La Voilette bleue

X

Après l’orageuse entrevue qu’il venait d’avoiravec Jacques de Saint-Briac, M. de Malverne était allétout droit chez lui, très-ému, très-troublé mais aussitrès-convaincu de l’innocence de sa femme.

Les protestations de son ami n’auraientpeut-être pas suffi à le persuader qu’il s’était trompé, mais ladéclaration de Rose Verdière avait levé tous ses doutes, et il sereprochait amèrement d’avoir cru aux calomnies anonymes d’unmisérable qui ne pouvait être que le soi-disant marquis dePancorbo.

Sa colère se tournait contre cet homme, et lemari calmé redevenait juge d’instruction.

Peu s’en était fallu qu’il ne revînt au Palaispour signer un mandat d’amener et donner ses ordres au chef de lasûreté. Mais l’heure avancée, et peut-être aussi un reste desoupçon, l’avaient décidé à prendre le chemin de l’avenueGabriel.

Il éprouvait le besoin de revoir Odette et des’assurer par ses yeux qu’elle était au domicile conjugal.

Il l’y trouva faisant comme de coutume leshonneurs d’un thé à quelques familiers de son salon. Elle était entoilette de jour, et elle recevait avec une aisance parfaite sesamis des deux sexes. Impossible de croire qu’elle venait à peine derentrer au logis après de terribles scènes. Son visage n’avait pasgardé la moindre trace d’émotion, et l’homme le plus clairvoyants’y serait trompé.

C’est un don que possèdent les femmes decomprimer les battements de leur cœur et de composer leur attitudedans les circonstances où leur honneur et leur vie sont en jeu.

Madame de Malverne reçut son mari aussi bienque d’habitude, lui reprocha doucement d’être en retard et luioffrit elle-même une tasse de thé.

Sa main tremblait un peu en la luiprésentant ; elle se dominait avec une énergie étonnante, maiselle n’était pas complétement maîtresse de ses nerfs.

Hugues n’y prit pas garde. Il était tout à lajoie de la retrouver comme il l’avait laissée, tranquille etsouriante. S’il eût été seul avec elle, il l’aurait embrassée,comme un mari qui a eu des torts et qui cherche à se les fairepardonner.

Odette lisait sa pensée dans ses yeux etcomprenait fort bien qu’elle n’avait plus rien à craindre.

Jacques s’était sans doute tiré d’affaire pard’habiles mensonges, et le danger était conjuré pour un temps.

Malverne, délivré de toute inquiétude, restaau salon et prit part à une conversation mondaine, qui nel’intéressait guère. On parlait modes, théâtres, courses etconcours hippique : autant de sujets sur lesquels le magistratpouvait donner son avis, mais qu’il ne se souciait pas de traiter àfond. Il laissa ce soin à sa femme, qui était fort au courant deschoses du jour, et qui s’en acquitta parfaitement.

Quand la matière fut épuisée, quelqu’un mitsur le tapis l’affaire des tours de Notre-Dame. Les journauxl’avaient racontée, en y ajoutant des commentaires fantaisistes.Puis le silence s’était fait dès le lendemain dans la presse surcet étrange événement, et le public ne savait pas trop s’ils’agissait d’un crime ou d’un suicide. Le nom du juge avait étécité, mais tout le monde ignorait que le capitaine de Saint-Briaceût figuré un instant dans l’instruction.

M. de Malverne alla au-devant desquestions qui auraient pu l’embarrasser. Il expliquatrès-simplement que, sans nul doute, la femme exposée à la Morgueavait été précipitée du haut de la tour du midi, qu’il croyait êtresur la piste du meurtrier, et que le secret professionnell’empêchait d’en dire davantage.

Sur quoi les femmes qui étaient là serécrièrent contre la discrétion des magistrats et s’inscrivirent àl’avance pour obtenir des places réservées à la future audience dela cour d’assises qui jugerait l’assassin. Malverne les leurpromit, trop heureux d’en être quitte à si bon compte.

Mais une de ces dames, fort mal inspirée,s’avisa de demander pourquoi l’on ne voyait plus le capitaine, etil se trouva un monsieur pour répondre qu’on le soupçonnait d’avoirdans le monde une liaison sérieuse.

Il était écrit que, ce jour-là, toutconspirerait pour rappeler aux deux époux un souvenir qu’ilsauraient voulu écarter.

Un autre habitué du thé de cinq heures racontaque, la veille, Saint-Briac s’était montré au cercle, et que sonattitude avait paru singulière à tous les clubmen ; qu’il yavait perdu une forte somme, et que l’avis général était qu’iljouait pour s’étourdir.

Puis, brochant sur le tout, un troisième semit à passer en revue les femmes du monde chez lesquellesfréquentait Saint-Briac, et à chercher celle qui avait pu agréerles hommages du brillant capitaine.

M. de Malverne savait que lescauseurs faisaient fausse route, puisqu’il venait de voir lamaîtresse de son ami et qu’il ne l’avait pas reconnue pour l’avoirjamais rencontrée dans un salon. Mais ce sujet de conversation, quesa femme semblait supporter sans trop d’impatience, lui étaitsouverainement désagréable, et il cherchait un moyen d’enchanger.

Il l’aurait trouvé sans peine, ce moyen, s’ileût été en pleine possession de lui-même. Par malheur, il étaitdevenu accessible à toutes les impressions, et il suffisait d’undétail pour réveiller ses soupçons. La scène de l’avenue d’Antinétait sans cesse présente à son esprit, et il se dit que la joliemaîtresse de Saint-Briac n’avait pas du tout l’air d’une femme dumonde, ni même d’une femme mariée.

De là à penser que Saint-Briac avait menti, iln’y avait pas loin, et l’idée que son ami venait de jouer, pour letromper, une indigne comédie, cette idée fatale qui ne faisait quede naître, ne tarda guère à prendre du corps.

Bientôt elle s’empara de lui tout à fait, etpeu s’en fallut qu’il ne sortît pour aller mettre le capitaine endemeure de lui donner le nom et l’adresse de la personne qu’il luiavait montrée.

La difficulté d’expliquer aux buveurs de thépourquoi il s’en allait brusquement le retint, mais il fit de sonmieux pour les décider à quitter la place. Il y a une façon d’êtreavec les gens qui les met en fuite, pour peu qu’ils aient du tact.Il se fit rogue, sec, cassant, répondant à peine aux questions etaffectant un air ennuyé. On eût dit qu’il venait d’endosser tout àcoup sa robe de magistrat et qu’il parlait à des prévenus.

Odette, assez préoccupée de ce changementsubit, eut beau redoubler de prévenances et d’amabilité, le visagerenfrogné de son mari avait jeté un froid, et la causerie tomba peuà peu.

Un incident imprévu coupa court à unesituation embarrassante pour tout le monde.

Le valet de chambre deM. de Malverne entra dans le salon, s’approcha de sonmaître et lui dit tout bas quelques mots qui le décidèrent à selever.

– Les affaires me poursuivent jusque chezmoi, dit-il d’un ton froid. Des témoins, qui ne m’ont pas trouvé auPalais, m’apportent une information très-importante. Je ne puis pasdifférer de les recevoir. Ces dames voudront bien m’excuser… etvous aussi, ma chère…

Personne ne réclama contre cette prise decongé, et madame de Malverne encore moins que les autres.

Le juge d’instruction sortit, précédé par levalet de chambre, assez surpris de l’air et du langage de sonmaître.

Quand un domestique a servi longtemps dans unemaison, il devine tout de suite ce qui se passe chez ses maîtres.Et ce valet de chambre avait parfaitement saisi qu’une crise venaitde se déclarer dans le ménage.

Cela se voyait sur sa figure, etM. de Malverne l’aurait questionné volontiers.

Mais, en sa double qualité de magistrat et degentleman, il lui était interdit de descendre jusqu’à se renseignerauprès de ses gens sur les faits et gestes de sa femme. Il auraitcru déchoir en demandant à ce valet si Odette était sortiel’après-midi, et à quelle heure elle était rentrée.

– Je vais dans mon cabinet, lui dit-il.Vous vous tiendrez dans le petit salon où vous avez mis cestémoins. Je vous sonnerai quand je serai prêt à les entendre.Combien sont-ils ?

