Eaux Printanières

Chapitre 35

 

Bien que Sanine ne fût pas un novice et qu’il eût déjà quelqueexpérience des hommes, la manière d’être délurée de madame Polosovl’eût tout de même troublé, s’il n’avait pas vu dans cettefamiliarité et ce sans-façon un heureux augure pour son entreprise.« Flattons les caprices de cette riche dame », sedit-il ; et il répondit d’un ton aussi dégagé que l’était laquestion posée :

– Oui, je me marie.

– Vous épousez une étrangère ?

– Une étrangère !

– Vous venez de faire sa connaissance àFrancfort ?

– Oui, madame, à Francfort.

– Et peut-on savoir qui est cette jeune fille ?

– Certainement. Elle est la fille d’un confiseur.

Marie Nicolaevna ouvrit les yeux tout grands et arqua sessourcils.

– Mais c’est charmant ! dit-elle d’une voixposée ; c’est délicieux !… Et moi qui croyais qu’on nepeut plus trouver en ce monde des hommes comme vous… La fille d’unconfiseur !

– Je vois que cela vous étonne ? dit Sanine, non sansdignité… mais, d’abord, je n’ai point de préjugés…

– D’abord cela ne m’étonne nullement, s’écriaMaria Nicolaevna en l’interrompant – des préjugés, je n’en ai pasnon plus… Je suis moi-même la fille d’un moujik !… Ehbien ! non, vous ne m’avez pas épatée ! Ce qui m’étonneet me réjouit, c’est de voir un homme qui n’a pas peur d’aimer…Vous l’aimez ?…

– Oui, madame.

– Elle est très belle ?

Cette dernière question agaça quelque peu Sanine, mais il n’yavait plus moyen de reculer.

– Vous comprenez vous-même, Maria Nicolaevna, dit-il, quetout homme trouve le visage de l’aimée plus beau que tous lesautres, mais ma fiancée est une véritable beauté !…

– Vraiment ? De quel genre ? Du genre italien,classique ?

– Oui, elle a des traits parfaitement réguliers.

– Vous n’avez pas son portrait ?

– Non.

À cette époque la photographie n’était pas connue, et lesdaguerréotypes commençaient seulement à se répandre.

– Quel est son nom ?

– Gemma !

– Et le vôtre ?

– Dmitri…

– Et votre nom patronymique ?

– Pavlovitch.

– Savez-vous, dit Maria Nicolaevna, toujours de la mêmevoix traînante… Vous me plaisez beaucoup, Dmitri Pavlovitch… Vousdevez être un brave garçon… Donnez-moi votre main… Soyons amis…

Elle serra fortement la main du jeune homme de ses beaux etvigoureux doigts blancs…

Elle avait la main un peu plus petite que celle de Sanine, etplus chaude, plus douce, plus souple et vivante.

– Mais savez-vous quelle idée me vient ?

– Voyons celle idée ?

– Vous ne vous fâcherez pas ? Non ?… Vous ditesque vous êtes fiancés… Il n’y avait pas moyen de faireautrement ?

Sanine fronça les sourcils.

– Je ne vous comprends pas, Maria Nicolaevna ?

Maria Nicolaevna eut un petit rire, et secouant la tête, ellerejeta en arrière les cheveux qui tombaient sur ses joues.

– Vraiment, il est délicieux, dit-elle, rêveuse, distraite…Un chevalier ! Allez après cela croire ceux qui affirmentqu’il n’y a plus d’idéalistes !

Maria Nicolaevna parlait tout le temps en russe, avec un accenttrès pur, l’accent du peuple de Moscou et non celui de lanoblesse.

– Vous avez sans doute été élevé à la maison, dans unefamille de l’ancien type, où l’on craint Dieu ?demanda-t-elle.

Et elle ajouta aussitôt :

– Vous êtes de quel gouvernement ?

– Du gouvernement de Toula.

– Nous sommes vous et moi de la même auge !Mon père… Mais savez-vous qui était mon père ?

– Oui, je le sais.

– Il est né à Toula… Assez là-dessus…, maintenant passonsaux affaires.

– Comment aux affaires ?… Que voulez-vousdire ?

Maria Nicolaevna cligna des yeux.

Quand elle clignait des yeux son regard prenait une expressioncaressante et légèrement moqueuse ; quand elle les ouvraittout grands, leur lueur claire, presque froide, n’annonçait rien debon…, presque une menace. Ses yeux étaient embellis surtout par sessourcils bien fournis, un peu proéminents, de vrais sourcils demartre.

– Mais dans quelle intention êtes-vous venu ici ? Vousdésirez me vendre votre propriété ? Vous avez besoin d’argentpour votre mariage, n’est-ce pas ?

– Oui, j’ai besoin d’argent.

– De beaucoup d’argent ?

– Pour le moment, je me contenterais de quelques milliersde francs… Hippolyte Sidorovitch connaît ma propriété… vous pouvezle consulter… Je ne demande pas un prix élevé.

