La Voilette bleue

ÉPILOGUE

Dix ans ont passé sur cette sombre histoire,et peu de gens s’en souviennent, quoiqu’elle ait passionné toutParis pendant les mois qui suivirent la catastrophe finale. Etpourtant, peut-être, en cherchant bien, trouverait-on encore, dansles collections de journaux de quelque vieil amateur de causescriminelles, un long article, publié par l’un des plus répandus,vers la fin de l’été de 1874.

Cet article, probablement rédigé par quelqu’unde haut placé dans l’ordre judiciaire, résumait les faits etmettait en lumière certains côtés obscurs d’une affaire que la mortdu principal coupable avait empêchée d’arriver au grand jour desassises.

On y lisait ceci :

« Les étranges et tragiques événementsqui ont si vivement préoccupé, il y a quelques mois, la populationparisienne ont été complétement éclaircis, on peut le diremaintenant ; et l’on peut aussi affirmer que les attaquesinjustes dont un honorable magistrat a été l’objet à propos ducrime de Notre-Dame ne reposaient sur aucune base sérieuse.

« Un individu d’origine belge, aprèsavoir couru l’Europe en trichant au jeu, avait fini par s’implanteren Russie, dans la maison d’une très-riche veuve dont il étaitl’amant, et qu’il exploitait depuis plusieurs années. Il l’avaitdécidée à venir se fixer en France avec un fils légitime qu’elleavait eu de son mari, le comte B…, officier supérieur dans l’arméerusse. Il l’avait précédée à Paris, et il était résolu à se défairede la mère et de l’enfant, pour s’approprier une somme considérablequ’elle apportait avec elle. C’est ce qu’il a fait le lendemain del’arrivée de cette malheureuse femme, et de la façon que l’on sait,en la précipitant du haut d’une des tours de Notre-Dame.

« Après avoir commis ce crime atroce, ilréussit à se dérober et, par suite d’une méprise regrettable, unofficier démissionnaire, très-bien posé dans le monde parisien, futarrêté. Mis en liberté dès le lendemain, M. de Saint-B…jura de découvrir le vrai coupable, et se mit en relation avecquelques personnes qui avaient assisté de loin à la scène de laplate-forme, et dont l’une avait recueilli l’enfant abandonné de lamalheureuse comtesse B… Ces messieurs découvrirent que l’assassincontinuait à vivre à Paris, sous le nom d’un grand seigneurespagnol, le marquis de P… qu’il avait rencontré à l’étranger, etqu’on l’a soupçonné plus tard d’avoir tué.

« Ce misérable, qui s’était fait admettredans un cercle, très-honorablement composé, menait une vie enpartie double : homme du monde en apparence, et, en réalité,chef d’une bande de coupe-jarrets, dont l’un, son âme damnée, s’estchargé de tuer le fils de la comtesse, un enfant de neuf ans. Cebandit subalterne, ayant réussi à passer à l’étranger, vient d’êtrependu à Vienne pour un autre meurtre. Son maître, le faux Espagnol,a eu la fin que tout le monde connaît. Ayant réussi à attirer, onne sait sous quel prétexte, le malheureux capitaine de Saint-B… surla galerie supérieure de Notre-Dame, il l’a assassiné, et, surprisau moment où il essayait de fuir, comme il l’avait déjà fait aprèsl’assassinat de la comtesse B… il a subi la peine du talion. Il esttombé d’une hauteur de quarante mètres, et il s’est brisé le crânesur le pavé.

« C’est à la suite de toutes cescatastrophes que M. de M…, juge d’instruction au tribunalde la Seine, a cru devoir se démettre de ces fonctions et mêmequitter volontairement la magistrature, quoique depuis le débutjusqu’à la fin de cette sinistre affaire, il ait faitconsciencieusement son devoir. La mort funeste de son ami,M. de Saint-B…, l’avait tellement affecté, qu’il a prisle parti de se retirer avant l’âge et de vivre désormais dans laretraite. Il s’est consacré tout entier à l’étude, et il aentrepris un grand travail sur l’architecture du moyen âge quioccupe tous ses loisirs. Madame de M…, la digne compagne de sa vie,le console, en s’associant à ses travaux, d’avoir renoncé à unecarrière où l’attendait le plus brillant avenir.

« Ainsi tombent certains bruitsmalveillants qui ont couru sur les causes de la retraite prématuréed’un de nos magistrats les plus distingués. Le monde aujourd’huirend pleine justice à sa conduite et à la haute vertu de madame deM… dont le nom s’est trouvé mêlé un instant, et fort injustement, àla triste histoire d’une série de crimes inouïs. »

L’opinion publique s’était-elle modifiée aprèsla publication de cette espèce de mémoire justificatif ? Ilest difficile de se prononcer maintenant sur ce point délicat,mais, à coup sûr, l’émotion s’était calmée, et l’on commençait àoublier ce drame en plusieurs actes dont les Parisiens s’étaienttant occupés.

Ceux qui y avaient joué un rôle et quiconnaissaient la vérité avaient trop de cœur pour ne pas garder lesecret le plus absolu sur la faute de madame de Malverne.

Jean Fabreguette lui-même avait su setaire.

Pour la coupable, l’expiation avaitcommencé ; le mari outragé se vengeait cruellement, et ellen’osait pas se plaindre, parce qu’elle savait bien que le châtimentétait mérité.

De tous ceux qu’il aurait pu lui infliger,M. de Malverne avait choisi le plus raffiné. Au lieu dela chasser, il l’avait séquestrée, non qu’il eût fait de la maisonconjugale une prison, mais en la menaçant de publier, si elleessayait de lui échapper, la trahison de Saint-Briac, le seul hommequ’elle eût aimé, l’amant qu’elle pleurait sans cesse.M. de Malverne l’avait rivée à lui-même. Il ne laquittait pas une minute, et il ne lui permettait de voir personne…Et à la vie commune qu’il lui imposait, il avait ajouté un autresupplice.

Sous prétexte qu’elle s’intéressait à sesrecherches archéologiques sur les églises gothiques, il l’emmenaittous les jours avec lui à Notre-Dame ; ils montaient ensemblejusqu’à la galerie, il la conduisait à la place où Jacques deSaint-Briac était tombé, et lui disait : C’est là qu’il estmort, et c’est vous qui l’avez tué. Il était loyal, et vous luiavez soufflé la trahison. Dieu l’a puni. Il est juste que voussouffriez mille fois plus qu’il n’a souffert.

Et la malheureuse Odette ne se révoltait pascontre son bourreau. Résignée et repentie, elle attendait qu’il selassât de la torturer ou que la mort vînt la prendre. Ellel’attendait comme une délivrance.

Un jour, au commencement de l’automne,M. de Malverne et sa femme furent arrêtés devant leportail de Notre-Dame par un cortége. Des voitures de noce leurbarraient le passage. Odette, saisie d’un pressentiment, regarda etvit entrer dans l’église Rose Verdière, au bras de Mériadec, RoseVerdière vêtue de blanc et couronnée de fleurs d’oranger. Et cen’était pas le baron qu’elle épousait ; il n’était là que poursuppléer le père Verdière qui avait quitté ce monde assez àpropos ; derrière la mariée, venait le marié, Albert Daubrac,conduisant une bonne dame, à l’air aussi respectable queprovincial, – sa mère, venue d’Agen tout exprès pour assister aumariage.

Fabreguette et un interne étaient garçonsd’honneur.

Aucun d’eux ne reconnut cette femme, voiléecomme elle l’était le jour de sa première ascension sur la fatalegalerie ; aucun d’eux ne remarqua M. de Malverne,vieilli de dix ans et confondu dans la foule.

Le cortége entra dans la nef, et, quand il futpassé, Odette dit à son mari :

– Ne me traînez pas là-haut. C’estinutile. Je me sens mourir… et je mourrai sans regret, puisqu’elleest heureuse, la noble fille qui a tenté de se sacrifier pourmoi.

Le juge eut pitié. Il la ramena chez elle, oùla rupture de l’anévrisme qui la minait depuis six mois lafoudroya.

Eut-il le temps de pardonner ? Dieu seulle sut, car il n’avait plus d’amis.

*

**

M. et madame Daubrac ont trois enfantscharmants et sont parfaitement heureux. Leur aventure a fini commeles contes de fées. Le petit interne de l’Hôtel-Dieu est docteur eten passe de devenir célèbre ; l’ouvrière en fleurs est la pluscharmante des femmes et la meilleure des mères. Ce n’est plusl’Ange du bourdon, c’est l’ange du foyer.

Mériadec mourra garçon ; mais il a trouvéchez eux une famille qui suffit à son bonheur.

Fabreguette expose au Salon depuis quatre ans,et il compte sur une médaille à la prochaine Exposition.

Ils sont tous heureux de vivre, et l’herbepousse sur les tombes oubliées d’Odette et de Jacques deSaint-Briac.

Chacun selon ses œuvres.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer