Chéri-Bibi et Cécily – Premières Aventures de Chéri-Bibi – Tome II

XI – Chéri-Bibi se remet à l’ouvrage

Il faisait, cette nuit-là, un temps affreux, àne pas mettre, comme on dit, un chien dehors. Le vent, la pluiefaisaient rage ; la mer déferlait sur les rochers avec uneviolence retentissante. Sur la falaise, balayée par l’orage, ilfaisait noir comme dans un four. L’ombre même des villas n’étaitpoint visible, à dix pas, dans cette obscurité opaque. Aucunelumière.

Deux heures du matin venaient de sonner à lapetite chapelle, dans l’étroite vallée. Le vent de mer semblaitacquérir, de minute en minute, plus de force. Sa voix sinistrehululait terriblement, annonciatrice d’inévitables catastrophes. Ilfallait plaindre les pauvres marins qui n’étaient point rentrés auport et aussi les malheureux terriens que leurs occupations ou lesmalheurs de la vie avaient chassés de leurs foyers pour les jeterau milieu de cette tourmente.

Mais qui donc pouvait être assez abandonné deDieu et des hommes pour se tenir dehors par un temps pareil ?La nature, moins inclémente souvent que la civilisation, offre desrefuges au plus misérable contre les colères du ciel. Il y a desgrottes, des anfractuosités, des coins de roc où les humainspeuvent se mettre à l’abri, puisque aussi bien il y a des cavernespour les bêtes.

Alors que font donc sous la pluie diluvienneet dans le vent glacial ces deux ombres courbées sous le poids del’ouragan, qui s’avancent au milieu de l’abominable nuit ?Vers quel but, peut-être plus obscur encore que les ténèbres,tendent-elles ? Vers quoi marchent-elles ? Qui lespousse ?

Fatalitas !

Oui, c’est le destin qui conduit ces deuxombres louches, la fatalité du crime qui engendre le crime et quine lâche jamais son homme dès qu’elle l’a marqué, une premièrefois, de sa main rouge, et c’est peut-être aussi le destin qui avoulu envelopper de tempête ces deux êtres qu’il a voués à desgestes tragiques.

« Fatalitas ! souffleChéri-Bibi, qui se rattrape à la Ficelle, car il vient de manquerde glisser sur la terre humide. Quel temps, mon bon laFicelle !

– Vous plaignez pas, monsieur lemarquis ; vaut mieux ce temps-là pour ce que nous avons àfaire que le clair de lune !

– Je suis trempé jusqu’aux os, et certainementje vais attraper un bon rhume.

– Mme la marquise vous soignera.

– Chère Cécily ! Elle qui me croit bienau chaud dans mon lit !

– C’est ce qu’il faut, dit la Ficelle,philosophe. Nous ne pouvions pas l’inviter.

– Ah ! là ! là ! si çacontinue, il va falloir se mettre à quatre pattes !

– Tant mieux ! Tant mieux ! Nous nerisquons point de rencontrer M. Costaud.

– La Ficelle, ta bonne humeurm’étonne !

– C’est que je me dis que ce n’est qu’unmauvais moment à passer et qu’après nous recommencerons à êtretranquilles comme devant.

– Arrêtons-nous un instant à l’abri dusémaphore.

– Nous avons tort, monsieur le marquis.

– Je ne peux plus respirer.

– Nous en avons pourtant bien vu d’autres.

– Certainement, mais j’en ai perdu l’habitude…Tiens, un instant, là. Ah ! tout de même, tu ne diras pas queça ne fait pas du bien de souffler un peu !… En vérité, jet’admire ! Alors, toi, ça ne te fait rien de te remettre à labesogne ?

– Peut-être plus qu’à vous, monsieur lemarquis, car j’ai moins à y perdre. Mais mon dévouement à monsieurle marquis me pousse à lui dire les paroles nécessaires pour qu’ilne se décourage pas… Moi, je ne suis encore qu’un pauvre hère, maisj’apprécie tout l’effort qu’il faut à un honnête homme commemonsieur le marquis pour revêtir une défroque abandonnée depuis silongtemps, s’affubler de ces vêtements rapiécés, se coiffer decette ignoble casquette…

– Tu as raison, la Ficelle. Quand, avant desortir par la fenêtre, je me suis regardé dans la glace de monarmoire, je ne cacherai pas que j’ai frissonné. Je me faisais peurà moi-même. Et enfin, quand je me suis reconnu là-dessous, je n’aipas pu m’empêcher de pleurer. Que veux-tu, la Ficelle, je n’ai plusl’habitude, je n’ai plus l’habitude ! Et puis je croyais sibien que tout cela était fini !

