LE CRIME DU GOLF Agatha Christie

Je vis les mains du jeune homme se crisper et la sueur perler à son front. Dans un suprême effort, il interrompit le magistrat d’une voix rauque :

— Je ne vous contredirai pas. C’est possible.

Il y eut un moment de stupéfaction. Me Grosier bondit :

— Je proteste ! Mon client a été soumis ces derniers temps à une trop forte tension nerveuse. Je tiens à déclarer que je ne le considère pas comme responsable de ses déclarations.

Le magistrat le fit taire d’un geste sec. Un instant, à voir combien son prisonnier forçait son rôle, le doute parut s’emparer de lui. Il se pencha et l’examina d’un œil scrutateur.

— Monsieur Renauld, avez-vous bien conscience que vos réponses ne me laissent d’autre possibilité que de vous traduire devant un tribunal ?

Un flot de sang envahit les joues pâles de Jack. Il soutint fermement le regard du juge d’instruction.

— Monsieur Hautet, je jure que je n’ai pas tué mon père.

Mais le bref moment de doute du magistrat était passé. Il eut un rire déplaisant.

— Sans doute, sans doute ! Vous êtes toujours comme l’agneau qui vient de naître, vous autres, les prisonniers. Mais vous vous êtes condamné vous-même. Vous êtes incapable de fournir le moindre alibi et vous n’avez rien à dire pour votre défense – à part des protestations d’innocence qui ne tromperaient pas un enfant ! Renauld, vous avez tué votre père : un meurtre cruel et lâche, pour l’argent que vous espériez tirer de sa mort. Votre mère n’a fait que vous protéger après coup. La Cour, jugeant qu’elle a agi en mère, lui accordera sans doute une indulgence dont vous ne devez pas espérer bénéficier. Et à juste titre ! Vous avez commis un crime abominable, qui doit inspirer l’horreur aux dieux comme aux hommes !

Soudain la porte s’ouvrit, brisant le flot d’éloquence de M. Hautet, au grand dépit de celui-ci.

— Monsieur le juge, monsieur le juge ! bafouilla l’huissier, il y a là une dame qui dit… Qui dit que…

— Qui dit quoi ? cria le juge, plein d’une juste indignation. C’est on ne peut plus irrégulier ! J’interdis toute interruption… Je l’interdis formellement !

Mais une délicate silhouette apparut. Toute de noir vêtue, le visage recouvert d’un long voile, elle écarta l’huissier et entra dans la pièce.

Mon cœur bondit douloureusement. Elle était venue ! Tous mes efforts avaient été vains. Pourtant, je ne pouvais m’empêcher d’admirer le courage qui l’avait poussée à une telle démarche.

Elle leva son voile et j’étouffai un cri. Bien qu’elle lui ressemblât comme deux gouttes d’eau, cette jeune fille n’était pas Cendrillon ! En la voyant sans la perruque blonde qu’elle portait sur scène, je reconnus cette fois la jeune fille de la photographie prise dans le tiroir de Jack Renauld.

— Vous êtes monsieur Hautet, le juge d’instruction ? demanda-t-elle.

— Oui, mais j’interdis formellement…

— Je m’appelle Bella Duveen. Je viens me constituer prisonnière pour le meurtre de M. Renauld.

26

Je reçois une lettre

Mon ami,

Lorsque vous recevrez ceci, tout sera déjà découvert. Rien de ce que j’ai dit n’a pu ébranler Bella. Elle est allée se livrer à la justice. Pour ma part, j’abandonne la lutte.

Vous devez déjà savoir que je vous ai trompé, et que j’ai payé de mensonges la confiance que vous aviez placée en moi. Vous jugerez sans doute que je suis sans excuses, mais avant de sortir pour jamais de votre vie, je voudrais m’efforcer de vous expliquer comment tout cela a pu arriver. La vie me sera plus légère si je peux croire que vous m’avez pardonnée. Ce n’est pas pour moi que j’ai menti – c’est la seule chose que j’ai à dire pour ma défense.

