La Voilette bleue

III

M. de Malverne habitait un hôtel àlui appartenant, un hôtel sis, comme on dit dans les actesnotariés, entre cour et jardin.

La cour s’ouvrait, par une majestueuse portecochère, sur le faubourg Saint-Honoré, et le jardin s’étendaitjusqu’à l’avenue Gabriel, dont le séparait une grille toutenguirlandée de lierres.

Les visiteurs officiels entraient par lacour ; les amis intimes passaient plus volontiers par lejardin.

Bâti, sous le dernier empire, par un opulentétranger qui voulait se fixer à Paris et que les événements del’année terrible en chassèrent, cet hôtel semblait avoir étéconstruit tout exprès pour abriter le jeune ménage qui l’avaitacheté, à très-bon compte, après la guerre et la Commune.

En épousant mademoiselle Odette de Benserade,qui lui apportait une dot de six cent mille francs, Hugues deMalverne, déjà riche par lui-même, avait tenu à s’installer commeil convenait à sa nouvelle situation, et il avait eu la mainheureuse, – comme toujours, – car ce magistrat était né sous unebonne étoile.

Sa femme était charmante, et depuis deux anset demi qu’ils étaient mariés, jamais un nuage n’avait obscurci,même passagèrement, le ciel conjugal de ces deux époux bienassortis.

Bien née, bien élevée, belle à ravir etremarquablement intelligente, madame de Malverne était douée detous les avantages qu’un mari peut souhaiter, et le seul chagrinqu’elle eût causé au sien, c’était de ne pas lui avoir donnéd’enfant.

Elle aimait le monde, elle recevait assezsouvent, et elle avait su attirer et retenir dans son salon deshommes aimables et de bonne compagnie. Les ennuyeux en étaientimpitoyablement exclus, et elle n’y admettait que des femmes triéessur le volet.

Mais le seul ami qui fût dans la maison sur lepied de l’intimité, c’était Jacques de Saint-Briac, le plus anciencamarade de Hugues, son fidèle, qui avait été son premier témoin lejour du mariage.

Celui-là venait quand il lui plaisait, et ilne se passait guère de semaine où il n’y dînât.

Hugues le traitait comme un frère ;Odette le voyait toujours avec plaisir, quoiqu’elle se montrât plusréservée qu’il n’aurait convenu avec le meilleur ami de son mari,et il arrivait quelquefois à M. de Malverne de luireprocher d’accueillir presque froidement ce cher capitaine, quiétait la joie de la maison, car il avait de l’esprit, un caractèreouvert et un grand fond de bonne humeur, un peu assombrie depuisquelque temps par des préoccupations dont le juge d’instructions’évertuait, sans y réussir, à deviner la cause.

Cette cause, il croyait la connaîtremaintenant, et il comptait bien se donner le malicieux plaisir demettre Saint-Briac sur la sellette devant madame de Malverne,pendant le dîner que Saint-Briac avait fini par accepter, à soncorps défendant.

À sept heures, Odette, qui n’avait pas vu sonmari depuis le matin, l’attendait dans son petit salon, assise ouplutôt affaissée dans un vaste fauteuil capitonné, et semblaitplongée dans une profonde rêverie. Sa main blanche jouaitdistraitement avec un éventail japonais, et ses yeux suivaient lemouvement des aiguilles sur le cadran de la pendule en vieuxsaxe.

Elle était très-pâle, et, au cercle brun quicernait ses paupières, on devinait qu’elle avait pleuré.

Les minutes s’écoulaient, et Hugues,ordinairement très-exact, ne se montrait pas. Excédée d’impatience,elle sonna et dit au valet de chambre qui se présenta :

– Monsieur est-il rentré ?

– Depuis une demi-heure, madame, réponditle domestique ; monsieur achève de s’habiller.

– C’est bien. Prévenez-le que jel’attends.

Aussitôt qu’elle se retrouva seule, madame deMalverne se leva, se regarda dans la glace, essuya ses yeux humideset prit une attitude comme un soldat qui se prépare à être inspectépar un supérieur. Elle essaya de sourire et de donner uneexpression gaie à son visage. Elle n’y réussit qu’à moitié, et ellene put réprimer un mouvement nerveux lorsque son mari entra.

Il était radieux, et il vint à elle les deuxmains tendues pour lui prendre la taille et mettre un bon baisersur le front qu’elle lui présentait.

– D’où vient, mon ami, que vous êtes sien retard ? demanda-t-elle.

– Ah ! j’en ai long à te raconter,répondit le juge d’instruction en se frottant les mains. Maisd’abord pourquoi me dis-tu vous ? Tu ne veux pas que nous noustutoyions devant le monde, ni même quand Jacques est là… Je mesoumets à cette exigence ; mais en tête-à-tête, c’est uneautre affaire, mon Odette chérie. Le « vous » n’est pasde mise entre deux amoureux qui s’aiment comme ils se sont aimésdès le premier jour.

– Eh bien ! reprit Odette, quet’est-il donc arrivé qui t’a retenu une heure de plus que decoutume ?

– Si tu crois qu’une affaire comme celledes tours de Notre-Dame se débrouille facilement !… Toutel’après-midi y a passé, et à six heures j’étais encore dans lecabinet du procureur général.

– Qu’est-ce que c’est que l’affaire destours de Notre-Dame ? balbutia madame de Malverne.

– Tu n’as donc pas lu les journaux cematin ?

– Si… et j’y ai vu le récit d’un suicide,une pauvre femme qui s’est jetée du haut de…

– C’est juste ! je me rappellemaintenant qu’ils ont parlé de la chute, mais qu’ils n’ont pasparlé du crime.

– Quoi ! cette malheureuse aété…

– Lancée sur le pavé par un scélérat quenous aurons, je le crains, beaucoup de peine à trouver. Je terégalerai à table du récit détaillé de cette lugubre aventure… Maisje m’étonne que Jacques ne soit pas encore arrivé…

– Jacques !… s’écria la jeune femme.Vous l’avez vu !

– Oui, je l’ai invité pour ce soir, et ila accepté. Il nous devait bien cela.

– Et pourquoi n’est-il pas venu dînerhier ?

– J’aime mieux qu’il te l’expliquelui-même. Ça sera bien plus amusant.

– Amusant ?… je ne comprendspas.

– Tu ne perdras rien pour attendre un peucar j’espère bien qu’il ne va pas encore une fois nous faire fauxbond. Tout ce que je veux te dire maintenant, c’est que…prépare-toi à t’étonner… c’est que notre ami Jacques, le sage, levertueux, l’impeccable Jacques… a une maîtresse.

– Une maîtresse, répéta madame deMalverne, très-émue.

– Mon Dieu ! oui. Celat’étonne ?

– Un peu, je l’avoue.

– C’est cependant assez naturel. Il al’âge où l’on aime, et il est assez bien tourné pour faire desconquêtes.

– Sans doute… mais je n’aurais jamais cruqu’il eût ce que, vous autres hommes, vous appelez une liaison…nous le voyons si souvent…

– Il y a temps pour tout, dit en riant lejuge d’instruction. Saint-Briac trouve moyen de voir sa belle, sansnégliger ses amis… et même de faire avec elle de longues promenadessentimentales.

– Et… c’est une de ces promenades qui luia fait oublier notre invitation ?

– C’est à peu près cela… mais il n’y apas de sa faute, et, quand tu auras entendu de sa bouche le récitde son aventure, tu l’excuseras certainement.

– J’espère bien qu’il ne s’avisera pas deme raconter…

– Mais si. C’est indispensable. Etj’espère bien, moi, que tu ne l’empêcheras pas de se confesser… Ilfinirait par croire que tu es jalouse de lui.

