Eaux Printanières

Chapitre 30

 

Le passage du désespoir à la tristesse, et de la tristesse à unedouce résignation s’opéra assez vite chez Frau Lénore, et cetterésignation se transforma bien vite en un sentiment de secretcontentement qu’elle dissimulait par respect des convenances.

Sanine avait pris le cœur de Frau Lénore du premier jour qu’ellel’avait vu ; une fois habituée à l’idée qu’il deviendrait songendre, elle ne trouva plus rien de désagréable à cetteperspective, bien qu’elle jugeât nécessaire de montrer un visageoffensé ou plus exactement une expression d’inquiétude.

D’ailleurs tous les événements qui se succédaient depuisquelques jours étaient plus extraordinaires l’un que l’autre.

Malgré cela, Frau Lénore, en femme pratique, pensa qu’il étaitde son devoir de soumettre Sanine à un interrogatoire en règle, etle jeune homme qui le matin en allant à son rendez-vous avec Gemmane songeait pas même à l’épouser, – à vrai dire, à ce moment-là ilne songeait à rien si ce n’est à sa passion, – entra avecconviction dans son rôle de fiancé et répondit de bonne grâce avecbeaucoup de détails à toutes les questions de madame Roselli.

Quand Frau Lénore eut acquis la certitude que Sanine appartenaità la noblesse, – elle s’étonnait un peu qu’il ne fût pas prince –elle prit un air grave et le « prévint d’avance » qu’elleen userait avec lui en toute franchise et sans façon parce que telétait son devoir sacré de mère.

Sanine lui répondit que c’était bien ainsi qu’il l’entendait, etqu’il la priait de ne point se gêner.

Alors Frau Lénore lui dit que M. Kluber – à ce nom ellepoussa un léger soupir, pinça les lèvres et s’interrompit – queM. Kluber, l’ex-fiancé de Gemma, avait actuellement huit millegouldens de revenu, et que cette somme s’arrondissait, rapidementchaque année… et pour conclure madame Roselli ajouta :« Quels sont vos revenus ? »

– Huit mille gouldens, répéta Sanine lentement – cela faitenviron quinze mille roubles assignats… Mon revenu est inférieur…Je possède une petite propriété dans le gouvernement deToula ; bien gérée, cette propriété pourrait donner cinq, sixmille roubles… Puis je demanderai une charge publique, j’entreraiau service de l’État… j’aurai deux mille roubles de traitement.

– Au service de l’État, en Russie ? cria FrauLénore ; je devrai me séparer de Gemma ?

– Je pourrais à la place entrer dans la diplomatie, se hâtad’ajouter Sanine : je ne manque pas de relations… Alors rienne m’empêchera de vivre à l’étranger… Enfin, ce qui vaudrait encoremieux, je vendrai ma propriété et avec le capital j’entreprendraiquelque chose… pourquoi pas le perfectionnement de votreconfiserie ?

Sanine comprenait parfaitement qu’il disait des choses quin’avaient pas la sens commun, mais il se sentait un courage qui nereculerait devant aucun sacrifice ! Il n’avait qu’à jeter uncoup d’œil sur Gemma, qui depuis que sa mère avait entamé une« conversation sur des choses pratiques » ne cessaitd’aller et de venir dans la chambre, se levant et s’asseyant sansmotif, Sanine n’avait qu’à la regarder pour se sentir prêt àconsentir sur l’heure à tout ce qu’on voudrait, pourvu que latranquillité de la jeune fille ne fût pas troublée.

– M. Kluber aussi avait l’intention de me donner unecertaine somme pour améliorer la confiserie, dit après un momentd’hésitation Frau Lénore.

– Maman ! maman, de grâce, cria Gemma en italien.

– Il faut que ces questions soient réglées d’avance, mafille, dit Frau Lénore dans la même langue.

Ensuite madame Roselli demanda à Sanine quelles sont en Russieles lois sur le mariage, et s’il n’est pas défendu à un Russed’épouser une catholique, comme en Prusse ?

À cette époque, vers 1840, toute l’Allemagne retentissait encorede la querelle entre le gouvernement prussien et l’archevêque deCologne au sujet des mariages mixtes.

Pourtant, lorsque Frau Lénore apprit que sa fille en épousant unnoble deviendrait noble elle-même, elle manifesta quelquesatisfaction.

– Mais avant de vous marier vous devez aller enRussie ! s’écria-t-elle.

– Pourquoi donc ?

– Pour obtenir l’autorisation de votre souverain.

Sanine assura qu’il n’avait nullement besoin de cetteautorisation pour se marier, mais qu’il serait peut-être obligé deretourner en Russie pour très peu de temps, afin de vendre sapropriété et de rapporter l’argent dont il avait besoin.

Rien que de parler de voyage il sentit son cœur se serrerdouloureusement ; Gemma en le regardant comprit qu’ilsouffrait, elle rougit et resta pensive.

