La Voilette bleue

VII

Après avoir quitté ses nouveaux amis de la rueCassette, Jacques de Saint-Briac était rentré chez lui et n’enétait sorti, ce jour-là, que pour aller au Cercle à l’heure oùM. de Pancorbo y venait habituellement et où Rose devaits’y transporter en fiacre avec Sacha.

Il s’y était rendu à pied, en rasant lesmurailles et en se cachant le mieux qu’il pouvait, afin d’éviterque l’enfant russe l’aperçût et l’interpellât du fond de savoiture.

Il vit le fiacre et il passa sans encombre,mais il ne rencontra point le marquis espagnol dans les salons duclub. Il l’y attendit inutilement, et si longtemps, qu’il finit pary dîner, en assez ennuyeuse compagnie.

Il eut pour voisins de table des gens qu’ilconnaissait à peine, et, comme il n’était pas d’humeur joyeuse, iln’ouvrit la bouche que pour manger ; mais il entendit qu’onparlait de l’hidalgo, et pas en très-bons termes. Les joueursdécavés par ce Castillan le maudissaient tout haut, et quelques-unsne se gênaient pas pour émettre des doutes sur sonhonorabilité.

Il arrivait ce qui arrive souvent à Paris, oùl’on se jette volontiers à la tête des étrangers. Pour peu qu’ilspayent de mine et qu’ils jouent gros jeu, le monde des cercles n’yregarde pas de trop près pour les admettre. On ne leur demande pasde certificats d’origine. Deux parrains suffisent, et les riches entrouvent toujours.

Puis, la réaction se produit. Ils gagnent tropsouvent. Les perdants commencent par les prendre en grippe etfinissent par s’inquiéter – un peu tard – de leurs antécédents.

Contre M. de Pancorbo, ils n’enétaient pas encore à articuler des faits précis, mais il couraitévidemment de mauvais bruits sur ce personnage et son absenceinaccoutumée donnait à ces bruits une certaine consistance.

Un des convives dit qu’étant allé demander lemarquis à l’hôtel Continental, il avait appris que, depuis quelquesheures, le marquis n’habitait plus là.

Était-il parti définitivement ? On se ledemandait et on ne le croyait guère, car un joueur heureux nedisparaît pas tout à coup. Il reste pour suivre sa veine. Ce sontles maltraités qui, faute de crédit, font un beau jour le plongeon,à seule fin ne pas payer leurs dettes.

Mais le capitaine avait des raisons de penserqu’on ne reverrait pas M. de Pancorbo au baccarat, etmême que M. de Pancorbo se préparait à quitter pourtoujours le beau pays de France.

La perspective de ce brusque départ ne luiétait pas désagréable.

Saint-Briac ne tenait pas essentiellement àpunir le meurtrier de la comtesse Xénia, ni même à se venger del’injuste arrestation qu’il avait subie ; il tenait beaucoupau contraire à préserver d’un terrible malheur la femme qu’ilaimait. Et la disparition de cet homme l’aurait délivré d’unepoignante inquiétude.

Il se reprochait déjà de lui avoir déclaré laguerre, et il regrettait presque de s’être lié avec Mériadec et lesautres défenseurs de Sacha. Ceux-là ne risquaient que leur vie enouvrant les hostilités, tandis que le capitaine exposait samaîtresse à une catastrophe.

La menace formulée dans la lettre du marquisétait là, suspendue sur la tête des deux coupables. Et pour que cebandit sans scrupules la mît à exécution, il suffisait d’uneimprudence de ces messieurs de la rue Cassette. Saint-Briac leuravait bien recommandé de ne pas agir sans le consulter et surtoutpas sans l’avertir. Mais il se défiait de leur ardeur.

Fabreguette particulièrement l’inquiétait, etle bon Mériadec ne lui paraissait pas beaucoup plus sage que lerapin de la rue de la Huchette. Rose Verdière manquaitd’expérience ; Daubrac manquait de prudence, et Sacha avait lediable au corps. Tous ces alliés ne pouvaient que lui nuire, ettous étaient, pour ainsi dire, sous la main deM. de Malverne, qui ne manquerait pas de les interrogerbientôt.

Un mot imprudent, lâché devant le juged’instruction par un de ces témoins, perdrait tout. Et, comme ilsne savaient que la moitié de la vérité, ils ne croiraient pas malfaire en parlant à ce magistrat de leur entrée en relation avec lecapitaine. Ils iraient peut-être jusqu’à lui dire que le capitaineles avait priés de ne pas se hâter d’agir contreM. de Pancorbo.

Or M. de Malverne était doué d’unesagacité naturelle que l’exercice de ses fonctions de magistratinstructeur avait beaucoup développée. Et s’il ne s’était pas déjàaperçu que sa femme le trompait, c’est qu’il l’aimait trop pour lasoupçonner, sans compter qu’il y a pour les maris une grâce d’état.Un hasard, un mot, une circonstance quelconque pouvaient lui ouvrirles yeux, en supposant même que l’assassin des tours ne lui écrivîtpas une lettre anonyme.

Déjà, lorsqu’il l’avait vu pour lui demanderl’adresse de Mériadec, Saint-Briac avait cru remarquer que sonaccueil n’était plus le même, et ils s’étaient quittés un peu moinscordialement que d’habitude, sans se promettre de se retrouverbientôt. Pour le moment, le capitaine n’y tenait pas, et il seproposait d’éviter provisoirement toutes les occasions derencontrer M. de Malverne ; mais ce n’était là qu’unatermoiement, qui ne changeait rien à leur situation réciproque. Lamine restait chargée, elle pouvait sauter d’un instant à l’autre,et il ne tenait qu’à M. de Pancorbo d’y mettre lefeu.

Le pis, c’était que madame de Malverne n’étaitque très-imparfaitement informée du danger qu’elle courait.Saint-Briac n’avait pas pu, en présence de son mari, l’avertirqu’ils étaient désormais à la merci d’un scélérat ; il nel’avait pas revue depuis ce dîner chez elle, et il s’était biengardé de lui écrire. Ils ne s’écrivaient jamais, non que Hugues sepermît de décacheter les lettres adressées à sa femme, mais parcequ’ils avaient imaginé un moyen de correspondre qui leur paraissaitplus sûr et plus commode. Ils se servaient du Figaro quiinsère à tant la ligne des avis rédigés en caractèresindéchiffrables pour tous ceux qui n’en ont pas la clef.

Ils étaient convenus de changer la valeur dechaque lettre de l’alphabet, et, par ce procédé, ils se donnaientdes rendez-vous que M. de Malverne ne pouvait passurprendre, car assurément il ne se livrait pas au puérilpasse-temps qui consiste à deviner des rébus imprimés.

C’était ainsi qu’Odette avait fait savoir àson amant qu’elle l’attendrait au bout du pont Notre-Dame, le jourde la catastrophe qu’ils ne prévoyaient guère ni l’un nil’autre.

Elle n’osait pas aller chez lui, sachant bienque son mari y venait souvent, et, comme tant d’autres forçats del’adultère, ces amants en étaient encore à abriter leurs amoursdans des domiciles de passage.

Le capitaine portait lui-même ses annonces aujournal. Madame de Malverne les y envoyait par une brave femme quiavait été sa nourrice et qui vivait de ses bienfaits ;messagère dévouée et d’autant plus sûre qu’elle ignorait le but etle contenu du message.

Depuis leur dernière et malencontreuserencontre, Odette et Jacques n’avaient plus osé recourir à ceprocédé de communication, et cependant jamais ils n’avaient tantdésiré se voir, ne fût-ce que pour se concerter sur la conduitequ’ils tiendraient désormais.

Jacques, mieux informé que sa complice,comprenait mieux qu’elle l’imminence du péril et mettait son esprità la torture pour trouver un moyen de se ménager une entrevue avecsa maîtresse.

Il ne le trouva point, ce soir-là. Il étaitvenu au cercle ; il y resta et il chercha dans le jeu undérivatif à ses tristes préoccupations. Il prit place à la partieoù l’Espagnol ne parut pas, perdit une forte somme, rentra chez luiau petit jour, se coucha encore plus mécontent de lui-même et desautres, dormit jusqu’à midi et se leva sans se douter de lasurprise qui l’attendait.