Odette répliqua vivement :

– Tu as ce soir des plaisanteries detrès-mauvais goût, mon cher Hugues. Sur quelle herbe as-tu marché,et quel plaisir peux-tu prendre à m’agacer ainsi ?

– Allons ! ne te fâche pas… j’aitort de te tourmenter… et ce que je viens de te dire estinconvenant, je le reconnais. Il ne faut pas m’en vouloir… j’aipassé une journée si désagréable que mon humeur s’en ressent… jedeviens taquin… mais c’est fini maintenant, et je…

– M. de Saint-Briac !annonça tout à coup le valet de chambre.

Et presque en même temps, le capitaineentra.

– Enfin, te voilà ! lui criaM. de Malverne. Je commençais à me demander si tu nousboudais… et je te préviens que tu vas être grondé. Odette estrancuneuse en diable, et tu auras fort à faire pour rentrer engrâce.

Saint-Briac serra la main de son ami et saluamadame de Malverne plus cérémonieusement que d’habitude. Ilparaissait embarrassé, et pourtant la timidité n’était pas aunombre de ses défauts. Ce n’était plus le même homme. On eût ditqu’il avait vieilli depuis la veille, tant ses traits étaientaltérés.

– Madame est servie ! reprit levalet de chambre en ouvrant à deux battants la porte de la salle àmanger.

– Bon ! dit gaiement le magistrat,tu es encore un peu troublé, mais tu te remettras, à table, de tesémotions d’hier. Offre ton bras à Odette et viens dîner.

Le capitaine obéit, non sans échanger avecmadame de Malverne un regard inquiet, et le mari passa aprèseux.

Le dîner était servi dans une vieilleargenterie de famille, et, comme de coutume, il était excellent,car M. de Malverne aimait à bien vivre, et sa femme avaitune certaine propension à la gourmandise.

On faisait chez eux bonne chère tous lesjours, et leur fortune du pot valait cent fois mieux que les repasd’apparat des bourgeois aisés ou des hauts fonctionnaires.

Les vins, particulièrement, étaient tous depremier ordre, et d’ordinaire l’ami Saint-Briac y faisaithonneur.

Mais il avait dit vrai, le matin, en annonçantà Hugues qu’il serait, ce jour-là, un triste convive, car c’esttout au plus s’il trempa ses lèvres dans le château-yquem qu’on luiversa après le potage, et l’on arriva au premier service sans quela conversation sortît du cercle des banalités, qui sont comme lapréface obligée des entretiens intéressants.

Ce n’était pas l’envie d’aborder un sujet pluspersonnel qui manquait à Malverne, mais il subissait le supplicecommun à tous les riches qui ne peuvent pas se passer dedomestiques. La présence du valet de chambre le gênait.

Il dut se contenter provisoirement de faireaux graves événements de la journée des allusions que sa femmecomprenait à demi, et que le capitaine ne comprenait que trop.

– Tu es rentré chez toi, après m’avoirquitté au Palais ? demanda Hugues à son ami.

– Oui, répondit timidement Saint-Briac,qui prévoyait des questions embarrassantes, je suis rentré, et jene suis sorti que pour venir ici.

– En effet, tu devais avoir besoin de tereposer et de te recueillir, après de pareilles secousses. Ehbien ! moi, j’ai été retenu au Palais jusqu’à six heurespassées. Tu te figures sans doute que j’ai entendu des témoins… Ahbien, oui ! J’ai employé tout ce temps-là à discuter avec lepremier président et le procureur général. Tu ne te doutes pas dumal que j’ai eu à les convaincre… ça n’a pas marché tout seul, jet’en réponds. Les choses en sont venues à ce point que j’ai offertde me dessaisir de l’instruction et de la remettre à un de mescollègues.

– J’avais prévu cela, balbutia lecapitaine, et je suis désolé que tu te sois compromis pour…

– Ne te désole pas. Ils ont fini parentendre raison, et ils m’ont donné carte blanche. Il ne sera plusquestion de la stupide méprise du commissaire de police. Ils l’ontfait appeler, et on lui a lavé la tête. Le gardien des tours vaêtre révoqué dès demain, et ce sera justice, car c’est sanégligence qui est la cause première de l’erreur.

Saint-Briac se tut ; mais, à son attitudeet à sa physionomie, on voyait bien qu’il était sur des charbonsardents.

Madame de Malverne ne paraissait pas beaucoupplus rassurée. Son visage s’était assombri, et elle dit avec uneimpatience marquée :

– Votre conversation, messieurs, est sansdoute pleine d’intérêt pour vous, mais elle ne m’amuse guère, moiqui ne sais pas de quoi vous parlez… et, en vérité, vousm’obligeriez infiniment si vous vouliez bien en changer.

– Tu as raison, ma chère amie, de nousrappeler à l’ordre, dit avec empressement le mari. Nous causeronsde tout cela après dîner, en fumant… puisque tu veux bien tolérerle cigare dans ton petit salon. Parlons de choses plus gaies.

Et il mit sur le tapis les merveilles dunouvel Opéra qu’on achevait alors de construire, et dont lescurieux allaient admirer le magnifique escalier. Il passa ensuiteaux pièces nouvelles, aux bruits de coulisses, aux scandalesmondains les plus récents. Mais il eut beau s’ingénier à ranimer lacauserie, le dîner finit encore plus tristement qu’il n’avaitcommencé, et, au dessert, madame de Malverne se leva avec unempressement significatif.

Le café était servi dans le boudoir, et, dèsque le domestique eut disparu, elle dit en regardant fixement sonmari, qui seul était de sang-froid :

– M’expliquerez-vous enfin le sens desdiscours mystérieux que vous avez tenus à table ?

– Mystérieux pour toi, chère Odette, diten souriant le juge d’instruction. Ils n’étaient pas énigmatiquespour Jacques, et je préfère lui laisser le plaisir de t’en donnerla clef.

– À quoi bon ? demanda vivement lecapitaine. Je suis sûr que madame de Malverne n’y tient pas.

– Vous vous trompez, monsieur,interrompit la jeune femme, j’y tiens beaucoup. Que vous est-ilarrivé ?

Et comme Saint-Briac ne se pressait pas derépondre :

– Je vais l’aider, dit Hugues. Apprends,pour commencer, qu’il a passé depuis hier vingt-quatre heures enprison. Voilà, j’espère, une excuse valable pour n’être pas venudîner avec nous.

– En prison ! s’écria madame deMalverne.

– Parfaitement, ma chère, et il y seraitencore s’il avait eu affaire à un autre juge d’instruction que moi.Heureusement, je l’ai tiré de ce mauvais pas… non sans peine, carson cas était grave. On l’accusait d’avoir assassiné une femme…rien que cela ! une femme avec laquelle on l’a vu monter surles tours de Notre-Dame… une femme… c’est ici que le bât le blesse…une femme qui est sa maîtresse. Maintenant que j’ai lâché le grandmot, confesse-toi, Jacques, mon bel ami… et ne crains rien… lesplus honnêtes femmes ont toujours un faible pour les mauvaissujets.

Odette, qui avait pâli d’abord en entendantprononcer le mot de prison, s’était remise assez vite. Le sangremontait à ses joues, et ses yeux regardaient sans colère lecoupable Saint-Briac.

– Est-ce vrai ? lui demanda-t-elledoucement.

Il avait baissé la tête, pendant queM. de Malverne parlait ; il la releva, et ilrépondit sans hésiter :

– Oui, madame, c’est vrai. J’ai faillipayer bien cher une imprudence, mais j’aurais subi mon sort sans meplaindre, parce que je savais que celle que j’aime plus que ma vien’avait rien à redouter.

