La Voilette bleue

IX

Depuis deux jours, Mériadec, Rose, Daubrac etle capitaine n’étaient pas sur des lits de roses, mais leur allié,Jean Fabreguette, passait encore plus mal son temps.

Après l’explication qui s’était terminée parla brusque fermeture du vasistas, le pauvre garçon avait été prisd’un violent accès de fureur. Il s’était rué contre la cloison àcoups de pied et à coups de poing, sans autre résultat que demeurtrir sa chair.

Les planches, épaisses de deux pouces,auraient résisté à la pioche et à la hache. Il ne réussit même pasà les ébranler.

Ensuite, il recommença à rôder dans sa boîte,comme un ours dans sa cage, frappant les parois et le plancher,rageant, criant, blasphémant.

Après trois quarts d’heure de cet exercice, ilacquit définitivement la conviction qu’il ne sortirait pas de cecachot, à moins qu’on ne vînt l’en tirer, et, épuisé par lesefforts désordonnés qu’il venait de faire, il s’étendit sur leparquet.

Il lui arriva alors ce qui arrive assezsouvent aux gens surexcités par une longue lutte. On a vu, à la find’une bataille acharnée, des soldats tomber de fatigue et dormirmalgré le fracas du canon, le ronronnement des boulets et lesifflement des balles. À plus forte raison, Fabreguette, qui n’enpouvait plus, devait céder au sommeil, dans une maison silencieusecomme un tombeau.

Il perdit le sentiment de l’existence, et sison bourreau eût été encore dans la pièce voisine, il aurait pul’entendre ronfler.

Lorsque le peintre de la rue de la Huchette seréveilla, il eut beaucoup de peine à comprendre où il était. Legrabat qui lui servait de lit dans sa mansarde n’était pas beaucoupplus moelleux que le plancher sur lequel il venait de dormir, et ilcrut d’abord avoir couché, comme de coutume, à son cinquièmeétage.

– C’est drôle, grommela-t-il en sefrottant les yeux, il ne fait pas encore jour. Quelle heure est-ildonc ?

Puis, tout à coup, la notion de la réalité luirevint. Il se mit sur son séant et il chercha à se rappeler lesdiverses péripéties de sa lamentable aventure. Il les retrouva, uneà une, et il commença par s’étonner d’avoir été si bête. Maisbientôt il envisagea dans toute son horreur la situation où ils’était mis. Elle était désespérée. De quel côté pouvait-ilattendre du secours ?

En quittant Daubrac, il lui avait bien ditqu’il allait, rue Marbeuf, chercher la maison où Sacha avait passéune nuit ; mais cette maison, Daubrac ne la connaissait pas,et certes il n’allait pas se mettre en campagne pour la découvrir.Daubrac était bien trop occupé de ses malades et de Rose Verdièrepour s’inquiéter de l’absence d’un rapin qu’il fréquentaitseulement depuis deux ou trois jours. Et eût-il entrepris de leretrouver, il n’y aurait pas réussi. Mériadec non plus, à moins quel’idée ne lui vint d’amener l’enfant pour explorer la rue Marbeuf.Mais c’était là une chance bien incertaine, et, en attendant,Fabreguette avait tout le temps de mourir de faim, car on ne vitpas plus de huit jours sans manger.

Il sentait déjà des tiraillements d’estomac,et il en conclut qu’il devait s’être écoulé un grand nombred’heures depuis le copieux déjeuner que l’interne lui avait offertau bouillon du boulevard Saint-Michel. Combien d’heures ?impossible de le savoir, même par approximation. Dans la profondeobscurité où il se trouvait, le jour et la nuit se ressemblent.Fabreguette, qui n’avait jamais possédé de montre, n’aurait pas puvoir le chiffre marqué par les aiguilles, alors même qu’il auraiteu dans son gousset un chronomètre de cinquante louis.

Il essaya de suppléer, par des calculs, auxindications qu’un cadran aurait pu lui fournir.

Il était arrivé rue Marbeuf après midi. Unhomme, si fatigué qu’il soit, ne dort guère plus de douze heuresconsécutives. Il pouvait donc être un peu plus de minuit. Mais, enadmettant qu’il ne se trompât point, Fabreguette n’en était pasbeaucoup plus avancé.

Il se leva en pied ; il recommença levoyage autour de son cachot, en tâtant les parois avec ses mains,et il l’acheva sans plus de succès que la veille. Les planches dela cloison, vernies et polies comme des glaces, ne présentaient nifentes, ni aspérités. Il s’y serait cassé les ongles sans parvenirseulement à les égratigner.

Il se rappela alors qu’il avait un couteaudans sa poche, un mauvais couteau gagné à la foire de Neuilly, unvéritable eustache dont il se servait au besoin pourgratter sa palette.

C’était peu de chose pour faire un trou dansdu bois presque aussi dur que du fer, mais Fabreguette avait lu queLatude perça jadis les murs de la Bastille avec un clou, et il sefouilla vivement pour trouver l’ustensile.

L’artiste au béret rouge portait toujours delarges pantalons à la hussarde ; munis de poches aussi largeset aussi profondes que des sacs, des poches dont il faisait desmagasins où il serrait toutes sortes d’objets hétérogènes.

Comment n’avait-il pas songé, dès la veille, àfaire l’inventaire de ce qu’elles contenaient ? Il fallaitqu’il eût perdu la tête après l’explication avec le geôlier de saprison. Et, en vérité il y avait de quoi.

Il s’empressa de réparer cet oubli, et cettenouvelle visite donna des résultats inespérés.

Il ramena successivement un mouchoir àcarreaux, une blague à tabac à moitié pleine, une pipe courte,culottée à souhait, un briquet, une pierre à fusil, un gros morceaud’amadou, le fameux couteau, et enfin, trésor inappréciable, uneboîte d’allumettes, une boîte achetée le matin, en même temps queles cigares d’un sou, une boîte avec son plein chargement debûchettes soufrées.

Grâce à cette heureuse découverte, il allaitêtre délivré d’un supplice que connaissent seuls les malheureuxégarés dans les profondeurs d’une mine ou dans les galeriessouterraines des catacombes ; le supplice des ténèbres.

Fabreguette, depuis son réveil, souffraitphysiquement de n’y pas voir. Il éprouvait des douleurslancinantes, comme si on lui eût piqué les yeux avec des pointesd’aiguille, et il lui semblait que ses paupières étaient deplomb.

Il avait maintenant sous la main de quoi fairecesser temporairement des sensations désagréables, et cependant cene fut point par ce soulagement qu’il commença.

Il éprouvait surtout ce besoin qui, pour lesfumeurs, passe avant le besoin de manger. Il bourra une pipe avecle tabac qui restait dans sa blague, battit le briquet, mit le feuà un fragment d’amadou, l’appliqua sur le fourneau de sonbrûle-gueule, et tira quelques bouffées, avec autant de plaisir ques’il eût avalé un verre de cognac.

La nicotine excita immédiatement son cerveaualourdi par le sommeil ; il se sentit tout ragaillardi, et ilredevint lucide.

C’était le cas ou jamais d’entreprendre, avecde la lumière cette fois, une nouvelle inspection de son cachot, etil tenait déjà la boîte d’allumettes, lorsqu’il lui sembla entendrequ’on marchait doucement de l’autre côté de la cloison.

Il n’était pas probable qu’on vînt ledélivrer, mais il n’était pas impossible qu’on vînt l’égorger, etla première pensée de Fabreguette fut de se mettre en état dedéfense.

Le bruit devint plus distinct. Les pas serapprochaient de la cloison. Fabreguette ouvrit son couteau, quin’était pas une arme bien dangereuse. Il est des cas où il fautfaire flèche de tout bois. Et Fabreguette n’avait pas à sadisposition d’autre instrument.

Du reste, il n’ôta pas de sa bouche sa pipe,qui fumait comme un volcan. C’était peut-être la dernière, et ilprétendait aller jusqu’au bout de sa jouissance.

Ainsi préparé à tout événement, il prit uneattitude héroïque, et il attendit, les bras croisés, la tête hauteet son couteau caché dans sa main droite.

Tout à coup, ébloui par un jet de lumière, ilrecula en fermant involontairement les yeux, et, quand il lesrouvrit, il aperçut, au delà du vasistas ouvert, l’odieuse figurede son persécuteur, éclairée par un flambeau à deux bougies que ledrôle avait posé sur une console.

Cette apparition raviva la colère duprisonnier, et il apostropha de la belle façon ce coquinsubalterne.

– Qu’est-ce que tu viens faire ici,scélérat ? lui cria-t-il.

– Je viens voir si tu n’es pas mort,ricana l’homme noir.

– Pas encore, vieille canaille !

– Ça viendra… à moins que tu ne tedécides à entendre raison…

– C’est-à-dire à te vendre le petit,hein ?

– Oh ! je n’y tiens plus beaucoup,car je puis me passer de toi. J’ai trouvé un truc pour medébarrasser de lui, sans courir trop de risques. Mais je ne medédis pas de ma proposition. Si tu voulais écrire une lettre que jete dicterais, ça faciliterait ma besogne, et je te la payerais leprix convenu : dix mille francs.

– Va-t’en au diable, brigand !

– Au diable ? tu y seras avant moi,imbécile, puisque tu t’entêtes à refuser. C’est ton affaire et tues bien libre de crever. Souviens-toi seulement, quand tu seras surle point de tourner de l’œil, souviens-toi que je t’ai offert de tetirer d’ici. Cette pensée n’adoucira pas tes derniers moments… etil paraît qu’on souffre atrocement quand on meurt de faim. Tant pispour toi, mon garçon ! tu l’auras voulu. Chacun son goût,après tout.

– J’aime mieux cette fin-là que celle quit’attend… place de la Roquette.

– L’abbaye de Monte-à-Regret ? Tun’auras pas la consolation de m’y envoyer. Le coup de lasuppression de Sacha sera fait ce soir. Et demain, moi et monmaître, nous quitterons le sol inhospitalier de ta bellepatrie.

– Ce soir ! murmura Fabreguetteconsterné.

– Mon Dieu, oui. Nos arrangements sontpris pour expédier dès aujourd’hui ce louveteau. Avant la nuit, ilaura rejoint sa mère dans un monde meilleur. Et, une fois que nousl’aurons supprimé, nous n’aurons plus besoin de toi. C’est pourquoije ne reviendrai plus.

– Je l’espère bien, car je tiens beaucoupmoins à vivre qu’à te tuer, et je ne pourrai jamais t’étrangler àtravers ce guichet. Tu es trop lâche pour t’en approcher.

– On ne s’approche pas d’un chien enragé…je serais bien bête de ne pas me tenir à distance.

» Maintenant, je te préviens que je nemettrai plus jamais les pieds dans cette maison, où je t’ai attiré.Je vais tout à l’heure fermer toutes les portes et toutes lesfenêtres. J’emporterai les clefs, et, comme mon maître a loué pourun an, personne n’y entrera avant l’année prochaine. D’ici là,personne ne saura ce que tu es devenu, et quand le propriétairereprendra possession de son immeuble, on ne trouvera plus que tonsquelette.

– Eh bien ! on annoncera cettedécouverte dans les journaux. Ils n’ont jamais parlé de ma peinturependant que j’étais en vie. Ils parleront de moi après ma mort. Cesera une compensation.

– Blague, mon bonhomme ! Jouis deton reste. Nous verrons si tu blagueras quand la faim te tordra lesboyaux. Je voudrais être là pour me régaler de la laide grimace quetu feras et pour t’entendre crier « Grâce ! »Malheureusement, je vais partir, et…

Un accès de toux interrompit cet horriblepropos.

Une bouffée, lancée par Fabreguette, avaitpris à la gorge le sicaire du marquis, et le coquin, à demiasphyxié, cherchait à rattraper son haleine.

– Comment ! tu fumes !articula-t-il péniblement.

– Mon Dieu, oui. Si j’avais su quel’odeur de la pipe t’incommodait, je me serais contenté de grillerun soutado.

– Où t’es-tu procuré du feu ?demanda vivement le majordome.

– J’ai toujours un briquet dans mapoche…

– Rien qu’un briquet ?

– J’ai aussi de l’amadou et une pierre àfusil.

– Pas d’allumettes ?

– Non, ça coûte trop cher et ça ne prendjamais… la Compagnie vole le pauvre monde. Mais qu’est-ce que çapeut te faire, que j’aie des allumettes ou non ?

– C’est que, si tu en avais, tu pourraismettre le feu à la maison.

– Eh bien ! après ? Elle doitêtre assurée.

– La maison, je m’en moque. Mais toutl’intérieur est en bois de sapin. En cas d’incendie, tu seraisbrûlé tout vif. Tu es ici au centre d’une bâtisse dont je vaiscalfeutrer toutes les ouvertures avant de m’en aller. Tu auraisbeau crier, personne ne viendrait à ton secours.

– Peuh ! mourir grillé ou mourir defaim… c’est tout un. Je crois même que je préfère la grillade. Maisje suis touché d’apprendre que tu t’intéresses à mon sort, ajoutaironiquement Fabreguette.

– Moi ! s’écria l’homme noir.Ah ! non, par exemple. Puisque tu ne veux pas nous servir, tupeux bien crever comme tu l’entendras. Mais je t’ai dit tout ce quej’avais à te dire. Je n’ai plus rien à faire ici, et M. lemarquis m’attend pour le coup de la rue Cassette. Il est bientôtmidi, et je n’ai pas de temps à perdre en bavardages inutiles. Unefois… deux fois, veux-tu écrire la lettre ? j’ai apporté toutce qu’il faut… tu ne réponds pas ? trois fois… tu ne disrien ?… c’est bien vu… bien entendu… adjugé ! conclut lescélérat en fermant brusquement le guichet.

Jean Fabreguette retomba dans les ténèbres, etil faut lui rendre cette justice qu’il n’avait pas été tentéd’accepter les offres du chenapan qui lui proposait de racheter savie au prix d’une infâme trahison.

Il savait pourtant que, cette fois, l’arrêtétait sans appel, et que le misérable agent de l’assassin de lacomtesse Xénia ne reparaîtrait plus. Le ton qu’il venait de prendrene laissait aucun doute sur ses intentions. Mais il venait aussi deposer une question qui avait fait germer une idée dans la tête deFabreguette.

– Pourquoi, se demanda l’artiste,m’a-t-il parlé du danger d’incendie ? Ce n’est pas,assurément, par sollicitude pour ma personne ; c’est parcequ’il craint que je n’emploie ce moyen extrême pour m’échapper.Quand la cage est brûlée, l’oiseau s’envole… à moins qu’il ne soitrôti. C’est une chance à tenter, la seule qui me reste ; j’aibien envie d’essayer.

Ce projet hardi était plus aisé à concevoirqu’à exécuter. Une maison ne prend pas feu comme un tas debourrées, surtout quand on n’a pour l’enflammer qu’une boîted’allumettes de la Régie ; et, alors même qu’on on yréussirait, on courrait grand risque d’y périr.

Mais le rapin de la rue de la Huchette nedoutait de rien. Il la tira de sa poche cette boîte, et il se miten devoir de se procurer d’abord de la lumière.

Pour Fabreguette, le premier point, c’étaitd’examiner l’intérieur de son cachot, qu’il avait parcouru àtâtons, moyen d’exploration très-imparfait, car le toucher ne peutpas suppléer à la vue.

Il allait maintenant pouvoir se servir de sesyeux pour reconnaître le local d’où il s’agissait de sortir, et ilespérait y faire des découvertes utiles.

Il avait retrouvé tout son sang-froid, et ilréfléchit que l’homme était peut-être encore aux aguets derrière lacloison.

Il attendit donc avant de se mettre à l’œuvre,il attendit en prêtant l’oreille, et, au bout de quelques minutes,il eut la satisfaction d’entendre un bruit sourd et lointain quidevait être celui de la porte vigoureusement fermée parl’abominable agent de Paul Constantinowitch.

Il tira de la boîte en carton, avec desprécautions infinies, une allumette, et, en passant doucement sondoigt sur le bout soufré, il vit qu’une lueur bleuâtre se dégageaitde ce bout.

C’était bon signe, car sa dernière chance desalut dépendait de l’état où il allait trouver ces bûchettes debois de sapin.

– Pourvu qu’elles ne soient pasmouillées ! pensait-il avec angoisse. Si elles l’étaient, jen’aurais plus qu’à gratter le phosphore et à l’avaler pourm’empoisonner : ça vaudrait encore mieux que de mourir defaim, car ce serait plus vite fait.

Il tâta la partie rugueuse du cartonnage, et,après avoir constaté qu’il était sec, il tenta l’expériencedécisive.

Elle réussit ; le phosphore s’enflamma,le feu se communique au soufre, et finalement le bois flamba.

Mais la lueur n’était qu’un point dans lesténèbres qui emplissaient son cachot, et il n’apercevait pas lefond de cette salle hermétiquement close.

Et, quand cette allumette aurait fini debrûler, il faudrait en allumer une autre, puis une autre encore,jusqu’à ce que la boîte fût vide, et cela ne tarderait guère car ilne l’avait payée qu’un sou, et l’État ne livre pas beaucoup desoufre pour ce prix-là.

Il s’agissait de voir si les cloisons neprésentaient pas quelque point faible, et Fabreguette utilisa sonpremier luminaire pour examiner de près la boiserie sur unelongueur de deux mètres. Elle ne présentait aucune solution decontinuité ; tout au plus des joints visibles à l’endroit oùse trouvaient la planche mobile du guichet et la planche àcoulisses. Il constata seulement que le bois avait été verni toutrécemment, et qu’il devait brûler assez facilement.

Mais une allumette ne suffit pas pour mettrele feu à une surface plane et lisse. Il faut une provision decombustible qui manquait au prisonnier.

Il ne se découragea pas cependant ; ilcontinua sa promenade le long de la paroi, et une deuxièmeallumette l’éclaira pendant qu’il parcourait deux autres mètres,sans rien découvrir de nouveau.

La question que Fabreguette se posait étaitcelle-ci : Combien de mètres encore à parcourir pour compléterl’inspection de la salle, et combien d’allumettes dans laboîte ?

Plus il avançait, et plus le succès final luiparaissait douteux ; mais il alla jusqu’au bout, et sapersévérance fut récompensée.

Après avoir presque achevé le tour complet, ilaperçut à trois pas de la cloison, sur le plancher, un tas decopeaux à côté duquel il avait passé la veille dans l’obscurité,des copeaux de sapin que les menuisiers avaient négligé d’enlever.Il y en avait de quoi faire une belle flambée mais une flambéen’aurait pas entamé la boiserie qu’il s’agissait de percer. Latrouvaille n’était donc pas si précieuse qu’elle en avaitl’air.

Fabreguette écarta du pied ces copeaux, enayant bien soin de n’y pas mettre le feu avec l’allumette qui luiservait de flambeau, et presque aussitôt il poussa un cri dejoie.

Sous les copeaux, il y avait un réchaud et unpetit tas de charbon de bois : de quoi s’asphyxier comme uneouvrière délaissée par son amoureux, et, en cas d’insuccès, c’eûtété une suprême ressource. Mais ce charbon providentiel pouvaitservir aussi à incendier la cloison.

Qui l’avait laissé là ? Probablement lesouvriers employés à la construction de cette espèce de baraqueédifiée au centre de la maison, par ordre du locataire. Ils avaientdû s’en servir pour faire sécher la peinture et l’oublier, une foisl’ouvrage terminé.

Un malheur, dit-on, n’arrive jamaisseul ; un bonheur non plus. Fabreguette avisa dans un coin, àdeux pas du tas de copeaux, un objet blanc, d’un blanc sale etterne. Il le ramassa et vit que cet objet était un paquet dechandelles, plus précieux pour lui en ce moment qu’un lingotd’or.

– Sauvé ! s’écria-t-il en serrantcontre son cœur ces baguettes de suif ; je suis sauvé. Il neme manque plus rien pour brûler cette tour de Nesle. C’est dommageque le gredin qui m’y a attiré ne soit plus dedans. J’aurais eugrand plaisir à l’attacher et à le laisser rôtir.

Et il se mit à exécuter un pas de caractèrequi aurait eu beaucoup de succès au bal de la Closerie desLilas.

Cet accès de gaieté dura peu. Fabreguettepossédait maintenant tous les matériaux nécessaires, mais ilfallait les mettre en œuvre sans perdre une minute, car l’opérationpouvait être longue, et il n’oubliait pas que l’homme noir sefaisait fort de supprimer Sacha avant la fin de la journée.

Or, au dire de ce brigand, il était près demidi. Le prisonnier n’avait donc qu’un très-petit nombre d’heurespour parachever une besogne difficile, car s’il ne parvenait pas àsortir avant la nuit, c’en était fait de l’enfant et peut-être deses autres amis de la rue Cassette.

Il alluma une chandelle après l’avoir extraitedu paquet, qui en contenait six, et, armé de ce luminaire sérieux,il se mit à examiner minutieusement la cloison.

Le guichet mobile et la porte à coulisses luiparurent plus faciles à attaquer par le feu que le reste de laboiserie.

À ces deux places, les planches, heurtées avecle poing, rendaient un son moins mat. Fabreguette en conclutqu’elles devaient être moins épaisses. Et si bien jointes qu’ellesfussent, elles présentaient des interstices qu’on pouvait élargirpar le fer et par le feu. Le fer, c’était son couteau, et ilpouvait aisément se procurer du feu, sous deux formes : feu decharbon qui ronge, flamme de chandelle, qui lèche.

Il commença par garnir le réchaud et parl’allumer avec des copeaux placés sous le charbon que, faute desoufflet, il éventait avec son béret rouge.

Ce fut l’affaire d’un instant, et il passaaussitôt à un autre exercice.

Après avoir repassé son couteau sur les bordsdu fourneau et collé sa chandelle au parquet en la faisant couler,il choisit une des jointures de la boiserie et il se mit à entailler les bords. Pénible travail, surtout au début. Le sapinrésistait à la lame, mais il arriva à ébaucher une ouverture contrelaquelle il appliqua immédiatement la flamme d’une secondechandelle.

Cette flamme carbonisa vite le bois déjàentamé, et le trou s’agrandit un peu.

Ce n’était qu’un commencement, mais le moyenétait trouvé. Fabreguette, avec son couteau, enleva les partiescarbonisées, tailla de nouveau, puis réappliqua la chandelle, etainsi de suite, tant et si bien que le trou devint assez large etassez profond pour qu’il pût y introduire un morceau de charbonardent tiré du réchaud.

La besogne n’allait pas vite, et il mit unegrande heure à percer complétement la cloison.

L’air extérieur entra par l’ouverture, et ilput y passer les doigts, mais il ne vit pas le jour.

La pièce voisine, celle où il était restéassez longtemps avec l’homme noir, avait pourtant une fenêtre, maisles volets étaient clos.

Encouragé par ce premier résultat, il se remitau travail, en ayant soin de creuser un peu plus bas, procédantcomme les voleurs qui percent plusieurs trous espacés dans la tôled’un coffre-fort afin d’exercer ensuite, avec un instrumentspécial, des pesées assez fortes pour faire sauter la serrure.

Au bout d’une autre heure, la cloison étaittrouée comme une écumoire. Il ne s’agissait plus que de réunirtoutes ces ouvertures en une seule. Mais Fabreguette n’avait pas delevier à sa disposition, pas même une tringle de fer qu’il pûtintroduire dans un des trous pour briser le bois.

Il résolut alors d’employer les grands moyens.Il lança contre la cloison de formidables coups de pied quil’ébranlèrent sans la renverser. Finalement, il poussa le réchaudau bas des planches entamées, amoncela tout à côté le reste ducharbon, couvrit le tas avec des copeaux qu’il alluma et attenditl’effet qui ne tarda guère à se produire.

Une fumée épaisse envahit le local, lesflammes s’élevèrent, et la boiserie prit feu presque aussi vite quesi elle eût été enduite de pétrole.

Fabreguette ne se sentait pas de joie, maisbientôt il fallut en rabattre. Le feu gagnait, et plus il gagnait,plus la fumée augmentait, une fumée âcre qui le prenait à la gorgeet qui l’empêchait de respirer. Encore quelques instants, et ilallait périr étouffé.

Il s’était réfugié au fond de ce local sansissue, le plus loin possible du foyer de l’incendie ; mais ilvoyait bien qu’avant peu les quatre côtés de la boîte allaientflamber, et déjà la position n’était plus tenable.

Le pauvre artiste s’apercevait un peu tardqu’il avait dépassé le but, et que la sinistre prédiction del’homme noir allait s’accomplir.

En brûlant la prison, le prisonnier allait sebrûler lui-même.

Mais il n’était pas résigné à finir ainsi, etil prit une résolution virile. Le feu l’assiégeait ; il courutau feu et il tenta une sortie.

Il mit ses deux bras sur sa tête pour lagarantir, ferma les yeux, prit son élan et se lança à toute voléecontre la cloison.

Heureusement, elle était mûre pourl’effraction ; le feu l’avait amincie. Elle céda sous le choc,et Fabreguette alla rouler de l’autre côté, au milieu de débrisardents et poursuivi par les flammes que l’air avivait. Il eutbeaucoup de peine à se relever, et, quand il y parvint, sesvêtements commençaient à flamber.

Il s’agissait de fuir et de sortir de cettemaison qui bientôt ne serait plus qu’un immense brasier. Aprèsavoir traversé en courant les chambres qui se commandaient, il seprécipita dans l’escalier, suivit le corridor et essaya d’ouvrir laporte de la rue.

L’homme noir en partant l’avait fermée endehors. Il fallait, sous peine de mort, trouver une autreissue.

Fabreguette eut le courage de remonter et depénétrer dans la première pièce déjà envahie par la fumée. Les deuxautres brûlaient bel et bien, et le reflet de l’incendiel’éclairait.

La fenêtre était fermée, les volets aussi,fixés en dedans par un crochet qu’il fit sauter ; mais ils necédèrent pas à une première poussée, et Fabreguette s’aperçutqu’ils étaient cloués à l’intérieur. Cette fois, il était perdu,s’il n’eût avisé dans la cheminée une paire de chenets. Il enempoigna un, et il s’en servit comme d’une massue pour briser lesvolets, qui cédèrent sous les coups répétés.

Ce grand flandrin, malgré sa maigreur, avaitdu biceps, et le danger triplait ses forces.

Il revit enfin le jour, le grand jour, et ilconstata avec un sensible plaisir que la fenêtre n’était guère qu’àtrois mètres du pavé : un saut insignifiant pour un gaillardde cinq pieds sept pouces.

Il enjamba l’appui de la croisée, s’y accrochaavec les mains, laissa pendre son corps le long du mur, lâcha priseet tomba entre les bras de deux ouvriers qui passaient là parhasard.

Des tourbillons de fumée sortaient de lafenêtre, et Fabreguette se mit à crier : Au feu !

Les deux hommes qui l’avaient recueillicommencèrent à lui demander des explications, mais il n’eut gardede leur en fournir.

– Je vais chercher les pompiers, leurdit-il en les écartant vivement.

Et il prit sa course vers le bas de la rue,pour éviter de passer devant le magasin du carrossier qui leconnaissait et qui aurait pu l’arrêter au passage. Il ne tenait pasdu tout à lui raconter son aventure. Il ne tenait qu’à arriver leplus promptement possible chez Mériadec, et il comprenait très-bienque, s’il s’attardait dans les parages de la maison incendiée, ilse trouverait des gens pour l’accuser d’y avoir mis le feu et pourle mener au poste.

La rue Marbeuf, du côté qu’il avait pris,aboutit à l’avenue de l’Alma, laquelle avenue aboutit au pont del’Alma, qu’il traversa en courant à toutes jambes.

Il aurait continué de ce train jusqu’à la rueCassette, tant il était accoutumé à n’employer, faute d’argent,d’autre moyen de locomotion que ses jambes ; mais il sesouvint fort à propos que, ce jour-là, il avait dans sa poche lereste de la pièce de cent sous généreusement avancée par Daubrac àson convive du déjeuner.

Un omnibus passait, un omnibus dont ilconnaissait l’itinéraire. Il y sauta, ravi de pouvoir setransporter plus vite au coin de la rue Taranne, à l’entrée de larue de Rennes, où cette ligne a une station.

Sa principale préoccupation, c’était de savoirl’heure qu’il était, et il le demanda à son voisin, qui, au lieu delui répondre, lui montra un cadran exposé au-dessus de la boutiqued’un horloger.

Les aiguilles marquaient six heures.Fabreguette en avait donc employé sept à s’évader de sa prison,puisqu’il s’était mis au travail avant midi. En vérité, ce n’étaitpas trop, mais c’était assez pour que l’homme noir en eût fini avecSacha, et le pauvre artiste était sorti de sa geôle dans un étatpitoyable. Il y avait oublié son béret rouge, déchiré sa vareuse etroussi son pantalon à la cosaque.

– Je dois avoir l’air d’un voleur,pensait-il.

En effet, les voyageurs le regardaient detravers ; et le conducteur avait examiné de près la pièce devingt sous que Fabreguette lui avait remise pour payer saplace.

Enfin, le trajet s’effectua sans incident, etle brave garçon, que Daubrac appelait par plaisanterie le troisièmemousquetaire, descendit vivement quand la voiture s’arrêta rueTaranne, à deux cents mètres du logis de Mériadec.

Fabreguette touchait au but. Il jugea qu’iln’était plus nécessaire de courir, d’autant que, dans l’état où ilétait, il ne se souciait pas d’attirer l’attention des passants etdes sergents de ville.

Un homme sans chapeau qui prend ses jambes àson cou a toujours l’air d’un homme qui vient de faire un mauvaiscoup.

Fabreguette s’imposa donc une allure plusposée, quoiqu’il lui tardât beaucoup d’arriver, et personne ne leremarqua. Dans ces parages fréquentés par la colonie des peintresqui ont leurs ateliers rue Notre-Dame des Champs, on n’est pasdifficile sur la tenue, et on le prit pour ce qu’il était : unartiste et un bohème.

Il quitta bientôt le large trottoir de la ruede Rennes, pour se glisser dans l’étroite rue Cassette, où iln’était plus exposé à étonner les gens par le désordre de soncostume.

Il alla tout droit à la maison de Mériadec,et, quand il voulut y entrer, il fut un peu surpris de trouverfermée à clef la porte que d’habitude on n’avait qu’à pousser. Ilfrappa à plusieurs reprises, et elle ne s’ouvrit pas.

Était-ce bon signe ? oui, si Mériadecétait sorti avec Rose et Sacha. Et encore, la femme de ménage quiservait le baron aurait dû être là.

Pendant qu’il se demandait à quelle cause ildevait attribuer ce silence, une voix enrouée lui cria :

– Il n’y a personne dans la boîte.

Il se retourna, et il vit de l’autre côté dela rue un savetier dans une échoppe, pas beaucoup plus grandequ’une niche à chien.

Cet homme, occupé à ressemeler un soulier, leregardait d’un air narquois, tout en tirant sa manique. Il devaitexercer là depuis longtemps son humble métier, et Fabreguettes’étonna de ne pas l’avoir encore remarqué.

– Le grand maigre est sorti avec la joliefille, reprit le cordonnier en vieux.

– Depuis quand ? demanda Fabreguetteen s’approchant de l’échoppe.

– Depuis une heure et demie.

– L’enfant était avec eux, jesuppose ?

– Le mioche qui est habillé comme uncarnaval ? Non. Je ne l’ai pas vu.

– Vous en êtes sûr ?

– C’te bêtise ! je le connais bien,et je ne suis pas myope. Je les connais tous, les gens quidemeurent là dedans, et les ceuses qui y viennent.

– Alors, vous me connaissez,moi ?

– Un peu, mon neveu. Il n’y a paslongtemps que vous fréquentez le patron, mais vous arrivez tous lesmatins, recta, à l’heure où l’on bouffe. Je medemandais même comment ça se fait qu’on ne vous a pas vu depuisavant-hier.

» Faut qu’il soit riche tout de même, levoisin… quatre personnes à nourrir tous les jours ! C’est vraiqu’autrefois, ça n’était pas comme ça. Il vivait seul avec saservante. Depuis qu’il a fait une connaissance, il ne regarde plusà l’argent. Elle est gentille, la petite. Mais où a-t-il ramassé lemoutard en culotte de velours qui a des bottes comme Bastien ?Vous devriez bien me faire avoir sa pratique.

Fabreguette, quoiqu’il n’eût pas le cœur gai,ne put s’empêcher de sourire du bavardage de ce disciple de saintCrépin, et l’idée lui vint d’en tirer des renseignements.

– La petite n’est pas ce que vous croyez,mon brave, lui dit-il. Mais, puisque vous êtes en faction dansvotre boutique, du matin au soir, vous pouvez me dire s’il est venuquelqu’un aujourd’hui chez votre voisin.

– Son ami est venu déjeuner… le brun quiest carabin à l’Hôtel-Dieu… un bon garçon… une fois, il m’a opérépour rien d’un panaris au pouce… aujourd’hui, il est venu avec lajolie blonde, qui était sortie de bonne heure. À la place du grandmaigre, moi, je me méfierais… le brun s’en est allé sur le coup dedeux heures, et la blonde est sortie vingt minutes après. Ensuite,le baron est sorti, aussi… est-ce vrai qu’il est baron ?

– Tout ce qu’il y a de plus vrai.

– Eh bien ! il n’en a pas l’air. Unbaron, ça devrait être gras.

– Il est sorti sans emmenerl’enfant ?

– Et sans fermer sa porte. À preuve,qu’un particulier que je n’avais jamais vu est entré comme il avoulu. Le môme était seul dans la maison, et ce monsieur n’estresté qu’un quart d’heure avec lui, mais les autres n’ont faitqu’aller et venir toute l’après-midi. La blonde est revenue lapremière. Et puis, le baron est revenu aussi. Faut croire qu’ilavait couru, car il était tout essoufflé. Vous vous figurezpeut-être que c’est fini ? Pas du tout, l’efflanqué et lapetite sont sortis ensemble. Ils avaient l’air d’avoir perdu laboule. Mais, cette fois, le baron a fermé la porte à clef.

– C’est étrange, murmura Fabreguette,fort peu rassuré par ce compte rendu.

– Je ne sais pas ce qui se manigance làdedans, depuis quatre jours, mais je parierais bien un litre que larousse surveille la baraque. J’ai surpris deux fois unmouchard qui guettait du fond de l’allée, à côté de mon échoppe.J’ai même dans l’idée qu’il vous a filé avant-hier, quandvous êtes parti avec le carabin.

Sur ce point, Fabreguette savait maintenant àquoi s’en tenir, et il n’en était que plus inquiet sur le sort deSacha.

– V’la la servante, lui dit tout à couple savetier. Elle va vous ouvrir.

En effet, la femme de ménage de Mériadec,arrivée du fond de la rue, sans que Fabreguette la vît venir,introduisait une clef dans la serrure.

Fabreguette courut à elle, se fit reconnaître,et entra sans qu’elle s’y opposât.

Il n’eut pas plutôt mis le pied dans la cour,qu’il aperçut l’échelle de corde accrochée à la fenêtre de Sacha. Ycourir, y grimper, pousser d’un coup de poing les deux battants dela croisée et sauter dans la chambre, tout cela fut l’affaire d’uninstant.

La servante, stupéfaite, le regardait d’enbas, et croyait sincèrement qu’il était devenu fou. Elle étaittellement ébahie qu’elle avait oublié de refermer la porte.

Ce fut bien autre chose quand elle vitFabreguette reparaître à la fenêtre, et quand elle l’entendit crierà tue-tête :

– Il est mort !… ils l’ontassassiné !

Et il se mit à descendre par le chemin qu’ilavait pris pour monter, sans s’apercevoir que cette femme se jetaitdans la rue en vociférant :

– À la garde ! àl’assassin !

Le savetier ne fit qu’un bond hors de sonéchoppe, mais celui-là ne pouvait pas accuser Fabreguette quivenait de le quitter.

Le hasard fit que deux sergents de villearrivaient devant la maison au moment même où la servante appelaitau secours. Ils entrèrent précipitamment, aperçurent un homme surune échelle de corde, coururent à lui, et le saisirent au colletavant qu’il eût posé le pied sur le pavé. Il eut beau se débattre,ils ne lâchèrent pas prise, et, quand il essaya de leur expliquerla situation, ils ne l’écoutèrent pas.

– Au poste !

Ces mots achevèrent d’exaspérer Fabreguette,qui leur répondit :

– Eh bien ! oui, conduisez-moi, nonpas au poste, mais chez le commissaire du quartier. J’en ai long àlui dire sur le crime de la rue Cassette et sur le crime deNotre-Dame.

Et il ajouta mentalement :

– Mériadec s’arrangera comme il pourra.Moi, j’en ai assez de me taire.

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