Je voudrais partir de ce jour où nous nous sommes rencontrés dans le train de Paris. Je me faisais beaucoup de souci pour Bella. Elle était si follement éprise de Jack Renauld qu’elle aurait embrassé le sol où il marchait. Et quand elle a senti qu’il changeait, quand ses lettres ont commencé à s’espacer, elle s’est mise dans tous ses états. Elle s’est alors fourré dans la tête qu’il y avait une autre femme dans sa vie – et la suite a montré qu’elle avait vu juste. Là-dessus, elle a décidé d’aller à Merlinville pour essayer de voir Jack. Sachant combien j’étais opposée à ce projet, elle a tout fait pour me semer. Quand j’ai découvert qu’elle n’avait pas pris le train de Paris, j’ai décidé de ne pas retourner en Angleterre sans elle. J’avais l’affreux pressentiment qu’il allait se passer quelque chose de terrible si je n’arrivais pas à temps pour l’empêcher d’agir.

J’ai attendu le train suivant. Elle s’y trouvait, bien déterminée à courir aussitôt à Merlinville. J’ai tâché de l’en dissuader par tous les moyens, mais rien n’y a fait. J’ai décidé alors de m’en laver les mains : j’avais vraiment tout essayé. Il se faisait tard. J’ai trouvé un hôtel, et Bella est partie pour Merlinville. Mais je gardais malgré tout l’obsédante sensation de ce qu’on appelle dans les livres « un désastre imminent ». Le lendemain, pas de Bella. Nous avions rendez-vous à mon hôtel, mais elle n’est pas venue. Elle n’a pas donné signe de vie de toute la journée, et mon inquiétude grandissait à chaque minute. Et puis, j’ai lu la nouvelle dans un journal du soir.

Ça a été un moment affreux ! Je n’avais aucune certitude, bien sûr, mais j’avais terriblement peur. Je m’imaginai que Bella avait rencontré le père de Jack, qu’elle lui avait parlé de son histoire avec son fils et qu’il l’avait insultée ou offensée d’une manière ou d’une autre. Nous avons toutes les deux des caractères très emportés.

Et puis, quand on a sorti toute cette histoire d’hommes masqués, je me suis sentie un peu rassurée. Mais je continuais à me demander où avait bien pu passer Bella.

Le lendemain matin, j’étais dans un tel état de nervosité que j’ai décidé d’aller voir moi-même ce que je pouvais faire. Là-dessus, je suis tombée sur vous. Vous connaissez la suite… Quand j’ai vu le mort, qui ressemblait tellement à Jack, recouvert du pardessus de Jack, j’ai compris ! Et puis j’ai vu le coupe-papier – l’affreux objet ! – que Jack avait offert à Bella. Dix contre un qu’elle avait laissé ses empreintes digitales. Je ne peux vous expliquer l’horrible désespoir qui s’est emparé de moi à ce moment-là.

Je ne voyais plus qu’une chose : je devais m’emparer de ce poignard et m’enfuir avec avant qu’on ne s’aperçoive de sa disparition. J’ai fait semblant de m’évanouir et, pendant que vous étiez parti chercher de l’eau, je l’ai pris et je l’ai caché dans ma robe.

Je vous ai raconté que j’étais descendue à l’Hôtel du Phare. En fait j’ai pris aussitôt le train pour Calais et, de là, le premier bateau pour l’Angleterre. Une fois en pleine mer, j’ai jeté l’horrible petit poignard dans les eaux de la Manche. Après, j’ai eu l’impression de pouvoir respirer enfin plus librement.

Bella était revenue à Londres. Elle avait une tête épouvantable. Je lui ai raconté ce que j’avais fait, en lui disant qu’elle était en sécurité pour l’instant. Elle m’a regardée bouche bée, et puis elle s’est mise à rire… à rire… C’était affreux de l’entendre ! Je me suis dit que le mieux pour elle était encore de s’étourdir de travail. Elle allait devenir folle si elle restait là à se ronger. Grâce au ciel, nous avons trouvé un engagement presque aussitôt.

Et puis, je vous ai vu avec votre ami dans la salle, ce soir-là. J’ai été prise de panique. Vous deviez la soupçonner, puisque vous étiez sur nos traces. J’étais prête à entendre le pire et je vous ai suivi, totalement désemparée. Et là, avant que j’aie eu le temps d’ouvrir la bouche, j’ai compris que c’était moi que vous soupçonniez, non pas Bella ! Ou du moins, vous me preniez pour Bella, puisque c’était moi qui avais volé le poignard.