– Oh ! non, dit Malverne avec unegaieté légèrement ironique, elle n’avait rien à redouter, car il seserait laissé couper le cou plutôt que de la nommer. Il n’a pasmême voulu me dire son nom, à moi, qui l’ai sauvé, et qui luiaurais gardé le secret.

– Il a bien fait, dit Odette d’un tonferme.

– Tu en parles fort à ton aise, chèreamie. Sais-tu bien que la sublime discrétion de notre chevaleresqueami m’a forcé d’assumer une responsabilité des plus lourdes ?Avant de remettre en liberté ce paladin, j’aurais dû exiger qu’ilme prouvât qu’elle vivait encore, cette maîtresse qui aime à êtreadorée à deux cents pieds au-dessus du pavé que foule le commun desmortels. Je suis convaincu qu’elle se porte à merveille ; maisenfin une autre femme a été jetée du haut en bas de la tour, etcette malheureuse, personne ne l’a reconnue. Or, les vieuxmagistrats ne sont pas crédules. Ils n’ont pas osé aller contre madécision, mais je pense qu’ils ont des doutes, et Jacques peuts’attendre à être surveillé jusqu’à ce que l’affaire soitéclaircie. Ça va gêner ses amours… mais il doit s’estimer heureuxd’en être quitte à si bon marché.

– C’est bien assez qu’on l’ait pris pourun assassin ! murmura madame de Malverne, qui avait les larmesaux yeux.

– Il n’a eu, parbleu ! que ce qu’ilméritait. D’abord, il ne devait pas détourner de ses devoirs unefemme mariée. Je n’aurais peut-être pas dit cela il y a dix ans,mais j’ai bien le droit à présent de prendre le parti desmaris.

» Ensuite, quand on s’embarque dans uneliaison dangereuse, on ne choisit pas une excentrique, une folle,qui traîne son amant sur la tour d’une église… Un de ces jours,elle le forcera à monter en ballon.

– Elle a dû cruellement souffrir, depuishier, dit Odette…

– Bah ! elle n’a rien su, pendantque Jacques était sous les verrous, et maintenant elle doit êtrerassurée.

» Tu l’as revue, n’est-ce pas ?demanda Hugues à son ami en le regardant fixement.

– Oui, répondit le capitaine, après avoirhésité.

– Eh bien ! mon cher, tu as fait làune nouvelle sottise, et je te conseille de ne pas recommencer. Tupeux bien te priver de la voir, d’ici à quelque temps… sans quoi,je te le répète, tu te feras pincer… pas comme assassin, maisl’adultère est puni par le Code, et les agents qui t’espionnerontpourraient bien te dénoncer au mari.

– Les chefs de la cour et du parquetsavent donc mon nom ?

– J’ai été forcé de le leur dire. Dureste, je t’avais prévenu que je ne pourrais pas le leurcacher.

» Te voilà averti de nouveau. Prends tesprécautions en en conséquence. Ta belle se résignera à pleurer tonabsence pendant un mois… ou à t’oublier.

– Il faudrait qu’elle n’eût pas de cœur,murmura madame de Malverne.

– Miracle ! s’écria joyeusementHugues. Odette prend ta défense ! et moi qui m’imaginaisqu’elle allait t’accabler de reproches, ou tout au moins te fairede la morale !

» Mes compliments, ma bonne amie.L’indulgence sied aux femmes vertueuses ; et d’ailleurs tuaurais mauvaise grâce à traiter sévèrement la complice de Jacques,car tu es exposée à la rencontrer. Il m’a laissé entendre que nousla connaissons.

– Je n’ai pas dit cela ! s’écria lecapitaine.

– Tu ne l’as pas dit positivement. Maisle langage que tu m’as tenu, lorsque je t’ai interrogé dans moncabinet, m’autorise à supposer que la dame en question est de notremonde. Si elle n’en était pas, tu n’aurais pas refusécatégoriquement de me la nommer.

» Mais je t’ai assez tourmenté, et je neveux pas ennuyer Odette, qui m’a tout l’air de préférer un autresujet de conversation.

» Allume ton cigare et raconte-nous deshistoires gaies. Qu’est-ce qu’on fait au cercle ? Il y a huitjours que je n’y ai mis les pieds, et toi, tu y vas tous les soirs.Où en est la partie ?

– Tu sais bien que je ne joue plus.

– Je comprends… une passion chassel’autre… mais le baccarat est encore la moins dangereuse des deux,et je te conseille de t’y remettre… quand ce ne serait que pouroublier momentanément tes malheurs d’amoureux.

– Encore ! murmura madame deMalverne, en lançant à son mari un regard de reproche.

– C’est juste ! je n’ai que lamaudite affaire de notre ami dans la tête, et j’y reviens malgrémoi. Mais c’est fini. Jacques va m’aider à changer d’entretien.

» Dis-moi, cher ami, est-ce que le grosPrébord continue à perdre ?

– Je crois que oui, balbutia lecapitaine, de plus en plus troublé.

– En voilà un qui mériterait de seruiner, et même quelque chose de pire… il a une femme charmante, etil passe toutes ses nuits autour d’un tapis vert, sans s’inquiéterde ce qu’elle fait pour se consoler de son absence.

– Du reste, tout le monde perd, repritSaint-Briac. Et les joueurs commencent à s’écœurer.L’hidalgo leur gagne des sommes folles.

– L’hidalgo ? répéta avec un pointd’interrogation M. de Malverne.

– Eh ! oui, cet Espagnol qu’on areçu le mois passé.

– Bon ! je me souviens. Il a un nombizarre… grand corbeau ou du corbeau…

– Il s’appelle M. de Pancorbo,et il s’intitule marquis ; mais il me fait l’effet d’être toutbonnement un aventurier.

– On doit cependant savoir d’où il sort…il a été présenté par deux parrains qui répondent de sonhonorabilité.

– Et qui n’en savent peut-être pas pluslong que nous sur le passé de ce personnage.

– Le fait est que, dans les clubs, onadmet beaucoup trop facilement les étrangers. Celui-là, du reste,paye de mine. Il est fort bien de sa personne, et il ad’excellentes façons, autant que j’ai pu en juger, le soir où tu mel’as montré, dans l’exercice de ses fonctions de banquier debaccarat. Il paye, et surtout il encaisse, avec une grâce touteparticulière.

– Oh ! il est très-beau joueur.

– Je n’en doute pas, mais c’est facilequand on gagne toujours. Je voudrais le voir perdant une grossesomme.

– Eh bien ! essaye de la luienlever.

– Tu oublies que je n’ai pas touché unecarte depuis que je suis magistrat. Ma grandeur m’attache aurivage.

– C’est précisément pour cela que tu doisêtre heureux au jeu.

– Comme le sont les maris trompés, dit enriant le juge d’instruction.

» Pardon, ma chère Odette, reprit-il, dèsqu’il vit sa femme froncer le sourcil. La mésaventure de notre amim’a brouillé les idées. Mais qu’as-tu ?… Est-ce que tu essouffrante ?

– Oui… vos causeries m’ont donné lamigraine, et je sens que j’ai grand besoin de repos.

– Alors, nous n’avons rien de mieux àfaire que de te laisser seule, car nous aurions beau nous observer,nous retomberions dans des allusions à la sotte histoire deJacques… sans compter que l’odeur du tabac ne pourrait qu’exaspérerton mal de tête. Donc, si tu le permets, chère amie, nous ironsfumer dehors.

– Je ne m’y oppose pas, et je n’attendraipas votre retour pour me mettre au lit. Je ne tiens plusdebout.

– Veux-tu que je passe chez le docteurValmont et que je te l’envoie ?

– Non, mon ami ; c’est inutile. Unebonne nuit me remettra, et demain il n’y paraîtra plus.

» Bonsoir, messieurs, dit madame deMalverne en tendant la main droite à son mari, qui y mit un baiser,et sa main gauche à Saint-Briac, qui se contenta de la serrer.

Et elle les laissa en tête-à-tête dans lesalon.

– Comme c’est fragile, une femme !dit Malverne. La mienne est une sensitive, et je m’aperçois troptard que je n’aurais pas dû lui parler du danger que tu as couru.C’est l’envie que j’avais de justifier ton absence d’hier.

– J’aurais bien su inventer uneexcuse.

– Oui, j’ai eu tort. Mais enfin c’estfait. Allons achever nos cigares aux Champs-Élysées.

– Comme tu voudras, dit avec résignationle capitaine.

Malverne le fit passer par le jardin, ouvritla grille dont il avait la clef dans sa poche, et ils n’eurent qu’àtraverser les quinconces pour déboucher sur la grande avenue.

Ils étaient libres maintenant de reprendre laconversation interrompue par le brusque départ de madame deMalverne, et cependant ils se taisaient tous les deux.

On eût dit qu’ils se sentaient gênés, et ilsse mirent à remonter silencieusement vers le rond-point.

On était à la fin d’avril, et il faisait untemps superbe. Il y avait déjà des feuilles aux arbres, despromeneurs sur l’asphalte et des chaises occupées par d’intrépidesflâneurs qui bravaient les rhumes de cerveau.

Les deux amis marchèrent côte à côte pendantquelques minutes sans desserrer les dents, et ils arrivaient à lahauteur du palais de l’Industrie, lorsque Hugues de Malverne ditbrusquement à son compagnon :

– Tu devrais te marier, mon vieuxJacques.

– Me marier ! répéta le capitainetout interloqué. Et pourquoi, je te prie ?

– Eh ! parbleu ! pour éviter àl’avenir des catastrophes comme celle d’hier.

– Je les éviterai, tout en restantgarçon.

– Tu t’illusionnes. Qui a bu boira. Turecommenceras, et un beau jour tu seras surpris par le mari. Tuviens de l’échapper belle, et tu ne sais pas combien j’ai eu depeine à arrêter l’affaire, en ce qui te concerne. Me voilà engagéd’honneur à trouver le véritable assassin, et si je ne réussis pas,il ne me restera plus qu’à donner ma démission.

» Et puis, voyons, entre nous, est-ce quetu ne serais pas cent fois plus heureux que tu ne l’es à présent,si tu épousais une femme comme Odette ?

– Oui, certes, certes, réponditSaint-Briac, en regardant à la dérobée le visage de son ami ;mais… c’est impossible…

– Il n’aurait peut-être tenu qu’à toi,autrefois ; tu la connaissais avant son mariage, et je suisravi que tu ne te sois pas mis sur les rangs, car, dans cetemps-là, tu portais encore l’épaulette, et son père, le vieuxgénéral de Benserade, avait un faible pour les militaires. Tu net’es pas présenté, j’ai été agréé et je m’en félicite tous lesjours. Mais enfin, il n’y a pas qu’elle au monde, et, si tu voulaisbien te laisser faire, on te trouverait la pareille. Odette s’enchargerait.

– Je ne crois pas, murmura lecapitaine.

– Veux-tu que je lui en parle ?

– Après lui avoir appris que j’ai unemaîtresse ! Tu n’y penses pas, mon cher Hugues.

– Il est sous-entendu que tu renonceraisd’abord à cette liaison qui finira par te casser le cou.

– Eh bien ! quand je serai dégagé,nous verrons… Mais, pour le moment, je te prie en grâce de ne pasrisquer une démarche qui blesserait ta femme. Elle croirait que jet’y ai autorisé et que j’ai l’intention de me moquer d’elle.

– Jamais de la vie ! On voit bienque tu ne sais pas ce que c’est que la confiance entre époux quis’aiment. Elle est absolue. Odette n’a jamais douté de moi, et jen’ai jamais douté d’Odette. Toi, qui es mon meilleur ami, tuviendrais me dire qu’elle me trompe… me le jurer sur l’honneur… jene te croirais pas.

– Moi ! s’écria Saint-Briac. Voilàune étrange supposition et en vérité, depuis cette malheureuseaffaire, je ne te reconnais plus. Tu sembles prendre plaisir àoffenser tous ceux qui t’aiment.

– C’est bien sans le vouloir, parexemple, répondit gaiement Malverne. Et tu as grand tort de prendrela mouche, à propos d’une hypothèse absurde. Mais je confesse queje ne suis pas tout à fait dans mon état normal. Les reprochesdéguisés que m’a adressés le premier président m’ont vexé, parceque je n’y suis point accoutumé. Ils ne me sortent pas de l’esprit,et je voudrais les en chasser.

» Allons faire un tour au cercle,veux-tu ? Ça me distraira de voir jouer, et si ce spectacle nesuffisait pas à changer le cours de mes idées, je me sens capablede jouer moi-même.

– Il est à peine dix heures… c’est toutau plus si la partie est commencée. Et la preuve, c’est que…

– Quoi donc ? Pourquoit’arrêtes-tu ? Et que regardes-tu avec tantd’attention ?

Saint-Briac fit attendre sa réponse, et restales yeux fixés sur un monsieur qui venait de descendre d’un coupétrès-élégant et d’être abordé par un homme assez mal vêtu.

– Eh bien ? reprit Malverne, ensecouant le bras de son ami.

– Je regarde le personnage que je tecitais tout à l’heure comme étant le roi du baccarat… c’est lemarquis de Pancorbo… quand on parle du loup… tu sais leproverbe ?

– En effet, il me semble que je lereconnais. Il cause avec un individu qui marque fort mal, ce noblemarquis. Je ne m’étonne plus maintenant que tu le tiennes poursuspect. Que peut-il avoir à dire à cet homme coiffé d’un chapeaumou ? Ah ! la conférence est déjà finie. Le voilà quiremonte en voiture.

– Il va au cercle, tu peux en être sûr,et il arrivera avant nous.

– Allons l’y rejoindre. Ce personnagem’intrigue… et je ferai prendre des renseignements sur lui.

» On n’est pas juge d’instruction pourrien, mon cher.

– Je ne dis pas que tu aies tort. Vironsde bord et descendons jusqu’à la place de la Concorde. Le cercleest à deux pas, et je ne serai pas fâché d’y entrer, quand ce neserait que pour m’assurer qu’on n’y parle pas de ma déplorableaventure.

– Comment l’aurait-on sue ? Est-ceque tu t’imagines que les magistrats ne peuvent pas garder unsecret ?

– Les magistrats sont des hommes, et,quand ils sont mariés… Tu as bien raconté mes malheurs à madame deMalverne !

– Moi, je me trouve dans un casparticulier. Tu vis dans notre intimité, et je suis absolument sûrde la discrétion d’Odette. Mais tu peux compter qu’au cercle onn’en sait rien.

– On sait tout au moins que tu es chargéde l’instruction. Ton nom est imprimé dans un journal du soir, queje viens de lire, et qui parle du crime des tours deNotre-Dame.

– Eh bien, si quelqu’un s’avise dem’interroger, je lui répondrai de façon à lui ôter l’envie derecommencer. Dépêchons-nous d’aller passer une heure dans la salleoù l’on joue, car je ne puis pas rentrer trop tard. Ma femme estsouffrante, et je ne veux pas me coucher sans aller prendre de sesnouvelles.

Tout en causant, ils marchaient vite, et ilseurent tôt fait d’arriver au cercle, qui occupe un des angles de laplace de la Concorde.

L’homme mal habillé qu’ils avaient remarqués’était perdu dans l’obscurité des quinconces, et l’idée ne leurétait pas venue de le suivre, quoique ses accointances avec leseigneur espagnol leur parussent suspectes.

Ils montèrent, après s’être débarrassés auvestiaire de leurs pardessus, et la première figure qu’ilsaperçurent en pénétrant dans le grand salon, ce fut celle deM. de Pancorbo.

Il était déjà fort entouré, et il pérorait aumilieu d’un rassemblement d’auditeurs complaisants.

Il n’y avait là que des joueurs, et lesjoueurs sont toujours pleins de déférence pour un monsieur qui leurpose de grosses banques et qui leur gagne leur argent.

M. de Malverne et son amis’abstinrent de se mêler au groupe, mais ils ne s’éloignèrent pas,et ils purent examiner à loisir le marquis castillan.

C’était un fort beau cavalier, grand, brun,vigoureux, et à peu près du même âge que Saint-Briac, auquel ilressemblait vaguement.

Il parlait un français très-pur et sans leplus léger accent étranger.

– Marquis, s’écria un des causeurs, leshistoires que vous nous racontez sont très-intéressantes, mais nousperdons un temps précieux. L’autel est préparé, et l’on vous attendau salon vert.

– Allez-y, messieurs ; je vous suis,répondit courtoisement l’hidalgo, en se dégageant du cercle quil’entourait.

Les joueurs se précipitèrent en masse vers lasalle consacrée au baccarat, et Malverne se laissa entraîner par leflot.

Saint-Briac, qui était resté un peu enarrière, allait prendre le même chemin, quand, à sa grandesurprise, il vit le marquis venir à lui, le sourire aux lèvres.

Il l’attendit, et M. de Pancorbol’aborda en lui disant :

– Vous ne sauriez croire, monsieur,combien je suis heureux de vous revoir ici.

Cette entrée en matière mit le comble àl’étonnement de Saint-Briac, qui répliqua froidement :

– Pourquoi donc, monsieur ? Je viensau cercle tous les jours comme vous y venez vous-même.

– Vous n’y êtes pas venu hier, et jen’espérais pas que vous y viendriez ce soir, reprit le marquis,toujours souriant.

– J’ignorais que vous me portiez tantd’intérêt, et je ne peux pas prendre au sérieux la joie que vous metémoignez de me voir. Nous nous connaissons fort peu, et vous vouspréoccupez de mon absence comme si j’étais votre ami ! Vousdevez avoir un but en me parlant comme vous le faites, et je désiresavoir où vous en voulez venir.

– Vous vous trompez absolument sur mesintentions, monsieur, et il est tout naturel que je me réjouisse devous rencontrer ici, après ce qui vous est arrivé hier.

– Que voulez-vous dire ? demandavivement le capitaine.

– Je pensais que vous m’aviez compris,car je supposais que vous m’aviez vu, hier, au moment ou voustraversiez le parvis Notre-Dame… en nombreuse compagnie. Je metrouvais là par hasard… J’étais allé visiter l’église, et j’ensortais, quand, à ma profonde stupéfaction, je vous ai aperçu… Vousétiez escorté par deux sergents de ville qui vous conduisaient àl’Hôtel-Dieu. Je m’explique, du reste, que vous ne m’ayez pasremarqué… J’étais confondu dans la foule, et vous ne pensiez guèreà moi, en ce moment-là.

Saint-Briac n’avait pu s’empêcher de pâlir enécoutant cette déclaration fort inattendue. Mais l’émotion fit viteplace à la colère, une colère d’autant plus violente qu’il étaitobligé de la contenir, car la scène se passait dans un lieu où ilavait tout à craindre d’un éclat.

– Monsieur, dit-il d’une voix altérée,j’ai été en effet arrêté hier, par erreur. On m’a pris pour unscélérat qui a assassiné une femme en la précipitant du haut d’unedes tours. Il m’a suffi, pour qu’on me relâchât, de me faireconnaître, mais il me déplairait souverainement que cette ridiculeaventure s’ébruitât, et si elle venait à être connue ici, c’est àvous que je m’en prendrais. Tenez-vous-le pour dit.

– Je pourrais m’offenser du ton que vousprenez, répondit doucement le marquis. Mais je comprends votreirritation, et je me contenterai de vous faire observer que sij’avais voulu répandre la nouvelle de votre arrestation momentanée,je n’aurais pas attendu que vous fussiez mis en liberté. J’ai passéla soirée ici, hier, et je n’ai pas soufflé mot de ce que j’avaisvu dans la journée. Si j’ai tenu à vous en parler, c’est qu’il mesemblait loyal de ne pas vous laisser ignorer que le hasard m’a misen possession d’un secret dont je n’abuserai pas. Je crois avoiragi en galant homme, et il m’est pénible d’entendre de votre bouchedes menaces, alors que je devais m’attendre à un remercîment.

» J’ajoute que cela ne modifie en rienmes intentions, et que vous pouvez compter sur ma discrétion.

» Maintenant, je n’ai plus rien à vousdire, et nous en resterons là, si vous le voulez bien.

Les paroles de M. Pancorbo étaient sinettes, son accent si ferme, son air si franc, que le capitaine fitun retour sur lui-même et se demanda s’il ne valait pas mieux avoirpour ami que pour ennemi ce témoin inattendu de sa déplorablemésaventure.

– Monsieur, lui dit-il d’un ton beaucoupmoins agressif, vous me tenez un langage qui me fait regretterd’avoir été trop vif. Je n’ai pas à rougir de ce qui m’est arrivé,mais je ne vous en saurai pas moins gré de garder pour vous ce quevous seul savez, car j’ai refusé de dire mon nom aux agentssubalternes qui m’ont conduit en prison. Il s’est trouvé,heureusement, que le juge d’instruction devant lequel j’ai comparuest mon ami depuis vingt ans.

– Cet ami, c’estM. de Malverne, qui est entré au cercle avec vous, dit lemarquis.

– Vous le connaissez ! s’écria lecapitaine.

– Je l’ai vu quelquefois ici, quoiqu’il yvienne rarement, et on me l’a nommé ; mais je ne lui ai pasencore été présenté, à mon grand regret.

» Je ne suis pas surpris qu’il vous aitfait mettre en liberté ce matin.

Ce dialogue fut interrompu par Hugues deMalverne, qui rentra dans le salon, en appelant :

– Jacques, viens donc ! Voilà dixminutes que je t’attends. La partie va commencer, et, si tu asenvie de jouer, tu feras bien de te dépêcher.

M. de Pancorbo, qui tournait le dos,fit volte-face et s’empressa de saluer.

Saint-Briac, pris entre deux feux, n’imaginarien de mieux que d’expliquer immédiatement la situation à son ami.Aussi bien, il lui importait que le juge d’instruction la connût.C’était une garantie de plus que l’Espagnol tiendrait sa promessede se taire.

– Mon cher Hugues, dit le capitaine,voici M. le marquis de Pancorbo, qui se trouvait hier devantle portail de Notre-Dame, au moment où deux gardiens de la paix meconduisaient à l’Hôtel-Dieu. Il a bien voulu ne raconter à personnece qu’il a vu, mais je pense que tu seras bien aise de causer aveclui, car il sait que je te dois d’avoir été relâché.