– Ah ! je vous en prie, monsieur lemarquis, ne vous attendrissez pas ! Ce n’est pas le moment. Ilva falloir montrer de l’énergie.

– J’en aurai… Mais laisse-moi te dire que j’aihonte d’être dehors comme un vaurien, par un temps pareil, etd’être habillé comme un ouvrier du port. Ah ! si Cécily mevoyait !…

– Évidemment, nous ne sommes pas beaux !Et je dois dire également à monsieur le marquis que si Virginieapercevait dans cet accoutrement son fiancé, nous ne serions pointprès d’aller à la noce, toute enceinte qu’elle est, la bravefille…

– As-tu bien tous les instruments ?

– Oui, là, dans le sac.

– Les clefs ? Les rossignols ? Lapince-monseigneur ? La petite lanterne sourde ? Oùt’es-tu procuré la pince-monseigneur ?

– Monsieur le marquis, je l’ai volée…Parfaitement. C’est moi qui me suis remis, comme vous voyez, lepremier à l’ouvrage… Eh bien, je n’aurais jamais cru que c’était sidur de s’approprier le bien d’autrui, une fois, comme vous dites,qu’on a perdu l’habitude… J’étais tout tremblant, tout chose… Je mesuis sauvé comme un enfant…

– Ça prouve ton bon naturel, la Ficelle.

– Oui, mais, écoutez donc, faut pas être tropenfant non plus ! Si vous l’êtes maintenant plus que moi, nousne ferons point de bonne besogne. Voilà pourquoi je fais le braveet pourquoi j’essayais de vous remonter tout à l’heure.

– C’est vrai ! il faut en finir !…Allons, viens ! »

Et ils repartirent sous la pluie, dans latempête, au fond de la nuit noire.

« Ce qu’il y a de bon maintenant,soufflait la Ficelle en manière de consolation, c’est que nousavons le vent pour nous, un bon vent arrière qui nous pousse droitvers le restaurant du port. »

Ils aperçurent bientôt les premiers réverbèresde la côte et descendirent rapidement à Dieppe ; ilstraversèrent le pont, les quais, sans rencontrer âme qui vive. Lesdouaniers étaient enfoncés dans leurs petites guérites.

Ils s’arrêtèrent un instant, à deux pas de laHalle aux poissons, et regardèrent les fenêtres dePetit-Bon-Dieu.

La maison faisait le coin du quai et avaitdeux étages. Au rez-de-chaussée, les volets sur les vitres nelaissaient passer aucune lumière. Au premier étage, ainsi qu’ausecond, pas une lueur. Tout semblait dormir ici comme dans lesmaisons voisines. Ils prirent par une petite rue et arrivèrent toutde suite sur la place où se dresse la masse sombre de la statue deDuquesne.

Ils s’adossèrent au socle, et là confondusavec l’ombre du grand marin, ils observèrent quelques minutes lesalentours, avant de risquer l’aventure, profitant de ce moment derépit pour s’entendre sur les dernières dispositions à prendre.

La maison du restaurant du port avait uneentrée sur la petite cour d’un vieil immeuble dont la façadedonnait sur la place. On pénétrait dans cette cour par une vasteporte en chêne toute consolidée de clous et de barres de fer danslaquelle se trouvait encastrée une autre petite porte dont laFicelle avait la clef.

Cette clef lui avait été donnée par Virginieau temps où la jolie Cauchoise était servante au restaurant ethabitait sous les combles de la maison. La Ficelle connaissait doncbien ce chemin. Il ne put s’empêcher de faire remarquer àChéri-Bibi :

« Monsieur le marquis, vous m’avez plusd’une fois reproché mes escapades galantes, les trouvant indignesde la situation que j’occupais près de vous, mais n’estimerez-vouspas, aujourd’hui, que nous étions déjà, en quelque sorte, servispar la Providence qui me faisait tomber amoureux d’une jeunepersonne que je ne pouvais joindre qu’en passant par un chemin dontla connaissance nous est maintenant d’une grande utilité ?

– Pas tant de phrases, la Ficelle, etagissons ! Et surtout, cesse de me donner du marquis dans uneentreprise où mon nom ne doit pas être prononcé. Je te l’ai dit.Que je n’aie pas à te le répéter !

– Bien, monsieur le marquis.

– Encore !

– Préférez-vous que je vous appelleChéri-Bibi ?

– Ne m’appelle pas du tout si tu ne veux pasrecevoir mon pied quelque part… Dis-moi… tu es sûr qu’il n’y aqu’une pièce au premier étage ?