La nuit porte conseil, et Saint-Briac, en seréveillant plus calme et plus lucide, décida qu’il fallait en finiravec une situation intolérable, et qu’il irait le jour même voirmadame de Malverne.

Elle recevait de cinq à six ; il avaitses grandes entrées chez elle ; personne ne s’étonnerait qu’ily vînt. En se présentant à quatre heures et demie, il espéraitqu’elle serait seule, et, alors même qu’il n’arriverait pas lepremier, il trouverait bien l’occasion d’un tête-à-tête de quelquesinstants.

M. de Malverne ne rentrait presquejamais du palais avant six heures ; et, s’il rentrait plus tôtque de coutume, il ne ferait certes pas mauvais visage à son amiintime, surtout devant les habituées du salon de sa femme.

L’incertitude est le pire de tous les maux, etJacques, réconforté par la résolution qu’il venait de prendre,déjeuna de très-bon appétit.

Après cette restauration indispensable, ilcommanda à son valet de chambre de préparer tout ce qu’il luifallait pour s’habiller, d’aller remettre à la caisse du cercleneuf mille francs perdus sur parole, de retirer les bons signésSaint-Briac, et de passer ensuite au Tattersall pour demander si uncheval que son maître y avait envoyé était vendu.

Le groom était sorti pour promener l’autrecheval, qui n’avait pas été monté depuis trois jours.

Le capitaine avait besoin d’une heure ou deuxde solitude pour se préparer à l’entrevue qui allait sans doutedécider de l’avenir de sa liaison avec Odette. Il se plongea dansun vaste fauteuil, il alluma un cigare, et il réfléchitlonguement ; il passa en revue les chances qui lui restaient,bonnes et mauvaises ; il sonda ses reins, comme on dit, et ilse trouva de force à lutter contre les mauvais desseins du fauxmarquis de Pancorbo.

Il n’avait pas de nouvelles de ses alliésdepuis son voyage à la rue Cassette. Tout allait donc bien de cecôté-là. Il n’était pas impossible que le menaçant Espagnol eûtquitté Paris pour toujours, et rien ne prouvait positivement queM. de Malverne eût des soupçons.

Presque rassuré par cet examen de l’étatactuel des choses, il songea à jeter, avant de s’habiller, un coupd’œil sur les journaux qui étaient sur sa table, et qu’il n’avaitpas encore lus.

Il déplia celui qui recevait leurscorrespondances chiffrées, et il regarda tout d’abord la quatrièmepage ; il la regarda pour l’acquit de sa conscience, car il necomptait pas y trouver un avis à son adresse.

Il se trompait. Sous la rubrique indiquant lespetites annonces personnelles, il vit en tête de la première ligne,et en caractères majuscules, le mot : ODE, et il tressauta desurprise. C’était le commencement du nom d’Odette, le signe convenuavec madame de Malverne pour l’avertir d’avoir à déchiffrer lereste.

Lorsque l’annonce venait d’elle, les troismajuscules formaient le mot CAP, qui voulait dire capitaine. Ils nes’y trompaient jamais ni l’un ni l’autre, et, s’ils avaient adoptéces espèces de marques de fabrique, c’était pour s’éviter dedéchiffrer des avertissements qui ne les concernaient pas et quifoisonnent dans la feuille dont ils se servaient pours’entendre.

Or Saint-Briac n’y avait rien fait insérer laveille. Il resta stupéfait en y apercevant les trois lettres parlesquelles il commençait tous ses avis à sa maîtresse. Il nepouvait pas croire à une coïncidence fortuite, et il se demanda quis’était emparé de cette formule destinée à attirer l’attention demadame de Malverne. Évidemment celui-là n’avait que de mauvaisesintentions en se substituant ainsi au correspondant habitueld’Odette.

– Si c’était Pancorbo qui a imaginé cetteruse pour la perdre ? se dit le capitaine.

Il ne tenait qu’à lui de s’en assurer, car, àforce de déchiffrer ces cryptogrammes, il en était arrivé à leslire presque couramment. Mais il était tellement ému qu’il eutbeaucoup de peine à appliquer le système très-simple à l’aideduquel il rétablissait le sens de ces mots qui, en apparence, n’enprésentaient aucun. Chaque lettre était employée à la place decelle qui la précède : un B pour un A, un A pour un Z, etainsi de suite. L’opération n’est pas difficile ; maisSaint-Briac, troublé, ne se rappelait plus très-bien dans quelordre les lettres sont rangées sur l’alphabet.

Il arriva laborieusement à reconstituer lescinq premiers mots, qui étaient figurés de la façonsuivante :

Kf xpvt buufoesbj difa npj.

Et sans avoir besoin de recourir à la méthodeindiquée par Edgar Poë, dans le conte charmant qu’il a intitulé leScarabée d’or, il trouva que ce grimoire signifiait : Jevous attendrai chez moi…

Ce début promettait, et les deux mots :efnbjo xfoesfej voulaient dire : demainvendredi.

– Vendredi, c’est aujourd’hui !s’écria le capitaine. Et l’on écrit à Odette que je l’attends chezmoi ! C’est un piège qu’on lui tend, et le misérable auteur dece mensonge infernal a dû prévenir Hugues. Il espère qu’elleviendra, et que son mari, averti par une lettre anonyme, noussurprendra ensemble. Je la sauverai ; je vais sortir, courirchez elle. Mais d’abord, il faut que je sache à quelle heure cetinfâme lui donne rendez-vous ici.

Il se remit à déchiffrer, et, comme le dangerlui avait rendu sa lucidité, il eut tôt fait de lire : Àtrois heures.

– Il n’est plus temps, murmura-t-il en sefrappant le front. Si elle a cru à cet abominable avis, elle estdéjà en route pour venir. Si je sors, nous nous croiserionspeut-être… et si je la rencontrais, Malverne pourrait nous voirensemble… Mieux vaut encore que je l’attende ici… Heureusement, jesuis seul, et mes domestiques ne rentreront pas de sitôt. Quandelle se présentera, je lui ouvrirai moi-même.

» Ah ! je n’en doute plusmaintenant… le coup part du scélérat qui a tué la comtesse… maiscomment a-t-il pu deviner que nous correspondions par lejournal ? Eh ! parbleu, en lisant tout bonnement lespetites annonces… il aura remarqué les trois premières lettres dunom d’Odette et les trois premières du mot capitaine… il n’en a pasfallu davantage pour attirer son attention, et notre systèmed’écriture n’est pas difficile à déchiffrer. Quand je pense quec’est moi qui l’ai proposé à Odette ! Quelle faute ! maisil est inutile de la regretter… je vais tâcher de la réparer… ou dumoins d’en prévenir les conséquences.

Et il se mit à chercher un moyen. Ouvrirlui-même, c’était très-bien, mais encore fallait-il savoir à qui.Un coup de sonnette ne fournit aucune indication sur la personnequi se présente à la porte, et Saint-Briac courait le risqued’ouvrir à monsieur, en croyant ouvrir à madame.

Il se pouvait aussi qu’il ouvrît à un autre deses amis, ou à un indifférent, et c’eût été encore pis, car cemalencontreux visiteur pouvait arriver en même temps qu’Odette, ladévisager et la reconnaître.

Comment se tirer de là ? Il ne trouvaitrien, et pendant qu’il se creusait la cervelle, madame de Malverneapprochait peut-être. Il se la représentait marchant à pas pressés,en serrant de près les maisons de l’avenue d’Antin, et ils’imaginait le mari la suivant de loin puis se cachant pour lalaisser entrer dans la maison, puis tombant sur elle comme lafoudre.

Après réflexion, pourtant, il se dit que siHugues, averti par une lettre anonyme, se décidait à lessurprendre, il ne ferait pas un éclat dans la rue, et qued’ailleurs ce serait bien le diable s’il arrivait juste au mêmemoment que sa femme.

Il se souvint aussi qu’en campagne, lorsqu’onprévoit l’arrivée de l’ennemi, on commence par éclairer les abordsdu poste qu’on occupe.

Il ne pouvait pas envoyer des patrouilles dansl’avenue d’Antin, mais rien ne l’empêchait de se mettre lui-même ensentinelle pour voir venir de loin, et, pour ce faire, il lui vintune idée.

L’appartement était un rez-de-chausséesurélevé dont les fenêtres se trouvaient hors de la portée desregards indiscrets des passants.

Celles du salon, de la salle à manger et dufumoir donnaient sur l’avenue d’Antin, les autres sur une joliecour plantée et gazonnée.

Toutes avaient des persiennes qui, pour lemoment, étaient ouvertes.

Le capitaine s’empressa de fermer celles de lasalle à manger, en ayant soin de laisser les autres entre-bâillées,et il établit ainsi un poste d’observation qu’il occupaimmédiatement.

C’était très-commode pour surveiller les deuxcôtés de l’avenue. Il suffisait de pousser légèrement l’un oul’autre des deux volets à jour pour apercevoir de très-loin lesgens qui venaient du quai et les gens qui venaient du rond-pointdes Champs-Élysées.

Si, comme c’était probable, madame de Malvernesortait de sa maison du faubourg Saint-Honoré, elle devait arriverdu côté du rond-point. M. de Malverne, qui étaittrès-probablement au Palais, pouvait, au contraire, arriver du côtédu quai.

Saint-Briac, debout contre l’appui de lafenêtre ouverte, regardait alternativement à droite et à gauche,sans se découvrir, sans faire le moindre bruit, et il eut lasatisfaction de constater qu’il était bien caché, car il voyait desgens passer au-dessous de lui, sans lever la tête.

L’entrée de la maison était à sa droite ettout près de lui : une belle porte cochère qui restait ouvertependant le jour. Les voitures sortaient par là de la remise placéeau fond de la cour, et la porte de l’appartement donnaitdirectement dans ce large corridor.

Et tout en observant les alentours, lecapitaine se préparait à suffire aux événements.

Il fallait commencer par s’assurer qu’aucunfiacre ne stationnait dans l’avenue. Il s’en défiait, des fiacres,depuis sa récente mésaventure, et il savait que ces véhiculesservent aussi bien à cacher les maris jaloux qu’à promener lesamants heureux.

– Malverne n’est pas là, se disait-il.Maintenant, de deux choses l’une : ou il arrivera le premier,et il ne trouvera personne chez moi ; ou bien, au contraire,sa femme arrivera avant lui, et j’aurai le temps de la faire filer…Hum ! ce n’est pas sûr, tout cela… J’arrange les choses à maguise, et elles se passeront peut-être tout autrement. QueMalverne, par exemple, vienne se planter en faction en face de mamaison, et qu’il y reste jusqu’à ce qu’il voie Odette entrer…Qu’est-ce que je ferais dans ce cas-là ?… Eh ! bien, jeferais une sortie. C’est la ressource des assiégés, les sorties.J’irais droit à lui. Je lui demanderais ce qu’il attend là, et ilserait si honteux d’être pris en flagrant délit d’espionnage, qu’ilme ferait des excuses avant de quitter la place. Et si, au pisaller, Odette arrivait pendant ce colloque, elle devinerait lasituation en nous voyant, et elle a assez d’esprit pour inventerune histoire. Elle a bien le droit, après tout, de passer parl’avenue d’Antin.

Saint-Briac raisonnait ainsi pour tâcher de serassurer, mais il n’y réussissait qu’à demi, et il sentait pluslourdement que jamais le poids de la faute criminelle qu’il avaitcommise en trompant son meilleur ami. La morale courante, la moraledu monde est indulgente pour ces péchés-là, mais cette moralen’était pas la sienne. Il avait le cœur trop bien placé pours’absoudre lui-même d’une faiblesse si coupable, et il n’enenvisageait pas sans effroi les terribles conséquences. Que dire àcet homme outragé, s’il venait à découvrir la trahison ?Hugues de Malverne aurait le droit de mépriser Jacques deSaint-Briac, de ne pas lui faire l’honneur de se battre, etJacques, accablé par la honte, en serait réduit à courber latête.

Si les maris pouvaient deviner ce qui sepasse, à certains moments, dans le cœur et dans la tête des amantsqui les trompent, ils seraient à moitié vengés.

Les femmes portent mieux les remords, quandelles en ont. C’est sans doute parce qu’elles aiment pluspassionnément. Si épris que soit un homme, il ne cesse pas deraisonner ; il a conscience de la valeur de ses actes, et ilne perd jamais tout à fait la notion du bien et du mal. La femme,au contraire, quand elle aime avec violence, se donne toutentière ; elle oublie son mari, ses enfants, sa situationsociale ; elle ne pense plus qu’à son amant. Elle fait litièrede sa réputation, elle saute par-dessus ce qu’on appelle lespréjugés, elle brave ouvertement l’opinion. Tout cela pour un hommequ’elle trahira un jour, et qui souvent ne vaut pas le mari qu’elletrompe. Trop heureuse encore quand elle ne s’affole pas d’un êtreméprisable !

Odette n’en était pas arrivée à cetteoblitération complète du sens moral ; elle déplorait sa faute,mais elle n’essayait plus de lutter contre un penchant plus fortque sa volonté ; elle s’y laissait aller, sans se préoccuperdes suites de cette liaison dangereuse. Lorsque parfois Jacques luiparlait raison, elle lui fermait la bouche par des baisers. Et iln’était que trop disposé à oublier l’avenir pour jouir duprésent.

En ce moment même, où il redoutait unecatastrophe immédiate, il frissonnait de plaisir en pensant qu’ilallait la revoir, la serrer dans ses bras, échanger avec elle descaresses et des confidences. Le péril allait surexciter leurstransports, et il allait enfin pouvoir expliquer à sa maîtresseadorée ce qui se passait depuis leur aventure de Notre-Dame, luiapprendre qu’ils avaient un ennemi, qu’ils marchaient au milieud’embûches, et se concerter avec elle pour éviter d’y tomber. Ellese présentait, l’occasion de ce tête-à-tête qu’il souhaitait siardemment et qu’il aurait eu tant de peine à se procurer chez elledans un salon envahi par les habitués du thé de cinq heures. Ellese présentait dans de fâcheuses conditions, puisque leur entretienpouvait être interrompu par M. de Malverne ; maisSaint-Briac avait déjà fait son plan pour éviter un malheur. Il sedisait :

– Pourvu qu’elle arrive la première, toutira bien. Une fois qu’elle sera ici, Hugues peut venir sonner. Jeferai passer Odette dans une des pièces qui donnent sur la cour… jelui recommanderai de s’enfermer au verrou, et d’écouter ce qui sedira dans le salon… alors, j’irai ouvrir à Hugues ; nousaurons ensemble une explication qu’elle entendra à travers lacloison… Si furieux qu’il soit, il n’ira pas jusqu’à enfoncer laporte de communication, et d’ailleurs je serai là pour le contenir.Pendant que je parlementerai avec lui, Odette ouvrira une fenêtreet sautera dans la cour… ce n’est pas difficile… deux mètres àfranchir et du gazon au pied du mur. Personne ne la verra… il n’y aque deux autres locataires dans la maison, et ils sont à lacampagne… elle filera lestement par la porte cochère, etj’empêcherai bien Hugues de se mettre à la fenêtre… je prolongeraiexprès la discussion, et, quand Odette aura eu le temps de fuir, jele ferai entrer dans ma chambre, je lui montrerai toutes les piècesles unes après les autres, et il sera bien obligé de reconnaîtreque sa femme n’y est pas. Nous verrons après.

» Je suppose qu’il me demandera pardon dem’avoir soupçonné, et je profiterai de ce moment de détente pour leprier de m’exhiber la lettre anonyme qu’il a dû recevoir. Si, commeje n’en doute pas, elle est de la même écriture que celle qui m’aété adressée, je saurai à qui m’en prendre, et je n’aurai plusbesoin de ménager M. de Pancorbo. Je le dénonceraiimmédiatement, et j’engagerai Hugues à faire appeler Mériadec etles autres… ils lui amèneront Sacha, et ils lui raconterontl’histoire de cet enfant.

Saint-Briac pensait tout cela sans cesser desurveiller l’avenue d’Antin, et il en était à se féliciter d’avoirinventé ces combinaisons préservatrices, lorsqu’il vit poindre aubout de l’avenue madame de Malverne.