Mon ami, si vous aviez pu lire au fond de mon cœur à ce moment-là ! Peut-être me pardonneriez-vous… J’avais peur, j’étais désespérée, je ne savais quel parti prendre. Je ne voyais qu’une chose, c’est que vous étiez prêt à tout pour me sauver, et je n’étais pas sûre que vous auriez été prêt à la sauver, elle ! Sans doute pas… Ce n’était pas pareil ! Je ne pouvais pas courir ce risque : Bella est ma jumelle, je dois tout faire pour la protéger. C’est pourquoi j’ai continué à mentir. J’avais honte… J’ai honte aujourd’hui encore. C’est tout – vous devez vous dire que c’est bien assez. J’aurais dû vous faire confiance. Si je l’avais fait…

Dès que la nouvelle de l’arrestation de Jack Renauld est parue dans les journaux, ça a été fini. Bella n’a même pas voulu attendre de voir comment les choses allaient tourner…

Je suis extrêmement fatiguée. Je ne peux pas en écrire plus.

Elle avait d’abord signé Cendrillon, puis elle avait barré ce nom et écrit à la place : Dulcie Duveen.

C’était une lettre confuse, mal écrite, presque un brouillon, mais je l’ai conservée jusqu’à ce jour.

Poirot était près de moi. Je laissai les feuillets glisser à terre et je levai les yeux :

— Vous saviez dès le début que c’était l’autre ?

— Oui, mon ami.

— Pourquoi ne pas me l’avoir dit ?

— Avant toute chose, j’avais peine à imaginer que vous ayez pu commettre une telle erreur. Vous aviez vu la photographie. Les deux sœurs se ressemblent beaucoup, mais pas au point qu’on ne puisse les distinguer l’une de l’autre.

— Mais les cheveux blonds ?

— Une perruque, un accessoire de scène qui servait à former un contraste piquant pour leur numéro. Avez-vous déjà vu des jumelles qui soient l’une brune et l’autre blonde ?

— Pourquoi ne m’avez-vous rien dit à l’hôtel ce soir-là, à Coventry ?

— Vous avez été plutôt brusque dans vos méthodes, mon ami, répondit sèchement Poirot, de sorte que vous ne m’en avez pas laissé l’occasion.

— Mais après ?

— Ah, après ! Eh bien, pour commencer, j’étais blessé de votre manque de confiance. Et puis, je voulais savoir si vos sentiments supporteraient l’épreuve du temps, en bref, si c’était de l’amour ou une simple toquade. Rassurez-vous, je ne vous aurais pas laissé mijoter bien longtemps.

Je hochai la tête. Il y avait trop d’affection dans sa voix pour que je puisse lui garder rancune. D’un geste impulsif, je ramassai les feuillets et les tendis à Poirot.

— Lisez. J’insiste.

Il lut la lettre en silence, puis leva les yeux sur moi.

— Qu’est-ce qui vous inquiète, Hastings ?

Poirot avait changé de ton. Il avait perdu son air moqueur, ce qui m’aida beaucoup à lui avouer ce que j’avais sur le cœur.

— Elle ne dit pas… elle ne dit nulle part si elle m’aime ou non.

— Je crois que vous vous trompez, Hastings.

— Où cela ? m’écriai-je en me penchant avidement.

Poirot eut un sourire.

— Elle vous le dit à chaque ligne de sa lettre, mon bon ami.

— Mais comment vais-je la retrouver ? Elle n’a pas mis d’adresse. Il y a un timbre français, c’est tout.

— Ne vous énervez donc pas comme ça ! Laissez faire papa Poirot. Je vous la retrouverai dès que j’aurai une minute à moi !

27

Le récit de Jack Renauld

— Toutes mes félicitations, monsieur Jack, dit Poirot en serrant chaleureusement la main du jeune homme.

Jack Renauld était venu nous trouver aussitôt après sa libération, avant d’aller rejoindre sa mère et Marthe à Merlinville. Stonor l’accompagnait. Son air de bonne santé contrastait grandement avec le visage épuisé du jeune homme, qui semblait au bord de la dépression nerveuse. Il adressa à Poirot un sourire triste et dit d’une voix sourde :

— Quand je pense que j’ai subi tout cela pour la protéger, et que ça n’a servi à rien !

— Vous ne vous attendiez quand même pas à ce que cette fille vous laisse payer ses fautes de votre vie, répliqua Stonor d’un ton sec. C’était le moins qu’elle pouvait faire, quand elle vous a vu marcher tout droit à la guillotine !

— Ma foi, vous y mettiez du vôtre, vous aussi ! ajouta Poirot avec un petit clin d’œil. Au train où vous alliez, Me Grosier était bon pour s’étouffer de rage et vous auriez eu sa mort sur la conscience !

— C’était sans doute un bon bougre plein de bonnes intentions, dit Jack, mais il m’a donné des sueurs froides : vous comprenez, je ne pouvais guère me confier à lui ! Mais à présent, que va-t-il arriver à Bella ?

— À votre place, dit Poirot, je ne me ferais pas trop de souci pour elle. Les tribunaux français ont beaucoup d’indulgence pour la jeunesse, la beauté et les crimes passionnels ! Un avocat intelligent en fera un cas exemplaire de circonstances atténuantes. Cela risque d’être assez déplaisant pour vous…

— Je m’en fiche. Voyez-vous, monsieur Poirot, je me sens en partie responsable de la mort de mon père. Si je n’avais pas eu cette histoire avec cette fille, il serait encore vivant à l’heure qu’il est. Et ma fichue négligence, quand je me suis trompé de pardessus ! Je ne peux m’empêcher de me sentir coupable de sa mort. Cela me hantera jusqu’à la fin de mes jours !

— Mais non, mais non, dis-je d’un ton apaisant.

— Bien sûr, c’est affreux pour moi de penser que Bella a tué mon père, poursuivit Jack. Mais je l’ai traitée d’une façon honteuse. Quand j’ai rencontré Marthe et que j’ai compris mon erreur, j’aurais dû lui écrire aussitôt pour tout lui avouer. Mais j’ai eu peur qu’elle me fasse une scène, que tout cela revienne aux oreilles de Marthe, et que Marthe croie que cette histoire était sérieuse. J’ai laissé courir, en espérant qu’elle se lasserait. Je me suis tout simplement défilé, sans comprendre que la pauvre petite était au désespoir. Si elle m’avait vraiment poignardé, comme elle a cru le faire, je n’aurais eu que ce que je méritais ! Sans compter qu’il lui a fallu un sacré courage pour venir se constituer prisonnière. Mais j’étais prêt à jouer le jeu jusqu’au bout, vous savez.

Il resta silencieux un moment, puis, sautant du coq à l’âne :

— Ce qui m’échappe, quand même, c’est ce que pouvait bien fabriquer mon paternel dehors à une heure pareille, en sous-vêtements et avec mon pardessus sur le dos. Je suppose qu’il venait tout juste d’échapper aux deux malfrats, et que ma mère s’est trompée en disant qu’ils sont arrivés à 2 heures du matin. À moins que… Ce n’était pas un coup monté, au moins ? Je veux dire que ma mère ne croyait pas… elle n’a pas pu croire que c’était moi ?

Poirot le rassura aussitôt.

— Non, non, monsieur Jack. N’ayez aucune crainte là-dessus. Quant au reste, je vous l’expliquerai en détail le moment venu. C’est une histoire assez curieuse. Mais allez-vous nous raconter ce qui s’est passé exactement au cours de cette terrible nuit ?

— Il y a fort peu à raconter. Comme je vous l’ai dit, je suis revenu de Cherbourg afin de voir Marthe avant de m’embarquer pour l’autre bout du monde. Le train avait du retard, de sorte que j’ai décidé de prendre le raccourci à travers le terrain de golf, qui menait directement à la villa Marguerite. J’étais presque arrivé, quand soudain…

Il s’interrompit, la gorge serrée.

— J’ai entendu un cri affreux. Pas un cri très fort – plutôt un son étouffé, étranglé, mais qui m’a fait peur. J’en suis resté cloué sur place quelques instants. La lune était pleine. Et en contournant un buisson j’ai vu la tombe, et une forme gisant face contre terre avec un poignard fiché dans le dos. C’est alors… c’est alors qu’en relevant les yeux je l’ai vue, elle. Elle me regardait comme si elle avait vu un spectre – et elle a dû me prendre pour un fantôme, en effet –, le visage dénué d’expression, pétrifiée d’horreur. Et puis elle a poussé un cri, et elle s’est enfuie en courant.

Il fit une pause, s’efforçant de maîtriser son émotion.

— Et ensuite ? demanda doucement Poirot.

— Honnêtement, je ne sais plus. Je suis resté planté là quelques minutes, hébété. Et puis j’ai compris qu’il valait mieux ficher le camp au plus vite. Je n’ai pas pensé un instant qu’on pouvait me soupçonner, mais j’ai eu peur qu’on vienne me demander plus tard de témoigner contre elle. J’ai marché jusqu’à Saint-Beauvais, comme je vous l’ai dit, et j’ai loué une voiture pour retourner à Cherbourg.

On frappa à la porte et un chasseur entra, porteur d’un télégramme qu’il remit à Gabriel Stonor. Celui-ci l’ouvrit en hâte et sauta de sa chaise.

— Mme Renauld a repris connaissance, dit-il.

— Ah ! dit Poirot en bondissant sur ses pieds. En route pour Merlinville !

Nous ne perdîmes pas une seconde. À la demande de Jack Renauld, Stonor accepta de rester sur place pour veiller à ce qu’on fît le maximum pour Bella Duveen. Poirot, Jack et moi, nous prîmes place dans la voiture de Renauld.

Nous atteignîmes Merlinville en moins de trois quarts d’heure. Comme nous approchions de la villa Marguerite, Jack lança à Poirot un coup d’œil interrogateur.

— Que diriez-vous de passer devant pour annoncer à ma mère que j’ai été libéré… ?

— Tandis que vous irez annoncer vous-même la nouvelle à Mlle Marthe, hein ? acheva Poirot avec un petit clin d’œil. Mais oui, allez donc, j’allais moi-même vous proposer un arrangement de ce genre.

Jack Renauld ne se le fit pas dire deux fois. Il arrêta la voiture, en sortit comme une fusée et prit l’allée en courant. Poirot et moi poursuivîmes jusqu’à la villa Geneviève.

— Poirot, dis-je, vous souvenez-vous de notre arrivée ici, quand nous avons été accueillis par la nouvelle du meurtre de M. Renauld ?

— Et comment ! Ça ne fait d’ailleurs pas si longtemps. Mais que d’événements depuis lors, surtout pour vous, mon ami !

— En effet, soupirai-je.

— Vous péchez toujours par sentimentalisme, Hastings. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Il ne reste qu’à espérer que Mlle Bella bénéficiera de l’indulgence du jury, et après tout, Jack Renauld ne peut pas les épouser toutes les deux ! Non, je parlais d’un point de vue professionnel. Nous ne sommes pas en présence d’un crime bien ordonné, bien organisé, comme les détectives les aiment. La mise en scène préparée par Georges Conneau était parfaite, c’est vrai. Mais pas le dénouement, ça non ! Un homme qui se fait tuer par accident sous le coup de la colère d’une jeune fille jalouse – non mais, vraiment, où sont l’ordre et la logique dans tout cela ?

Je riais encore de la bizarrerie des idées de mon ami Poirot, quand Françoise ouvrit la porte.

Poirot lui expliqua qu’il devait voir Mme Renauld d’urgence, et la vieille femme le fit monter. Je restai au salon, où j’attendis un bon moment avant de le voir réapparaître. Il avait l’air exceptionnellement grave.

— Vous voilà, Hastings ! Sacré tonnerre ! C’est qu’il y a du grabuge en perspective !

— Que voulez-vous dire ? m’écriai-je.

— J’osais à peine y croire, dit pensivement Poirot, mais les femmes sont toujours imprévisibles.

— Voici Jack, en compagnie de Marthe Daubreuil, dis-je en regardant par la fenêtre.

Poirot bondit hors du salon et arrêta le jeune couple sur les marches du perron.

— N’entrez pas, c’est préférable. Votre mère est profondément bouleversée.

— Je sais, je sais, dit Jack Renauld. Mais je tiens à la voir tout de suite.

— Je vous dis que non. Cela vaut mieux.

— Mais Marthe et moi…

— En tout cas, laissez Mademoiselle en bas. Montez si vous y tenez, mais vous devriez suivre mon conseil.

Une voix tombant du haut de l’escalier nous fit sursauter.

— Je vous remercie de vos bons offices, monsieur Poirot, mais je tiens à exprimer moi-même ma volonté à mon fils.

Stupéfaits, nous regardâmes Mme Renauld, la tête encore entourée de bandages, descendre les marches appuyée au bras de Léonie. La jeune Française, en larmes, implorait sa maîtresse de retourner se coucher.

— Madame va se tuer ! C’est contraire aux ordres du docteur !

Visiblement, Mme Renauld n’en avait cure.

— Mère ! s’écria Jack en s’élançant vers elle. Mais elle le repoussa d’un geste.

— Je ne suis plus ta mère ! Tu n’es plus mon fils ! À compter de ce jour et de cette minute, je te renie.

— Mère ! répéta le jeune homme, abasourdi.

Un instant, l’angoisse qu’elle perçut dans sa voix parut la faire fléchir. Poirot esquissa un geste, mais elle retrouva aussitôt son sang-froid.

— Le sang de ton père est sur toi ! Tu es moralement responsable de sa mort. Tu as bafoué son autorité, tu l’as défié à propos d’une fille, et le cruel abandon d’une autre a fini par causer sa mort. Sors de ma maison sur l’heure. Je veillerai dès demain à prendre toutes les mesures nécessaires pour que tu ne touches jamais un sou de sa fortune ! Fais ton chemin dans le monde du mieux que tu pourras, avec l’aide de cette jeune femme, la fille de la plus cruelle ennemie de ton père.

Et là-dessus, d’une démarche lente et douloureuse, elle entreprit de remonter l’escalier.

Nous étions confondus : aucun de nous ne s’était attendu à une telle sortie. Jack Renauld, épuisé par ses précédentes épreuves, chancela et manqua de tomber. Poirot et moi, nous nous précipitâmes vers lui.

— Il n’en peut plus, murmura Poirot à Marthe Daubreuil. Où pouvons-nous l’emmener ?

— Mais chez nous, à la villa Marguerite ! Nous prendrons soin de lui, ma mère et moi. Mon pauvre Jack !

Nous emmenâmes le jeune homme à la villa, où il s’affala aussitôt sur une chaise, dans un état proche de l’évanouissement. Poirot lui tâta le front et les mains.

— Il a de la fièvre. La tension nerveuse a été trop forte. Ce coup l’a achevé. Mettez-le au lit, Hastings et moi, nous allons chercher un médecin.

Le médecin arriva bientôt. Après avoir examiné le patient, il déclara qu’il s’agissait d’un cas bénin d’épuisement nerveux. Avec du repos et du calme, le jeune homme devrait être sur pied dès le lendemain. Cependant, on pouvait craindre aussi une fièvre cérébrale. Il était préférable que quelqu’un passât la nuit à son chevet.

Ayant fait tout ce qui était en notre pouvoir, nous laissâmes Jack aux soins de Marthe et de sa mère, et nous retournâmes en ville. L’heure habituelle de notre dîner étant passée depuis longtemps, nous étions aussi affamés l’un que l’autre. Nous nous rassasiâmes au premier restaurant venu d’une excellente omelette, suivie d’une non moins excellente entrecôte.

— Et maintenant, prenons nos quartiers pour la nuit, dit Poirot après qu’un café noir eut complété le repas. Si nous essayions notre vieille connaissance, l’Hôtel des Bains ?

Nous nous y rendîmes sur-le-champ. Certainement, on pouvait offrir à ces messieurs deux belles chambres donnant sur la mer… À ma grande surprise, Poirot demanda :

— Est-ce que miss Robinson est déjà arrivée ?

— Mais oui, monsieur. Elle vous attend dans le petit salon.

— Ah !

— Poirot, m’écriai-je en m’efforçant de rester à sa hauteur dans le corridor, qui diable est cette miss Robinson ?

Poirot me fit un gracieux sourire.

— C’est que, voyez-vous, Hastings, je vous ai arrangé un gentil petit mariage.

— Mais enfin…

— Bah ! dit Poirot en me faisant franchir le seuil d’une tape amicale dans le dos. Croyez-vous que j’aie envie d’aller crier le nom de Duveen sur les toits de Merlinville ?

C’était bien Cendrillon. Comme elle se levait pour nous accueillir, je retins longuement sa main dans les miennes, et mes yeux dirent le reste.

Poirot s’éclaircit la gorge.

— Mes enfants, dit-il, ce n’est pas l’heure de faire du sentiment. Nous avons du pain sur la planche. Mademoiselle, avez-vous fait ce que je vous avais demandé ?

Pour toute réponse, Cendrillon sortit de son sac un objet enveloppé dans du papier de soie qu’elle tendit à Poirot. Je sursautai quand il eut fini de le déballer : c’était le fameux coupe-papier qu’elle prétendait avoir jeté dans les eaux de la Manche ! C’est étrange cette manie qu’ont les femmes de ne pas vouloir se séparer des objets ou des documents même les plus compromettants !

— Très bien, mon enfant, dit Poirot. Je suis content de vous. Allez vous reposer, maintenant. Hastings et moi, nous avons du travail cette nuit. Nous vous retrouverons demain matin.

— Où allez-vous ? demanda la jeune fille en ouvrant de grands yeux.

— Vous le saurez demain.

— Où que vous alliez, je viens avec vous.

— Mais enfin, mademoiselle…

— Je vous dis que je viens avec vous.

Poirot comprit que toute discussion était inutile. Il baissa les bras.

— Eh bien, venez, mademoiselle. Mais je vous préviens que cela n’aura rien d’amusant. Et il peut fort bien ne rien se passer du tout.

Vingt minutes plus tard, nous nous mettions en route. La nuit était tombée, et l’obscurité oppressante. Poirot nous mena hors de la ville en direction de la villa Geneviève. Mais une fois en vue de la villa Marguerite, il s’arrêta.

— J’aimerais m’assurer que tout va bien pour Jack Renauld. Venez avec moi, Hastings. Il vaut mieux que Mademoiselle nous attende dehors. Mme Daubreuil pourrait avoir pour elle des mots blessants.

Nous ouvrîmes la porte du jardin et remontâmes l’allée. Comme nous longions la maison, j’attirai l’attention de Poirot sur une fenêtre du premier étage. Le profil de Marthe Daubreuil se découpait nettement derrière les rideaux.

— Ah ! dit Poirot. C’est sans doute dans cette chambre que nous trouverons Jack Renauld.

Mme Daubreuil vint nous ouvrir la porte. L’état de Jack était stationnaire, nous dit-elle, mais si nous préférions nous en assurer nous-mêmes… Elle nous fit monter dans la chambre à coucher où nous trouvâmes sa fille occupée à coudre à la lumière d’une lampe posée sur une table. Elle mit un doigt sur ses lèvres en nous voyant entrer.

Jack Renauld dormait d’un sommeil agité, tournant la tête de droite et de gauche, le visage encore congestionné.

— Est-ce que le docteur va revenir ? chuchota Poirot.

— Non, à moins que nous ne le fassions appeler. Il s’est enfin endormi, c’est le principal. Maman lui a préparé une tisane.

Elle se rassit avec son ouvrage quand nous sortîmes de la chambre. Mme Daubreuil nous raccompagna à la porte. Depuis que je connaissais son passé, je regardais cette femme avec un intérêt accru. Elle se tenait les yeux baissés, et sur ses lèvres flottait ce sourire vaguement énigmatique que je me rappelais si bien. Soudain elle me fit peur, comme on peut avoir peur d’un splendide serpent venimeux.

— Nous espérons ne pas vous avoir trop dérangée, madame, dit poliment Poirot en sortant.

— Mais pas du tout, monsieur.

— À propos, dit Poirot comme frappé par une idée soudaine, M. Stonor n’était pas à Merlinville aujourd’hui, n’est-ce pas ?

Je comprenais mal pourquoi Poirot lui posait cette question dont la réponse ne l’intéressait nullement.

— Pas à ma connaissance, dit Mme Daubreuil posément.

— Il n’a pas eu un entretien avec Mme Renauld ?

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