– Trois, monsieur.

– Et l’un d’eux vous a dit qu’ils’appelait Mériadec ?

– Le baron de Mériadec. Oui,monsieur.

– C’est bien. Vous introduirez celui-là,dès que je sonnerai… celui-là seulement.

M. de Malverne tenait à procédercomme il l’aurait fait au Palais.

Son valet de chambre était venu lui dire qu’unmonsieur cité comme témoin demandait à lui faire d’urgence unecommunication très-importante, et le magistrat s’était rappelé lenom de Mériadec.

Il ne croyait pas beaucoup à la gravité de lacommunication annoncée, mais il tenait à faire son devoir partout,n’étant pas de ces gens qui, une fois hors de leur cabinet, nesongent plus à l’instruction qu’on leur a confiée.

Et d’ailleurs, il avait saisi avecempressement l’occasion de quitter la salle où recevait en cemoment madame de Malverne.

Rentrer dans l’exercice de ses fonctions,c’est une distraction salutaire pour l’homme agité par des passionsviolentes, et le mari d’Odette se remettait à instruire comme il seserait remis à commander s’il eût été militaire.

Du reste, ce n’était pas la première foisqu’il lui arrivait d’entendre chez lui des témoins ou des agents,et son cabinet était disposé pour les recevoir.

Il prit place dans un fauteuil beaucoup plusconfortable que celui qu’il occupait au Palais de justice, et il seprépara à écouter ce M. de Mériadec qu’il n’avait pasencore interrogé, mais qu’il devait interroger le lendemain. Lecommissaire de police lui avait donné sur ce personnage detrès-bons renseignements, confirmés depuis par Saint-Briac, mais ilne paraissait pas qu’il eût joué un grand rôle dans l’affaire, et,pour cette raison, M. de Malverne ne s’était pas hâté del’entendre, non plus que l’interne, le peintre et la fille dugardien des tours qui n’avaient guère fait qu’égarer la justice enaccusant à faux le capitaine.

Mais, depuis le jour du crime, ces témoins,sans importance au début, pouvaient avoir recueilli desrenseignements utiles et sans doute ils les apportaient aumagistrat. Il fallait même que le cas pressât, puisque, ne l’ayantpas trouvé au Palais, ils le relançaient chez lui.

M. de Malverne se souvenait aussique le capitaine était venu l’avant-veille lui demander l’adressede Mériadec, et il pressentait vaguement que ce baron allait luiapprendre des choses qui l’intéressaient à un point de vueparticulier. C’était même pour cette raison qu’il préféraitl’entendre isolément, sauf à faire comparaître ensuite les deuxautres témoins.

Après avoir réfléchi quelques instants à lanouvelle situation qui semblait se dessiner, M. de Malvernesonna, et le valet de chambre, bien stylé, ouvrit la porte à cebrave Mériadec, qui entra précipitamment.

Le magistrat lui indiqua du geste un siége enface de lui, et il allait lui demander de quoi il s’agissait, maisle baron ne lui laissa pas le temps de parler.

– Monsieur, commença-t-il, je n’ai pasl’honneur d’être connu de vous, mais je vous jure, et il me serafacile de vous prouver, que ma vie a toujours étéirréprochable.

– Je le sais, monsieur, ditM. de Malverne.

– Eh bien, je viens m’accuser d’une fautegrave… d’une faute qui a eu d’affreuses conséquences.

Le juge ne s’attendait pas à ce début, et ilregarda le baron d’un air plus étonné que sévère.

– J’ai caché à la justice un fait quej’aurais dû porter immédiatement à sa connaissance, et ce fait… levoici. Après l’arrestation de M. de Saint-Briac, qui neme paraissait pas coupable, je suis remonté seul sur les tours… jesupposais que le véritable assassin y était resté…

– Et vous l’y avez trouvé ? demandavivement M. de Malverne.

– Non, monsieur ; il avait eu letemps de fuir par les toits de l’église… mais j’ai trouvé un enfantqu’il avait abandonné après avoir tué la mère.

– Que me dites-vous là ?

– La vérité, monsieur. Mon devoir étaitde vous amener cet enfant… et je l’ai amené en effet le lendemain…Mais, à la porte du Palais, j’ai rencontréM. de Saint-Briac que vous veniez de faire mettre enliberté… je n’avais plus besoin de prouver qu’il était innocent…Alors, je me suis demandé ce que ferait la police d’un petit garçonde neuf ans qui ne connaissait pas le nom de ses parents et quiétait arrivé le matin même du fond de la Russie… l’idée m’est venude le recueillir et d’entreprendre avec deux de mes amis deretrouver le meurtrier de sa mère.

– Idée fort étrange, monsieur. Vous avezpris la une responsabilité des plus lourdes. Vous deviez savoirqu’un particulier n’a pas le droit de se substituer à la justice.Votre conduite est inqualifiable.

– J’ai cédé à un premier mouvement, etj’ai été cruellement puni d’y avoir cédé.

– Le seul moyen de réparer votre tort,c’est de mettre cet enfant à la disposition du parquet, et jesuppose que vous me l’amenez, sinon…

– Il est mort… le scélérat qui a tué samère vient de l’assassiner chez moi.

M. de Malverne tressauta sur sonfauteuil et fit mine de sonner, probablement pour envoyer son valetde chambre chercher deux sergents de ville.

L’homme qui disait de telles choses ne pouvaitêtre qu’un fou, à moins qu’il n’eût commis le crime qu’ildénonçait.

Mériadec comprit et supplia le juge del’entendre jusqu’au bout. Il raconta toute l’histoire de Sacha,depuis qu’il l’avait trouvé au bas de l’escalier de la tour dusud ; la visite à la Morgue, la rencontre du meurtrier, lepassé de ce malheureux enfant, son arrivée à Paris, et finalementsa mort.

Il dit comment lui, Mériadec, s’était associéDaubrac et Fabreguette pour donner la chasse à l’assassin ;comment Saint-Briac était venu lui apprendre qu’il soupçonnait lemarquis de Pancorbo ; comment Fabreguette avait disparu tout àcoup, et comment l’ennemi commun s’y était pris pour attirer dehorstous ceux qui veillaient sur Sacha.

Il termina en priant M. de Malverned’interroger Daubrac et Rose Verdière, qui étaient dans la piècevoisine ; d’interroger aussi le capitaine, qui attesteraitl’exactitude de ce récit, et il ajouta qu’il était prêt à répondrede tous ses actes.

Quand le baron eut tout dit, le magistrat seleva et dit froidement :

– Monsieur, je ne doute pas de votrebonne foi et je ne suspecte pas vos intentions, car je sais quevous êtes un honnête homme, mais vous avez agi avec une légèretéimpardonnable, criminelle même, car, si vous aviez remis cet enfantentre les mains de la justice, il ne serait pas mort assassiné. Jevais être obligé de rendre compte de votre conduite au premierprésident et au procureur général. Je ne dois pas vous cacher quetrès-probablement vous n’en serez pas quitte pour uneréprimande.

» En attendant, je vais me transporteravec des agents dans la maison où le crime vient d’êtrecommis ; vous m’y accompagnerez, et je ne vous promets pas devous laisser libre après cette visite. Cela dépendra du résultatdes constatations auxquelles je vais procéder.

» Mais d’abord je tiens à éclaircircertains points du récit que vous venez de me faire.

» Vous m’avez dit qu’il y avait chez vousune jeune fille. Comment s’y trouve-t-elle ?

– Elle y demeure depuis quelques jours,répondit Mériadec.

– Elle est donc votremaîtresse ?

– Non, monsieur. Rose Verdière n’est lamaîtresse de personne. À la suite du crime commis sur laplate-forme, son père, qui était gardien des tours, a perdu saplace. Le lendemain de sa révocation, il a été frappé d’une attaquede paralysie, et il vient de mourir à l’Hôtel-Dieu. La fille étaitrestée sans asile et sans autre ressource que son travail. Je luiai offert de lui céder une partie de mon appartement, et elle abien voulu accepter. Voilà tout.

– Rose Verdière ?… Ce nom figure surla liste des témoins que j’ai fait citer pour demain.

– Oui, monsieur, et il importe que vousl’interrogiez aujourd’hui. Elle va vous apprendre, mieux que jen’ai pu le faire, pourquoi elle est restée dehors toute cetteaprès-midi, et pourquoi je suis sorti, moi aussi, peu de tempsaprès elle, laissant le malheureux enfant dans une chambre que j’aifermée à clef, avant de partir. J’avais reçu une lettre signée deson nom de Rose… elle m’écrivait qu’elle m’attendait dans le jardindes Tuileries… J’y ai couru et je ne l’y ai pas trouvée… cettelettre était un faux… elle avait été rédigée par un des scélératsqui ont profité de mon absence pour étrangler Sacha. Rose étaitallée reporter de l’ouvrage à un fabricant, mais c’eût étél’affaire d’une heure ou deux. Où est-elle allée ensuite ?Elle ne me l’a pas dit, et je n’ai pas songé à le lui demander.J’étais tellement bouleversé… je venais de voir le cadavre de cepauvre petit.

– Certes, je vais interroger cette jeunefille, et la mettre en demeure de me rendre compte de l’emploiqu’elle a fait de son temps, entre son départ et son retour.Est-elle rentrée avant vous dans la maison du crime ?

– Oui, monsieur ; je l’y ai trouvée,quand je suis arrivé. Mais elle n’avait pas encore découvert lecorps de l’enfant. C’est moi qui ai ouvert la porte de la chambreoù on l’a tué.

– Tous ces faits sont à vérifier, ditsèchement le magistrat.

– Rien n’est plus aisé que de lesvérifier, répliqua Mériadec, surpris et choqué du ton soupçonneuxque venait de prendre M. de Malverne en parlant de l’Angedu bourdon.

– Vous affirmez, reprit le juge, que laconduite de cette jeune fille est irréprochable. On n’est jamaissûr de ces choses-là. Qu’elle se tienne convenablement chez vous,je n’en doute pas. Mais elle n’y est pas toujours, et vous nepouvez pas répondre de son passé. C’est déjà une mauvaise note qued’avoir laissé monter l’assassin, sans le remarquer, lorsqu’ils’est présenté pour visiter les tours avec une femme… et un enfant,à ce qu’il paraît… un enfant dont personne jusqu’à présent n’avaitsignalé la présence…

– Vous oubliez, monsieur, que Rosen’était pas là, lorsqu’ils sont montés. C’est son père qui seul aété coupable de négligence, et il en a été durement puni.

– Vous prenez sa défense avec unechaleur !…

– Bien naturelle, monsieur. Je connaismademoiselle Verdière, je l’estime… je l’aime, et, si elle voulaitde moi, je l’épouserais.

– Votre sentiment personnel ne comptepas, permettez-moi de vous le dire. Vous prétendez la connaître…Depuis quand ?

– Depuis peu de temps, c’est vrai, maisje la connais assez pour la juger.

– Je n’en ai pas moins le droit et ledevoir, de rechercher ses antécédents et d’ouvrir une enquête surses relations présentes. Elle est fort jolie, m’a-t-on dit, et ellesort seule comme toutes les ouvrières. Il est presque impossiblequ’elle n’ait pas un amoureux.

Mériadec protesta, par un geste énergique,contre cette supposition qui l’indignait.

– Et il se pourrait, reprit froidementM. de Malverne, que cet amoureux fût en rapport avec lesmisérables qui ont tué la mère et l’enfant, en rapport indirect, jele veux bien. J’admets même que s’il a servi leurs projets, c’étaitsans le savoir. Autant de points à éclaircir.

– Monsieur, s’écria Mériadec ens’efforçant de contenir la colère qui le gagnait, vous ne tarderezguère à revenir de préventions que rien ne justifie, et, puisquevous m’y forcez, je vous déclare que mademoiselle Verdière a, eneffet, un amoureux… mais pas comme vous l’entendez. Vous pouvezm’en croire, moi qui l’aime et qui aurais voulu lui plaire. Je mesuis aperçu qu’elle est éprise de mon ami Albert Daubrac. Il estjeune, lui !

– M. Daubrac est interne deshôpitaux. Il sera bientôt docteur en médecine. Il appartient à unefamille aisée et honorable. Elle ne peut donc pas espérer qu’ill’épousera. S’il lui fait la cour, ce n’est certainement pas pourle bon motif.

– Il a le cœur trop haut placé et il saittrop bien ce qu’elle vaut pour chercher à la séduire. Si vousdoutez de ce que j’affirme, interrogez-le. Il est ici.

– Je l’interrogerai tout à l’heure, maispas en présence de votre protégée.

Mériadec, de plus en plus froissé, se tut. Ilne comprenait rien à l’attitude de ce magistrat qu’on citait parmiles plus éminents, et qui, au lieu de prendre des mesuresindispensables, au lieu de se hâter de constater la mort de Sachaet de lancer des agents à la recherche des meurtriers, perdait sontemps à des questions oiseuses et s’égarait jusqu’à soupçonnerl’amie dévouée du pauvre enfant étranglé par un scélérat.

Et, à vrai dire, si Hugues de Malverne eût étédans son état normal, il aurait procédé tout autrement. Mais, en cemoment, ce n’était plus le juge qui parlait, c’était le mari.Depuis qu’il avait revu sa femme, la jalousie lui montait aucerveau. Il apercevait des horizons nouveaux, et il cherchait àdécouvrir un lien entre les derniers incidents de l’affairecriminelle qu’il instruisait et la scène qui s’était passée chez lecapitaine. Il espérait qu’en interrogeant Mériadec, un peu à tortet à travers, il en tirerait un renseignement qui le mettrait surla voie.

– Maintenant, reprit-il sans paraître sepréoccuper du silence dédaigneux que gardait le baron, parlez-moide ce peintre qui s’est mêlé aussi de se substituer à la justice.Il a disparu, dites-vous ?

– Oui, monsieur, depuis deux jours.

– Cela signifie, sans doute, qu’il acessé de venir chez vous ?

– Non-seulement il a cessé d’y venir,mais il n’est pas rentré à son domicile. Daubrac s’en est assuré cematin.

– Que concluez-vous de cetteabsence ?

– Qu’il a été attiré dans un piège etqu’il est mort.

– Conclusion hasardée s’il en fut. Cepeintre est un véritable bohème, qui mène une vie désordonnée. Ildoit lui arriver souvent de découcher. Les notes de police que j’aireçues le représentent comme un triste sujet.

– Un mauvais sujet peut-être. Mais il esthonnête et il a du cœur. Nous savions par votre ami, le capitaine,que la maison où Sacha a logé en arrivant à Paris étaitprobablement située rue Marbeuf. Le brave garçon dont vous blâmezla conduite a quitté Daubrac, avant-hier, pour aller essayer dedécouvrir ce repaire. Il l’a très-probablement trouvé… et il n’enest pas revenu.

M. de Malverne avait tressailli,lorsque Mériadec avait parlé du capitaine, et il demandabrusquement :

– Quel rôle a joué dans tout celaM. de Saint-Briac ?

Cette question, lancée à brûle-pourpoint,parut singulière à Mériadec, qui cependant ne crut pas pouvoir sedispenser d’y répondre.

– M. de Saint-Briac, dit-il,n’a joué qu’un rôle accessoire. Je pensais que vous le saviez. Vousavez dû le voir, plus souvent que nous ne l’avons vu, depuis samésaventure de Notre-Dame.

– Je l’ai vu quand il est venu medemander votre adresse, répondit évasivementM. de Malverne. Je la lui ai donnée, sans savoir pourquoiil tenait à vous parler.

– Il est arrivé chez moi au moment où mesamis s’y trouvaient… Daubrac, Fabreguette, mademoiselle Verdière etl’enfant de la morte. Il a commencé par nous dire qu’il venait nousentretenir de l’affaire de Notre-Dame. Nous nous en doutions unpeu, et je lui ai fait, au nom de tous, des excuses d’avoircontribué par erreur à son arrestation.

» Puis je lui ai parlé du grand projetque nous avions formé. Je lui ai dit que nous avions juré deretrouver le vrai coupable. Il a paru approuver ce dessein. Et,pour le mettre bien au courant de la situation, je lui ai racontéen détail tout ce qui s’est passé pendant qu’il était en prisoncomment j’avais trouvé Sacha, ce qu’il m’avait dit de son histoire,comment, à la Morgue, il avait reconnu l’assassin de sa mère. Là,M. de Saint-Briac m’a interrompu pour me demander lesignalement de ce scélérat.

– Vous le lui avez donné ?

– Fabreguette a fait mieux. Il lui amontré un croquis, pris au vol, mais très-ressemblant… etM. de Saint-Briac s’est écrié : C’est bienlui ! Nous l’avons prié de s’expliquer plus clairement. Il afait quelques difficultés, mais il a fini par nous dire que ceportrait était celui d’un membre du cercle dont il fait partie… unEspagnol, ou soi-disant tel…

– Le marquis de Pancorbo ?

– C’est bien ce nom queM. Saint-Briac a prononcé, et il a ajouté que cet étrangerlogeait à l’hôtel Continental. Nous avons même décidé, séancetenante, que Sacha, accompagné par mademoiselle Verdière, irait enfiacre se poster devant la porte du cercle, afin de s’assurer queM. de Pancorbo et l’homme qui en Russie se faisaitappeler Paul Constantinowitch n’étaient qu’un seul et mêmeindividu. Mademoiselle Verdière y est allée avec l’enfant, commec’était convenu, mais le faux Espagnol n’a pas paru.

– Je sais cela, après ? demanda lemari d’Odette, d’un ton d’impatience que Mériadec ne s’expliquaitpas.

– Après, M. de Saint-Briac nousa appris qu’il venait d’avoir affaire à ce prétendu marquis… quel’ayant, à sa sortie du cercle, suivi en voiture jusqu’à la rueMarbeuf, il avait trouvé en rentrant chez lui, avenue d’Antin, unelettre anonyme, bourrée de menaces. On lui enjoignait de ne plus semêler des affaires de M. de Pancorbo, et l’épître étaitpleine de sous-entendus qui ne nous ont laissé aucun doute. Cethomme est bien l’assassin de la comtesse Xénia.

– De quoi menaçait-ilSaint-Briac ?

– De dénoncer à son mari la femme qui estmontée avec lui sur la galerie de Notre-Dame, il paraît que cemisérable l’a aperçue du haut de la tour, et qu’il la connaît. Nousavons tous été d’avis qu’il ne fallait tenir aucun compte de cettelettre comminatoire, et que ce misérable se vantait de connaîtreune femme qu’il n’avait jamais vue.

– Quelles conditions mettait-il à sonsilence ?

– Je viens de vous le dire : ilexigeait que M. de Saint-Briac ne s’occupât plus de lui.Nous nous sommes récriés, bien entendu. Nous avons déclaré que nousallions le poursuivre à outrance. Daubrac a essayé de fairecomprendre à votre ami qu’il n’avait rien à craindre pour samaîtresse… que, si cet homme la dénonçait, le mari mépriserait ladénonciation.

– Et Saint-Briac s’est rendu à cesraisons ?

– Pas tout d’abord. Il aurait préféréqu’on s’abstînt, et il nous a paru qu’il se préoccupait beaucoupmoins de livrer l’assassin à la justice que de sauver… laréputation de la femme qu’il aime. Mais il a fini par reconnaîtreque nous ne pouvions pas nous abstenir de compléter notre œuvre…que ce serait une lâcheté de déserter le combat, et cela au momentoù nous venions d’acquérir la certitude d’en finir avec notreodieux ennemi. M. de Saint-Briac a senti qu’il n’avaitpas le droit de nous arrêter.

– Et il vous a proposé d’agir de concertavec vous contre M. de Pancorbo ?

– Non pas. Il nous a donné carte blanche.Il nous a même promis de nous aider, mais il nous a demandéexpressément de ne jamais dire à personne qu’il était des nôtres.Il ne veut même pas qu’on sache qu’il est venu chez moi.

» Nous lui avons proposé d’aller chez luipour lui apprendre le résultat de l’expérience que nous devionstenter le soir même, à la porte du cercle. Il nous a priés de n’enrien faire, et, pour lui être agréable, aucun de nous ne s’y estprésenté. Il prétend que M. de Pancorbo surveille sesdémarches, et que, s’il nous surprenait ensemble, il écriraitimmédiatement au mari de cette dame.

» Notre entrevue avecM. de Saint-Briac a fini là ; il n’est plus revenu,et personne ne l’a revu.

– Cependant, vous connaissiez sonadresse ?

– Oui, monsieur. Il nous l’a donnée, afinque nous puissions lui écrire. Il demeure avenue d’Antin… au numéro9.

– Vous êtes certain que personne n’y estallé ? Ni M. Daubrac, ni ce peintre qui a disparu, nicette jeune fille ?

– Parfaitement certain. Si l’un d’eux yétait allé, il me l’aurait dit. Pourquoi s’en serait-ilcaché ? Oserai-je ajouter, monsieur, que je ne devine pas oùtendent vos questions ?

– Contentez-vous d’y répondre ; vousresterez ainsi dans votre rôle de témoin que vous paraissez avoiroublié.

– Je n’ai pas oublié du moins qu’il y achez moi le cadavre d’un malheureux enfant, et que ses assassins nesont pas encore arrêtés. Il est à craindre qu’ils ne le soientjamais, si vous tardez à mettre des agents à leurs trousses.

– Est-ce une leçon que vous prétendez medonner ? demanda d’un air hautainM. de Malverne.

– Non, monsieur, répliqua froidementMériadec, mais, si vous n’avez rien de plus à me demander, je vousprie de me permettre de me retirer. Il faut que je veille sur lecorps de Sacha, en attendant que je venge sa mort.

Le juge sentit qu’il était allé trop loin etreprit d’un ton plus modéré :

– Elle sera vengée, je vous en donnel’assurance, et mes questions ont un but, veuillez le croire. Dureste, je n’en ai plus qu’un petit nombre à vous poser, etj’attends de vous des réponses franches et claires.

– Parlez, monsieur, dit le baron.

– Qu’avez-vous pensé, vous… et qu’ontpensé vos amis du refus qu’a opposé M. de Saint-Briac àvotre invitation pressante d’agir avec vous contre cePancorbo ?

– Nous avons pensé qu’il craignaitd’exposer à la vengeance d’un mari une femme qu’il adore, et qu’àses yeux cette considération primait toutes les autres.

– Et l’idée ne vous est pas venue dechercher quelle était cette femme dont la réputation lui est sichère ?

– Non, monsieur. Personne de nous n’y asongé. C’est le secret d’un galant homme, et nous n’avons rien à yvoir. Si M. de Saint-Briac avait cru devoir le confier àquelqu’un, c’eût été assurément à vous qui êtes son meilleur ami,tandis que nous le connaissons à peine. Et je pense que, si vousl’interrogiez vous-même, il vous dirait la vérité.

» Mais… pardonnez-moi de vous le répéter…il est moins urgent d’interroger M. de Saint-Briac qued’arrêter des scélérats qui en sont déjà à leur deuxième crime…

– Je le sais, monsieur ; mais, sij’ai fini avec vous, je n’ai pas même commencé avec vos amis.M. Daubrac et cette jeune fille sont là, m’avez-vous dit. Ilfaut que je les entende… et que je les entende comme je vous aientendu… seul à seul…

» Veuillez donc passer dans le salon oùils attendent et où vous allez attendre aussi pendant que je lesinterrogerai. Je vous prie de m’envoyer d’abord… la fille dugardien des tours.

Cette invitation, poliment formulée,équivalait à un ordre, et Mériadec ne pouvait qu’obéir, sansrépliquer. Mais il avait bien le droit de s’étonner des façons deprocéder du juge d’instruction. M. de Malverne luifaisait l’effet de lâcher la proie pour l’ombre, en ne sepréoccupant que de la conduite de M. de Saint-Briac, aulieu de prendre des mesures immédiates contre les assassins deSacha.

Au cours de l’interrogatoire que Mériadecvenait de subir, il n’avait été question que du capitaine, etMériadec commençait à entrevoir en cette affaire des dessous qu’ilne soupçonnait pas. Il se demandait même siM. de Malverne n’y était pas intéressé personnellement,et si les derniers événements n’avaient pas semé quelque levain dediscorde entre ce juge et Saint-Briac, son ami intime.

