LE CRIME DU GOLF Agatha Christie

— Mon cher monsieur Poirot, ce sont sans doute les empreintes laissées par les gros brodequins ferrés du jardinier. De toute façon, elles n’offrent aucun intérêt, puisqu’il n’y a pas d’arbre de ce côté, et donc aucun moyen d’atteindre la fenêtre du premier étage.

— C’est juste, reconnut Poirot, l’oreille basse. Vous pensez donc que ces empreintes n’ont aucune importance ?

— Absolument aucune, croyez-moi.

À ma grande stupéfaction, Poirot répliqua :

— Je ne suis pas d’accord avec vous. À mon avis, ces empreintes sont les indices les plus importants que nous ayons relevés jusqu’ici.

M. Bex se contenta de hausser légèrement les épaules, sans répondre. Il était bien trop courtois pour formuler tout haut sa véritable opinion.

— Nous pourrions peut-être continuer ? suggéra-t-il.

— Certainement. Je m’occuperai de ces empreintes plus tard, dit Poirot avec bonne humeur.

Au lieu de suivre l’allée jusqu’à la grille, M. Bex emprunta un sentier qui tournait à angle droit. Légèrement en pente et bordé de chaque côté d’une haie exubérante, il contournait la maison sur la droite et débouchait sur une clairière qui donnait sur la mer. On avait placé un banc à cet endroit, non loin d’une petite remise, sorte de cabane à outils passablement délabrée. À quelques mètres de là, une rangée de buissons soigneusement taillés marquait la limite de la propriété. M. Bex s’y fraya un passage, et nous nous retrouvâmes sur une vaste étendue à découvert. Je regardai autour de moi et, non sans quelque étonnement, finis par comprendre où nous étions.

— Mais c’est un terrain de golf ! m’écriai-je.

Bex hocha la tête.

— Les links ne sont pas encore terminés, expliqua-t-il. On compte les ouvrir au public le mois prochain. C’est un terrassier qui a découvert le corps, aux premières heures de la matinée.

Je poussai une exclamation. Jusque-là, je n’avais pas prêté attention à ce qui se trouvait sur ma gauche ; mais cette fois, je vis une fosse longue et étroite, au bord de laquelle gisait, face contre terre, le corps d’un homme ! Mon cœur bondit dans ma poitrine, et j’eus l’affreux pressentiment que la tragédie de la veille venait de se répéter. Le commissaire dissipa cette illusion en exprimant son mécontentement :

— Mais que font donc mes agents ? Ils avaient reçu l’ordre formel d’interdire l’accès à toute personne qui ne serait pas munie d’un sauf-conduit !

L’homme allongé sur le sol tourna la tête :

— Mais j’ai un sauf-conduit ! dit-il en se relevant avec précaution.

— Mon cher monsieur Giraud ! s’écria le commissaire. J’ignorais votre arrivée. Le juge d’instruction est impatient de vous voir.

J’examinai le nouveau venu avec la plus vive curiosité. Je connaissais de nom ce fameux inspecteur de la Sûreté de Paris, mais je ne l’avais encore jamais vu en chair et en os. De très haute taille, les cheveux roux, la moustache rousse et le maintien militaire, il devait avoir une trentaine d’années. À la pointe d’arrogance qui perçait dans ses manières, on sentait qu’il avait conscience de son importance. Bex nous présenta, en ajoutant que Poirot était un de ses collègues. Une lueur d’intérêt s’alluma dans les yeux du policier.

— Je vous connais de nom, monsieur Poirot. Vous étiez un personnage, autrefois, n’est-ce pas ? Mais à présent, les méthodes ont beaucoup changé.

— Pourtant, les crimes continuent de se ressembler singulièrement, fit remarquer Poirot avec douceur.

Je compris aussitôt que Giraud lui était hostile. Il supportait mal sa présence, et j’eus l’impression que s’il tombait sur un indice de quelque importance, il aurait soin de le garder pour lui.

