Eaux Printanières

Chapitre 19

 

Emilio guettait depuis plus d’une heure l’arrivée de Sanine, ilcourut au-devant du jeune Russe et lui dit furtivement à l’oreilleque sa mère ignorait tout ce qui s’était passé la veille, et qu’ilne fallait faire aucune allusion. Emilio avait reçu comme decoutume l’ordre d’aller travailler sous la direction deM. Kluber, mais il était bien décidé à n’en rien faire… Ilferait semblant d’y aller.

Après avoir dit tout cela d’une haleine en quelques secondes, lejeune garçon pencha la tête sur l’épaule de Sanine, l’embrassa aveceffusion puis s’élança dans la rue.

Dans la confiserie, Gemma vint au-devant de Sanine ; ellevoulut lui parler, mais les paroles ne vinrent pas, ses lèvrestremblaient et ses yeux allaient de droite et de gauche sous lespaupières à demi-baissées. Sanine se hâta de rassurer la jeunefille en lui disant que l’affaire était arrangée… et qu’il nefallait plus y penser.

– Personne ne s’est présenté chez vous aujourd’hui ?demanda Gemma.

– Si, un monsieur est venu me voir… nous nous sommesexpliqués… et nous avons clos l’incident à la satisfaction de toutle monde…

Gemma reprit sa place derrière le comptoir.

« Elle ne me croit pas », pensa Sanine…

Il entra dans la chambre de Frau Lénore.

La migraine de madame Roselli avait passé, mais la maladerestait très abattue. La mère de Gemma accueillit trèsgracieusement Sanine tout en le prévenant que ce jour-là ils’ennuierait auprès d’elle, parce qu’elle ne se sentait pas capablede le distraire.

Sanine s’assit à côté de Frau Lénore et remarqua qu’elle avaitles paupières rouges et enflées.

– Qu’avez-vous, Frau Lénore ? Vous avezpleuré ?

– Chut !… dit-elle en indiquant d’un mouvement de têtele magasin où se trouvait sa fille… Ne parlez pas si haut…

– Mais pourquoi avez-vous pleuré ?

– Ah ! monsieur Sanine, Je ne sais paspourquoi !

– Personne ne vous a fait du chagrin ?

– Oh non ! Je me suis sentie tout à coup trèsaccablée… J’ai pensé à Giovanna Battista… à ma jeunesse… Comme toutcela a vite passé !… Je deviens vieille, mon ami, et je nepeux pas en prendre mon parti… Je me sens toujours la mêmequ’autrefois… mais la vieillesse est là… elle est là…

Sanine vit poindre des larmes dans les yeux de Frau Lénore.

– Cet aveu vous surprend ?… Mais vous aussi vousdeviendrez vieux, mon ami, et vous apprendrez combien c’estamer.

Sanine voulut consoler madame Roselli en lui parlant de ses deuxenfants dans lesquels renaissait sa jeunesse ; il essaya mêmede tourner la chose en plaisanterie, en prétendant que c’était unemanière de demander des compliments… mais elle le pria trèssérieusement de ne pas badiner sur ce sujet, et pour la premièrefois de sa vie Sanine découvrit qu’il existe une tristesse qu’iln’est pas possible de consoler ni de dissiper, la tristesse de lavieillesse qui a conscience d’elle-même. Il faut laisser cetteimpression s’effacer peu à peu.

Sanine proposa à Frau Lénore une partie de« tressette » et c’était tout ce qu’il pouvait trouver demieux. Madame Roselli accepta cette offre et parut serasséréner.

La partie dura jusqu’au dîner, et après le repas recommença avecPantaleone pour troisième partenaire. Jamais le toupet del’ex-baryton n’était tombé si bas sur le front, jamais son mentonne s’était enfoncé si profondément dans sa cravate ! Chacun deses mouvements respirait une noble gravité concentrée, et il étaitimpossible de le regarder sans se demander aussitôt : maisquel secret cet homme garde-t-il avec tant de résolution ?

Segredezza ! Segredezza !

Durant toute la journée il multiplia les occasions de témoignerà Sanine l’estime particulière dans laquelle il le tenait. À tableil lui passait les plats avant d’avoir servi les dames ;pendant les parties de cartes il lui cédait l’achat, ne sepermettait pas de le remiser et à tout propos déclarait que lesRusses sont de tous les peuples le plus brave, le plus magnanime,le plus héroïque.

– Vieux comédien, va ! pensait Sanine.

Le jeune homme fut surtout frappé par l’attitude que Gemma gardatoute la journée avec lui. Elle ne l’évitait pas… loin de là, ellevenait à tout instant s’asseoir à une petite distance de lui,écoutant ce qu’il disait, le regardant mais évitant d’entrer enconversation avec lui. Dès qu’il lui adressait la parole, elle selevait et entrait pour quelques instants dans la pièce voisine.Elle revenait peu de temps après, s’asseyait dans un coin etrestait immobile, préoccupée et surtout perplexe, trèsperplexe.

Frau Lénore finit par remarquer la manière d’être inusitée de safille, et deux fois lui demanda ce qu’elle avait.

– Je n’ai rien, répondit Gemma ; tu sais que je suisquelquefois ainsi.

– C’est vrai ! approuva la mère.

Ainsi passa cette journée, longue sans être animée nilanguissante, gaie ni ennuyeuse.

Si Gemma s’était conduite autrement, qui sait si Sanine auraitpu résister à la tentation de poser pour le héros ? – Ouencore il se serait laissé aller à la tristesse à la veille d’uneséparation peut-être éternelle ? N’ayant pas une seule foisl’occasion de parler avec Gemma, il dut se contenter de jouer aupiano, avant le café du soir, des accords en mineur, pendant unquart d’heure.

Emilio rentra tard, et pour échapper à toute question au sujetde M. Kluber, se retira de très bonne heure.

Enfin le moment vint pour Sanine de prendre congé de seshôtesses. Lorsqu’il dit adieu à Gemma, il songea à la séparation deLenski et d’Olga dans l’Onéguine de Pouchkine. Il pressafortement la main de la jeune fille et voulut la regarder en face,mais elle détourna légèrement la tête et retira ses doigts.

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