Les magistrats sont des hommes, après tout,et, comme les autres, sujets à s’égarer quand le souffle d’unepassion violente les pousse hors du droit chemin.

Mais l’excellent baron ne comprenait pasencore que madame de Malverne était en cause, et, sans s’attacherplus longtemps à deviner une énigme dont l’explication le touchaitbeaucoup moins que la mort tragique de Sacha, il passa dans lepetit salon où il trouva Daubrac et Rose Verdière en conversationtrès-animée. Il saisit même au vol, au moment où elle sortait de labouche de Daubrac, la fin d’une phrase qui avait l’air d’être unedéclaration brûlante.

L’heure et le lieu étaient assez mal choisispour parler d’amour, mais rien n’arrête un interne lorsque parhasard son cœur est pris sérieusement, et celui-là était homme àsauter le pas du mariage plutôt que de renoncer à Rose.

Elle ne paraissait pas l’encourager à luitenir un langage enflammé car elle fronçait le sourcil, et sonvisage si doux exprimait un mécontentement assez accentué.

Mériadec n’était pas gai non plus, et il n’enavait pas sujet, car il sentait bien que la jeune fille aimaitDaubrac, et qu’il lui faudrait renoncer au bonheur qu’il rêvaitsans le dire.

– Eh bien ? demanda Rose, pourcouper court aux transports de son amoureux. Qu’attend ce juge pouragir, maintenant qu’il connaît la vérité ?

– Je ne sais que vous répondre, dit avecembarras Mériadec. Je viens de lui raconter toute l’histoire deSacha et de sa mère… et il ne se croit pas encore suffisammentéclairé.

– Que veut-il donc de plus ?

– Il veut nous interroger tous les trois,l’un après l’autre.

– Pour voir si nous ne nous contredironspas ! s’écria l’interne. Ah çà, est-ce qu’il noussoupçonnerait d’être d’accord avec Paul Constantinowitch et sabande ? Ces magistrats sont tous les mêmes ! ils voienttoujours et partout des coupables. Mais que celui-là ne s’avise pasde me poser des questions malsonnantes !… je le relèverais defaçon à lui ôter l’envie de recommencer. Je ne suis pas de ces gensqui ont des tares dans leur existence, moi. Je n’ai rien à mereprocher, et, par conséquent, je puis me moquer des jugesd’instruction et des commissaires de police.

– Calme-toi, au nom du ciel, et ne criepas si fort. M. de Malverne pourrait t’entendre.

– Qu’il m’entende ! ça m’est égal,et, puisqu’il tient à m’interroger séparément, je vais entrer etlui dire son fait, en tête-à-tête.

L’interne fit un pas vers la porte decommunication, mais Mériadec lui barra le passage et luidit :

– Non… pas toi… il veut voir d’abordmademoiselle Verdière.

– Au diable !… nous ne sommes pas àses ordres… et je vais…

– Je vous prie de me laisser passer,interrompit la jeune fille, en regardant fixement son amoureux.

– Quoi ! vous voulez…

– Je veux me rendre à l’appel d’unmagistrat qui va poursuivre les meurtriers de l’enfant que nouspleurons. Nous sommes venus ici pour l’aider, et non pour entraverses opérations. Il est libre de procéder comme il l’entend, et,puisqu’il me demande, j’y vais.

– Prenez bien garde à ce que vous direz,s’écria Daubrac, et s’il cherche à vous embrouiller, ne luirépondez pas.

Rose ne l’écoutait plus. Elle ouvrit, elleentra et elle referma la porte, laissant Mériadec et Daubrac entête-à-tête.

Bien entendu, elle n’avait pas eu le temps dechanger de costume ; elle était vêtue comme elle l’étaitlorsqu’elle avait pris un fiacre pour se transporter chez lecapitaine. Et en sortant de la maison de Mériadec pour allerprendre en passant l’interne de l’Hôtel-Dieu, elle avait rabattu savoilette, non pas cette fois pour cacher son visage, mais pourcacher ses larmes.

En la voyant, M. de Malverne eut unmouvement de surprise. Il s’attendait à voir une jeune fillehabillée en ouvrière, et il se trouvait en présence d’une personnedont la tournure et la toilette éveillaient en lui un souvenirvague.

Mais il se présentait, lui, à visagedécouvert, et en le regardant, Rose faillit s’évanouir. Ellechancela, et le magistrat fut obligé de la soutenir pour l’empêcherde tomber.

Dans les mouvements qu’elle fit pour sedégager, elle releva involontairement sa voilette, et, à son tour,M. de Malverne recula de surprise.

Il y avait si peu de temps qu’ils s’étaientvus, et dans une circonstance si grave, qu’ils ne pouvaient pas nepas se reconnaître, et si Mériadec ou Daubrac avaient assisté àcette seconde entrevue, il leur eût été difficile de décider lequeldes deux était le plus ému.

Rose comprenait enfin que la femme coupablequ’elle avait sauvée, c’était madame de Malverne.

Et le malheureux mari devinait que Rose et lecapitaine avaient menti, en proclamant une liaison qui n’existaitpas, qui ne pouvait pas exister.

Il eut pourtant la force de se contenir etd’interroger Rose pour arriver à la forcer d’avouer.

– C’est vous qui êtes la fille du gardiendes tours ? demanda-t-il froidement.

– Oui, monsieur, balbutia la jeunefille.

– Et vous êtes aussi la maîtresse deM. de Saint-Briac ?

Rose, pâle et tremblante, baissa les yeux sansrépondre.

– C’est vous-même qui me l’avez déclaré,chez lui, il n’y a pas deux heures. Auriez-vous déjà oublié cettescène ?

Rose fit signe que non.

– Je m’en souviens, moi, et je puis vousrépéter tout ce que vous avez dit… et tout ce qu’a dit cet hommequi a été mon ami.

» Est-ce que maintenant vous niez qu’ilsoit votre amant ?

– Non… je ne le nie pas, répondit lajeune fille, après avoir hésité une seconde.

– Fort bien. Nous verrons tout à l’heuresi c’est vrai. Vous savez de quoi j’accusaisM. de Saint-Briac ?

– J’ai compris que vous vous étiez laisséabuser par une dénonciation infâme. Vous devez savoir maintenantquel est le misérable qui a calomnié madame de Malverne… et vousavez pu constater qu’elle n’était pas dans l’appartement où, sur lafoi d’une lettre anonyme, vous pensiez la trouver…

– J’ai constaté que vous y étiez, vous.J’ai cru aux paroles de votre amant et aux vôtres. À ce moment,j’ignorais qui vous étiez, et j’ai pu admettre que vous vous soyezcachée quand je suis entré, car vous m’avez affirmé que vous étiezmariée.

– Qu’importe que je ne le sois pas ?n’était-ce pas me perdre que de me montrer ? Si je m’y suisdécidée, c’est que je ne pouvais laisser deux amis s’entre-tuer,par suite d’un malentendu.

– C’est un sentiment très-louable quivous a fait agir, je n’en doute pas. Vous êtes la maîtresse deM. de Saint-Briac, je n’en doute pas non plus, quoiquecela ne s’accorde guère avec les renseignements queM. de Mériadec vient de me donner sur vous. Une questionmaintenant : Depuis combien de temps connaissez-vousJacques ?

– Jacques ? répéta la jeunefille.

Elle ne comprenait pas de qui il étaitquestion. Le juge lui avait tendu un piège ; elle y tombait etreprit d’une voix mordante :

– Vous ne savez pas que Jacques est leprénom de M. de Saint-Briac ! C’est étrange,avouez-le. Les amants n’ont pas, que je sache, l’habitude des’appeler par leur nom de famille… devant témoins, oui… mais entête-à-tête, cela ne s’est jamais vu.

» Je reviens à la question que je vous aiadressée. Quand avez-vous vu M. de Saint-Briac pour lapremière fois ?

Rose, confondue, baissa les yeux et setut.

– Vous ne répondez pas. Eh bien, je vaisvous dire ce que vous ne voulez pas avouer. Vous l’avez vu pour lapremière fois, il y a quelques jours, dans l’escalier de la tourque gardait votre père.