– Oui, et le meuble en question s’y trouve.Cette pièce servait de bureau au patron et aussi quelquefois decabinet particulier pour des clients exceptionnels qui ne voulaientpoint être confondus avec le populaire d’en bas.

– Tu dis qu’il est impossible de passer par laporte du petit escalier donnant sur la cour ?

– Impossible, car elle est fermée àl’intérieur par une barre de fer cadenassée, et la cuisinière, quia la clef, à l’habitude de coucher tout près de là. Nous devonsarriver directement au premier étage par la fenêtre de la cour, enmontant à l’échelle.

– Et cette échelle est là ?

– Oui, monsieur le m…, je l’y ai toujours vue.L’affaire sera vite faite, je vous le répète. Petit-Bon-Dieu coucheau second, comme l’ancien patron, je m’en suis assuré pas plus tardqu’hier en faisant bavarder prudemment la cuisinière que j’airencontrée au marché.

– Et nous ne courons aucun danger ?

– Aucun, je crois pouvoir l’affirmer, monsieurle m… »

Cette phrase ne se termina point sans unelégère exclamation de M. Hilaire, qui venait de recevoir lepied de M. le marquis dans le derrière, comme M. lemarquis le lui avait fait prévoir pour lui apprendre à être moinspoli.

« Les gens qui habitent sur la cour, dansl’autre immeuble, ne peuvent pas nous entendre ? interrogeaChéri-Bibi, sévère.

– Dame ! nous agirons aussi prudemmentque si nous allions à un rendez-vous d’amour. Ils ne m’ont jamaisdérangé, moi, exprima l’infortuné secrétaire en se frottant le basdu dos.

– C’est que je vais te dire, la Ficelle… pourrien au monde, je ne me laisserai surprendre. Pour rien au monde,je ne permettrai à quiconque de mettre dans une fâcheuse posture lepersonnage que tu sais… Si quelqu’un se présente, ce serait bienmalheureux pour lui !…

– J’ai compris, mons… j’ai compris. Ah !nous voilà dans une bien triste histoire… Oui, ce serait bienregrettable pour ce quelqu’un-là.

– Il faudrait le régler en cinq sec, et tu t’yemploieras aussi bien que moi, n’est-ce pas, la Ficelle ?

– En cinq sec, monsieur le…, en cinqsec ! Puisqu’il le faut, on n’hésitera pas… Mais j’espère quenous n’en serons point réduits à cette terrible extrémité.

– Je l’espère au moins autant que toi, repriten soupirant Chéri-Bibi… Quelle heure est-il ?

– Trois heures moins le quart, peut-être.

– Dans une demi-heure, il faut que tout soitterminé, car il faut être au plus tôt aux Feuillages,comme c’est entendu avec la Comtesse… de telle sorte que le Kanakn’ait point le temps de refaire un nouveau testament. Mais là-basl’affaire sera vite réglée. Nous avons une amie dans la maison.

– Il est grand dommage, monsieur, que nousn’ayons point pu commencer à travailler une heure plus tôt.

– C’est toi-même qui m’as dit quePetit-Bon-Dieu ne se couchait point de bonne heure.

– Sans doute, mais je redoute le petit jourpour rentrer à la villa de La Falaise. Faitscomme nous sommes, nous ne manquerons point d’attirer la curiositédes passants si nous en rencontrons.

– Je sais un petit chemin par les haies, quinous évitera ce désagrément, répliqua Chéri-Bibi, qui paraissaitavoir pensé à tout. Allons, es-tu prêt ? Passe-moi lediamant ! Prépare ta lanterne sourde, et en avant !

– Que Dieu nous garde ! » souhaitala Ficelle.

Et c’est tout juste s’il ne fit point le signede la croix, tant il était devenu, à l’instar de son maître,bien-pensant.

Deux minutes plus tard les deux ombres étaientdans la place. La Ficelle trouva l’échelle dans le cellier etl’appliqua, avec de grandes précautions, contre le mur, de tellesorte que la tête de cette échelle vint aboutir à l’appui de lafenêtre du petit salon du premier étage.

Chéri-Bibi monta le premier.

La Ficelle, portant le sac à outils,suivait.

Chéri-Bibi commença à travailler en silence.Avec son diamant de vitrier, il découpa nettement la vitre, qu’ilreçut avec adresse et qu’il passa à la Ficelle. Après quoi ilglissa la main jusqu’à la poignée de la fenêtre, qu’iltourna ; et la fenêtre s’ouvrit.

Les deux compères furent bientôt dans lesalon, sur leurs semelles de corde, car ils s’étaient chaussésd’espadrilles de bain, pour la circonstance.

« Ouf ! fit tout bas Chéri-Bibi, ens’asseyant dans un fauteuil, car le cœur lui battait plus qu’iln’eût osé l’avouer à son second, et il avait besoin de se remettreun peu. Ouf ! nous y voilà ! Tout de même, je suis moinsrouillé que je ne l’aurais cru ! »

La Ficelle avait fait jouer sa petite lanternesourde, dont il dirigea le rayon sur un coin du salon.

Alors ils aperçurent le secrétaired’acajou.

C’était un vieux meuble qui ne paraissaitpoint bien redoutable. Chéri-Bibi se releva, fouilla avec uncertain dégoût dans le sac où la Ficelle avait accumulé tous lesobjets nécessaires à la cambriole et s’approcha du secrétaire avecune collection respectable de clefs, de rossignols, de crochets, depasse-partout.

Ils purent venir à bout ainsi de l’une desdeux serrures, mais l’autre résista à toutes leurs tentatives.

Du reste, ils tremblaient, en toute vérité. Lemoindre bruit qu’ils faisaient avec leur trousseau métallique lesimmobilisait pendant des minutes entières qu’ils passaient àécouter, la sueur au front, s’ils n’avaient pas été entendus, s’ilsn’avaient pas donné l’éveil.

Ce fut bien autre chose quand il leur fallutse servir de la pince-monseigneur. Le meuble craquait, et ilss’arrêtaient dans leur besogne, le souffle coupé, les jambesflageolantes.

Un moment, il leur sembla avoir perçu unsoupir lointain, profond, douloureux. Ils se tinrent cois…épouvantés.

« C’est quelqu’un qui bâillelà-haut ! finit par dire la Ficelle.

– Alors on est réveillé ! émitChéri-Bibi.

– Eh bien, pressons-nous, nous n’avons pas detemps à perdre !… »

Et cependant ils en perdaient, car il leuraurait fallu donner un violent effort pour faire sauter la serrurede sa gâche, et cet effort les effrayait à cause du bruit qu’ilsredoutaient.

« Ah ! je n’ai plus la main !…Je n’ai plus la main !… gémissait le pauvre Chéri-Bibi enessuyant les gouttes de sueur qui lui coulaient le long du visage.Autrefois, il y aurait eu beau temps que tout seraitfini !

– Et puis on n’a plus le cœur non plus !avoua le bon la Ficelle.

– Non, on n’a plus le cœur non plus ! Unméchant meuble de rien du tout ! je n’aurais jamais cru quej’étais devenu si feignant ! soupira Chéri-Bibi.

– Allons, monsieur… encore un peu decourage ! Songez que c’est pour votre femme, pour votre enfantque nous travaillons ! »

Ce noble rappel de la Ficelle aux devoirs defamille de M. le marquis du Touchais ne fut point perdu.Chéri-Bibi se redressa galvanisé. Et plein d’une ardeur factice etpassagère, il se remit à l’ouvrage. Il appuya de toutes ses forcessur la pince, et cette fois le meuble céda.

Le couvercle du secrétaire se rabattit surChéri-Bibi, et la Ficelle n’eut que le temps de le retenir sur sesdeux mains tendues.

Toutefois, il y avait eu un gros craquement,un gros gémissement du bois auquel avait répondu, presqueimmédiatement, un gémissement humain, là-haut !

« Bonsoir de bonsoir ! fit laFicelle, qu’est-ce qui se passe ?

– Nous nous en f… ! Allons, ouste, talanterne ! »

Chercher dans le meuble le testament,l’emporter, fuir, tout cela ne devait plus être maintenant qu’unequestion de secondes. Chéri-Bibi aurait déjà voulu être dehors.Armé de la lanterne de la Ficelle, il fouillait dans tous les coinset recoins du secrétaire, ouvrait tous les tiroirs, s’impatientait,ne trouvait rien, absolument rien : le meuble tout entierétait vide.

Il n’y avait pas un papierlà-dedans !…

Si, il y en avait un, un papier qu’il finitpar découvrir et qui était appliqué avec des punaises contre lebois du secrétaire, dans le fond, comme une pancarte. Sur cettepancarte, on avait tracé une ligne d’écriture, une phrase que lejet de lumière éclaira, syllabe par syllabe, et qui fit reculerChéri-Bibi et la Ficelle, cependant qu’ils laissaient échapper unaffreux juron.

Cette phrase venait de leur sauter aux yeux,avec ses gros caractères soulignés de points d’exclamationironiques : Petit-Bon-Dieu présente bien ses hommages àM. le marquis du Touchais.

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