Eaux Printanières

Chapitre 7

 

Malz était un écrivain local qui avait su peindre des types deFrancfort avec un humour amusant, vif, bien que peu profond, dansde petites comédies légèrement esquissées, écrites en patois.

En effet, Gemma lisait fort bien, en vraie comédienne. Ellenuançait chaque rôle et savait à merveille soutenir le caractèredes personnages ; elle avait hérité avec le sang italien lamimique expressive de ce peuple. Elle n’épargnait ni sa voix douce,ni la plasticité de son visage ; quand elle devait représenterune vieille folle ou un bourgmestre imbécile, elle faisait lesgrimaces les plus grotesques, bridait ses yeux, retroussait sesnarines, prenait une voix glapissante, grasseyait…

Elle ne riait pas en lisant, mais quand ses auditeurs – àl’exception de Pantaleone, qui était sorti de la chambre dès qu’ilavait été question de lire l’œuvre d’o quel ferrofluctoTedesco – l’interrompaient par une explosion de rire, ellelaissait glisser le livre sur ses genoux, et la tête rejetée enarrière se livrait à des éclats de rire sonores qui secouaient lesanneaux moelleux de ses boucles sur son cou et ses épaules.

Dès que l’hilarité de son auditoire s’était calmée, ellereprenait son livre, et redevenue sérieuse recommençait salecture.

Sanine ne pouvait se rassasier d’admirer la lectrice, sedemandant comment ce visage si idéalement beau pouvait sanstransition prendre une expression si comique et parfois presquetriviale.

Gemma réussissait beaucoup moins bien à rendre les rôles dejeunes filles, les « jeunes premières », et surtout ellemanquait les scènes d’amour ; elle-même sentait soninsuffisance et leur donnait une légère teinte de moquerie, commesi elle ne croyait pas à tous ces serments enthousiastes, à toutesces paroles enflammées, dont l’auteur, du reste, s’abstenait leplus possible.

La soirée passa si vite, que Sanine ne se souvint qu’il devaitpartir ce soir-là que lorsque la pendule sonna dix heures.

Il bondit de sa chaise comme si un serpent l’eût piqué.

– Qu’avez-vous ? demanda Frau Lénore.

– Mais je dois partir ce soir pour Berlin, j’ai déjà retenuune place dans la diligence.

– Et quand part la diligence ?

– À dix heures et demie.

– Alors vous arriverez trop tard, dit Gemma… Restez encoreun peu… je continuerai ma lecture…

– Avez-vous payé la place entière ou seulement donné desarrhes ? demanda Frau Lénore.

– J’ai payé la place entière ! répondit Sanine avecune grimace douloureuse.

Gemma le regarda en clignant des yeux, et partit d’un éclat derire. Sa mère la gronda.

– Comment, ce jeune homme a dépensé de l’argent pour rien,et toi, cela te fait rire ?

– Ce n’est pas une affaire ! répondit Gemma. Cettedépense ne ruinera pas monsieur Sanine… et nous tâcherons de leconsoler… Voulez-vous de la limonade ?

Sanine but un verre de limonade. Gemma reprit sa lecture et lagaieté générale fut rétablie.

Quand la pendule sonna minuit, Sanine se leva pour seretirer.

– Maintenant, il vous faut rester encore quelques jours àFrancfort, dit Gemma… À quoi bon vous dépêcher de partir ?…Vous vous amuserez tout autant ici qu’ailleurs.

Elle se tut.

– Je vous assure, vous ne vous amuserez pas davantageailleurs ! ajouta-t-elle en souriant.

Sanine ne répondit rien, mais il réfléchit que son porte-monnaieétant vide, il était obligé de rester à Francfort en attendant laréponse d’un ami de Berlin, à qui il pensait pouvoir emprunterquelque argent.

– Restez encore quelque temps avec nous, restez, dit à sontour Frau Lénore, vous ferez la connaissance de M. CharlesKluber, le fiancé de Gemma. Il n’a pas pu venir ce soir parce qu’ilavait beaucoup à faire dans son magasin… Vous avez sans douteremarqué sur la Zeile, le plus grand magasin de draps et desoieries… M. Kluber est le premier commis… Il sera trèsheureux de vous être présenté.

Sanine ne comprit pas lui-même pourquoi cette nouvellel’abasourdit.

– L’heureux fiancé ! pensa-t-il.

Il regarda Gemma et il crut discerner dans les yeux de la jeunefille une expression moqueuse.

Il prit congé de madame Roselli et de sa fille.

– À demain, n’est-ce pas ? vous reviendrezdemain ?… demanda Frau Lénore.

– À demain ! répéta Gemma d’un ton affirmatif, commesi cela allait sans dire.

– À demain ! répondit Sanine.

Emilio, Pantaleone et le caniche Tartaglia lui firent conduitejusqu’au coin de la rue. Pantaleone ne put se retenir d’exprimer ledéplaisir que lui causait la lecture de Gemma.

– Comment n’a-t-elle pas honte ! Elle se tord, ellecrie – una caricatura. Elle devrait représenter Mérope,Clytemnestre, un personnage tragique et grand… mais elle aime mieuxsinger une vilaine Allemande ! Tout le monde peut en faireautant :… Mertz, Kertz, spertz cria-t-il de sa voixenrouée en poussant le menton en avant et en écarquillant lesdoigts.

Tartaglia aboya contre lui, tandis qu’Emilio riait…

Le vieillard fit brusquement volte-face et rebroussa chemin.

Sanine rentra à l’Hôtel du Cygne Blanc, dans un état d’espritpassablement troublé.

Toute cette conversation italo-franco-allemande bourdonnaitencore à son oreille.

– Fiancée ! se dit-il, lorsqu’il fut couché dans samodeste chambre d’hôtel. – Quelle belle jeune fille !… Maispourquoi ne suis-je pas parti ?

Pourtant le lendemain il expédia une lettre à son ami deBerlin.

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