Guerrier De Lumière – Volume 1

Chapitre 20De la solitude totale

Les journalistes ont terminé les interviews, les éditeurs ontpris le train pour rentrer à Zurich, les amis avec lesquels j’aidîné sont rentrés chez eux ; je sors me promener dans Genève.La nuit est particulièrement agréable, les rues sont désertes, lesbars et les restaurants grouillent de vie, tout semble absolumentcalme, en ordre, plaisant, et soudain…

Et soudain je me rends compte que je suis absolument seul.

Il est évident que cette année, il m’est déjà souvent arrivéd’être seul. Il est évident que quelque part, à deux heuresd’avion, ma femme m’attend. Il est évident qu’après une journéeagitée comme celle-là, il n’est rien de plus agréable que demarcher dans les ruelles étroites de la vieille ville, sans qu’ilsoit nécessaire de parler à quelqu’un, et de contempler la beautéqui m’entoure. Seulement cette nuit, pour une raison que j’ignore,ce sentiment de solitude est absolument oppressant, angoissant – jen’ai personne avec qui partager la ville, la promenade et lescommentaires que j’aimerais faire.

Bien sûr, j’ai un téléphone mobile dans ma poche et pas mald’amis ici, mais je trouve qu’il est très tard pour appeler qui quece soit. J’envisage la possibilité d’entrer dans un bar, decommander à boire – à coup sûr, quelqu’un va me reconnaître etm’inviter à m’asseoir à sa table. Mais je pense également qu’il estimportant d’aller jusqu’au fond de ce vide, de cette sensation quepersonne ne se soucie de notre existence. Alors je continue demarcher.

J’avise une fontaine et je me souviens de m’être trouvé là l’anpassé avec une peintre russe qui venait d’illustrer un texte quej’avais écrit pour Amnesty International ; ce jour-là, nousavions simplement échangé quelques mots, écouté les gouttes d’eauet la musique d’un violon au loin. L’artiste russe et moi étionspareillement plongés dans nos pensées, mais l’un et l’autre savionsque malgré la distance, nous n’étions pas seuls.

Je marche encore un peu, en direction de la cathédrale. Jeregarde de l’autre côté de la rue, une fenêtre est à demi ouverteet, à l’intérieur de la maison, j’aperçois une famille en pleineconversation ; la sensation de solitude n’en devient que pluspesante ; la promenade nocturne est désormais un voyage àl’intérieur de la nuit, un désir de comprendre en quoi consiste cesentiment d’absolue solitude.

Je me mets à imaginer les millions de personnes qui en ce momentse sentent inutiles, misérables – aussi riches, charmantes,séduisantes soient-elles – parce que cette nuit elles sont seules,qu’elles l’étaient également hier et que peut-être elles le serontencore demain. Des étudiants qui n’ont trouvé personne pour sortirce soir, des personnes âgées devant la télévision comme si c’étaitl’ultime salut, des hommes d’affaires dans leur chambre d’hôtel sedemandant si ce qu’ils font a un sens, puisqu’ils ne ressententpour l’heure que le désespoir d’être seul.

Je me rappelle une réflexion au cours du dîner. Quelqu’un quivenait de divorcer disait : « Maintenant je dispose de toute laliberté dont j’ai toujours rêvé.  » C’est un mensonge. Personne nesouhaite ce genre de liberté, nous voulons tous un engagement,quelqu’un à nos côtés pour voir les beautés de Genève, discuter denotre vision de la vie ou même partager un sandwich. Mieux vaut enmanger la moitié que le manger entier et n’avoir personne avec quipartager, ne serait-ce qu’un peu de nourriture. Plutôt avoir faimque rester seul. Etre seul – et je parle de la solitude que nous nechoisissons pas, mais que nous sommes obligés d’accepter -, c’estcomme ne plus faire partie de l’espèce humaine.

Je me dirige vers le bel hôtel de l’autre côté du fleuve, avecsa chambre très confortable, son personnel attentionné, son servicede toute première qualité. Bientôt je vais dormir et demain cetteétrange sensation qui – je ne sais pourquoi – s’est emparée de moiaujourd’hui ne sera plus qu’un vieux souvenir étrange, car jen’aurai aucune raison de dire : « Je suis seul.»

Sur le chemin du retour, je croise d’autres personnessolitaires ; elles ont deux sortes de regard : arrogant (parcequ’elles veulent feindre d’avoir choisi la solitude en cette bellenuit) ou triste (parce qu’elles comprennent qu’il n’est rien depire dans la vie). Je songe à leur parler mais je sais qu’elles onthonte de leur propre solitude. Peut-être alors vaut-il mieux leslaisser aller au bout de leurs limites pour comprendre qu’il fautoser, oser parler avec des étrangers, oser découvrir des lieux oùl’on rencontre des gens, éviter de rentrer à la maison pourregarder la télévision ou lire un livre – car si elles font cela,elles perdront le sens de la vie, la solitude deviendra un vice etdès lors elles ne retrouveront plus le long chemin qui ramène versl’être humain.

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