– Assurément, répondit sans hésiter lemagistrat. Monsieur a eu raison de t’avertir qu’il connaissaitcette affaire.

– Oh ! s’écria le marquis, je n’ensais que fort peu de chose. J’ai entendu dire dans la foule qu’onaccusait monsieur d’avoir jeté du haut en bas de la tour une femmeque je n’ai pas vue… On venait d’enlever le cadavre pour le porterà l’hôpital… Cela m’a paru tellement absurde que je n’ai pas doutéqu’il se justifiât…

– Vous auriez pu l’y aider…

– En disant que je le connaissais. J’y aibien pensé, mais l’idée m’est venue que je le gênerais peut-être,au lieu de lui être utile. Je me suis imaginé, je ne sais troppourquoi, qu’une femme se trouvait mêlée à cette aventure et queM. de Saint-Briac préférerait se tirer d’embarras sansmoi. Je n’ai pas besoin d’ajouter que je me réservais d’intervenir…plus tard, si l’arrestation avait eu des suites ; mais je mefélicite maintenant de m’être abstenu, puisque monsieur est hors decause. Vous ne tarderez pas à découvrir l’auteur de ce crimeabominable, et, lorsque vous le tiendrez, il ne sera plus questionde cette méprise qui a failli avoir de si fâcheusesconséquences.

– Il n’en sera plus question, alors mêmequ’on ne parviendrait pas à mettre la main sur le vrai coupable.Quand il arrive à la justice de se tromper, elle aime autant que lepublic n’en sache rien, et moi, qui la représente en cetteoccasion, je vous serai très-obligé de garder le silence surl’erreur dont M. de Saint-Briac a été victime.

– Je serai muet comme la tombe. Maisoserai-je vous demander si l’on a recueilli quelques indices quipuissent mettre la police sur la piste de l’assassin ?

– Aucun, jusqu’à présent. On supposequ’il s’est échappé par les toits de Notre-Dame. On lui en a laisséle temps… Les agents ont fort mal opéré, au début.

– La femme sera reconnue à la Morgue, oùon l’a portée, m’a-t-on dit.

– Je l’espère, mais je n’en voudrais pasjurer. On n’a trouvé sur elle aucun papier, et les bijoux qu’elleportait n’ont pas été fabriqués en France. Si, comme tout semblel’indiquer, cette malheureuse est une étrangère, nouvellementdébarquée à Paris, il y a de grandes chances pour que personne nevienne réclamer le corps.

– Je vais vous étonner en vous disant queje suis allé le voir aujourd’hui sur les dalles où il est exposé.Il m’a paru, en effet, à certains détails de sa toilette, que cettefemme n’était pas Française, et moi, qui suis très-répandu dans lacolonie étrangère, je suis sûr de ne l’y avoir jamaisrencontrée.

» Je suis certain aussi que ce n’est pasune de mes compatriotes. Elle n’a pas le type espagnol, autantqu’on en peut juger dans l’état où elle est. La tête a été broyéepar la violence du choc, mais les cheveux sont d’un blond qu’on netrouve pas chez nous. Je vais d’ailleurs m’informer dans le mondeou je vis, et je saurai si une étrangère de distinction est arrivéerécemment.

» Me permettrez-vous, monsieur, de vouscommuniquer les renseignements que je pourrai recueillir ?

– Non-seulement je vous y autorise, maisje vous en prie, répondit M. de Malverne. Tant que cetteaffaire ne sera pas tirée au clair, je serai tous les jours auPalais, dans mon cabinet, de midi à quatre heures.

– Je n’oublierai pas l’indication quevous voulez bien me donner. Et, s’il me parvenait, le matin, uneinformation importante, j’oserais même me présenter chez vous…

– Faubourg Saint-Honoré, 59.

– Je sais… on m’a montré votre hôtel… etj’espère être bientôt votre voisin, car je suis en marché pouracheter un immeuble, rue de l’Élysée… Pour le moment, je suisencore à l’auberge. Je loge au Continental. Si vous aviez jamaisune communication à me faire, c’est là qu’il faudraitl’adresser.

– Très-bien, monsieur, dit le juged’instruction. Mais les joueurs doivent me maudire, et je ne veuxpas abuser de votre obligeance. Ces messieurs s’impatientent.

– C’est que je leur dois des revanches,dit en souriant le marquis. J’ai depuis un mois une veineinsolente, mais la fortune se lassera de me favoriser… Le jour oùelle me tournera dos, je serai ravi, messieurs, de vous voir parmiles vainqueurs. J’ai le pressentiment que ce sera ce soir, et, s’ilvous plaisait d’essayer…

– Nous vous retrouverons dans quelquesinstants au salon vert, interrompit Hugues de Malverne.

M. de Pancorbo comprit, salua et,sans ajouter un mot, s’en alla rejoindre les pontes du baccaratqui, par l’interstice de la porte entre-bâillée, lui faisaientsigne de lâcher son interlocuteur et de venir poser une banque.

– En vérité, j’ai tous les malheurs, dittristement le capitaine, dès qu’il fut seul avec son ami. Cen’était pas assez d’être arrêté… il a fallu que cet Espagnol setrouvât là juste à point pour me voir passer entre deux sergents deville.

– Je me demande ce qu’il faisait sur laplace du parvis, murmura M. de Malverne.

– Il prétend qu’il venait de visiterNotre-Dame.

– Je n’en crois pas un mot. Un homme quipasse ses nuits au baccarat n’emploie pas ses journées à admirerles monuments de Paris. Décidément, ce rastaquouère m’est suspect,et je reviens à mon idée de le faire surveiller.

– Tu ne vas pas, je suppose, jusqu’àcroire que c’est lui qui est l’assassin ? demandaSaint-Briac.

– Ma foi ! je n’en sais rien.

– Songe donc que rien ne l’obligeait à medire qu’il était là quand on m’a arrêté.

– S’il te l’a dit, c’est pour que tusaches qu’il ne tient qu’à lui de répandre cette malencontreusehistoire, et qu’il a un moyen de se venger de toi, si tu t’avisaisde te mêler de ses affaires… qui ne me paraissent pas claires… Etla menace s’adresse indirectement à moi qui suis ton ami et quisuis aussi juge d’instruction. Ce n’est pas maladroit ; maisje ne me laisserai pas prendre au piège qu’il me tend ; jevais, je te le répète, avertir le chef de la sûreté, qui me rendrabon compte de la vie que mène ce personnage… et de sesantécédents.

» Pour commencer, nous saurons, àl’ambassade d’Espagne, s’il existe, de l’autre côté des Pyrénées,un marquis de Pancorbo, et comme il loge à l’hôtel Continental, onn’aura pas de peine à le filer.

– Il est capable d’aller te voir aupalais, ou même chez toi… tu le lui as permis.

– Eh bien ! qu’il y vienne ! Sij’avais la moindre preuve contre lui, je le ferais arrêter dans moncabinet, tout aussi bien qu’ailleurs. Et s’il se jetait dans lagueule du loup, ce serait drôle. Mais, en attendant, tu peuxcompter qu’il se taira.

» Maintenant, mon cher Jacques, tu net’étonneras point que je n’aie plus envie de ponter contre labanque de cet équivoque Castillan. Je vais rentrer chez moi. Il metarde de savoir comment va ma femme.

– J’espère que tu ne lui parleras pas deM. de Pancorbo.

– Je m’en garderai bien. C’est déjà tropde lui avoir donné la migraine en lui parlant de tes malheurs.

» Et sur ce, bonsoir.

– Mais… je pars avec toi.

– Du tout ! du tout ! resteici, je t’en prie. Observe notre hidalgo et, s’il t’aborde encoreaprès la partie, tâche de le faire causer sur les gens qu’ilfréquente à Paris.

– Au revoir… à demain, si tu peux.

Le capitaine laissa partir son ami et restatrès-assombri et très-perplexe. M. de Pancorbo ne luidisait rien qui vaille, mais il ne se souciait pas de se mettre encampagne contre lui, car il sentait bien que son repos était à lamerci de ce dangereux étranger.

Saint-Briac avait pour s’abstenir de luidéclarer la guerre des raisons qu’il ne voulait pas exposer àHugues.

Afin de se donner le temps de réfléchir à lafâcheuse complication qui venait de se produire, il se décida àaller voir ce qu’on faisait à la partie.

Il la trouva en pleine activité. Le marquistenait les cartes, et il ne paraissait pas que sa veine eût prisfin, car il avait devant lui une masse imposante de jetons, deplaques et de billets de banque.

Les pontes maugréaient, et c’était aprèschaque coup un concert d’imprécations qui ne troublaient nullementla sérénité du banquier.

Saint-Briac se dit que le combat pourrait biense prolonger jusqu’à l’aurore, et qu’il n’avait plus rien à fairelà. Son envie de jouer était passée, depuis l’entretien avecM. de Pancorbo. Il ne lui restait qu’à aller promener satristesse et son inquiétude par les Champs-Élysées, en regagnantson domicile de l’avenue d’Antin.

Il partit donc, et en bas de l’escalier il nefut pas médiocrement étonné de revoir, parlementant avec un valetde pied, l’homme mal vêtu qu’il avait surpris une demi-heureauparavant causant avec le marquis dans les Champs-Élysées.

Cet individu venait de remettre une lettre audomestique en livrée, et le capitaine devina facilement que cemessage devait être adressé à M. de Pancorbo.

Quelles relations pouvaient exister entre cesdeux hommes ? Saint-Briac se posa cette question, sans pouvoirla résoudre, et passa sans que le messager suspect fît attention àlui.

Une fois dehors, il eut l’idée d’attendre,pour voir si le noble Espagnol sortirait avec son étrangecorrespondant, et il alla prendre position au pied d’une desstatues qui entourent la place de la Concorde, à cinquante pas dela grande porte du cercle.

Il n’y avait pas dix minutes qu’il était là,lorsqu’il aperçut de loin Pancorbo et son acolyte marchant côte àcôte et se dirigeant vers la file des voitures de place quistationnaient le long du trottoir, entre l’avenue Gabriel et lagrande avenue qui aboutit à l’Arc de triomphe.

Il fallait que la nouvelle apportée parl’homme mal habillé fût très-importante, car le marquis n’auraitpas brusquement quitté pour peu de chose une partie où il gagnaitgros. Et il n’était pas naturel qu’il montât en fiacre, alors queson coupé l’attendait tout près de là.

Le capitaine prit aussitôt la résolution de lesuivre, et, comme il le vit s’arrêter près d’un fiacre, placé entête de la file, il s’achemina rapidement vers la dernière voiturede la rangée, réveilla le cocher sur son siége et luidit :

– Vous voyez ces messieurs qui causentlà-bas ? Vous allez suivre la voiture où ils vont monter.Vingt francs pour vous, si vous ne la perdez pas de vue.

– Compris ! répondit le cocher enrassemblant ses rênes.

L’homme mal vêtu venait d’ouvrir la portièredu fiacre placé à l’autre bout de la file, etM. de Pancorbo, qui causait avec lui, donnaitprobablement à ce satellite ses dernières instructions.

Il ne paraissait pas qu’ils eussent pris gardeà Saint-Briac, car ils causaient tranquillement, et, alors mêmequ’ils l’auraient remarqué, ils ne pouvaient pas le reconnaître desi loin, tandis que lui, sachant fort bien à qui il avait affaire,ne perdait pas un seul de leurs mouvements.

Il vit bientôt M. de Pancorbos’introduire dans le fiacre où son acolyte monta après lui, et ilattendit que la voiture qu’ils avaient choisie se mît en route. Dèsqu’elle eut démarré, il sauta dans la sienne, en criant :

– Fouette, cocher !

Il ne savait pas où aboutirait cettepoursuite, mais il pressentait qu’elle lui procurerait desindications utiles sur un personnage dont les allures luisemblaient de plus en plus suspectes, et qu’il considérait d’oreset déjà comme un ennemi.

Où pouvait bien aller M. de Pancorboen compagnie d’un individu de mauvaise mine ? Assurément, ilne le menait pas à l’hôtel Continental, où il logeait, et oùl’introduction d’un tel malandrin aurait scandalisé le portier etles gens de service.

Le marquis avait-il dans Paris un autredomicile et menait-il une vie en partie double, grand seigneur lejour, et chef de bande la nuit ? Se transportait-il, cesoir-là, dans quelque lieu isolé où il devait prendre lecommandement d’une troupe de coquins rassemblés pour entreprendreune expédition criminelle ? Toutes ces suppositions étaientfort invraisemblables, mais le capitaine, qui avait la tête montée,n’était pas en état de raisonner juste.

Cependant, il ne s’était pas trompé sur unpoint : au lieu de se diriger vers l’hôtel Continental, par larue de Rivoli, le fiacre qui emportait l’hidalgo venait de tournerà droite et s’était mis à remonter la grande avenue desChamps-Élysées.

Il n’allait pas très-vite, et le cocher deSaint-Briac n’avait aucune peine à le suivre, sans se laisserdistancer.

Le capitaine était résolu à aller jusqu’aubout de cette aventure où il se jetait fort à la légère, mais ilcommençait à se demander ce qu’il ferait au moment où le Pancorbos’arrêterait. Il ne tenait pas du tout à s’aboucher avec lui, caril n’aurait pas pu l’aborder sans confesser qu’il venait de le« filer », comme aurait pu le faire un agent de police,et il lui répugnait d’avouer qu’il espionnait bel et bien.

Et puis, que lui dire pour motiver cettepoursuite ? Lui demander des explications sur ce voyage enmauvaise compagnie, c’eût été rompre en visière à un homme quipouvait ébruiter l’histoire de son arrestation, sans compter quecet Espagnol eût été en droit de lui jeter à la face de duresvérités ; de lui dire, par exemple, qu’il ne se conduisait pascomme un gentleman.

Or, ce n’était pas un duel que cherchait lecapitaine, qui en avait eu beaucoup et qui ne craignaitpersonne ; c’était un éclaircissement. Et, pour l’obtenir, ilfallait ne pas se montrer.

– Bah ! se dit Saint-Briac, quandj’aurai vu la maison où il entrera, je m’en tiendrai là, pour cesoir…, et demain je rendrai compte de mon expédition à Malverne,qui fera le nécessaire pour compléter les informations que je luiapporterai.

Au fond, Saint-Briac regrettait de s’êtreembarqué dans une entreprise hasardeuse qui pouvait n’aboutir àrien.

Tout à coup, le fiacre auquel il donnait lachasse quitta la grande avenue, s’engagea dans la rue Marbeuf etpresque aussitôt s’arrêta.

Le capitaine abaissa une des glaces du devantde sa voiture et dit à son cocher de ne pas aller plus loin.

Saint-Briac tenait à éviter une rencontre avecM. de Pancorbo, mais il voulait voir ce qui allait sepasser, voir sans être vu, et son cocher eut l’esprit d’arrêter soncheval à vingt pas de l’autre voiture, qui stationnait maintenanttout près d’un bec de gaz.

La rue de Marbeuf descendait alors par unepente très-rapide vers des profondeurs qu’on a comblées depuis etqui n’étaient guère habitées.

Il y avait là un quartier presque inconnu, unesorte de cité souterraine où vivait une population étrange, campéesous des baraques construites avec des bois de démolition. Quelquesmaisons de pierre, destinées à disparaître prochainement, étaientencore debout, mais les locataires les avaient abandonnées, chasséspar les travaux de terrassement que la ville avait entrepris pourtransformer ce coin de Paris.

La nuit surtout, cela avait l’apparence d’uncoupe-gorge ; il y faisait noir, à cinquante mètres desChamps-Élysées étincelants de lumière, et peu de gens s’yaventuraient.

Que pouvait aller chercher au fond de ce troule noble marquis ? C’est ce que se demandait le capitaine,lorsqu’il vit sortir du premier fiacre l’homme mal vêtu qui étaitvenu chercher M. de Pancorbo au cercle.

Saint-Briac s’attendait à voir paraître aussile problématique hidalgo, mais, à son grand étonnement, l’hommereferma la portière, paya le cocher et fila au pas accéléré vers lebas de la rue.

Qu’était devenu l’Espagnol ? Le capitainepensa qu’il allait rebrousser chemin pour regagner l’hôtelContinental.

Il revint bientôt de cette idée, car le cochertourna bride, et, en passant près de son camarade, il engagea aveclui, de siége à siége, un dialogue instructif.

– Je viens de mener un drôle departiculier, cria-t-il. Il m’a pris à la place de la Concorde, maisils sont montés à deux dans ma voiture, et il n’en est resté qu’un.Le premier n’a fait que traverser ma boîte. Il est entré par uneportière et il est sorti par l’autre. Histoire de dérouter desroussins qui le filaient, et qui n’y ont vu quedu feu. Moi, ça m’est égal, et celui que j’ai conduit jusqu’ici estun bon zig ; il m’a donné cent sous pour ma course.

– Et puis, tu as fait voir le tour à lapolice, ricana l’autre cocher, ça vaut cent sous de plus.

Le capitaine vit le fiacre qu’il avait suivipasser tout près de celui où il se tenait, et put d’un coup d’œils’assurer qu’il était vide.

L’expédition était manquée, car il ne pouvaitpas songer à s’enfoncer dans les sombres détours de la rue Marbeufpour y donner la chasse au satellite de l’Espagnol. L’homme avaitde l’avance ; Saint-Briac ne l’aurait pas rattrapé, et il seserait inutilement exposé à tomber dans un guet-apens.

Il rapportait du moins de ce voyage lacertitude que M. de Pancorbo menait une vie ténébreuse,et qu’il ne voulait pas qu’on se mêlât de ses affaires.

Le coup du fiacre avait été fort adroitementexécuté, et le capitaine s’y était laissé prendre.

Il n’y aurait eu que demi-mal, si ce mauvaistour n’eût pas été un commencement d’hostilités. Mais, évidemment,l’Espagnol se proposait de n’en pas rester là. Il s’était aperçuque Saint-Briac l’épiait, et il allait essayer de se débarrasserpar n’importe quel moyen d’un surveillant incommode.

C’était désormais la guerre ouverte, et uneguerre qui menaçait de mal tourner pour le capitaine, amant d’unefemme mariée dont il voulait à tout prix sauver la réputation.

Il commençait à reconnaître qu’il venait defaire une sottise, et que le parti le plus sage serait de laisserde côté ce dangereux personnage.

Il éprouvait d’ailleurs le besoin de sereposer, après les émotions diverses de cette soirée mouvementée,et il se décida à rentrer chez lui.

L’avenue d’Antin n’est pas loin de la rue deMarbeuf, et il n’était pas fâché de marcher. Il renvoya son fiacre,après avoir grassement payé le cocher, et il se mit à descendre lesChamps-Élysées jusqu’au rond-point, où il s’arrêta un instant pours’assurer que personne ne le suivait.

Depuis ses mésaventures de la veille, il étaitdevenu soupçonneux, et il se défiait de tout.

Il demeurait au bout de l’avenue d’Antin,entre la rue Jean Goujon et le Cours-la-Reine, au rez-de-chausséed’une belle maison neuve, où il occupait un grand appartement qu’ils’était plu à meubler suivant ses goûts. Il avait là de l’air, del’espace, et chaque pièce était appropriée à sa destination.

Pas de faux luxe dans cet intérieurconfortable.

Saint-Briac n’était pas tombé dans le ridiculequi consiste à faire de son logis une boutique de marchandd’antiquités. Peu de livres et peu de tableaux, mais ce peu étaittrès-bien choisi. Pas de mièvreries non plus. Il y a des logementsde garçon qui ont l’air d’avoir été arrangés pour être habités parune femme, et l’on pourrait presque dire que les mobiliers ont unsexe. Le mobilier de Saint-Briac était du sexe masculin.

Pour tout domestique, il avait un valet dechambre, ancien cuirassier qui avait servi dans l’escadron qu’ilcommandait, et un groom anglais chargé de soigner ses deux chevauxde selle, logés au fond de la cour dans une écurie très-bientenue.

L’ex-capitaine menait la vie d’un sage, sansdépenser au delà de son revenu, et il avait été le plus heureux deshommes jusqu’au jour où une passion sérieuse était venuebouleverser son cœur et détruire à tout jamais son repos.

Et maintenant, il entrevoyait des catastrophesprochaines qu’il ne dépendait pas de lui de prévenir.

En arrivant chez lui, il était dans cettedisposition d’esprit où le plus léger incident vous inquiète, et ilfronça le sourcil en apercevant une lettre que son valet de chambreavait placée en évidence sur la table du fumoir.

Cette lettre portait le timbre du cercle, etl’écriture de l’adresse lui était inconnue.

Il l’ouvrit fiévreusement, et du premier coupd’œil il vit qu’elle n’était pas signée.

Elle ne contenait d’ailleurs qu’une trentainede lignes, mais, dans sa brièveté, elle en disait très-long.

« Monsieur, écrivait le correspondantanonyme, je pensais que vous m’aviez compris, et, que nouspourrions nous entendre. Je possède votre secret, et je nedemandais pas mieux que de me taire, à condition que vous nechercheriez pas à connaître les miens. Je vous proposais laréciprocité du silence, et vous aviez tout à gagner à cetarrangement, car moi je n’ai rien à craindre de vos indiscrétions,attendu que vous ne savez rien sur moi, et que vous n’en saurezjamais davantage.

« Il vous a plu de m’espionner ; jeviens de vous y prendre tout à l’heure sur la place de la Concorde,et, pour cette fois, je me suis contenté de vous mystifier. Mais,comme vous ne manquerez pas de recommencer, je crois devoir vousprévenir qu’à la première incartade de ce genre, je vous ferairepentir de vous être mêlé de ce qui ne vous regarde pas. J’ai mavengeance toute prête, et une vengeance cruelle.

« Vous croyez peut-être que je mecontenterai de raconter partout l’histoire de votre arrestation.Vous vous trompez. Je ferai mieux. Je connais la femme qui étaitavec vous hier, cette femme que vous avez refusé de nommer à votreami, le juge d’instruction. Eh bien ! je la lui nommerai, moi,et, quand il saura son nom, nous verrons ce qu’il fera de vous etde votre complice.

« Vous voilà averti ; gouvernez-vousen conséquence. »

C’était tout.

La lettre tomba des mains de Saint-Briac, quine put que murmurer :

– Odette à la merci de cemisérable ! Ah ! je le tuerai… il faut que je le tue.

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