– Je vous prierai de me rapporter de Russie des fourruresd’astrakan, dit Frau Lénore… J’ai entendu dire que l’astrakan estremarquablement bon et pas cher du tout.

– Avec le plus grand plaisir, j’en apporterai aussi àGemma…

– Et à moi un bonnet de cuir de Russie brodé d’argent, ditEmilio en passant sa tête à la porte de l’autre chambre.

– Très bien… je te l’apporterai, et des pantoufles pourPantaleone.

– À quoi bon ! À quoi bon ! reprit Frau Lénore.Mais parlons de choses sérieuses… Vous dites, ajouta-t-elle, quevous vendrez la propriété… vous vendrez aussi lespaysans ?

Sanine sentit comme un aiguillon qui le piquait. Il se souvintque lorsqu’il avait causé du servage avec madame Roselli et safille, il avait déclaré que cette institution lui semblait coupableet que pour rien au monde il ne vendrait ses serfs parce qu’iltrouvait ce trafic immoral.

– Je m’efforcerai, dit-il non sans trouble, de vendre mapropriété à quelqu’un que je connaîtrai bien, et qui sera humain,ou peut-être que mes moujicks voudront se racheter.

– Ce serait de beaucoup le mieux, dit Frau Lénore, carvendre des êtres humains !…

– Barbari ! murmura Pantaleone qui montraitsa tête derrière Emilio.

Il secoua son toupet et disparut.

« En effet ce n’est pas beau ! », pensa Sanine etil regarda à la dérobée Gemma.

La jeune fille semblait ne pas avoir entendu ses dernièresparoles.

« Tant mieux ! » se dit Sanine, et laconversation pratique avec Frau Lénore se prolongea jusqu’audîner.

Frau Lénore finit par devenir très affectueuse, elle appelaSanine Dmitri tout court, le menaça gentiment du doigt et promit dele punir de sa conduite rusée.

Elle le questionna minutieusement sur sa parenté :« Parce que, dit-elle, c’est une chose très importante »,elle se fit décrire la cérémonie nuptiale selon le rite de l’Égliserusse, et s’extasia d’avance devant Gemma en robe blanche de mariéeavec la couronne d’or sur la tête.

– C’est que ma fille est belle, comme une reine !ajouta-t-elle avec un maternel orgueil.

» Il n’y a pas de reine qui soit aussi belle.

– Il n’y a pas deux Gemma au monde ! s’écriaSanine.

– C’est pour cela qu’elle s’appelle Gemma ! (Enitalien Gemma veut dire gemme.)

La jeune fille courut vers sa mère et se mit à l’embrasser.

Elle commençait seulement à se sentir tout à fait allégée de ladouleur qui l’oppressait.

Sanine se sentit tout à coup si heureux ; son cœur seremplit d’une telle joie d’enfant à la pensée que les rêves dont ils’était bercé il n’y a pas longtemps dans cette maison seréalisaient déjà, un tel besoin d’activité s’empara de tout sonêtre, qu’il voulut entrer dans la confiserie et se tenir aucomptoir comme il l’avait fait quelques jours auparavant.

– J’en ai le droit maintenant, se disait-il, je suis icichez moi !

Il s’assit au comptoir, fit le marchand, vendit à deux fillettesune livre de bonbons en leur en donnant un kilo, et en demandant lamoitié du prix.

Au dîner, il s’assit à côté de Gemma, comme son fiancéofficiel.

Frau Lénore se livrait toujours à ses combinaisons pratiques,tandis qu’Emilio suppliait Sanine de l’emmener en Russie aveclui.

Il fut décidé que Sanine partirait dans deux semaines.

Seul, Pantaleone restait un peu morose ; Frau Lénore jugeamême opportun de lui dire : « Mais c’est vous qui avezservi de témoin. » Pantaleone jeta un regard en dessous.

Gemma garda presque tout le temps le silence, mais jamais sonvisage n’avait été plus beau ni plus lumineux.

Après le dîner elle appela Sanine pour une minute au jardin, etparvenue au banc où deux jours auparavant elle avait trié lescerises, elle dit au jeune homme :

– Dmitri, ne te fâche pas, mais je veux encore une fois terappeler que tu ne dois pas te croire irrévocablementlié ?…

Il ne lui laissa pas achever sa phrase… Gemma détourna sonvisage :

– Quant à l’autre chose… quant à la différence de religiondont parle maman, reprit Gemma en sortant une petite croix degrenat attachée à son cou par un fin cordon de soie… elle tirafortement le cordon, le rompit et tendit la croix au jeune homme endisant :

– Puisque je suis à toi, ta religion sera la mienne.

Les yeux de Sanine étaient encore humides lorsqu’il rentra avecGemma dans la chambre.

Le soir toute la famille avait repris son train habituel et mêmeon joua une partie de tresette.

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