– Je l’ai vu en effet ce jour-là,mais…

– Épargnez-vous un nouveau mensonge. Neme dites pas que vous étiez déjà sa maîtresse, lorsqu’on l’aarrêté. Si c’était vrai, vous auriez pris sa défense… vous l’aurieznommé, et les agents auraient vu qu’ils se trompaient.

» Vous ne me soutiendrez pas non plus quec’est vous qui êtes montée avec lui sur la galerie. Tous lestémoins attesteront que vous veniez de rentrer chez votre père, etque vous n’êtes pas sortie de son logement. Mais passons. Vousprétendez qu’il est votre amant. Tout est possible. Si vous medisiez, par exemple, que vous l’avez rencontré, depuis qu’il estsorti de prison, qu’il vous a abordée dans la rue, qu’il vous aplu, à première vue, qu’il vous a proposé de l’accompagner chezlui, comme il aurait pu le proposer à la première fille venue, quevous vous êtes empressée de le suivre et que vous lui avez cédétout de suite… alors peut-être je pourrais vous croire.

Rose fondait en larmes.

– Vous pleurez, reprit l’impitoyablemari. Il est dur, en effet, pour une jeune fille que tout le mondeestime, de confesser qu’elle a succombé sans résistance… et je nevous conseille pas d’avouer cette faute à votre amiM. de Mériadec, qui vous croit parfaitement vertueuse…encore moins à ce jeune homme qui paraît avoir pour vous unsentiment plus tendre que l’amitié. Il est vrai que ces messieursdécouvriront la vérité tôt ou tard, et que maintenant elle leurparaîtrait peut-être moins amère ; mais, d’ailleurs, cet aveune justifierait pas M. de Saint-Briac. S’il est votreseul amant, vous n’êtes pas sa seule maîtresse. Et la femme quej’ai vue entrer chez lui, ce n’était pas vous.

– Je vous jure que c’était moi, ditvivement Rose, qui, cette fois, ne croyait pas mentir, car elleétait à peu près sûre d’avoir aperçu M. de Malverne àl’autre bout de l’avenue d’Antin, au moment où elle y arrivait parle quai.

– Soit ! répondit le juge. J’ai pume tromper. La femme que je cherchais est à peu près de la mêmetaille que vous, elle s’habille comme vous quand elle sort et je nel’ai vue que de loin, mais qu’est-ce que cela prouve ? Elleétait sans doute arrivée avant vous.

– Si une autre femme eût été chez lui,M. de Saint-Briac ne m’aurait pas reçue, balbutia lajeune fille, résolue à défendre jusqu’au bout la coupable.

– Non certes, s’il était votreamant ; mais il est tout au plus votre ami. Et, tenez !voulez-vous que je vous dise pourquoi vous êtes venue chezlui ? Pour sauver sa véritable maîtresse. Vous saviez bienqu’il en avait une.

– Comment l’aurais-je su ?

– De la façon la plus naturelle.M. de Mériadec vient de me raconter queM. de Saint-Briac s’est présenté chez lui, il y a deuxjours. Vous étiez là, et vous avez entenduM. de Saint-Briac prier M. de Mériadec et sesamis de ne pas agir trop énergiquement contre l’assassin de latour, parce que ce misérable le menaçait de dénoncer sa liaisonavec une femme mariée. M. de Saint-Briac ne leur auraitpas fait cette confidence devant vous, si vous aviez été samaîtresse.

Rose n’était pas de force à réfuter lesarguments de ce terrible logicien. Elle ne pouvait que courbersilencieusement la tête. Et M. de Malvernereprit :

– Donc, vous n’ignoriez pas le dangerqu’il courait, et, comme sa situation ne pouvait que vous inspirerde la sympathie, vous étiez, comme ces messieurs, toute disposée àlui venir en aide. L’occasion s’est présentée. Un hasard vous aurafait savoir que son ennemi l’avait dénoncé, et qu’aujourd’hui mêmeil allait être infailliblement surpris par le mari.

» Vous avez résolu de le sauver, et vousêtes accourue chez lui. Vous êtes arrivée à point. Cette femme yétait déjà, mais je n’y étais pas encore.

Rose, confondue de tant de perspicacité,perdait de plus en plus contenance, et M. de Malverne,qui s’en apercevait fort bien, la pressa encore davantage.

– Vous vous êtes cachée, lorsque j’aisonné ; vous avez aidé la femme à sortir par la fenêtre de lacour, et vous auriez fui comme elle, si vous ne m’aviez pas entendumenacer M. de Saint-Briac. C’est alors que, entraînée parun mouvement de générosité, vous vous êtes montrée… ce n’était pasassez… vous avez poussé l’héroïsme jusqu’à vous accuser vous-même…et cet homme a accepté le sacrifice. Vous ne saviez pas quij’étais, et vous ne pouviez pas prévoir que vous ne tarderiez guèreà vous retrouver en face de moi… mais il le savait, lui, et il n’apas eu assez de cœur pour vous démentir et proclamer que vous étiezinnocente. Cet homme est un lâche.

La jeune fille tressaillit, mais elle n’eutpas le courage de protester contre une qualification qu’elle nepouvait pas s’empêcher de trouver méritée.

– Je ne vous blâme pas, repritM. de Malverne ; je vous excuse même. Se dévouerpour sauver des coupables, c’est le fait d’une belle âme ;mais le dévouement a des bornes, surtout quand il est mal placé.Restez-en là, mademoiselle, arrêtez-vous sur une pente qui vousmène aux abîmes… songez à votre réputation, à vos amis, et ne vousperdez pas pour essayer de défendre des gens que l’évidence accableet qui n’échapperont pas au châtiment.

– Vous voulez les tuer !… je veuxles sauver, s’écria Rose, sans, songer que ce cri parti du cœuréquivalait presque à l’aveu de mensonge que le juge cherchait à luiarracher.

– Et quand je les tuerais ! ditM. de Malverne, emporté par la colère ; quandj’étranglerais cette indigne créature qui a déshonoré monnom !… Quand, de la pointe de mon épée, je crèverais lapoitrine de ce faux ami qui m’a odieusement trompé !…

» Croyez-vous donc que je sois homme à mecontenter d’une réparation dérisoire et à traîner ces traîtresdevant les tribunaux pour y proclamer mon malheur ?… non,mademoiselle. Je les ai condamnés, et je ne leur ferai pasgrâce.

– Ils sont innocents ! cria la jeunefille terrifiée. M. de Saint-Briac n’a pas d’autremaîtresse que moi.

Elle avait été sur le point d’avouer ;les effroyables menaces du mari venaient d’arrêter l’aveu qu’elleavait sur les lèvres.

Il était écrit qu’elle se sacrifieraitjusqu’au bout.

– Encore ! s’écria le juge irritépar ce retour d’une résistance qu’il croyait avoir vaincue. Vouspersistez dans vos affirmations insoutenables. Vous oubliez qu’ilne tient qu’à moi de trouver des gens pour les démentir.

Cette fois, Rose pâlit. Elle avaitcompris.

– Avant d’en venir là, je veux bien vousdémontrer une dernière fois que vous n’êtes pas, que vous ne pouvezpas être la maîtresse de cet homme. D’abord, si vous l’étiez, vousn’habiteriez pas la maison de M. de Mériadec… et vousdevriez songer que vous prêtez un singulier rôle à ce brave hommequi vous a recueillie. Son domicile vous servirait à cacher vosamours de hasard ; il vous le prêterait pour sauver lesapparences… Osez donc dire cela. Vous vous taisez ?… Jecomprends, et je n’ai plus qu’à faire justice de deuxmisérables.

– Grâce pour eux ! ils ne sont pascoupables !

– Alors, l’homme est votre amant ?Nous allons voir si vous répéterez cette affirmation devant vosamis.

Et, sans attendre la réponse de Rose, Huguesde Malverne ouvrit brusquement la porte du salon où Mériadec etDaubrac attendaient.

– Entrez, messieurs, criaM. de Malverne.

– Ah ! parbleu, volontiers, grommelaDaubrac, qui, depuis un quart d’heure, piétinait d’impatience.

– Nous voici, dit Mériadec.

Ils entrèrent, et ils ne furent pas peusurpris de voir Rose Verdière, affaissée sur un fauteuil,tremblante, à demi évanouie.

Ils allaient courir à elle ; mais le jugeles arrêta d’un geste, et leur dit d’un ton ferme :

– Veuillez m’écouter d’abord. Vous êtesun galant homme, monsieur de Mériadec ; vous aussi, monsieurDaubrac ; je puis donc vous parler de ma situation, car jesuis certain que vous garderez le secret, du moins jusqu’à ce quecette situation ait eu son dénoûment.

– Pardon, monsieur, interrompitl’interne, nous sommes venus pour apprendre au juge d’instructionqu’un nouveau crime…

– Je ne suis plus juge d’instruction,interrompit Malverne. Ma démission de magistrat sera donnée cesoir. Je ne suis qu’un homme indignement outragé, qui tient à avoirla preuve de l’outrage. Cette preuve, vous allez me la fournir.

Les deux amis échangèrent un regard. La mêmepensée leur était venue. Ils croyaient que M. de Malvernedevenait fou.

Mais ils ne comprenaient rien à l’attitude deRose, qui n’osait pas lever les yeux sur ses amis.

– Voici les faits, reprit le mari.Aujourd’hui, au Palais de justice, dans mon cabinet, j’ai reçu unelettre anonyme.

– Il en pleut ! s’écria Daubrac. Lecapitaine, aussi, en a reçu une avant-hier.

– Dans cette lettre, on m’avertissait queM. de Saint-Briac était l’amant de ma femme.

Que répondre à une pareille déclaration ?Mériadec et Daubrac, ne trouvant rien, exprimèrent par gestes unétonnement sincère et un doute poli.

– M. de Saint-Briac, vous le savez,a été arrêté par erreur et emprisonné, parce qu’il a refusé denommer la femme qui était montée avec lui sur les tours deNotre-Dame. Le correspondant inconnu qui m’a écrit m’a appris quecette femme, c’était la mienne.

– Voilà une abominable calomnie !s’écria de très-bonne foi le vertueux Mériadec.

– Ce correspondant ajoutait que ma femmeavait donné un rendez-vous à son amant, et qu’il ne tenait qu’à moide la surprendre chez lui, aujourd’hui, entre trois heures etquatre heures. J’y ai couru, et je n’y ai trouvé que M. deSaint-Briac. Mais de loin je l’avais vue entrer. Une querelleviolente s’est élevée entre l’homme qui fut mon ami… et, au momentoù nous allions en arriver à des voies de fait, mademoiselle estsortie de la chambre où elle s’était cachée en m’entendantsonner.

– Vous, Rose ! dit Mériadec ens’adressant à la jeune fille. Mais c’est impossible.

– C’est vrai, répondit-elle d’une voixétouffée.

– Je ne connaissais pas mademoiselle,continua M. de Malverne, et elle ne me connaissait pas. Voussavez que je devais l’interroger pour la première fois, demain,dans mon cabinet. C’est seulement ici, à l’instant, que j’ai su quielle était, et qu’elle a appris que j’étais le juge chargéd’instruire l’affaire de Notre-Dame.

» Je vous dis cela, messieurs, pour quevous compreniez bien la suite de mon exposé des faits.

» Mademoiselle s’est montrée, comme jevous le disais, et m’a déclaré que je me trompais et qu’elle étaitla maîtresse de M. de Saint-Briac.

– Elle a dit cela ! s’écria Daubracen serrant les poings.

– Elle l’a dit, et elle vient de me lerépéter. Je l’avais cru, dans l’appartement de l’avenued’Antin ; je ne voulais plus le croire, maintenant que jesavais avoir affaire à la fille du gardien des tours. Je lui aireprésenté que sa déclaration était inadmissible ; je l’aipressée d’avouer que, par pitié pour une femme qu’elle plaignait etpour un homme qui lui avait témoigné de la sympathie, elles’accusait d’une faute qu’elle n’avait pas commise… Rien n’y afait. Elle a persisté à se déclarer coupable.

» Et c’est alors, messieurs, que j’aivoulu la soumettre à une dernière épreuve. J’ai voulu voir si,devant vous, elle conviendrait enfin que sa prétendue confessionn’est qu’un généreux mensonge. Je souhaite vivement qu’elle serétracte mais, qu’elle se rétracte ou qu’elle s’obstine à soutenirque cet homme est son amant, ma conviction est faite, et ceux quim’ont trahi payeront cher la trahison.

» J’attends, messieurs, que l’un de vousinterroge cette jeune fille.

Il y eut un silence horriblement pénible pourtous les acteurs de cette scène.

M. de Malverne, quoi qu’il en dît,espérait encore un peu, contre toute vraisemblance, que sa femmeétait innocente, et que Rose allait en fournir la preuve.

Daubrac sentait gronder dans son cœur un oragequi ne demandait qu’à éclater ; Daubrac doutait de celle qu’ilaimait.

Mériadec, abasourdi, se demandait avecangoisse s’il ne s’était pas trompé sur la vertu de saprotégée.

Et la pauvre Rose, n’ayant plus qu’à choisirentre le mépris de l’homme qu’elle aimait et l’arrêt de mort dedeux grands coupables, levait vers ses amis des regardssuppliants.

– Vous hésitez, messieurs, reprit le juged’une voix vibrante. Vous hésitez parce qu’il vous répugned’imposer à mademoiselle une cruelle épreuve… parce que vousdevinez qu’elle va mentir encore, et que vous voulez lui épargnerla honte de répéter devant vous : Je suis la maîtresse d’unhomme que je connais à peine ; j’ai indignement abusé del’hospitalité que m’accorde M. de Mériadec ; j’aitrompé M. Daubrac, et je suis indigne de lui…

– Non, non… ce n’est pas vrai !s’écria Rose, vaincue.

Puis, comme si elle eût regretté d’avoir cédéà un élan de sincérité, elle se rejeta en arrière en cachant sonvisage dans ses mains.

– Enfin ! ditM. de Malverne, je savais bien que la vérité éclaterait.Il ne me reste plus qu’à châtier les infâmes, et je vais…

Il n’acheva pas. Une porte s’ouvrit, et madamede Malverne parut sur le seuil. Elle était pâle comme une morte,mais ce n’était pas de peur, car ses yeux étincelaient, et elleentra la tête haute.

Le naïf Mériadec avait eu l’illusion qu’ellevenait se jeter aux pieds de son mari. Elle se chargea de ledétromper.

– J’ai tout entendu, dit-elle. Lesinfâmes que vous voulez châtier, j’en suis. Me voilà.Qu’attendez-vous pour me tuer ?

– Misérable ! cria le mari.

Mériadec se jeta entre les deux époux, pendantque Rose se levait précipitamment et se serrait contre Daubrac, quine la repoussa pas. Il l’avait soupçonnée un instant, et il se lereprochait déjà.

– Vous avouez ? reprit fiévreusementM. de Malverne.

– Croyez-vous donc que je laisserai cettejeune fille se sacrifier pour moi ? Je la remercie de meforcer à en finir avec une situation qui me fait horreur. Je vousai aimé ; je vous hais. Et si je romps ici devant témoins,c’est qu’après cet éclat vous comprendrez qu’il ne vous reste plusqu’à vous battre avec mon amant. Et s’il meurt, je mourrai. De vousou de moi, l’un doit disparaître. J’espère que ce sera vous.

Montée du premier coup à ce diapason, la scènedevait se dénouer par une catastrophe. Mais Dieu, qui réserve auxgrands coupables des châtiments proportionnés à leurs crimes, Dieuen avait décidé autrement.

Le valet de chambre reparut, et, sans paraîtres’apercevoir qu’un drame se jouait dans ce cabinet, il annonçarespectueusement à son maître que le commissaire de police duquartier Notre-Dame des Champs demandait à lui parler sansretard.

Cette diversion arrivait fort à propos pourtout le monde, même pour M. de Malverne, qui eut lesang-froid de répondre :

– C’est bien. Je vais le recevoir.

Il était, cet officier de police, fortintimidé d’être reçu par M. de Malverne en si nombreusecompagnie.

Les juges d’instruction n’ont pas coutume detraiter devant des étrangers les affaires judiciaires, et il yavait là deux femmes et deux hommes que le commissaire du quartierNotre-Dame des Champs ne connaissait pas.