Elle arrivait du côté du quai, voiléejusqu’aux dents et très-modestement vêtue de noir ; mais il lareconnut tout de même, et de très-loin, à sa taille et à satournure.

Les amants ont un instinct qui ne les trompejamais, et les changements de costume ne les déroutent pas. Sous cerapport, ils en remontreraient aux plus fins limiers de la police.Saint-Briac aurait reconnu madame de Malverne sous le masque leplus épais et sous le domino le plus ample.

– C’est elle, murmura-t-il. Elle arriveavant Malverne. Nous sommes sauvés. Il ne s’agit plus que de bienmanœuvrer.

Il donna un rapide coup d’œil aux deux côtésde l’avenue, n’y vit rien de suspect, quitta son poste et courut àla porte de l’appartement pour être prêt à ouvrir, dès qu’Odettesonnerait.

Il n’attendit pas longtemps. Il entendit sonpas, et il lui ouvrit avant qu’elle eût mis la main sur le boutonde cuivre que les visiteurs devaient presser pour s’annoncer.

Elle était essoufflée parce qu’elle avaitcouru. Il la reçut ; dans ses bras, l’entraîna dans le salon,la fit asseoir sans lui dire un seul mot, courut pousser lespersiennes, ferma la fenêtre et revint s’agenouiller devant elle enlui prenant les mains.

Elle les dégagea pour relever sa voilette etmurmura :

– J’ai eu bien peur. Je me figurais qu’onme suivait. Je me retournais à chaque instant, et, au lieu de venirdirectement, j’ai pris par la place de la Concorde, si bien que jen’en puis plus ; laissez-moi respirer, et pardonnez-moi d’êtreen retard. Il est trois heures et demie.

– Qu’importe ; puisque vousvoilà ! s’écria le capitaine en couvrant de baisers sa maingauche qu’elle venait de déganter.

– Ce n’est pas ma faute, je vous le jure.Je me prépare depuis ce matin… j’ai été heureuse quand j’ai lu auxcorrespondances personnelles l’avis qui commence par les troispremières lettres de mon nom… notre mot de ralliement, que depuisquatre jours je cherchais vainement à la quatrième page dujournal.

– Et vous avez cru que l’avis venait demoi ?

– Comment ne l’aurais-je pas cru, etpourquoi me demandez-vous cela ?

– Parce que cet avis est un piège qu’onnous a tendu. Je me serais bien gardé de vous donner rendez-vouschez moi, après ce qui s’est passé l’autre jour.

– Un piège ! répéta madame deMalverne en se levant toute droite. Qui donc a pu ?…

– Un misérable qui a surpris notre secretet qui veut se venger de moi.

– Se venger ?… comment ?

– En écrivant à votre mari pour luiapprendre que vous êtes ma maîtresse, et que s’il se présente chezmoi entre trois heures et quatre heures, il vous y trouvera.

– Qui vous fait penser cela ?

– La logique. Ce faux avertissement nepeut pas avoir d’autre but que nous perdre tous les deux, et cetteinfernale machination manquerait son effet si son auteur ne vousavait pas dénoncée à votre mari, en même temps qu’il vous attiraitici.

– Vous le saviez, puisque vous avez lucette annonce mensongère, et vous ne m’avez pas prévenue !

– J’ai ouvert le journal il y a uneheure. Il n’était plus temps. Mais j’ai pris mes précautions pourvous sauver. Je vous ai guettée de la fenêtre de ce salon, et je mesuis assuré que Malverne n’est pas encore près d’ici. Maintenant,il peut venir… je le recevrai et je le retiendrai pendant que vousfuirez par la cour.

– Fuir ! murmura Odette en fronçantle sourcil.

– Oui… la fenêtre n’est pas très-élevée…et je ne connais pas d’autre moyen… si vous sortiez maintenant,vous vous exposeriez à le rencontrer, car il va arriver d’uninstant à l’autre.

– Et si je veux rester, moi ?

– Vous n’y pensez pas !

– Vous vivez dans notre intimité. J’aibien le droit d’aller faire une visite au meilleur ami de monmari.

– Vous oubliez la nouvelle situation oùla fatalité nous a placés. Vous oubliez que j’ai été arrêté à lasuite de notre funeste promenade à Notre-Dame… Si Malverne m’a faitremettre en liberté, c’est que je lui ai juré que j’étais monté surles tours avec une femme mariée qui est ma maîtresse… j’ai refuséde la lui nommer, j’ai refusé avec une persistance qui a dû luiparaître étrange. Un dénonciateur anonyme vient de lui écrire quecette femme, c’est vous, et vous espérez qu’il en doutera !…alors que tout s’enchaîne, et que ma liaison avec vous explique sibien l’obstination que j’ai mise à ne pas pousser jusqu’au bout laconfidence que je lui ai faite pour me disculper d’une accusationd’assassinat ! il faudrait qu’il fût aveugle, et vous savezs’il est clairvoyant.

» En supposant même qu’il s’abstînt devérifier aujourd’hui cette accusation qui le touche de si près, ledanger resterait le même. L’homme qui nous a dénoncés est lemeurtrier de cette malheureuse étrangère. Je sais qui il est, et ilsait que je le sais. J’ignore comment il a surpris notre secret,mais il nous tient, et il ne nous épargnera pas. Si je ne l’ai pasencore livré à la justice, c’est que nous sommes à sa merci… ilproclamerait tout haut ce qu’il vient d’écrire à votre mari.

Madame de Malverne, pâle, les traitscontractés, les dents serrées, regardait le capitaine avec des yeuxétincelants.

– Oui, dit-elle après un silence, jecomprends que je suis perdue. Hugues me pardonneraitpeut-être ; le monde ne me pardonnerait pas. Eh bien !tant mieux ! je suis lasse de me mentir, lasse d’être à luique je n’aime pas. Je veux en finir avec une existence odieuse,reprendre ma liberté… vivre avec toi seul !

– Odette ! s’écria Saint-Briac,effrayé de tant de violence.

– Oui, reprit-elle d’une voix vibrante,vivre avec toi que j’adore, et y vivre au grand jour, comme sij’étais veuve.

– Il a été mon ami… je ne puis pas letuer en duel.

– Qui te parle de le tuer ? Je veuxpartir… je veux que nous quittions la France pour n’y jamaisrevenir… je veux que nous allions cacher notre bonheur au bout dumonde… nous trouverons bien quelque part un coin de terre ignoré oùil ne viendra pas nous chercher. Qui nous retiendrait ? Notreamour n’est-il pas assez fort pour nous consoler de perdre l’estimedes indifférents et des sots ? Je suis prête à te suivrepartout, et je ne veux pas attendre… j’ai déjà trop attendu… jemourrais à la peine. Quand partirons-nous ?

Et comme le capitaine, bouleversé par cetéclat imprévu, ne se pressait pas de répondre :

– Tu te tais !… tu hésites !…toi qui m’as dit tant de fois que tu maudissais ce mariage auquelje me suis résignée parce que tu n’étais plus là, et que je nesavais pas si je te reverrais jamais !

– Je le maudis encore, mais…

– Mais tu t’accommodes de ce semblant debonheur qui ne me suffit pas à moi, parce que je veux t’appartenirtout entière. Aie donc le courage de dire que tu ne m’aimes plus,que tu ne m’as jamais aimée.

– Tais-toi ! s’écria Saint-Briac, ensaisissant à deux mains la tête charmante de sa maîtresse et encollant ses lèvres sur les siennes.

– Non, non… tu mens, tu es trop lâchepour me sacrifier ton repos, pour braver l’opinion du monde où tute plais… laisse-moi partir seule, puisque tu as peur, puisque tuaimes mieux me briser le cœur que de rompre avec un ami. Il vautmieux que toi, car s’il savait que tu es mon amant, il nous tueraittous les deux.

Saint-Briac, enivré, allait peut-êtrerépondre : Partons, quand il entendit un violent coup desonnette.

– C’est lui, dit-il en baissant leton ; cache-toi… là… dans cette chambre… et quand tu aurasreconnu sa voix, fuis par le chemin que je t’ai indiqué.

– Non ! répliqua nettement Odette.Je reste… à moins que tu ne me jures de partir avec moi.

