Chapitre 29La patrouille
Comme il achevait en lui-même cette réflexion,tout en regardant l’eau couler avec cette attention mélancoliquedont on retrouve les symptômes chez tout Parisien pur, Maurice,appuyé au parapet du pont, entendit une petite troupe qui venait àlui d’un pas égal, comme pourrait être celui d’une patrouille.
Il se retourna ; c’était une compagnie dela garde nationale qui arrivait par l’autre extrémité. Au milieu del’obscurité, Maurice crut reconnaître Lorin. C’était lui, en effet.Dès qu’il l’aperçut, il courut à lui les bras ouverts :
– Enfin, s’écria Lorin, c’est toi.Morbleu ! ce n’est pas sans peine que l’on terejoint ;
Mais, puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle.
» Cette fois, tu ne te plaindras pas,j’espère ; je te donne du Racine au lieu de te donner duLorin.
– Que viens-tu donc faire par ici enpatrouille ? demanda Maurice que tout inquiétait.
– Je suis chef d’expédition, monami ; il s’agit de rétablir sur sa base primitive notreréputation ébranlée.
Puis, se retournant vers sacompagnie :
– Portez armes ! présentezarmes ! haut les armes ! dit-il. Là, mes enfants, il nefait pas encore nuit assez noire. Causez de vos petites affaires,nous allons causer des nôtres.
Puis, revenant à Maurice :
– J’ai appris aujourd’hui à la sectiondeux grandes nouvelles, continua Lorin.
– Lesquelles ?
– La première, c’est que nous commençonsà être suspects, toi et moi.
– Je le sais. Après ?
– Ah ! tu le sais ?
– Oui.
– La seconde, c’est que toute laconspiration à l’œillet a été conduite par le chevalier deMaison-Rouge.
– Je le sais encore.
– Mais ce que tu ne sais pas, c’est quela conspiration de l’œillet rouge et celle du souterrain nefaisaient qu’une seule conspiration.
– Je le sais encore.
– Alors passons à une troisièmenouvelle ; tu ne la sais pas, celle-là, j’en suis sûr. Nousallons prendre ce soir le chevalier de Maison-Rouge.
– Prendre le chevalier deMaison-Rouge ?
– Oui.
– Tu t’es donc fait gendarme ?
– Non ; mais je suis patriote. Unpatriote se doit à sa patrie. Or, ma patrie est abominablementravagée par ce chevalier de Maison-Rouge, qui fait complots surcomplots. Or, la patrie m’ordonne, à moi qui suis un patriote, dela débarrasser du susdit chevalier de Maison-Rouge qui la gênehorriblement, et j’obéis à la patrie.
– C’est égal, dit Maurice, il estsingulier que tu te charges d’une pareille commission.
– Je ne m’en suis pas chargé, on m’en achargé ; mais, d’ailleurs, je dois dire que je l’eussebriguée, la commission. Il nous faut un coup éclatant pour nousréhabiliter, attendu que notre réhabilitation, c’est non seulementla sécurité de notre existence, mais encore le droit de mettre à lapremière occasion six pouces de lame dans le ventre de cet affreuxSimon.
– Mais comment a-t-on su que c’était lechevalier de Maison-Rouge qui était à la tête de la conspiration dusouterrain ?
– Ce n’est pas encore bien sûr, mais onle présume.
– Ah ! vous procédez parinduction ?
– Nous procédons par certitude.
– Comment arranges-tu tout cela ?Voyons ; car enfin…
– Écoute bien.
– Je t’écoute.
– À peine ai-je entendu crier :« Grande conspiration découverte par le citoyen Simon… »(cette canaille de Simon ! il est partout, cemisérable !), que j’ai voulu juger de la vérité par moi-même.Or, on parlait d’un souterrain.
– Existe-t-il ?
– Oh ! il existe, je l’ai vu.
Vu, de mes deux yeux vu, ce qui s’appelle vu.
» Tiens, pourquoi ne siffles-tupas ?
– Parce que c’est du Molière, et que, jete l’avoue d’ailleurs, les circonstances me paraissent un peugraves pour plaisanter.
– Eh bien, de quoi plaisantera-t-on,alors, si l’on ne plaisante pas des choses graves ?
– Tu dis donc que tu as vu…
– Le souterrain… Je répète que j’ai vu lesouterrain, que je l’ai parcouru, et qu’il correspondait de la cavede la citoyenne Plumeau à une maison de la rue de la Corderie, à lamaison no 12 ou 14, je ne me le rappelle plus bien.
– Vrai ! Lorin, tu l’asparcouru ?…
– Dans toute sa longueur, et, mafoi ! je t’assure que c’était un boyau fort jolimenttaillé ; de plus, il était coupé par trois grilles en fer, quel’on a été obligé de déchausser les unes après les autres ;mais qui, dans le cas où les conjurés auraient réussi, leur eussentdonné tout le temps, en sacrifiant trois ou quatre des leurs, demettre madame veuve Capet en lieu de sûreté. Heureusement, il n’enest pas ainsi, et cet affreux Simon a encore découvertcelle-là.
– Mais il me semble, dit Maurice, queceux qu’on aurait dû arrêter d’abord étaient les habitants de cettemaison de la rue de la Corderie.
– C’est ce que l’on aurait fait aussi sil’on n’eût pas trouvé la maison parfaitement dénuée delocataires.
– Mais enfin, cette maison appartient àquelqu’un ?
– Oui, à un nouveau propriétaire, maispersonne ne le connaissait ; on savait que la maison avaitchangé de maître depuis quinze jours ou trois semaines, voilà tout.Les voisins avaient bien entendu du bruit ; mais, comme lamaison était vieille, ils avaient cru qu’on travaillait auxréparations. Quant à l’autre propriétaire, il avait quittéParis.
» J’arrivai sur ces entrefaites.« Pour Dieu ! dis-je à Santerre en le tirant à part, vousêtes tous bien embarrassés » – « C’est vrai,répondit-il, nous le sommes. » – « Cette maisona été vendue, n’est-cepas ? » – « Oui. » – « Ily a quinze jours ? » – « Quinze jours outrois semaines. » – « Vendue par-devantnotaire ? » – « Oui. » – « Ehbien, il faut chercher chez tous les notaires de Paris, savoirlequel a vendu cette maison et se faire communiquer l’acte. Onverra dessus le nom et le domicile del’acheteur. » – « À la bonne heure ! c’estun conseil cela, dit Santerre ; et voilà pourtant un hommequ’on accuse d’être un mauvais patriote. Lorin, Lorin ! je teréhabiliterai, ou le diable me brûle. »
« Bref, continua Lorin, ce qui fut ditfut fait. On chercha le notaire, on retrouva l’acte, et, surl’acte, le nom et le domicile du coupable. Alors Santerre m’a tenuparole, il m’a désigné pour l’arrêter.
– Et cet homme, c’était le chevalier deMaison-Rouge ?
– Non pas, son complice seulement,c’est-à-dire probablement.
– Mais alors comment dis-tu que vousallez arrêter le chevalier de Maison-Rouge ?
– Nous allons les arrêter tousensemble.
– D’abord, connais-tu ce chevalier deMaison-Rouge ?
– À merveille.
– Tu as donc son signalement ?
– Parbleu ! Santerre me l’a donné.Cinq pieds deux ou trois pouces, cheveux blonds, yeux bleus, nezdroit, barbe châtaine ; d’ailleurs, je l’ai vu.
– Quand ?
– Aujourd’hui même.
– Tu l’as vu ?
– Et toi aussi.
Maurice tressaillit.
– Ce petit jeune homme blond qui nous adélivrés ce matin, tu sais, celui qui commandait la troupe desmuscadins, qui tapait si dur.
– C’était donc lui ? demandaMaurice.
– Lui-même. On l’a suivi et on l’a perdudans les environs du domicile de notre propriétaire de la rue de laCorderie ; de sorte qu’on présume qu’ils logent ensemble.
– En effet, c’est probable.
– C’est sûr.
– Mais il me semble, Lorin, ajoutaMaurice, que, si tu arrêtes ce soir celui qui nous a sauvés cematin, tu manques quelque peu de reconnaissance.
– Allons donc ! dit Lorin. Est-ceque tu crois qu’il nous a sauvés pour nous sauver ?
– Et pourquoi donc ?
– Pas du tout. Ils étaient embusqués làpour enlever la pauvre Héloïse Tison quand elle passerait. Noségorgeurs les gênaient, ils sont tombés sur nos égorgeurs. Nousavons été sauvés par contrecoup. Or, comme tout est dansl’intention, et que l’intention n’y était pas, je n’ai pas à mereprocher la plus petite ingratitude. D’ailleurs, vois-tu, Maurice,le point capital c’est la nécessité ; et il y a nécessité à ceque nous nous réhabilitions par un coup d’éclat. J’ai répondu detoi.
– À qui ?
– À Santerre ; il sait que tucommandes l’expédition.
– Comment cela ?
– « Es-tu sûr d’arrêter lescoupables ? » a-t-il dit. – Oui, ai-je répondu,si Maurice en est. » – « Mais es-tu sûr deMaurice ? Depuis quelque temps iltiédit. » – « Ceux qui disent cela se trompent.Maurice ne tiédit pas plus que moi. » – « Et tuen réponds ? » – « Comme demoi-même. »
» Alors j’ai passé chez toi, mais je net’ai pas trouvé ; j’ai pris ensuite ce chemin, d’abord parceque c’était le mien, et ensuite parce que c’était celui que tuprends d’ordinaire ; enfin, je t’ai rencontré, te voilà :en avant, marche !
La victoire en chantant
Nous ouvre la barrière…
– Mon cher Lorin, j’en suis désespéré,mais je ne me sens pas le moindre goût pour cette expédition ;tu diras que tu ne m’as pas rencontré.
– Impossible ! tous nos hommes t’ontvu.
– Eh bien, tu diras que tu m’as rencontréet que je n’ai pas voulu être des vôtres.
– Impossible encore.
– Et pourquoi cela ?
– Parce que, cette fois, tu ne seras pasun tiède, mais un suspect… Et tu sais ce qu’on en fait, dessuspects : on les conduit sur la place de la Révolution et onles invite à saluer la statue de la Liberté ; seulement, aulieu de saluer avec le chapeau, ils saluent avec la tête.
– Eh bien, Lorin, il arrivera ce qu’ilpourra ; mais en vérité, cela te paraîtra sans doute étrange,ce que je vais te dire là ?
Lorin ouvrit de grands yeux et regardaMaurice.
– Eh bien, reprit Maurice, je suisdégoûté de la vie…
Lorin éclata de rire.
– Bon ! dit-il ; nous sommes enbisbille avec notre bien-aimée, et cela nous donne des idéesmélancoliques. Allons, bel Amadis ! redevenons un homme, et delà nous passerons au citoyen ; moi, au contraire, je ne suisjamais meilleur patriote que lorsque je suis en brouille avecArthémise. À propos, Sa Divinité la déesse Raison te dit desmillions de choses gracieuses.
– Tu la remercieras de ma part. Adieu,Lorin.
– Comment, adieu ?
– Oui, je m’en vais.
– Où vas-tu ?
– Chez moi, parbleu !
– Maurice, tu te perds.
– Je m’en moque.
– Maurice, réfléchis, ami, réfléchis.
– C’est fait.
– Je ne t’ai pas tout répété…
– Tout, quoi ?
– Tout ce que m’avait dit Santerre.
– Que t’a-t-il dit ?
– Quand je t’ai demandé comme chef del’expédition, il m’a dit : « – Prendsgarde !
« – À qui ? « – ÀMaurice.
– À moi ?
– Oui. « Maurice, a-t-il ajouté, vabien souvent dans ce quartier-là. »
– Dans quel quartier ?
– Dans celui de Maison-Rouge.
– Comment ! s’écria Maurice, c’estpar ici qu’il se cache ?
– On le présume, du moins, puisque c’estpar ici que loge son complice présumé, l’acheteur de la maison dela rue de la Corderie.
– Faubourg Victor ? demandaMaurice.
– Oui, faubourg Victor.
– Et dans quelle rue dufaubourg ?
– Dans la vieille rue Saint-Jacques.
– Ah ! mon Dieu ! murmuraMaurice ébloui comme par un éclair.
Et il porta sa main à ses yeux.
Puis, au bout d’un instant, et comme sipendant cet instant il avait appelé tout son courage :
– Son état ? dit-il.
– Maître tanneur.
– Et son nom ?
– Dixmer.
– Tu as raison, Lorin, dit Mauricecomprimant jusqu’à l’apparence de l’émotion par la force de savolonté ; je vais avec vous.
– Et tu fais bien. Es-tu armé ?
– J’ai mon sabre, comme toujours.
– Prends encore ces deux pistolets.
– Et toi ?
– Moi, j’ai ma carabine. Portezarmes ! armes bras ! en avant, marche !
La patrouille se remit en marche, accompagnéede Maurice, qui marchait près de Lorin, et précédée d’un homme vêtude gris qui la dirigeait ; c’était l’homme de la police.
De temps en temps on voyait se détacher desangles des rues ou des portes des maisons une espèce d’ombre quivenait échanger quelques paroles avec l’homme vêtu de gris ;c’étaient des surveillants.
On arriva à la ruelle.
L’homme gris n’hésita pas un seulinstant ; il était bien renseigné : il prit laruelle.
Devant la porte du jardin par laquelle onavait fait entrer Maurice garrotté, il s’arrêta.
– C’est ici, dit-il.
– C’est ici, quoi ? demandaLorin.
– C’est ici que nous trouverons les deuxchefs.
Maurice s’appuya au mur ; il lui semblaqu’il allait tomber à la renverse.
– Maintenant, dit l’homme gris, il y atrois entrées : l’entrée principale, celle-ci, et une entréequi donne dans un pavillon. J’entrerai avec six ou huit hommes parl’entrée principale ; gardez cette entrée-ci avec quatre oucinq hommes, et mettez trois hommes sûrs à la sortie dupavillon.
– Moi, dit Maurice, je vais passerpar-dessus le mur et je veillerai dans le jardin.
– À merveille, dit Lorin, d’autant plusque, de l’intérieur, tu nous ouvriras la porte.
– Volontiers, dit Maurice. Mais n’allezpas dégarnir le passage et venir sans que je vous appelle. Tout cequi se passera dans l’intérieur, je le verrai du jardin.
– Tu connais donc la maison ?demanda Lorin.
– Autrefois, j’ai voulu l’acheter.
Lorin embusqua ses hommes dans les angles deshaies, dans les encoignures des portes, tandis que l’agent depolice s’éloignait avec huit ou dix gardes nationaux pour forcer,comme il l’avait dit, l’entrée principale.
Au bout d’un instant, le bruit de leurs pass’était éteint sans avoir, dans ce désert, éveillé la moindreattention.
Les hommes de Maurice étaient à leur poste ets’effaçaient de leur mieux. On eût juré que tout était tranquilleet qu’il ne se passait rien d’extraordinaire dans la vieille rueSaint-Jacques.
Maurice commença donc d’enjamber le mur.
– Attends, dit Lorin.
– Quoi ?
– Et le mot d’ordre.
– C’est juste.
– Œillet et souterrain. Arrêtetous ceux qui ne te diront pas ces deux mots. Laisse passer tousceux qui te les diront. Voilà la consigne.
– Merci, dit Maurice.
Et il sauta du haut du mur dans le jardin.