– Vous pouvez parler, lui dit brusquementM. de Malverne. De quoi s’agit-il ?

– D’un crime qui paraît se rattacher àl’affaire des tours de Notre-Dame. J’en ai référé d’abord à moncollègue du quartier de la Cité, et il m’a conseillé de vous voir,avant d’envoyer au dépôt l’homme qui vient d’être arrêté.

Odette coupa court à des explications qui nel’intéressaient pas. Elle avait brûlé ses vaisseaux, et peu luiimportait que son mari découvrît l’assassin de la comtesse russe.Elle était entrée pour innocenter Rose Verdière qui se sacrifiaitpour elle, et non pas pour entendre le rapport d’un policier.

Au salon où son mari l’avait laissée,l’attitude de M. de Malverne avait jeté un froid, et leshabitués du thé de cinq heures étaient partis les uns après lesautres ; ils flairaient un drame intime, et ils sentaientqu’ils étaient de trop.

Odette le pressentait aussi, ce drame, maiselle n’était pas femme à rester dans l’incertitude. Ces gens quivenaient relancer son mari jusque dans sa maison ne lui disaientrien qui vaille, et elle avait résolu de les voir, dût-elleinterrompre l’audience en pénétrant dans le cabinet de Hugues oùelle n’entrait presque jamais. Elle avait trouvé entre-bâillée uneporte que le valet de chambre n’avait pas pris soin de refermer,et, en prêtant l’oreille, il lui avait semblé reconnaître la voixde la jeune fille qu’elle avait vue une heure auparavant chez lecapitaine. Alors, elle s’était décidée à écouter, et elle avaittout entendu.

Il n’en fallait pas tant pour lui fairecomprendre qu’elle était perdue, et sa résolution fut bientôtprise : sauver Rose, rompre devant témoins, pour que larupture fût définitive, courir chez son amant et fuir avec lui.Elle ne voulait pas autre chose. Elle était folle.

Et après la scène qui venait de consternertous les assistants, il ne lui restait plus qu’à disparaître.

Ainsi fit-elle, après avoir tendu à RoseVerdière une main que la pauvre enfant n’osa pas refuser.

Hugues la laissa partir. Qu’aurait-il pu luidire, en présence de ce commissaire qui, fort heureusement, n’avaitpas assisté à la scène ? Rose et ses deux amis y étaient, maisHugues n’avait plus rien à leur cacher, et il pouvait compter surleur discrétion, sur leur loyauté, sur leur sympathie.

Il fit comme un vaillant officier qui apprendpendant une bataille que son frère vient d’être tué, et qui,refoulant sa douleur, continue à mener ses soldats au feu.

Il oublia momentanément les traîtres qu’ilvoulait punir, et il redevint magistrat.

– Exposez-moi les faits, monsieur, dit-ilau commissaire, avec un calme qu’admirèrent Mériadec etDaubrac.

– Voici ce qui s’est passé, réponditl’agent judiciaire. Deux gardiens de la paix en tournée rueCassette ont été appelés par une vieille femme qui criait àl’assassin. Ils sont entrés dans la cour de la maison d’où ellesortait ; ils ont aperçu un homme qui descendait d’une fenêtrepar une échelle de corde, ils l’ont arrêté et ils me l’ont amené aucommissariat. Là, cet homme m’a dit qu’il se nommait JeanFabreguette.

– Dieu soit loué ! il n’est pasmort, dit à demi-voix Mériadec.

– Il a prétendu être l’ami du maître dela maison, et il m’a déclaré qu’il venait de trouver dans lachambre où il est entré par la fenêtre le cadavre d’un enfant. J’aicru d’abord avoir affaire à un fou, et je ne suis pas encore biensûr qu’il ne le soit pas… il m’a raconté une histoire tellementextraordinaire.

– Qu’avez-vous fait de lui ?interrompit M. de Malverne.

– Ainsi que j’ai eu l’honneur de vous ledire, monsieur le juge d’instruction, je l’ai conduit chez moncollègue de la Cité, qui l’a interrogé, et qui pense que cet hommene ment pas. Du reste, il n’y a pas d’apparence que ce soit lui quiait commis le meurtre de la rue Cassette. C’est pourquoi j’ai prissur moi de vous l’amener.

– Alors, il est en bas ?

– Oui, monsieur, gardé par deux agents,dans un fiacre.

– C’est bien. Allez le chercher.

Le commissaire sortit, etM. de Malverne, après avoir invité Rose et ses amis àrester, leur dit d’un ton bref :

– Je ne donnerai pas ma démissionaujourd’hui. Je veux en finir avec les assassins, avant d’en finiravec les traîtres. Vous m’aiderez et vous saurez vous taire.

Personne ne souffla mot. Daubrac et Mériadeccomprenaient que ce n’était pas le moment de parler. Rose,terrifiée, se demandait ce que le mari justicier allait faire de safemme.

Fabreguette, amené par le commissaire, fit uneentrée à la tartare. Il arriva tête nue, les cheveux ébouriffés,les vêtements fripés, déchirés, brûlés, et sans saluer ses alliés.Il leur en voulait de l’avoir abandonné et d’avoir laissé tuerSacha.

Il entama le récit de ses déplorablesaventures sans rien omettre et sans déguiser la vérité. Il ne cachamême pas au magistrat que la maison de la rue Marbeuf brûlait en cemoment, et que c’était lui qui y avait mis le feu.

Personne ne l’interrompit, et, lorsqu’il eutfini :

– Vous êtes libre, monsieur, lui ditM. de Malverne, mais je vous prie d’accompagnerM. le commissaire, qui va se transporter immédiatement chezM. de Mériadec. Ces messieurs vont y aller, de leur côté,avec mademoiselle, et ils voudront bien m’y attendre. J’y seraid’ici à une demi-heure.

Il fallut obéir. Le commissaire ne pouvait passe permettre de se soustraire à l’exécution d’un ordre donné par unjuge d’instruction, et les autres pensèrent queM. de Malverne éprouvait le besoin de s’expliquer avec safemme en tête-à-tête.

– Grâce pour elle ! murmura enpassant Rose Verdière.

Le juge resta froid comme glace, et la jeunefille partit, convaincue que c’en était fait de la coupable.

Elle ne se trompait pas. Hugues de Malverneavait condamné sa femme et son ami. Mais il ne voulait pas lesexécuter avant d’avoir fait jusqu’au bout son devoir de magistrat.Et d’ailleurs il ne savait pas encore comment il se vengerait.

Les maris, en pareil cas, ont le choix desmoyens. Les sages se contentent de chasser l’épouse adultère et dedemander au complice une réparation par les armes. D’autres, encoreplus philosophes, portent plainte et laissent les juges appliquerla peine. Ceux-là se résignent à entendre les échos d’un tribunalrépéter l’histoire de leurs malheurs conjugaux.

M. de Malverne voulait un châtimentproportionné au crime, car c’était bien un crime que cette trahisonde son meilleur ami et d’une femme qu’il adorait. Il se demandaitsi, au lieu de risquer sa vie dans un duel, il ne ferait pas mieuxde les tuer tous deux et de se brûler la cervelle après. L’issued’une rencontre est toujours incertaine ; s’il succombait, sonodieux rival pourrait épouser Odette. C’eût été une folie que decourir cette chance, et pourtant la nécessité d’une rencontrepouvait finir par s’imposer, car le meurtre lui répugnait.

Hugues, avant de prendre un parti, résolut designifier simplement à sa femme qu’elle eût à attendre son retouret de se faire conduire chez Mériadec. Il s’accordait ainsiquelques heures de réflexion, dont il avait grand besoin pour secalmer, car il était tellement surexcité qu’il se trouvait horsd’état de raisonner.

Il sonna son valet de chambre pour se faireannoncer chez Odette, et il ne fut pas peu surpris d’apprendrequ’elle venait de sortir de l’hôtel, à pied, quoique le coupé fûtattelé.

Il pensa qu’elle était allée chez son amant,et il revint à l’idée de les tuer tous les deux. Mais la vengeanceest un plat qu’il faut manger froid, disait César Borgia, qui s’yconnaissait, et M. de Malverne remit la sienne aulendemain.

On l’attendait rue Cassette. Il y courut.

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