La sonnette vibra encore une fois et avec plusde force.

– Tu veux donc te perdre ? s’écriaSaint-Briac.

– Je veux mourir, et j’espère qu’il metuera, répliqua madame de Malverne. Je vais commencer par lui direque je suis ta maîtresse.

– Mourir ! et tu parlais tout àl’heure de vivre avec moi !

– C’est mon plus ardent désir. Jure quenous partirons ensemble, et je vais t’obéir.

Le capitaine, à bout d’arguments, jura, etOdette se laissa pousser dans la pièce voisine, en jetant à sonamant ces mots :

– Je cède parce que tu as juré. Mais jene sortirai pas de cette maison. Je veux savoir si ce n’est pas unefemme qui va entrer.

Il manquait à Saint-Briac ce surcroît de peined’entendre sa maîtresse affolée le menacer dans un pareil momentd’une scène de jalousie. Il n’était pas d’humeur à se justifier, etil n’en avait pas le temps. Il tira vivement la porte de lachambre, et il eut du moins la satisfaction de percevoir le bruitsec du verrou poussé en dedans par Odette.

La sonnette tintait de nouveau, et, cettefois, c’était un véritable carillon.

– Si je tardais encore, il enfoncerait laporte, murmura le capitaine en se préparant à faire face àl’ennemi.

Et il cria très-haut d’un ton decommandement :

– Qu’est-ce que c’est que ça,sacrebleu ! Finirez-vous d’arracher ma sonnette ?

Il dédiait cette objurgation à Malverne, qu’ilcroyait trouver tirant avec fureur le bouton qui mettait enmouvement le mécanisme de la sonnerie. Mais ce n’était pasMalverne, et Saint-Briac recula de surprise en se trouvant face àface avec une femme, vêtue de noir et voilée comme Odette.

– Pardon, madame, balbutia-t-il, sanslivrer passage à cette visiteuse inconnue ; vous vous trompezsans doute…

– Non, je ne me trompe pas,répondit-elle, c’est bien chez vous que je viens, et vous n’endouterez plus quand vous aurez vu mon visage.

Elle releva sa voilette, et le capitaines’écria :

– Vous ici, mademoiselle !

– Oui, moi… et il faut que je vous parlesur-le-champ.

– Je vous prie de m’excuser, mais en cemoment il m’est impossible de vous recevoir. Je ne suis pas seulchez moi.

– Je le sais… il y a… une dame… Dieumerci ! j’arrive à temps.

– Que voulez-vous dire ?

– Je viens la sauver.

– La sauver ! répéta Saint-Briacstupéfait.

– Oui… laissez-moi entrer… Si nousrestons ici, nous allons être surpris… Il va venir… vous n’avez pasune minute à perdre… et je ne vous retiendrai pas longtemps… Maisil faut absolument que je vous apprenne ce qui se passe.

Saint-Briac comprit enfin que Rose Verdièrelui apportait une nouvelle importante qui concernait madame deMalverne. D’où cette nouvelle était-elle venue à Rose ? Il nese l’expliquait pas encore, mais il ne pouvait pas renvoyer lamessagère sans l’entendre, ni prolonger un entretien avec elle surle seuil de la porte de son appartement, dans un corridor ouvert oùle mari d’Odette pouvait faire irruption d’un instant àl’autre.

– Entrez, mademoiselle, dit-il ens’effaçant ; entrez vite.

L’Ange du bourdon ne se fit pas prier, et lecapitaine la conduisit dans le salon que madame de Malverne venaitde quitter, madame de Malverne qui écoutait sans aucun doute àtravers la cloison.

– Parlez maintenant, reprit-ilvivement ; parlez et ne craignez pas d’élever la voix.

Rose, un peu étonnée d’abord de cetterecommandation, devina presque aussitôt que la dame était dans lapièce voisine, et que M. de Saint-Briac voulait qu’elleentendît non pas seulement un organe féminin, mais aussi laconversation qui allait lui expliquer pourquoi son amant recevaitchez lui une jeune fille et rassurer sa jalousie. Un homme n’auraitprobablement pas eu tant de finesse, mais Rose Verdière comprenaità demi-mot.

– Monsieur, commença-t-elle, en semettant tout de suite au diapason qu’il fallait, nous nousconnaissons à peine, mais vous vous intéressez, commeM. de Mériadec, à un enfant qu’un scélérat a faitorphelin.

» C’est un lien entre nous, et lepersécuteur de cet enfant a formé contre vous un projet abominable.Un hasard providentiel vient de me l’apprendre. J’étais assise dansle square, au pied de la tour Saint-Jacques… deux hommes causaientprès de moi… ils ne voyaient pas que j’étais à portée de lesentendre… ils ont parlé de vous et de Sacha… l’un d’eux a dit qu’ilvenait de remettre au mari d’une dame que… que vous aimez… unelettre.

– Pour l’informer que sa femme est chezmoi, en ce moment. Je l’avais deviné. A-t-il nommé ?…

– Le mari. Non, monsieur. J’ai crucomprendre qu’il s’agissait d’un magistrat… peu m’importait, dureste… ce qui m’importait, c’était de vous avertir du danger. J’aipris une voiture et je suis venue… je tremblais d’arriver troptard… ces misérables disaient que ce monsieur serait ici à troisheures et demie.

– Je l’attends. Mes précautions sontprises. Il ne trouvera personne chez moi.

– Alors cette dame est… déjàpartie ?

– Non. Elle partira seulement lorsqu’ilsera dans ce salon. De cette façon elle ne risquera pas de lerencontrer à la porte ou dans la rue.

– Et s’il me rencontrait, moi ?

– Il n’en résulterait rien de fâcheuxpour vous. Il ne vous connaît pas.

– Comment me connaîtrait-il ? C’estun homme du monde, je suppose, et je ne suis qu’une pauvreouvrière.

Une idée venait de frapper Saint-Briac ;et en même temps il lui était venu un doute qu’il voulaitéclaircir.

– Vous n’avez pas encore été interrogéepar le juge d’instruction, à propos de l’affaire des tours ?demanda-t-il vivement.

– Ni moi, ni M. de Mériadec, niles deux messieurs que vous avez vus rue Cassette. Mais nous leserons sans doute.

– Il suffit que vous ne l’ayez pas étéjusqu’à présent, répondit le capitaine.

Il n’avait garde d’apprendre à Rose que lejuge qui devait l’appeler en témoignage, elle et ses amis, étaitprécisément le mari qu’il redoutait.

Et il se disait :

– S’il la voyait sortir de chez moi, ilne saurait pas qui elle est… si plus tard, quand il la recevra dansson cabinet, il la reconnaît pour l’avoir déjà rencontrée à laporte de ma maison, et s’il lui demande ce qu’elle y venait faire,elle aura bien l’esprit de lui répondre qu’elle était venue meparler du crime de Notre-Dame.

– Votre appartement a donc deuxsorties ? demanda Rose, qui n’avait pas compris où tendait laquestion incidente du capitaine.

– Dont une par les fenêtres qui s’ouvrentsur la cour. Nous sommes au rez-de-chaussée, et…

Le timbre résonna de nouveau, et Saint-Briacdit :

– Cette fois, c’est lui.

– Que faire ? balbutia la jeunefille, qui avait pâli en entendant le coup de sonnette.

Le capitaine hésita un instant ; puis,prenant un parti :

– Je ne veux pas qu’il vous surprenneici, dit-il d’un ton décidé ; je sais que je puis me fier àvous, et la personne qui est là ne s’étonnera pas de vous voir, carelle nous entend, et elle sait ce qu’il lui reste à faire.Lorsqu’elle sera partie, vous serez libre de fuir par le mêmechemin. Entrez là.

Il ouvrit une porte, pas celle que madame deMalverne avait fermée au verrou ; mais la pièce où elle setenait communiquait avec la chambre où Saint-Briac poussa RoseVerdière, en lui disant :

– À demain ! chezM. de Mériadec.

Après avoir enfermé la jeune fille et retiréla clef, qu’il mit dans sa poche, Saint-Briac écouta un instant etn’entendit aucun bruit de l’autre côté de la cloison. Il en conclutque Rose et Odette, comprenant toutes deux la situation, s’étaientaccordées sans se parler, et qu’elles sauraient fuir quand lemoment serait venu.