Maria Nicolaevna agita la tête de droite à gauche…

– Premièrement, dit-elle en scandant chaque mot eten frappant du bout des doigts le parement du surtout de Sanine, –je n’ai pas l’habitude de consulter mon mari, si ce n’est en ce quiconcerne ma toilette… sur ce chapitre il est fort…Secondement, pourquoi ne voulez-vous pas demander un prixélevé ? Je ne veux pas profiter de ce que vous êtes amoureuxet prêt à tous les sacrifices ?… Je n’accepterai pas de vousun rabais… Comment ? Au lieu de stimuler, – comment dirai-jecela… – d’encourager de mon mieux de nobles sentiments, je vousexploiterais ? Ce n’est pas dans mes habitudes bien quesouvent je n’épargne pas les gens… mais ce n’est pas ainsi que jem’y prends.

Sanine se demandait si son interlocutrice plaisantait ou si elleparlait sérieusement.

Il se dit en lui-même : « Oh ! avec toi, il fautêtre bien sur ses gardes ! »

Un valet apporta un samovar, des tasses à thé, de la crème etdes biscuits sur un grand plateau. Il posa ces choses sur la tableentre Sanine et madame Polosov, et se retira.

La jeune femme servit à Sanine une tasse de thé.

– Vous ne m’en voudrez pas ? demanda-t-elle en mettantdu bout des doigts le sucre dans la tasse du jeune homme, bien queles pinces fussent dans le sucrier.

Sanine se récria :

– Madame ! d’une si belle main !…

Il n’acheva pas sa phrase et faillit s’étouffer en avalant lapremière gorgée de thé.

Madame Polosov le regardait attentivement de son regardclair.

– J’ai dit, reprit Sanine, que je ne demanderais pas unprix élevé pour ma propriété, parce que vous sachant à l’étranger,je ne suis pas en droit de supposer que vous ayez avec vousbeaucoup d’argent disponible… Puis je sais que ces conditions devente ne sont pas normales… Je dois tenir compte de toutes cesconsidérations…

Sanine hésitait, s’embrouillait dans ses phrases, tandis queMaria Nicolaevna, tranquillement renversée contre le dossier de sonfauteuil, le regardait toujours du même regard clair etattentif.

Il se tut enfin.

– Continuez, continuez, dit-elle, d’un ton encourageant… jevous écoute ; j’ai du plaisir à vous écouter ;parlez.

Sanine se mit alors à décrire sa propriété, dit combien ellemesurait de dessiatines, comment elle était située et quels profitson en pouvait tirer… Il ne manqua pas de mentionner le fait que lamaison se trouvait dans un site pittoresque. Maria Nicolaevna nedétachait pas de lui son regard toujours plus clair et plus fixe,et ses lèvres remuaient imperceptiblement sans sourire ; elleles mordillait.

Sanine se sentit mal à l’aise ; il se tut de nouveau.

– Dmitri Pavlovitch, commença Maria Nicolaevna, puis elles’interrompit.

– Dmitri Pavlovitch, reprit-elle au bout d’un instant…,savez-vous…, je suis sûre que l’acquisition de votre propriété serapour moi une affaire avantageuse, et que nous nous entendrons surle prix… Mais il faut me donner un peu de temps…, deux jours, pourprendre une décision… Vous pouvez supporter de rester deux joursséparé de votre fiancée ?… Je ne vous retiendrai pas un momentde plus… contre votre gré… je vous en donne ma parole… Mais si vousavez besoin immédiatement de cinq ou six mille francs… je vous lesavancerai avec plaisir…

Sanine se leva.

– Je vous remercie d’abord pour votre aimable propositionde me rendre service, à moi, qui suis presque un inconnu pour vous…Mais puisque vous y tenez absolument, je préfère attendre votredécision au sujet de ma propriété… Je peux rester ici encore deuxjours.

– Oui, Dmitri Pavlovitch, je le désire… Et cela vous serapénible, très pénible ? Avouez-le-moi ?…

– Mais j’aime ma fiancée… et il ne m’est pas indifférentd’être séparé d’elle.

– Ah ! vous êtes vraiment un homme d’or, s’écria MariaNicolaevna avec un soupir… Je vous promets de ne pas traînerl’affaire en longueur… Vous vous retirez déjà ?

– Il est très tard, remarqua Sanine.

– Et vous avez besoin de repos après le voyage… et aprèsvotre partie de douratchki avec mon mari ?…Dites-moi, vous êtes un grand ami de mon mari ?

– Nous avons été élevés dans le même pensionnat.

– Et déjà alors il était comme cela ?

– Comment « comme cela ? » demandaSanine.

Maria Nicolaevna partit d’un grand éclat de rire, elle ritjusqu’à en devenir toute rouge, puis elle porta son mouchoir à seslèvres, se leva, et se balançant comme si elle était fatiguée, elles’approcha de Sanine et lui tendit la main.

Il salua et se dirigea vers la porte.

– Tâchez demain de vous présenter de très bonne heure… Vousm’entendez ? lui cria-t-elle, comme il sortait du salon.

Il se retourna et vit que Maria Nicolaevna s’était renversée denouveau dans le fauteuil, les deux mains jointes derrière satête.

Les larges manches de sa blouse s’étaient ouvertes jusqu’auxépaules – et il était impossible de ne pas reconnaître que cettepose et que toute la personne étaient d’une beautéensorcelante…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer