps. Cécilyvenait d’arriver.

Comme Chéri-Bibi était monté sur une chaise,il s’effondra. La Ficelle le reçut dans ses bras, le redressa, luiglissa quelques paroles d’encouragement, auxquelles il réponditavec de vagues coups de tête, qu’il promettait d’être raisonnableet il retourna à sa vitre, contre laquelle il appuya une figure demort.

Le sous-préfet était allé au-devant de laprésidente du « Denier du pauvre marin » et maintenant illa conduisait à sa place, lui ayant offert son bras et lui parlantfort galamment. Chéri-Bibi, immédiatement, se mit à détester cesous-préfet.

Ah ! elle était d’une grâce merveilleuse,la petite marquise du Touchais, et combien paraissait touchante sanaturelle mélancolie ! Autant sa rivale répandait d’éclat surson passage, autant celle-ci plaisait par son charme modeste et sonélégance de bon ton. Car élégante, elle l’était autant que l’autre,sinon plus, si tant est que l’on doive appeler élégance cetagrément qui est inné chez certaines femmes et qui résulte de laparfaite distinction des manières, de la facilité dans lesmouvements, d’un goût sans défaillance dans la parure et de lasimplicité dans la richesse. La marquise du Touchais était habilléed’un fourreau de soie blanche recouvert de chantilly noir.

« Ciel ! commença Chéri-Bibi dans lesecret de son for intérieur, où son amour pour Cécily s’exprimaittoujours avec un lyrisme qui dépassait la vulgaire humanité…Ciel ! la voilà, la douce lumière de ma vie ! Celle qui aquatre parts dans mon cœur ! Ô cher objet de mesalarmes ! Espoir tant pleuré ! Qu’elle est belle !Ses malheurs n’ont fait que la rendre plus belle à mes yeux !Femme, elle dépasse les promesses de la jeune fille. Regardez-lamarcher, et dites-moi si les fées qui glissent dans les présfleuris ont des pas plus légers ! Regardez-la sourire, etdites-moi si la douleur qui sourit, sœur de la pitié qui pleure,n’est point la plus belle ! Ô jeunes insensés, quitourbillonnez « comme un essaim volage » autour de cettereine bourdonnante qu’est sa rivale, comment pouvez-vous l’avoir vupasser sans avoir été conquis pour toujours ? »

Là-dessus il soupira, et voilà qu’après s’êtreétonné du peu d’empressement que les amoureux de la baronnemettaient à saluer son idole, une fureur à la Chéri-Bibil’entreprit des pieds à la tête, en voyant Cécily danser avec lesous-préfet.

M. le sous-préfet avait une façon desourire à Cécily qui déplaisait souverainement à Chéri-Bibi.Celui-ci trouvait également que ce haut fonctionnaire en prenaittrop à son aise avec la taille de la marquise. Il la serraittrop ; ce n’était point convenable ; et il avait un petitair fat en la faisant tourner qui méritait des gifles. D’abord,c’était bien simple : Chéri-Bibi ne comprenait point commenton osait toucher à son idole, et il maudissait les usages du mondequi, sous prétexte de charité, ordonnaient de pareils jeux dontl’indécence le révoltait.

Il finit par ne plus regarder le sous-préfet,parce que « ça lui faisait trop mal », et il ne s’occupaplus que de la danseuse. Celle-ci glissait sans effort, le regardlointain, l’âme ailleurs. Chéri-Bibi la vit passer tout près de luiet il en reçut une commotion qui le fit s’appuyer pantelant à lamuraille. La fenêtre avait été entrouverte. Il lui parut qu’aupassage il avait respiré l’haleine de sa bien-aimée. Cette boucheaux lèvres vermeilles, ces yeux adorables, cette taille qui pliait,cette robe qui se soulevait, retenue par la main et laissant voirdes chevilles divines, les petits pieds gantés de soie fine dansles petits souliers de satin !… Ah ! c’était tout cela,sa Cécily !… Et tout cela était à lui ! à lui !… Iln’avait qu’à vouloir… Cette pensée, comme il l’avait confié tout àl’heure à la Ficelle, cette pensée, en vérité avait de quoi lefaire devenir fou… Alors demain, après-demain, enfin quand iloserait… ce soir même, s’il en avait le courage… il n’avait qu’à seprésenter et dire : « Me voilà ! »… Le maire,le curé, le bon Dieu, les gendarmes au besoin, tout le monde étaitavec lui, sur la terre et dans les cieux, pour lui apporter, pourlui donner Cécily, pour lui dire : « Prends-la… ellet’appartient !… » Il serra de ses mains crispées sonfront brûlant… Ah ! oui, il oserait, il oserait… D’abord,maintenant qu’il l’avait vue, le reste n’était plus possible… lereste, c’est-à-dire la fuite, l’abnégation, le départ pourtoujours, l’abandon de tant de beauté et de jeunesse… Il ne pouvaitplus se passer de cette femme… Quoi qu’il arrivât, il lavoulait…

La danse était terminée ; le sous-préfetavait reconduit Cécily à sa place, auprès de la marquisedouairière. Chéri-Bibi se calma un peu. Désormais, il était sûr delui, de ce qu’il ferait.

Il n’y avait plus à y revenir. Il serait lemarquis du Touchais jusqu’au bout.

Ah ! bien, si on avait dit ça au petitgarçon du Pollet, à l’enfant qui osait à peine lever les yeux surla demoiselle des Bourrelier !… Maintenant Chéri-Bibi neregrettait plus rien, absolument rien des extraordinairesévénements de sa criminelle vie, ni les années de prison, de bagne,de misère, ni son innocence méconnue par des juges aveugles, ni sesrévoltes épouvantables, ni les heures d’atroce haine contre unimplacable destin, et pour la première fois il remercia lafatalitas qui, par les chemins de trahison et de sang,l’avait conduit dans les bras de Cécily. Les bras de Cécily !…Il les voyait nus pour la première fois ! Ah ! les beauxbras !… les bras de sa femme !… sa femme !…

L’orchestre préludait aux premières mesures dela prochaine valse. Chéri-Bibi vit tout à coupM. de Pont-Marie qui, le monocle à l’œil, s’inclinaitavec un sourire idiot (pensait Chéri-Bibi) devant Cécily. Celle-cisourit au danseur, se leva et parut accepter son bras avec plaisir.Alors ils commencèrent de tourner. Ce qu’avait éprouvé Chéri-Bibien regardant la danse du sous-préfet et de Cécily n’était rienhélas ! en comparaison de la tempête qui, dans l’espace d’uninstant, lui bouleversa l’âme. La Ficelle, dont il pétrissait lesbras, se retint pour ne pas crier et crut prudent, après s’êtredégagé, d’assister d’un peu plus loin aux manifestations de l’amouret de la haine de Chéri-Bibi.

Ce M. de Pont-Marie était unpolisson. Il dansait les yeux sur Cécily, et certes il ne luisouriait pas, en dansant, comme le sous-préfet, mais toute sahaïssable physionomie de bellâtre, amateur de femmes, reflétaitl’ardeur de ses honteux sentiments intimes. Par instants, seslèvres murmuraient des mots que Chéri-Bibi bien certainementn’entendait pas, mais dont il devinait le sens. C’étaient, de touteévidence, « des paroles de flamme », alors que Cécilyrougissait et détournait la tête. Ah ! ce que Chéri-Bibisouffrait !

« Le monstre, pensait âprement Chéri-Bibiqui, dès que le couple se rapprochait, avait des envies folles desauter à la gorge du danseur, le misérable ! Il abuse de cettesoirée à laquelle la marquise a été obligée d’assister, il profitede ce que, publiquement, au milieu de ce bal, pendant cette dansequ’elle lui a aimablement accordée, Cécily ne peut pas le traitercomme il le mérite, pour lui dire des choses qui l’auraient faitjeter à la porte par les larbins s’il avait eu l’audace de lesprononcer chez elle ! »

Et les yeux de ce Pont-Marie brillaient, samain pétrissait la petite main de Cécily qui, visiblement, sedéfendait. Ah ! ce que Chéri-Bibi souffrait ! C’était àhurler de douleur et de rage impuissante !… Et elle continuaitde danser… et elle continuait de l’entendre !

Le malheureux Chéri-Bibi se rappela les proposabominables des filles à bord du Bayard quand ellesaccusaient sa Cécily de s’en laisser conter par cePont-Marie !… Si… vraiment… Allons donc !… allonsdonc !… allons donc ! Une pareille horriblepensée !… Il était bien maudit pour avoir eu une pensée aussimonstrueuse ! Il s’enfonça les ongles dans les joues et sesjoues pleurèrent des larmes de sang. Sa Cécily !… Sa pureCécily !… aimer un imbécile pareil !… Un idiot àmonocle !… (l’astigmatisme attesté par le monocle équivalaittoujours, aux yeux de Chéri-Bibi, à un brevet d’idiotie)… Maisc’était lui, Chéri-Bibi, l’idiot !… et la preuve, la preuve enétait qu’au beau milieu de la danse, la jolie marquise se dégageaitdoucement mais fermement de son danseur et lui demandait d’un tontrès net (Chéri-Bibi eut la joie surhumaine de l’entendre) de lareconduire à sa place.

