Eaux Printanières

Chapitre 32

 

Il trouva la jeune fille avec sa mère dans la confiserie.

Frau Lénore, courbée en deux, mesurait la distance entre lesfenêtres.

En apercevant Sanine, elle se redressa et l’accueillitjoyeusement, mais avec un peu de confusion.

– Depuis notre conversation hier après midi, dit-elle, jene songe plus qu’aux améliorations qu’on pourrait apporter à notremagasin… Ici, je voudrais des étagères avec des tablettes de glaceavec tain… c’est la mode maintenant… puis ici…

– Bon, bon, dit Sanine en l’interrompant… nous y penserons…Mais, pour le moment, venez avec moi ; j’ai une nouvelle àvous communiquer.

Il prit Frau Lénore et Gemma par le bras et les entraîna dans lapièce voisine. Frau Lénore, inquiète, laissa échapper la mesurequ’elle tenait à la main…

Gemma, sur le point de ressentir quelque appréhension, leva lesyeux sur Sanine et se rassura. Le visage du jeune homme marquait lapréoccupation, mais en même temps un courage inébranlable et de ladécision…

Il invita les deux femmes à s’asseoir et resta debout devantelles, gesticulant à tour de bras, s’ébouriffant les cheveuxpendant qu’il leur racontait sa rencontre inopinée avec Polosov, levoyage proposé à Wiesbaden, et la perspective de pouvoir peut-êtrevendre ses terres.

– Comprenez-vous mon bonheur ? cria-t-il. Si mesdémarches aboutissent, je ne serai pas obligé d’aller enRussie !… Nous pourrons célébrer le mariage beaucoup plus tôtque je n’avais pensé !…

– Quand devez-vous partir ? demanda Gemma.

– Aujourd’hui même, dans une heure ; mon ami a louéune chaise de poste et m’emmène avec lui.

– Vous nous écrirez ?

– En arrivant. Dès que j’aurai parlé avec cette dame, jevous ferai savoir où nous en sommes…

– Cette dame, à ce que vous dites, est très riche ?demanda Frau Lénore.

– Immensément riche. Son père était archimillionnaire, etlui a laissé toute sa fortune en mourant.

– Pour elle toute seule ? Vraiment, vous avez de lachance !… Mais tâchez de ne pas vendre trop bon marché… Soyezprudent et ferme ! Ne vous emballez pas ! Je comprendsvotre désir de vous marier le plus tôt possible… mais la prudenceavant tout ! N’oubliez pas que plus le prix que vousobtiendrez pour votre propriété sera élevé, plus vous aurez pourvous deux – et pour vos enfants.

Gemma se détourna. Sanine recommença à gesticuler :

– Vous pouvez compter sur ma sagesse, Frau Lénore… Je nepermettrai pas qu’on marchande. Je dirai à cette dame le prixraisonnable ; si elle le donne – tant mieux !… si elle nele donne pas – tant pis !…

– Vous avez déjà vu cette dame ? demanda Gemma.

– Je ne l’ai jamais vue.

– Et quand reviendrez-vous ?

– Si l’affaire ne s’emboîte pas, je reviendraidemain ; si je vois qu’il peut en sortir quelque chose, jeresterai encore un ou deux jours… En tout cas, je ne prolongeraipas mon séjour un moment de plus qu’il ne faudra… Je laisse ici monâme !… Mais je dois encore passer chez moi avant mon départ.Frau Lénore, donnez-moi votre main pour me porter bonheur !…Cela se fait toujours en Russie.

– La main droite ou la gauche ?

– La main gauche, parce qu’elle est plus près du cœur… Jereviendrai demain, « avec le bouclier ou sur lebouclier !… » J’ai le pressentiment que je reviendraivainqueur. Au revoir, mes bonnes, mes chères amies…

Il embrassa Frau Lénore, et pria Gemma de lui permettre d’entrerdans sa chambre pour un instant, pour une communicationimportante.

Il voulait tout simplement rester un instant seul avec elle.

Frau Lénore le comprit ainsi et n’eut pas la curiosité dedemander quelle pouvait être cette communication importante.

Sanine entrait pour la première fois dans la chambre de la jeunefille.

Tout l’enchantement de l’amour, son ardeur, son extase et sadouce terreur s’emparèrent de lui, pénétrèrent avec impétuositédans son âme dès qu’il eut franchi ce seuil sacré.

Il jeta tout autour de lui un regard attendri, tomba aux piedsde la jeune fille et pressa son visage contre sa robe.

– Tu es à moi ? dit-elle. – Tu reviendrasbientôt ?

– Je suis à toi… Je reviendrai, répéta-t-il d’une voixétouffée.

– Je t’attendrai…

Quelques minutes plus tard, Sanine était dans la rue et couraitdans la direction de son hôtel. Il n’avait pas remarqué que,derrière lui, Pantaleone, tout ébouriffé, était sorti par la portede la confiserie et prononçait des paroles que Sanine n’entenditpas, brandissant sa main levée, comme dans un geste de menace.

À une heure moins un quart, exactement, Sanine entra chezPolosov. Devant l’hôtel attendait une voiture attelée de quatrechevaux.

Lorsque Polosov vit venir Sanine, il dit simplement :« Ah ! tu t’es décidé ! » puis il mit sonmanteau, des galoches, se boucha les oreilles avec des tamponsd’ouate, bien que ce fût l’été, et descendit sur le perron.

Les garçons, sur ses ordres, avaient déjà placé dans la voitureles nombreuses emplettes, avaient capitonné sa place de coussins desoie et disposé tout autour des petits sacs et des paquets, à sespieds ils avaient posé un panier de provisions et assujetti lamalle au siège du cocher.

Polosov paya tout le monde largement, et respectueusementsoutenu sous les bras par le concierge il entra en geignant dans lavoiture, s’assit après avoir palpé les objets tout autour de lui,choisit un cigare, l’alluma, et alors seulement, avec le doigt, fitsigne à Sanine d’entrer aussi dans la voiture. Sanine prit place àcôté de lui.

Polosov dit au concierge de recommander au postillon d’allervite s’il tenait à un bon pourboire.

Le marchepied de la chaise de poste fut refermé avec fracas, lesportières claquèrent et la voiture s’ébranla.

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