— Le juge d’instruction…, reprit Bex.

Giraud l’interrompit brutalement :

— Au diable le juge d’instruction ! Le plus important, c’est la lumière et nous n’y verrons plus rien d’ici une demi-heure. Je connais tous les détails de l’affaire, et les gens de la maison peuvent attendre jusqu’à demain. Mais si nous voulons trouver une piste, c’est ici et nulle part ailleurs que nous la découvrirons. Ce sont vos agents qui ont tout piétiné ? Je les croyais un peu plus évolués, de nos jours !

— Et ils le sont, en effet. Les empreintes dont vous vous plaignez sont celles des terrassiers qui ont découvert le corps.

L’autre poussa un grognement dégoûté.

— J’ai trouvé l’endroit où les trois hommes ont franchi la haie, bien que les meurtriers aient pris grand soin d’effacer leurs traces. On voit que les empreintes au centre sont celles de M. Renauld, mais les autres, de chaque côté, ont été brouillées à dessein. Oh ! on ne risquait guère de relever quoi que ce soit sur un sol aussi sec, mais ils ont voulu mettre toutes les chances de leur côté.

— L’indice matériel, hein ? dit Poirot. C’est cela que vous cherchez ?

L’autre le dévisagea.

— Évidemment !

Poirot esquissa un très léger sourire. Il parut sur le point de parler, mais il se ravisa. Puis il remarqua une bêche qui traînait par terre.

— On peut supposer, sans grand risque de se tromper, que la tombe a été creusée avec ça, dit Giraud. Mais vous n’en tirerez rien. C’est la bêche de Renauld, et l’homme qui l’a utilisée portait des gants. Les voici, ajouta-t-il en poussant du pied deux gants maculés de terre. Ils appartiennent aussi à Renauld, ou tout au moins à son jardinier. Croyez-moi, ceux qui ont concocté ce crime n’ont pas pris de risques. L’homme a été tué avec son propre poignard et on a creusé sa tombe avec sa propre bêche. Ainsi on ne laissait pas le moindre indice… Mais je les aurai ! Il y a toujours quelque chose ! Et ce quelque chose, je le trouverai !

Poirot semblait à présent s’intéresser à un petit bout de tuyau de plomb qu’il avait trouvé par terre, à côté de la bêche. Il l’effleura du doigt.

— Selon vous, cette chose appartenait aussi au mort ? demanda-t-il sur un ton où je crus discerner une subtile nuance d’ironie.

Giraud haussa les épaules pour signifier qu’il l’ignorait et ne s’en souciait guère.

— Elle traîne peut-être là depuis des semaines. De toute façon, ce bout de tuyau ne m’intéresse pas.

— Moi, au contraire, je le trouve du plus grand intérêt, répliqua Poirot d’un ton suave.

J’eus l’impression qu’il cherchait surtout à agacer l’inspecteur parisien et, si c’était le cas, il y réussit à merveille. L’autre lui tourna ostensiblement le dos en déclarant qu’il n’avait pas de temps à perdre. Puis, les yeux braqués de nouveau vers le sol, il reprit sa minutieuse inspection.

Comme frappé par une inspiration subite, Poirot franchit la haie et alla essayer d’ouvrir la porte de la remise. Giraud tourna la tête :

— Elle est verrouillée, dit-il. Ce n’est qu’une vieille remise, et seul le jardinier s’en sert. La bêche ne vient pas de là mais de la cabane à outils située près de la maison.

— Merveilleux, me souffla M. Bex d’un air extatique. Ça ne fait pas une demi-heure qu’il est là, et il est déjà au courant de tout ! Quel homme ! Giraud est sans conteste le plus grand limier de son époque.

Bien que le limier en question me déplût souverainement, il m’impressionnait malgré moi. C’était l’efficacité en personne. Je ne pouvais m’empêcher de penser que Poirot ne s’était guère distingué jusqu’alors, et j’en ressentis un certain dépit. Il semblait fixer son attention sur toutes sortes de puérilités qui n’avaient rien à voir avec l’affaire. Et de fait, il demanda brusquement :

— Monsieur Bex, auriez-vous l’obligeance de me dire à quoi correspond cette ligne tracée à la craie autour de la tombe ? Est-ce l’œuvre de la police ?

— Non, monsieur Poirot, cette ligne a été tracée pour le parcours de golf. Elle sert à indiquer l’emplacement d’un futur « bunker ».

Poirot se tourna vers moi :

— Un « bunker » ? C’est un trou irrégulier rempli de sable avec un remblai sur le côté, n’est-ce pas ?

Je confirmai.

— M. Renauld jouait sans doute au golf ?

— Oui, et fort bien. C’est d’ailleurs grâce à sa générosité que l’on a pu poursuivre les travaux. Il avait même participé en personne à l’élaboration du projet.

Poirot hocha la tête et fit remarquer :

— Ils n’ont pas fait un très bon choix – je parle de l’endroit où enterrer le cadavre. Les terrassiers ne pouvaient manquer de le découvrir dès qu’ils commenceraient à creuser.

— Exactement ! s’écria Giraud triomphant. C’est bien ce qui prouve que c’étaient des étrangers ! Voilà un parfait exemple de preuve indirecte.

— Oui, dit Poirot d’un air de doute. Quiconque était au courant de ces travaux aurait enterré le corps ailleurs – à moins d’avoir voulu qu’on le découvre… Mais ça, ce serait franchement absurde, n’est-ce pas ?

Giraud ne se donna même pas la peine de répondre.

— Oui, dit Poirot d’un ton plutôt mécontent, oui, sans aucun doute, c’est absurde !

7

La mystérieuse Mme Daubreuil

Comme nous retournions à la maison, M. Bex nous pria de l’excuser : il lui fallait informer sans tarder le juge d’instruction de l’arrivée de l’inspecteur Giraud. Ce dernier, de son côté, n’avait pas caché sa satisfaction quand Poirot avait déclaré avoir vu tout ce qu’il voulait voir. La dernière image que nous emportâmes de Giraud était celle d’un homme à quatre pattes, poursuivant ses recherches avec une méticulosité que je ne pus m’empêcher d’admirer. Poirot dut lire dans mes pensées, car dès que nous fûmes seuls il me glissa avec ironie :

— Eh bien, vous venez de voir en action le genre de détective que vous admirez, le chien de chasse humain ! Ai-je tort, mon bon ami ?

— Lui, au moins, il fait quelque chose, rétorquai-je sans mâcher mes mots. S’il y a quelque chose à trouver, on peut être sûr qu’il le trouvera. Tandis que vous…

— Eh bien ! J’ai trouvé quelque chose, moi aussi ! Un bout de tuyau de plomb.

— Vous voulez rire, Poirot ! Vous savez fort bien qu’il n’a rien à voir avec l’affaire. Je parlais de ces choses minuscules, ces traces infimes qui mènent infailliblement aux coupables.

— Mon bon ami, un indice de soixante centimètres de long n’a pas moins de valeur qu’un indice de deux millimètres ! Mais votre incorrigible penchant pour le romanesque vous porte à croire qu’un véritable indice se doit d’être lilliputien. Et quant à l’importance de ce tuyau de plomb, vous ne faites que répéter les paroles de Giraud. Non ! dit-il en écartant d’un geste la question que je m’apprêtais à lui poser, je n’ajouterai pas un mot. Laissez Giraud à ses recherches, et moi à mes petites idées. L’affaire paraît assez simple à première vue, et pourtant… Pourtant, mon bon ami, je ne suis pas satisfait ! Et savez-vous pourquoi ? À cause de la montre-bracelet qui avance de deux heures. Il reste en outre quelques curieux petits détails qui n’ont pas l’air de vouloir s’accorder. Tenez, par exemple : si la vengeance était le véritable mobile du crime, pourquoi les meurtriers n’ont-ils pas tout simplement poignardé Renauld dans son sommeil ?

Poirot s’était exprimé dans l’étrange sabir qui lui est coutumier et que, par charité, j’éviterai de reproduire ici, préférant accorder indûment au grand homme le bénéfice d’un anglais certes confus mais à tout le moins correct.

— Mais vos meurtriers, ils voulaient aussi « le secret », lui rappelai-je.

D’un air vaguement dégoûté, Poirot ôta d’une pichenette un grain de poussière sur sa manche.

— Eh bien, où est-il donc, ce fameux « secret » ? Sans doute à quelque distance d’ici, puisqu’ils lui ont ordonné de s’habiller. Et pourtant, on le retrouve assassiné à une portée de fusil de sa maison. En outre, il est pour le moins troublant qu’ils aient eu ainsi sous la main, traînant par hasard sur le meuble, une arme aussi efficace que ce petit poignard.

Puis après un instant de réflexion, il ajouta :

— Enfin, pourquoi les domestiques n’ont-ils rien entendu ? Ont-ils été drogués ? Y avait-il un complice dans la maison, et ce complice s’est-il chargé de laisser la porte ouverte ? Je me demande…

Dans l’allée qui menait à la maison, il s’arrêta net et se tourna vers moi.

— Mon ami, ce que je vais vous dire va vous surprendre et vous faire plaisir. J’ai pris vos reproches très à cœur et nous allons examiner sans délai certaines empreintes de pas !

— Où cela ?

— Là-bas, dans le massif de fleurs situé à droite de la porte. M. Bex dit que le jardinier y a laissé ses empreintes. Allons vérifier si c’est bien vrai. Regardez, le voilà justement qui arrive avec sa brouette.

En effet, un homme âgé traversait l’allée, poussant une brouette pleine de jeunes plants. Lorsque Poirot l’eut appelé, il la posa là et vint vers nous en clopinant.

— Vous voulez lui demander de vous prêter un de ses brodequins pour comparer les empreintes ? lui soufflai-je.

J’avais retrouvé un peu de ma foi en Poirot. S’il affirmait que les empreintes laissées dans le massif de droite avaient de l’importance, c’est à coup sûr qu’elles en avaient.

— C’est exactement ce que je vais faire, confirma Poirot.

— Mais il ne va pas trouver ça un peu bizarre ?

— Il ne va rien trouver du tout.

Je n’eus pas le loisir de poser d’autres questions : le vieux nous avait rejoints.

— Vous vouliez me voir, monsieur ?

— Oui. Vous êtes dans la maison depuis longtemps, n’est-ce pas ?

— Depuis vingt-quatre ans, monsieur.

— Et vous vous appelez… ?

— Auguste, monsieur.

— J’étais en train d’admirer ces magnifiques géraniums. Ils sont vraiment splendides. Cela fait longtemps que vous les avez plantés ?

— Déjà un bon petit moment. Mais bien sûr, si on veut avoir des beaux massifs, il faut les entretenir régulièrement : on est toujours à repiquer de nouvelles pousses et à arracher les mauvaises herbes.

— Je vois que vous en avez repiqué hier, n’est-ce pas ? Celles-là, là-bas, au milieu. Et j’en vois aussi dans l’autre massif.

— Ah ! on peut dire que Monsieur a l’œil ! Il faut toujours un jour ou deux pour qu’elles reprennent bien. Oui, j’ai mis dix nouveaux plants dans chaque massif hier soir. Comme Monsieur le sait certainement, il ne faut jamais repiquer les plantes en plein soleil.

Ravi de l’intérêt que Poirot manifestait pour ses plantations, Auguste était tout disposé à se montrer bavard.

— J’en vois là-bas un splendide spécimen, poursuivit Poirot en désignant une fleur. Pourriez-vous m’en donner une bouture ?

— Mais certainement, monsieur.

Le vieux posa un pied sur la plate-bande et coupa soigneusement une bouture de la fleur que Poirot désirait.

Celui-ci le remercia avec effusion, et Auguste alla reprendre sa brouette.

— Vous voyez ? dit Poirot avec un sourire, tout en examinant l’empreinte laissée par le brodequin du jardinier. C’est d’une simplicité désarmante.

— Je n’avais pas compris…

— Qu’il y avait un pied dans le brodequin ? Mon bon ami, vous n’exercez pas assez vos remarquables facultés mentales. Alors, que pensez-vous de ces empreintes ?

J’examinai la terre meuble avec attention.

— Elles ont toutes été laissées par les mêmes semelles, déclarai-je au terme d’un examen scrupuleux.

— C’est votre avis ? Eh bien, je suis d’accord avec vous sur ce point, répondit machinalement Poirot, comme s’il pensait à autre chose.

— En tout cas, fis-je remarquer, vous voilà enfin débarrassé d’une marotte.

— Ce qui signifie ?

— Que désormais, vous n’aurez plus à vous préoccuper de ces empreintes.

À ma grande surprise, Poirot secoua la tête.

— Mais si, mon bon ami. Je tiens enfin la bonne piste. Je suis encore dans le noir, mais comme je l’ai laissé entendre tout à l’heure à M. Bex, ces empreintes sont ce qu’il y a de plus important et de plus significatif dans cette affaire. Ce pauvre Giraud… Cela ne m’étonnerait pas qu’il n’y ait prêté aucune attention.

À ce moment, la porte d’entrée s’ouvrit et M. Hautet, flanqué du commissaire, descendit les marches du perron.

— Ah ! monsieur Poirot, dit le juge d’instruction, nous vous cherchions justement. Bien qu’il se fasse tard, je souhaiterais rendre visite à Mme Daubreuil. La mort de M. Renauld a dû la bouleverser, et nous aurons peut-être la chance de tirer d’elle quelque chose. Ce fameux secret qu’il n’a pas voulu dire à sa femme, esclave de l’amour, il peut l’avoir confié à une maîtresse. Nous savons tous par où pèchent nos Samson !

Poirot ne répondit rien, mais emboîta le pas au magistrat. Je suivais un peu en retrait, avec le commissaire.

— Il ne fait aucun doute que le récit de Françoise est en gros conforme à la vérité, me glissa ce dernier sur le ton de la confidence. J’ai passé un certain nombre de coups de téléphone, d’où il ressort qu’au cours des six dernières semaines – c’est-à-dire depuis l’arrivée de M. Renauld à Merlinville – de fortes sommes en liquide ont été déposées par trois fois sur le compte de Mme Daubreuil. La somme totale atteint deux cent mille francs !

— Soit quatre mille livres, dis-je pensivement. C’est considérable !

— Oui. Il devait en être très épris. Mais il nous reste encore à vérifier s’il lui a confié son secret. Le juge d’instruction se montre optimiste sur ce point, mais je suis loin de partager ses vues.

Tout en devisant, nous parvînmes à une bifurcation. C’était là que nous avions demandé notre chemin en arrivant. Je compris que la villa Marguerite, où demeurait la mystérieuse Mme Daubreuil, était justement la petite maison d’où avait surgi la ravissante jeune fille.

— Mme Daubreuil habite ici depuis des années, dit le commissaire. Elle mène une vie très calme, très retirée, et elle ne semble pas avoir d’autres amis que les quelques relations qu’elle s’est faites à Merlinville. Elle ne parle jamais de son passé, ni de son mari. En fait, on ne sait même pas s’il est mort ou vivant ! Il plane un certain mystère autour d’elle.

Je sentais mon intérêt pour la villa Marguerite s’accroître de minute en minute.

— Et… sa fille ? hasardai-je.

— Une fort belle jeune fille, modeste, pieuse, la perfection même. On la plaint, pourtant, car si elle ne connaît rien de son passé, l’homme qui viendra demander sa main voudra sans doute en savoir plus, et alors…

Le commissaire eut un haussement d’épaules cynique.

— Mais elle n’y est pour rien ! m’écriai-je avec indignation.

— Sans doute. Mais que voulez-vous ? Les hommes sont chatouilleux sur les antécédents de leur femme.

Nous étions arrivés à la porte de la villa, ce qui coupa court à la discussion. M. Hautet tira sur la sonnette. Au bout de quelques minutes, nous entendîmes un bruit de pas, et la porte s’ouvrit. Sur le seuil se tenait ma jeune déesse de l’après-midi. Elle devint pâle comme la mort en nous voyant, et ouvrit de grands yeux inquiets. Aucun doute, cette jeune fille avait peur !

— Mademoiselle Daubreuil, dit M. Hautet en ôtant son chapeau, nous sommes confus de vous déranger, mais la Loi a ses exigences… Si vous vouliez présenter mes respects à Madame votre mère et lui demander de nous accorder quelques minutes d’entretien… ?

La jeune fille resta quelques instants immobile. Elle pressait sa main contre sa poitrine, comme pour calmer la soudaine agitation de son cœur. Mais elle se reprit rapidement et dit à voix basse :

— Je vais voir. Veuillez entrer, je vous prie.

Elle disparut à gauche du vestibule, dans une pièce d’où nous parvint bientôt le murmure de sa voix. Puis une autre voix, au timbre presque semblable, mais avec une inflexion plus dure derrière son apparente douceur, répondit :

— Mais certainement. Fais-les entrer.

Un instant plus tard, nous étions en face de la mystérieuse Mme Daubreuil. Elle était nettement plus petite que sa fille, et ses formes pleines avaient toute la grâce de la maturité. À la différence de sa fille, elle avait des cheveux noirs, séparés en deux bandeaux, à la façon d’une madone, et ses lourdes paupières dissimulaient à demi ses yeux bleus. Bien qu’admirablement conservée, elle n’était sans doute plus très jeune. Mais le charme qui se dégageait d’elle était de ceux qui résistent aux années.

— Vous désirez me voir, monsieur ? demanda-t-elle.

— Oui, madame. (M. Hautet s’éclaircit la gorge.)

Je suis chargé de l’enquête sur la mort de M. Renauld. Sans doute en avez-vous entendu parler ?

Elle inclina la tête en silence. L’expression de son visage demeura impénétrable.

— Nous sommes venus vous demander si vous seriez en mesure de… de nous éclairer sur les circonstances de cette mort ?

— Moi ? dit-elle sur un ton de surprise parfaite.

— Oui, madame. Nous avons des raisons de croire que vous aviez l’habitude d’aller rendre visite le soir à M. Renauld. C’est exact ?

Les joues pâles de la dame se colorèrent, mais elle répondit avec calme :

— Vous n’avez pas le droit de me poser cette question.

— Madame, nous enquêtons sur un meurtre.

— Et alors ? Je n’ai rien à voir avec ce crime.

— Oh ! madame, je ne prétends rien de tel. Mais vous connaissiez bien le défunt. Vous avait-il jamais confié qu’un danger le menaçait ?

— Jamais.

— A-t-il jamais fait allusion devant vous à sa vie à Santiago, ou aux ennemis qu’il aurait pu se faire là-bas ?

— Non.

— Vous ne pouvez nous être d’aucun secours ?

— Hélas non. D’ailleurs, je ne comprends vraiment pas pourquoi vous êtes venus me voir. Sa femme ne peut pas vous dire ce que vous désirez savoir ?

Il y avait une légère trace d’ironie dans sa voix.

— Mme Renauld nous a confié tout ce qu’elle savait.

— Ah… ! dit Mme Daubreuil. Je me demande…

— Quoi donc, madame ?

— Rien.

Le juge d’instruction la regarda droit dans les yeux. Il avait conscience d’être engagé dans un duel et d’avoir devant lui un adversaire redoutable.

— Vous persistez à déclarer que M. Renauld ne s’est jamais confié à vous ?

— Mais qu’est-ce qui vous incite à penser qu’il aurait pu le faire ?

— Un homme, madame, raconte souvent à sa maîtresse ce qu’il ne confie pas à sa femme, répliqua le juge avec une brutalité voulue.

Mme Daubreuil bondit, et ses yeux lancèrent des éclairs :

— Vous m’insultez, monsieur ! Et devant ma fille ! Je n’ai rien à vous dire, et je vous prierai de sortir de chez moi.

Sans conteste, elle s’en tirait avec les honneurs de la guerre. Nous quittâmes la villa Marguerite comme une bande d’écoliers pris en faute. Le juge d’instruction grommelait dans sa barbe. Poirot semblait perdu dans ses pensées. Il sortit soudain de sa rêverie pour demander à M. Hautet s’il connaissait un bon hôtel à proximité.

— Mais oui, vous avez l’Hôtel des Bains, un petit établissement à quelques centaines de mètres d’ici. Vous serez à pied d’œuvre pour poursuivre votre enquête. Nous nous reverrons demain matin, sans doute ?

— À la première heure. Je vous remercie pour tout, monsieur Hautet.

Nous nous séparâmes après les politesses d’usage. Nous reprîmes, Poirot et moi, le chemin de Merlinville. Les autres se dirigèrent vers la villa Geneviève.

— La police française est remarquablement organisée, dit Poirot en les regardant s’éloigner. C’est extraordinaire les renseignements qu’elle possède sur la vie de chacun. M. Renauld n’a passé ici qu’un peu plus de six semaines, et elle connaît déjà ses moindres faits et gestes. Quant à Mme Daubreuil, en un clin d’œil cette même police peut produire tous les renseignements sur son compte en banque et les sommes qu’elle y a déposées depuis peu ! Ah ! on ne dira pas le contraire, le « dossier » est une belle institution. Mais qu’y a-t-il ?

Il se retourna brusquement. Une jeune femme dévalait la route pour nous rattraper. C’était Marthe Daubreuil.

— Excusez-moi ! s’écria-t-elle en arrivant, tout essoufflée. Je sais que je ne devrais pas faire ça. Je vous en prie, ne le dites pas à ma mère. C’est vrai ce qu’on raconte ? Que M. Renauld aurait fait appel à un détective juste avant sa mort – et que ce détective, ce serait vous ?

— Mais oui, mademoiselle, dit doucement Poirot. C’est la pure vérité. Comment l’avez-vous appris ?

— C’est Françoise qui l’a dit à Amélie, notre domestique, dit Marthe en rougissant.

Poirot fit une petite grimace.

— La discrétion est impossible dans une affaire de ce genre, n’est-ce pas ? C’est sans importance, d’ailleurs. Eh bien, mademoiselle, que désirez-vous savoir ?

La jeune fille hésitait, comme partagée entre la peur et l’envie de parler. Enfin, elle demanda dans un souffle :

— Soupçonne-t-on quelqu’un ?

Poirot eut un de ses regards perçants, mais c’est sur un ton évasif qu’il répondit :

— La suspicion est dans l’air, mademoiselle.

— Je… je sais, mais soupçonne-t-on quelqu’un en particulier ?

— Pourquoi voulez-vous le savoir ?

La jeune fille parut terrifiée et il me revint soudain en mémoire que cet après-midi, Poirot l’avait appelée « la jeune fille aux yeux inquiets ».

— M. Renauld a toujours été très bon pour moi, finit-elle par dire. Il est normal que je m’intéresse à sa mort.

— Je vois, dit Poirot. Eh bien, mademoiselle, les soupçons se portent actuellement sur deux personnes.

— Deux ?

J’aurais juré avoir perçu une note de surprise et de soulagement dans sa voix.

— Nous ne connaissons pas leurs noms, mais on présume qu’il s’agit de deux Chiliens de Santiago. Ah ! vous voyez, mademoiselle, ce que c’est qu’être jeune et belle ! Je viens de trahir pour vous un secret professionnel !

La jeune fille eut un petit rire et remercia timidement Poirot.

— Il faut que je retourne à la maison. Maman va se demander où je suis passée.

Là-dessus, elle tourna les talons et, comme Atalante, repartit en courant. Je la suivis des yeux.

— Mon ami, dit Poirot d’un ton de douce ironie, allons-nous rester plantés là toute la nuit pour la seule raison qu’une belle jeune fille vous a tourné la tête ?

— Mais elle est vraiment très belle, Poirot, dis-je en riant. J’ai des excuses, elle tournerait la tête à n’importe qui !

À ma surprise, Poirot répliqua avec beaucoup de sérieux :

— Ah ! mon ami, ne donnez pas votre cœur à Marthe Daubreuil. Elle n’est pas pour vous ! Faites confiance à votre vieux papa Poirot.

— Comment ! m’exclamai-je. Le commissaire m’a assuré qu’elle était aussi bonne que belle ! Un ange !

— Certains des plus grands criminels que j’ai rencontrés avaient des visages d’ange, répondit Poirot avec sérénité. Une malformation des cellules grises n’est pas incompatible avec des traits de madone.

— Poirot ! m’écriai-je, horrifié. Vous n’allez pas me dire que vous soupçonnez cette enfant innocente ?

— Taratata ! Ne vous emballez pas comme ça ! Je n’ai pas dit que je la soupçonnais. Mais reconnaissez que son inquiétude et sa curiosité ont quelque chose de louche.

— Pour une fois, rétorquai-je, c’est moi qui vois plus loin que vous. Ce n’est pas pour elle-même qu’elle a peur, c’est pour sa mère.

— Mon ami, répondit Poirot, vous ne voyez rien du tout, comme d’habitude. Mme Daubreuil est parfaitement capable de se défendre toute seule. C’est vrai que je vous taquine, mais je ne retire pas un mot de ce que je viens de dire. Ne vous emballez pas, cette fille n’est pas pour vous ! Moi, Hercule Poirot, je le sais. Mais bon sang ! Si je pouvais me rappeler où j’ai déjà vu ce visage.

— Lequel ? Celui de la fille ?

— Non, celui de la mère… Mais oui, c’est comme ça ! ajouta-t-il comme j’avais l’air surpris. C’était il y a très longtemps, quand j’appartenais encore à la police belge. En fait, je n’ai jamais vu cette femme, mais j’ai vu son portrait – à propos d’une certaine affaire. Et j’ai bien l’impression…

— Oui ?

— Je peux me tromper, mais je crois bien qu’il s’agissait d’une affaire de meurtre !

8

Une rencontre inattendue

Le lendemain, nous étions de retour à la villa aux premières heures de la matinée. Cette fois, l’agent de service ne nous barra pas la porte : il nous salua respectueusement, s’écarta, et nous pénétrâmes dans la maison. Léonie, la femme de chambre, descendait justement l’escalier, tout à fait disposée à bavarder un peu.

Poirot s’enquit de la santé de Mme Renauld, et Léonie répondit en hochant la tête :

— Elle est terriblement bouleversée, la pauvre dame. Elle ne mange rien – pas ça ! Et elle est pâle comme une morte. Ça nous brise le cœur. Ah ! ce n’est pas moi qui me mettrais dans des états pareils pour un homme qui m’aurait trompée avec une autre.

Poirot acquiesça avec sympathie.

— Vous avez raison, mais que voulez-vous ? Une femme amoureuse pardonne bien des choses. N’empêche, ils ont dû avoir des scènes fréquentes, tous les deux, au cours de ces derniers mois.

— Jamais, monsieur. Je n’ai jamais entendu Madame lui adresser un seul mot de reproche ! elle avait un caractère d’ange – pas comme celui de Monsieur.

— M. Renauld n’avait pas bon caractère ?

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