Ça, par exemple, c’était bien fait !Chéri-Bibi se mit à rire comme un insensé. L’autre faisait unetête, mais une tête !… Ah !… bien ! il était remis àsa place !… Et comment !… Chéri-Bibi trépignait de joie.Il n’entendait pas autour de lui des personnes qui le considéraientavec effarement et qui disaient :

« Ce pauvre monsieur estfou ! »

La Ficelle dut le tirer par la manche pour lefaire revenir au sentiment des réalités et des convenances…Ah ! que Chéri-Bibi était heureux maintenant ! Certes, iln’eût jamais douté de sa Cécily, mais enfin, si jamais on racontaitdes choses (les hommes, et les femmes aussi, sont si méchants), ilsavait, lui, que sa Cécily n’aimait pas le Pont-Marie. Il venaitd’en avoir la preuve, bien mieux, cette scène au bal prouvait quejamais Cécily n’avait permis que Pont-Marie lui adressât le moindrepropos « volage »…

Le comble fut mis à son enthousiasme quand ilvit la jeune marquise du Touchais se pencher à l’oreille de ladouairière et la décider à quitter la place. Elles se levèrent. EtChéri-Bibi, qui se retenait d’applaudir, se disait en aparte :

« Tu as bien raison, ma chérie ! Jesuis tout à fait de ton avis ! Va, ma colombe, rentre dans tondoux nid ! Cet endroit où l’on rencontre des baronnes Proskofet des Pont-Marie n’est point fait pour toi ! »

Justement, la baronne Proskof et son mari setrouvaient près de la porte de sortie au moment où les deuxmarquises allaient la franchir, après avoir pris congé dusous-préfet et de quelques-uns de ces messieurs, sous prétexted’une grande fatigue de la douairière. La baronne avait demandétout haut au baron de la conduire un instant dans les salons dejeux, et il y eut rencontre inévitable.

La « Belle Dieppoise », avec unehauteur sans pareille, passa devant Cécily en lui coupant carrémentle chemin, et même en la bousculant un peu. Toute l’assemblées’aperçut de cela, et il y eut un léger murmure. La Ficelle euttoutes les peines du monde à retenir Chéri-Bibi qui voulait sauterpar la fenêtre et aller corriger dare-dare le baron. Une dameassise sur une banquette, non loin de Chéri-Bibi, dit touthaut :

« C’est honteux ! Mais la pauvrepetite marquise fait bien de s’en aller ! Ce n’est pas lapremière fois que cette grue lui fait des avanies ! »

Chéri-Bibi, qui traînait derrière lui laFicelle suspendu à son veston, courut au couloir de sortie et vitpasser les deux marquises qui se dirigeaient vers la grille. Il lessuivit. À la grille, par une fatalité cruelle, ces dames seheurtèrent encore à cette péronnelle de baronne, dont le mariappelait une voiture. Sans doute, du moment que Cécily quittait laplace et qu’elle n’avait plus à lui imposer d’affront,trouvait-elle la soirée terminée et avait-elle résolu d’allers’amuser ailleurs.

Les deux marquises attendaient leur auto.

Le malheur voulut encore que la pluiecommençât à tomber drue et fine, ce qui amena une légère bousculadeet de la précipitation dans le mouvement des équipages. L’auto desmarquises se présenta dans le même moment que la calèche à deuxchevaux demandée par le baron.

Aussitôt la « Belle Dieppoise »éleva la voix, pour commander au cocher de se hâter et de venir seranger près d’elle, au plus court : ce que fit le cocher,gênant l’auto des marquises, qui dut attendre et s’arrêter net, aurisque d’un accident.

La baronne en profita pour – passant sous lenez de Cécily – poser déjà le pied sur le marchepied. Mais elle dutse rejeter vite en arrière et elle poussa un cri d’effroi. Sous unepoussée irrésistible, les deux chevaux, qu’un inconnu avait saisisau mors, reculaient en hennissant et en se débattant sous deuxpoings de fer, et tout l’équipage glissa en arrière, avec unebrutalité et une rapidité inattendues.

Mais la place était dégagée et le chauffeur dela marquise put se ranger le long du trottoir. Les deux femmesmontèrent vivement pendant que l’inconnu criait d’une voixretentissante :

« Les honnêtes femmesd’abord ! »

L’auto démarra en beauté, cependant que,penchée à la portière, Cécily essayait vainement de revoir lepersonnage qui lui valait cette extraordinaire revanche. Mais ilavait déjà disparu. Et le baron Proskof, qui brandissait sa carteet qui ne savait à qui la donner, fut l’objet d’une riséegénérale.

« Il est temps de rentrer à l’hôtel, fitla Ficelle à Chéri-Bibi, après ce beau coup. Mais permettez-moi moncher marquis, de vous faire remarquer, avec toute l’amitié que j’aipour vous, que voilà revenue cette humeur batailleuse qui nous avalu déjà tant de déboires. Et puis, laissez se débrouiller entreeux chauffeurs et cochers. Prendre des chevaux au mors, fairereculer un équipage, c’est la besogne de palefrenier, monsieur lemarquis ! »

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