L’appel de la sonnette n’avait pas étérenouvelé, et il se pouvait après tout qu’il ne vînt pas deM. de Malverne ; mais, quoi qu’il en fût, il fallaitouvrir, et le capitaine, qui avait repris son sang-froid, pensaaussitôt à se donner une contenance pour détourner les soupçons dumari, si c’était le mari qui sonnait.

Quand il était seul chez lui, le capitainefumait volontiers la pipe. Il eut la présence d’esprit d’en allumerune qu’il trouva toute bourrée, sur la table du fumoir, contigu ausalon, et ce fut avec cet accessoire entre les dents qu’il sedirigea vers la porte de l’appartement.

Au moment où il y arrivait, on sonna encoreune fois, mais sans violence, presque timidement.

– C’est quelque fournisseur, se ditSaint-Briac ; à moins que ce ne soit une ruse de Malverne,faisant patte de velours, au lieu de s’annoncer en furieux.

Il ouvrit, il vit que c’était lui, et il ditdu ton le plus naturel qu’il put prendre :

– Tiens ! te voilà ! Du diablesi je m’attendais à te voir ici aujourd’hui ! Je te croyais auPalais.

– J’en viens, répondit le juge aveccalme, un calme qui n’était qu’apparent, car sa figure n’avait passon expression habituelle.

– Entre donc, reprit Saint-Briac. Tut’étonnes de me voir ouvrant ma porte moi-même ; croirais-tuque mes deux domestiques sont sortis ? J’allais en faireautant, et si tu étais arrivé une demi-heure plus tard, tu auraistrouvé visage de bois. Je n’attendais, pour m’habiller, que d’avoirachevé cette pipe.

Et, après avoir conduitM. de Malverne dans le salon :

– Tu ne la fumes plus, toi, la pipe. Tagrandeur t’attache au rivage, depuis que tu es magistrat. Et puis,ta femme déteste l’odeur du tabac. Mais tu me permettras bien definir en ta présence cette excellente bouffarde.

Tout cela était dit d’un air dégagé, et lecapitaine s’étonnait de si bien jouer la comédie, mais il ne lajouait pas sans remords, car il était honteux de son rôle. C’étaitla première fois qu’il se trouvait contraint de descendre jusqu’àse moquer de son ami qu’il trompait, et jamais il n’avait si biengoûté l’amertume de sa situation.

Il pensait : C’est indigne, ce que jefais. Je ne suis plus un galant homme, et si Hugues ne se laissepas prendre à mes mensonges, il aura le droit de me cracher auvisage.

Hugues ne paraissait pas convaincu. Au lieu des’asseoir dans un fauteuil que Jacques lui avait avancé, il restaitdebout, le chapeau sur la tête et les yeux fixés sur les deuxportes de communication.

– Ah çà, qu’est-ce que tu as, moncher ? demanda le capitaine, que la nécessité condamnait àfeindre jusqu’au bout l’insouciance gaie. Te serait-il arrivé unmalheur ? Bon ! je devine… Tu n’es pas content, parce quel’instruction de l’affaire de Notre-Dame ne marche pas. Les témoinsne t’ont rien appris de neuf.

– Je n’en ai entendu aucun, réponditdistraitement M. de Malverne. Je ne les ai fait citer quepour demain.

» Tu es seul chez toi, en cemoment ?

– Tu le vois bien ; si tu as quelquechose de confidentiel à me dire, tu peux parler.

Et comme le magistrat se taisait :

– Tu hésites ?… c’est donc biengrave ?

– Très-grave, dit enfin le marid’Odette.

– Raison de plus pour t’expliquerimmédiatement.

– Écoute, Jacques. Tu es mon plus ancienet mon plus intime ami. Jusqu’à ce jour, il ne s’est jamais élevéentre nous un nuage. J’ai en toi une confiance absolue.

– C’est réciproque.

– Je n’en doute pas. Eh bien, juge de ceque j’ai dû éprouver quand j’ai reçu contre toi une dénonciationépouvantable.

– Ah ! mon Dieu ! s’écriaironiquement le capitaine. Et de quoi, diable !m’accuse-t-on ? Serait-ce encore une fois d’avoir précipitécette malheureuse du haut de la tour du sud ?

– Si l’on ne t’accusait que de cela, jen’aurais pas quitté mon cabinet pour accourir ici. Je suismaintenant certain que la femme qui est montée avec toi sur lagalerie Notre-Dame est vivante.

– Eh bien, alors ? demandaSaint-Briac, en affectant de sourire.

– Je n’en doutais pas, repritM. de Malverne ; mais si jamais j’en avais douté, jeserais aujourd’hui à même de me convaincre qu’elle existe, car onvient de m’apprendre qui elle est.

– Nous y voilà, pensa le capitaine, ils’agit de me bien tenir.

Et il dit, en haussant les épaules :

– Je crois qu’on s’est moqué de toi, carje suis à peu près certain que personne ne l’a vue. N’importe,nomme-la-moi, et si l’on t’a dit la vérité, je ne démentirai pas lapersonne qui t’a renseigné. Tu possèderas alors un secret quej’aurais voulu garder, mais je sais que tu es incapable d’enabuser.

Le mari d’Odette présenta une lettre qu’iltenait pliée dans sa main gauche.

– Lis ! dit-il d’une voixsourde.

C’était le moment décisif. Saint-Briac avaitfroid dans le dos, mais il se tira de ce mauvais pas à forced’aplomb.

– Ah ! c’est infâme !s’écria-t-il, après avoir parcouru rapidement les premières lignes.Quel est le gredin qui s’est permis cette abominablecalomnie ?… Tu n’y as pas cru, j’espère… Mais quand jeconnaîtrai ce misérable…

– Lis jusqu’au bout.

Saint-Briac tourna vivement le feuillet etdit :

– J’en étais sûr… il n’a pas signé… et tusais le cas qu’un honnête homme doit faire d’une lettreanonyme…

– Je n’en aurais tenu aucun compte, sielle ne contenait pas une indication précise… lis, je te lerépète.

Le capitaine aurait bien voulu s’en dispenser,mais il ne pouvait pas refuser, et il se mit à déchiffrer, enscandant chaque mot, une écriture fine qu’il avait reconnue dupremier coup d’œil pour l’avoir déjà vue l’avant-veille, l’écriturede M. de Pancorbo :

« La femme qui a fait l’autre jour avecM. de Saint-Briac l’ascension des tours de Notre-Dame,c’est la vôtre, et, si vous voulez vous en convaincre, allez cetteaprès-midi, entre trois et quatre heures, chez ce galant capitaine.Vous y trouverez madame de Malverne. Elle est depuis six mois lamaîtresse de cet homme qui se dit votre ami. »

C’était clair et précis comme la démonstrationd’un théorème de mathématiques. Il n’y avait pas moyen de sedérober à une accusation si nette. Il fallait la réfutersur-le-champ, et la réfuter par des preuves.

Saint-Briac essaya pourtant de traîner lachose en longueur. Évidemment, Hugues allait exiger que lecapitaine lui montrât que personne n’était caché chez lui, et lecapitaine voulait laisser à Odette le temps de fuir par le cheminqu’il lui avait indiqué. Il espérait que Rose Verdière, poursortir, passerait aussi par la fenêtre, et il gardait pour la finde la discussion qu’il engagea un coup de théâtrejustificatif : la visite complète de l’appartement, que lemari trouverait vide.

– Ainsi, murmura-t-il d’un air navré, tuas pris au sérieux cet ignoble message, et tu viens vérifier lesodieuses allégations d’un drôle que tu ne connais pas. Tumériterais en vérité que je te laissasse y croire… alors qu’il meserait si facile de te convaincre que ce dénonciateur ment. Quelleopinion as-tu donc de ta femme et de moi, pour procéder ici commeun commissaire de police chargé de constater un flagrantdélit ?

Saint-Briac s’était rapproché de la porte etélevait la voix de façon à être entendu d’Odette, si elle étaitencore là.

– Je crois ce que j’ai vu, dit froidementle mari. Une femme est entrée ici, peu d’instants avant moi, etcette femme, c’est la mienne.

Cette affirmation fit pâlir Saint-Briac, quine put que balbutier :

– C’est impossible. Tu as rêvé cela. Lacolère te troublait l’esprit et la vue.

– J’affirme qu’une femme est entrée ici,reprit M. de Malverne avec un calme plus effrayant qu’unaccès de fureur ; une femme habillée de noir, que j’aiparfaitement reconnue, quoiqu’elle eût un voile sur le visage. Jevenais de descendre de voiture au rond-point des Champs-Élysées, etj’entrais dans l’avenue d’Antin, quand je l’ai aperçue… elle venaitdu côté du quai, très-vite, en rasant de près les maisons… arrivéeà la hauteur de la porte cochère, elle a tourné brusquement et ellea disparu sous la voûte.

– Tu t’es trompé, sans doute ; maisalors que ce serait vrai, cela ne prouverait pas qu’elle est entréechez moi. Je ne suis pas seul à habiter cette maison. Et celaprouverait encore moins que c’était madame de Malverne. Elle doitêtre chez elle en ce moment et si tu veux bien chasser les visionsqui t’obsèdent, tu n’as qu’à te transporter avec moi dans tonhôtel ; je suis sûr que nous l’y trouverons, offrant le thé àses amies… c’est son jour, et j’y serais allé, si tu n’avais pasenvahi mon domicile.

– Et moi, je suis sûr qu’elle est ici… àmoins qu’elle n’ait déjà eu le temps de fuir.

– Par où ? mon appartement n’a pasde porte dérobée.

– Il est au rez-de-chaussée, et il a desfenêtres sur la cour.

Saint-Briac tressaillit. Ce terrible mariavait deviné, et l’amant d’Odette commençait à craindre de ne paspouvoir sortir de la situation où l’avait mis l’imprudence de samaîtresse. Il essaya pourtant de s’en tirer en changeant deton.

– Au diable tes soupçons absurdes !cria-t-il en appuyant d’un geste dédaigneux cette réponse cassante.Puisque tu ne veux pas être convaincu, je n’essayerai plus de teconvaincre. Crois ce qu’il te plaira, après tout, et laisse-moi enrepos.

– Vos injures ne m’atteignent pas,monsieur, répliqua Hugues, sans se départir de sa froideurhautaine. Vous me les payerez avec le reste, car je vous ferail’honneur de me battre avec vous, et j’espère bien vous tuer. Maisje veux votre complice… et je ne partirai pas sans elle.

– Alors, dit le capitaine, sérieusementemporté cette fois par la colère, vous vous figurez que, sivraiment il y avait une femme chez moi, je vous la livrerais !Pour qui me prenez-vous donc, monsieur ?

– Je pourrais vous répondre : Pourun traître, car vous venez de briser par une odieuse trahison uneamitié de vingt ans… mais ce n’est pas à vous que j’ai affaire ence moment. Vous prétendez que vous êtes seul dans cet appartement.Prouvez-le-moi en m’ouvrant cette porte.

– C’est ce que j’aurais déjà fait, sivous ne me teniez pas un langage que je ne saurais tolérer. À quoibon d’ailleurs vous montrer que la pièce voisine de ce salon estvide ? Vous prétendriez que la personne qui s’y était réfugiéea sauté par la fenêtre. Finissons-en, je vous prie. Cette scèneridicule n’a que trop duré. Nous nous couperons la gorge quand vousvoudrez ; je ne demande pas mieux. Mais je suis chez moi, etje vous prie d’en sortir.

– Pas avant d’avoir arraché votrecomplice de la chambre où elle se cache.

M. de Malverne se préparaitvisiblement à enfoncer la porte d’un coup de pied, et Saint-Briac,exaspéré, allait lui sauter à la gorge, lorsqu’un bruit de chaisesrenversées les empêcha tous les deux d’en venir aux voies defait.

Le bruit partait de la chambre à coucher et lecapitaine se demandait si Odette y était encore.

– Persistez-vous à soutenir qu’il n’y alà personne ? interrogea Hugues.

– Non, mais je vous défends d’y entrer,et je vous jure que vous ne passerez pas, riposta Saint-Briac, enlançant à l’autre bout du salon sa pipe qu’il tenait encore à lamain.

Il ne restait plus aux deux amis qu’à secolleter comme de simples crocheteurs, mais cette déplorableextrémité leur fut épargnée.

La porte, menacée par l’un et défendue parl’autre, s’ouvrit tout à coup, et Rose Verdière apparut en pleinelumière, à visage découvert.

M. de Malverne, stupéfait, recula.Saint-Briac, beaucoup moins surpris, resta muet. Il sedemandait : Que va-t-elle dire ?

La jeune fille entra, la tête haute, ets’adressant au mari d’Odette :

– C’est moi, monsieur, que vous avez vuevenir du quai et entrer dans cette maison. Je crois que je vous aiaperçu à l’autre bout de l’avenue. Vous avez désigné tout à l’heureune femme voilée et vêtue de noir. Me reconnaissez-vous ?

– Oui, murmura Malverne, il me semble quec’est vous, et cependant…

– Vous doutez encore. Vous ne comprenezpas pourquoi M. de Saint-Briac a nié avec persistancequ’il y eût une femme ici. Mais, s’il en était convenu, vousl’auriez sommé de vous la montrer… et il aurait refuséénergiquement, parce que je serais perdue, si l’on savait que jesuis sa maîtresse.

– Vous ! s’écria le mari, qui avaitquelque peine à croire à un si heureux dénoûment.

Le capitaine, en entendant cet héroïquemensonge, s’était hâté de prendre une figure de circonstance, maisil resta muet, admirant le dévouement et l’intelligence de cettejeune fille qui, pour sauver une femme qu’elle ne devait guèreestimer, se chargeait bravement d’une faute qu’elle n’avait pascommise.

– Oui, monsieur, dit Rose, sanssourciller, je suis sa maîtresse, et je ne tolérerais pas qu’il eneût une autre. C’est pourquoi vous pouvez vous dispenser de visitercet appartement. La femme que vous cherchez n’y est pas.

» Je ne sais qui vous êtes, et si je mesuis cachée, lorsque vous avez sonné, c’est que, moi aussi, j’ai maréputation à sauvegarder, et il ne me convient pas que les amis deM. de Saint-Briac me voient. J’allais sortir par lafenêtre, quand j’ai entendu à travers la cloison les éclats devotre colère, et j’ai jugé que je devais rester. Il m’en a coûté deme montrer à vous ; mais maintenant que vous m’avez vue, vousn’accuserez plus une innocente… parce qu’elle a le malheur de meressembler de loin. Et puis, je crois avoir affaire à un galanthomme, et je compte que, si jamais vous me rencontrez, vous ne voussouviendrez pas de m’avoir vue ici.

Sur cette conclusion d’un petit discours quen’aurait pas désavoué une femme du meilleur monde, la fille del’ex-gardien des tours adressa un salut fort court àM. de Malverne et se dirigea vers la porte del’appartement, après avoir tendu la main au capitaine, qui y mit unbaiser reconnaissant et qui s’abstint de reconduire la généreuseenfant à laquelle Odette devait d’être sauvée.

Jacques resta face à face avec le mari quifaisait une singulière figure, et lui dit doucement :

– M’en veux-tu encore ? Etcomprends-tu enfin que tu as soupçonné à tort ta femme et tonami ?

Hugues lui ouvrit ses bras, et l’amantd’Odette eut le courage de ne pas se dérober à cette accolade qu’ilne méritait guère.

Quand un homme a mis le pied hors du droitchemin, il va jusqu’au bout dans la voie du mensonge.

– Pardonne-moi, murmuraM. de Malverne ; cette infâme lettre m’avaitbouleversé.

– Comment n’as-tu pas deviné d’où ellevient ?

– Je ne le devine pas encore.

– Tu as donc oublié les propos que cePancorbo nous a tenus au cercle ?

– Quoi ! ce serait lui qui…

– Souviens-toi qu’après avoir engagé avecmoi une conversation banale, il m’a déclaré tout à coup qu’ilm’avait vu, la veille, traverser le parvis Notre-Dame entre deuxsergents de ville. Souviens-toi que l’idée t’est venue aussitôt quecet homme si bien informé était peut-être l’assassin.

– C’est vrai, murmuraM. de Malverne. Je me rappelle même que l’étrangedéclaration de cet homme m’a fait l’effet d’être une menacedéguisée.

– Et tu ne te trompais pas, appuya lecapitaine. C’était une sorte d’avertissement… comme s’il nous avaitdit : Abandonnez l’affaire du crime de Notre-Dame, sinon jevous jouerai un mauvais tour à tous les deux. Tu l’avais si biencompris que tu devais demander à l’ambassade d’Espagne desrenseignements sur le soi-disant marquis de Pancorbo…

– Et j’ai négligé de le faire… mais ilest encore temps.

– Non, je crois qu’il n’est plus temps.Hier soir, il n’a pas paru au cercle, et il ne loge plus à l’hôtelContinental. Cette disparition prouve surabondamment qu’il estcoupable.

» Maintenant, veux-tu que je t’expliquele plan qu’il a conçu et qui vient de recevoir un commencementd’exécution ? Le voici : du haut de la tour, où il étaitmonté avec sa victime, il m’a sans doute aperçu pendant que j’étaissur la galerie avec une femme, qu’il n’a pas pu reconnaître,attendu qu’il ne l’avait jamais vue ; mais il m’a reconnu, moiqu’il voyait tous les jours à la partie de baccarat. Il m’auraitparfaitement laissé condamner, et lorsque, le lendemain, il m’arencontré dans les salons du cercle, il s’est dit : Cemonsieur a pu me voir là-haut, et il pourrait s’aviser de le dire àson ami, le juge d’instruction. Il faut que je l’empêche de parler.Et il a procédé par gradation. Il m’a appris d’abord qu’il avaitassisté à mon arrestation, et il m’a fait sentir qu’il ne tenaitqu’à lui d’ébruiter cette mésaventure que j’avais grand intérêt àcacher.

– Et je t’ai engagé à ne tenir aucuncompte de cette communication menaçante.

– J’ai si bien suivi ce conseil qu’aprèston départ, l’ayant vu sortir en compagnie de l’individu qui, ennotre présence, l’avait accosté aux Champs-Élysées, je me suisamusé à les filer tous les deux. Ils m’ont échappé, et en rentrantchez moi, j’y ai trouvé une lettre non signée dont l’auteur anonymem’avertissait qu’il savait le nom de ma maîtresse, et que, si jecontinuais à m’occuper de lui, il la dénoncerait à son mari.

– Tu l’as, cette lettre ?

– Non. Je l’ai brûlée, mais, jel’affirme, elle est de la même écriture que celle-ci. Laisse-moiachever. Dans la première, il n’était pas question de toi. Lemaître chanteur ne nommait pas – et pour cause – la femme surlaquelle il me menaçait de se venger. Il supposait qu’il n’enfaudrait pas davantage pour m’effrayer. Or, le lendemain, je suisallé chez un des témoins que tu avais fait citer, et que sans doutetu entendras un de ces jours.

– Demain, sans plus tarder, interrompitle juge.

– Tu feras bien, dit le capitaine quipensait tout le contraire, car la future comparution de RoseVerdière l’inquiétait fort. Je suis donc allé chez ce baron deMériadec, dont tu m’as donné l’adresse. Pancorbo a dû avoirconnaissance de cette démarche… je suis persuadé que depuis deuxjours il me fait espionner… et il en a conclu que je préparaisquelque chose contre lui.

» C’est alors qu’il a imaginé unenouvelle combinaison ou plutôt un perfectionnement de la première.Il sait que tu es marié, que je suis ton ami intime, que ta femmeest jeune et jolie. Il s’est dit : Si je pouvais faireaccroire au juge d’instruction que ce Saint-Briac est l’amant demadame de Malverne, ces messieurs s’entre-tueraient peut-être, etje serais débarrassé de mes plus dangereux ennemis. Une lettreanonyme fera l’affaire.

En écoutant ces déductions hasardées,M. de Malverne fronçait le sourcil et ne paraissait pasconvaincu.

– Je ne comprends pas ton raisonnement,dit-il froidement. Cette machination aurait tourné contre lui. Etil ne m’aurait pas dit que je surprendrais ma femme chez toi,sachant que je ne l’y trouverais pas.

– Tu ne connais pas les gredins del’espèce à laquelle appartient ce scélérat. Ils calomnient quandmême parce qu’il reste toujours quelque chose d’une calomnie. Il aréussi à te troubler momentanément l’esprit. Il a semé un grain dedéfiance entre nous. Et d’ailleurs, c’est surtout à moi que le coupétait destiné. C’est comme s’il me disait : Si vous persistezà vous occuper de moi, il vous arrivera de terribles désagrémentsdont je vous fournis un premier échantillon.

» Et puis, il ne prévoyait pas que je metrouverais en mesure de me justifier complétement, et séancetenante, d’une accusation qu’à la rigueur tu pouvais croire fondée.Songe donc à ce qui se serait passé entre nous si les chosesavaient tourné autrement. Si tu n’avais trouvé personne chez moi,tu aurais peut-être cru que ta femme y était venue, et que tuarrivais trop tard. Si j’avais refusé de te mettre en présence dema maîtresse que j’avais cachée dans ma chambre, c’eût été bienpis. Nous nous serions certainement coupé la gorge. Nous avons déjàfailli nous prendre aux cheveux, parce qu’elle ne se pressait pasde paraître.

» Il a fallu, pour empêcher un malheur,qu’elle eût l’intelligence et le courage de se montrer… un couragebien rare, dans sa position, car elle n’est point de celles quin’ont rien à risquer en s’affichant.

– Alors elle est mariée ?

– Tu me permettras de ne pas te donner dedétails sur son état social. Il lui en a déjà assez coûté de sefaire voir, et nous en resterons là, si tu veux bien.

– Rien ne t’empêche du moins de me diresi c’est elle qui est montée avec toi sur la galerie du portail deNotre-Dame.

– Crois-en ce qu’il te plaira.

– Alors, tu refuses de merépondre ?

– Absolument, et je m’étonne que tuinsistes. Nous ne sommes pas au Palais, dans ton cabinet, et ici tun’es plus juge d’instruction. Tu es Hugues de Malverne, mon plusancien ami, et maintenant que tu ne peux plus me soupçonner det’avoir trompé, mes affaires de cœur ne te regardent pas, je te ledis tout net.

– Tu as raison, s’écria Malverne,impressionné par ce langage ferme et clair.

– Veux-tu visiter mon appartement dansses coins et recoins ? demanda en souriant le capitaine.

– Je ne te ferai pas cette injure. Je net’accuse plus, et je te prie d’oublier ce qui vient de se passerici. Moi, j’en garderai le souvenir, comme d’une leçon, mais je net’en parlerai jamais… et Odette l’ignorera toujours.

– Enfin, je te retrouve donc et j’espèreque rien n’altérera désormais notre vieille amitié.

» Veux-tu me permettre de te donner unconseil ?… c’est de laisser M. de Pancorbo aller sefaire pendre ailleurs.

– Je ne te promets pas cela, dit vivementM. de Malverne. Je suis magistrat, et je ferai mon devoirjusqu’au bout. Mais je t’engage, toi, à ne plus te mêler de cetteaffaire.

» Elle t’a déjà coûté assez cher, et tun’as pas mission de l’instruire.

– Sois tranquille ; je ne m’enoccuperai plus. Tu rentres chez toi, je suppose. Quand tereverrai-je ?

– Quand tu voudras. Notre maison t’estouverte, tu le sais.

Ils échangèrent une poignée de main, et ils seséparèrent sur le seuil de cette porte qu’Odette avait franchiepour entrer chez son amant.

Le temps n’est plus où le public riait desmaris mis en scène par Molière, et, de ces deux hommes, Hugues deMalverne n’était pas le plus malheureux, car Saint-Briac, restéseul, se laissa tomber dans le fauteuil où sa maîtresse s’étaitassise, et dit avec un geste désespéré :

– Ah ! c’est trop de honte !…je me fais horreur à moi-même… je voudrais que cet assassin meproposât un duel à bout portant et qu’il me débarrassât de lavie.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer