LE CRIME DU GOLF Agatha Christie

Poirot ne répondit pas tout de suite, mais au bout d’un long moment il déclara gravement :

— Je ne sais pas, Hastings. C’est une possibilité. Bien sûr, Giraud se trompe sur toute la ligne. Si Jack Renauld est coupable, c’est en dépit de ses arguments, et non pas à cause d’eux. Et la plus grave présomption contre lui n’est connue que de moi seul.

— De quoi parlez-vous ? demandai-je, impressionné.

— Si vous faisiez fonctionner vos petites cellules grises, vous le sauriez et vous auriez une vue de l’affaire aussi claire que la mienne, mon bon ami.

Cela faisait partie des réponses de Poirot que je trouvais si irritantes. Il poursuivit, sans me laisser le temps d’intervenir :

— Longeons la mer de ce côté. Nous irons nous asseoir sur cette petite dune qui domine la plage, et nous passerons toute l’affaire en revue. Vous allez savoir tout ce que je sais, mais j’aimerais mieux vous voir parvenir à la vérité par vos propres moyens, sans que j’aie besoin de vous tenir la main.

Nous nous installâmes sur le monticule herbeux qu’avait désigné Poirot, face à la mer.

— Réfléchissez, mon ami, dit Poirot d’un ton encourageant. Ordonnez vos idées. Soyez méthodique. C’est là le secret de la réussite.

Je fis de mon mieux pour lui obéir, repassant dans mon esprit tous les détails de l’affaire. Et soudain, une idée d’une clarté lumineuse me traversa l’esprit. J’examinai mon hypothèse en tremblant.

— À ce que je vois, vous avez une petite idée, mon ami ! C’est capital. Nous progressons.

J’allumai une pipe pour mieux me concentrer.

— Poirot, dis-je, il semble que nous ayons été étrangement négligents. Je dis « nous », bien que cette négligence soit plutôt la mienne, sans doute. Mais vous payez ainsi le prix de tous vos petits mystères. Donc, je le répète, nous avons été bien négligents. Nous avons oublié quelqu’un.

— Et qui donc ? demanda Poirot, les yeux brillants.

— Georges Conneau !

20

Une affirmation stupéfiante

Poirot me planta un chaleureux baiser sur la joue.

— Enfin ! Vous y êtes arrivé ! Et tout seul, c’est splendide ! Poursuivez votre raisonnement. Vous avez raison. Oui, nous avons eu tort d’oublier Georges Conneau.

J’étais si flatté de son approbation que j’avais du mal à réfléchir. Je finis par reprendre mes esprits et je continuai :

— Georges Conneau a disparu il y a vingt ans, mais nous n’avons aucune raison de penser qu’il est mort.

— Aucune, approuva Poirot. Poursuivez.

— Nous supposerons donc a priori qu’il est vivant.

— Très bien.

— Ou qu’il était encore vivant il y a peu.

— De mieux en mieux !

— Nous supposerons donc, dis-je avec un enthousiasme croissant, qu’après sa fuite il a mal tourné. Il est devenu un criminel, un apache, un vagabond, ce que vous voulez. Le hasard l’amène à Merlinville, et là, il retrouve la femme qu’il n’a jamais cessé d’aimer.

— Hé ! Gare à la sentimentalité, gronda Poirot.

— La haine n’est jamais que l’autre face de l’amour, citai-je, probablement de travers. En tout cas il la retrouve, vivant sous un faux nom. Mais elle a un nouvel amant, un Anglais, Paul Renauld. De vieilles jalousies se réveillent dans le cœur de Georges Conneau, et il se querelle avec ce Renauld. Il le guette au moment où il vient rendre visite à sa maîtresse, et il le poignarde dans le dos. Terrifié par son acte, il entreprend de creuser une tombe. Je vois assez bien Mme Daubreuil sortant à la recherche de son amant et ayant une scène terrible avec Conneau. Celui-ci l’entraîne dans la cabane à outils, où il est terrassé par une crise d’épilepsie. Supposons maintenant que Jack Renauld apparaisse précisément à ce moment-là. Mme Daubreuil lui raconte tout et lui laisse entrevoir les terribles conséquences qu’aurait pour sa fille le rappel du scandale passé. Le meurtrier de son père est mort, le mieux à présent est de tout dissimuler. Jack Renauld accepte, il court à la villa où il a un entretien avec sa mère, qu’il gagne à son point de vue. Reprenant à son tour l’histoire que Mme Daubreuil a suggérée à son fils, elle accepte de se laisser ligoter et bâillonner. Voilà, Poirot, qu’en pensez-vous ?

Je me calai dans le sable, rouge de fierté. Poirot me considéra d’un air pensif.

— Je pense que vous devriez écrire pour le cinéma, mon ami, laissa-t-il enfin tomber.

— Vous voulez dire…

— Je veux dire que l’histoire que vous venez de me raconter ne ferait pas un mauvais film, mais elle n’a aucun rapport avec la réalité.

— J’admets que je n’ai pas encore considéré tous les détails, mais…

— Vous avez fait plus ! Vous les avez superbement ignorés, oui. Qu’avez-vous à dire sur la façon dont les deux hommes étaient habillés ? Voulez-vous insinuer qu’après avoir poignardé sa victime, Georges Conneau lui a ôté son costume, l’a enfilé à son tour, et a remis le poignard en place ?

— Je ne vois pas où est le problème, dis-je avec humeur. Sous la menace, il peut avoir extorqué des vêtements et de l’argent à Mme Daubreuil plus avant dans la journée.

— Sous la menace, hein ? Vous parlez sérieusement ?

— Bien sûr. Il pouvait la menacer de révéler à Renauld sa véritable identité, réduisant ainsi à néant l’espoir de voir sa fille mariée.

— Vous vous trompez, Hastings. Il ne pouvait pas la faire chanter, parce que c’était elle qui détenait les cartes maîtresses. N’oubliez pas que Georges Conneau est toujours recherché pour meurtre. Elle n’avait qu’un mot à dire pour l’envoyer à la guillotine.

Je fus contraint, à mon corps défendant, de reconnaître la justesse de cette objection.

— Votre théorie à vous, dis-je d’un ton aigre, est évidemment exacte dans les moindres détails ?

— Ma théorie est la vérité, dit tranquillement Poirot. Et la vérité est nécessairement exacte. Dans la vôtre, vous avez commis une erreur fondamentale, vous avez laissé votre imagination s’égarer dans des histoires de rendez-vous nocturnes et de scènes d’amour passionnées. Quand on enquête sur un meurtre, il faut s’en tenir à ce qu’il y a de plus ordinaire. Voulez-vous que je vous fasse une démonstration de ma méthode ?

— Bien sûr ! Faites-moi donc cette démonstration !

Poirot s’assit, le torse très droit, et se mit à parler en agitant énergiquement l’index pour appuyer ses dires :

— Je commencerai, comme vous l’avez fait, par l’existence de Georges Conneau. Nous savons que l’histoire des « Russes » qu’a racontée Mme Beroldy devant la Cour était une fable. Si elle était innocente de toute complicité avec ce crime, alors c’est elle qui a inventé cette histoire. Si les deux amants étaient complices, alors l’histoire a pu être inventée soit par elle, soit par Georges Conneau.

« Voici que nous retrouvons cette même fable dans l’affaire qui nous intéresse. Or, les faits étant ce qu’ils sont, il est peu probable qu’elle ait été inspirée cette fois-ci par Mme Daubreuil. Nous en revenons donc à l’hypothèse que cette fable est née de l’imagination de Georges Conneau. Bien. Georges Conneau a donc prémédité ce crime avec Mme Renauld pour complice. Elle se trouve sur le devant de la scène, et, derrière elle, se tient la silhouette d’un homme dont nous ignorons l’identité pour l’instant.

« À présent, reprenons l’affaire Renauld de A à Z, mais en plaçant chaque fait significatif dans l’ordre chronologique. Vous avez un calepin et un stylo ? Bien. Alors, par où commençons-nous ?

— Par la lettre qu’il vous a envoyée ?

— C’est la première fois que nous en avons entendu parler, mais ce n’est pas le véritable début de l’affaire. Je dirais plutôt que le premier fait significatif est le changement observé chez M. Renauld peu après son arrivée à Merlinville, attesté par plusieurs témoins. Nous devons également prendre en compte son amitié pour Mme Daubreuil et les fortes sommes en liquide qu’il lui a versées. De là, nous pouvons sauter directement au 23 mai.

Poirot prit le temps de s’éclaircir la gorge, et me fit signe d’écrire :

23 mai : M. Renauld se dispute avec son fils quand celui-ci lui exprime le désir d’épouser Marthe Daubreuil. Le fils part pour Paris.

24 mai : M. Renauld modifie son testament, laissant toute sa fortune à sa femme.

7 juin : Dispute avec un vagabond dans le jardin. Témoin : Marthe Daubreuil.

Lettre à M. Poirot implorant son aide.

Télégramme à M. Jack Renauld, lui ordonnant de s’embarquer sur l’Anzora à destination de Buenos Aires.

Masters, le chauffeur, reçoit sans préavis une semaine de congé.

Visite d’une dame ce soir-là. En la raccompagnant, Renauld s’exclame : « Oui, oui ! Mais pour l’amour du ciel, partez, maintenant ! »…

Poirot s’arrêta.

— Et maintenant, Hastings, prenez chacun de ces faits un par un, examinez-les attentivement en eux-mêmes et en relation avec l’ensemble, et voyez si toute l’affaire ne s’éclaire pas d’une lumière nouvelle.

Je m’efforçai consciencieusement de faire ce qu’il me demandait. Au bout d’un moment, je dis en hésitant :

— Avant toute chose, il me paraît nécessaire de choisir entre deux théories : celle du chantage ou celle de l’amour.

— Le chantage, sans l’ombre d’un doute. Vous avez entendu ce qu’a dit Stonor du caractère de Renauld.

— Mme Renauld n’a pas confirmé ce point de vue, objectai-je.

— Nous avons déjà eu l’occasion de constater que le témoignage de Mme Renauld est sujet à caution. Il nous faut donc nous en remettre à Stonor sur ce point.

— Pourtant, si Renauld avait une aventure avec une dénommée Bella, il n’est pas du tout impossible qu’il en ait eu une autre avec Mme Daubreuil.

— En effet, Hastings, ce n’est pas impossible. Mais a-t-il eu une telle aventure ?

— La lettre, Poirot ! Vous oubliez la lettre.

— Non, je ne l’oublie pas. Mais qu’est-ce qui vous fait penser qu’elle était adressée à M. Renauld ?

— Eh bien, on l’a trouvée dans sa poche, et de plus…

— Et c’est strictement tout ! coupa Poirot. Rien ne permettait d’identifier le destinataire. Nous avons supposé qu’elle était adressée au mort parce qu’elle était dans la poche de son pardessus. Seulement, mon ami, ce pardessus avait quelque chose de bizarre qui m’a frappé aussitôt. Je l’ai mesuré, et je vous ai fait remarquer que Renauld portait son pardessus bien long. Cette remarque aurait dû vous donner à penser.

— J’ai cru que c’était juste histoire de dire quelque chose, confessai-je.

— Ah, quelle idée ! Plus tard, vous m’avez vu mesurer le pardessus de M. Jack Renauld. Eh bien, Jack Renauld, lui, portait son pardessus vraiment très court. À ces deux faits, ajoutez que M. Jack Renauld est sorti de la maison en courant pour ne pas manquer son train, et dites-moi ce que vous en déduisez !

— Je vois, dis-je en me pénétrant lentement du sens de ses paroles. La lettre a été écrite à Jack Renauld et non à son père. Dans sa hâte et son agitation, il s’est trompé de pardessus !

Poirot hocha la tête.

— Précisément. Nous reviendrons plus tard sur ce point. Pour le moment, bornons-nous à retenir que la lettre n’a rien à voir avec M. Renauld père, et passons au fait suivant.

— Le 23 mai, je lis : « M. Renauld se dispute avec son fils quand ce dernier lui exprime son désir d’épouser Marthe Daubreuil. Le fils part pour Paris. » Je ne vois pas de remarque particulière à faire là-dessus, et la modification de son testament dans les jours qui suivent semble la conséquence directe de cette querelle.

— Nous sommes d’accord, mon ami, au moins sur la cause. Mais quel motif précis a dicté cet acte à M. Renauld ?

J’écarquillai les yeux de surprise.

— Sa colère contre son fils, bien sûr !

— Pourtant, il lui écrit des lettres affectueuses à Paris…

— C’est ce que dit Jack Renauld, mais il est incapable de produire ces lettres.

— Bien, passons là-dessus.

— Nous en arrivons maintenant au jour du drame. Vous avez placé les événements de la matinée dans un certain ordre. Comment le justifiez-vous ?

— J’ai vérifié que la lettre qu’il m’a envoyée a été postée en même temps que le télégramme à son fils. Peu après, il a donné une semaine de congé à son chauffeur. À mon avis, la dispute avec le chemineau se place avant cette série d’événements.

— Je vois mal comment vous pouvez fixer cela de façon certaine, à moins d’interroger de nouveau Mlle Daubreuil.

— C’est inutile. Je suis sûr de mon fait. Et si vous ne voyez pas pourquoi, Hastings, c’est que vous ne voyez rien du tout !

Je le contemplai un instant.

— Bien sûr ! Que je suis bête ! Si le vagabond était Georges Conneau, c’est après leur orageux entretien que M. Renauld a commencé à redouter un danger. Il a renvoyé le chauffeur, qu’il soupçonnait d’être à la solde de l’autre, il a télégraphié à son fils et a fait appel à vous.

Un léger sourire passa sur les lèvres de Poirot.

— Vous ne trouvez pas étrange qu’il ait utilisé dans sa lettre les termes exacts dont s’est servie Mme Renauld plus tard ? Si Santiago était un leurre, pourquoi Renauld l’aurait-il mentionné, et qui plus est, pourquoi envoyer son fils là-bas ?

— C’est déroutant, je l’admets volontiers, mais nous trouverons peut-être une explication plus tard. Nous en arrivons maintenant à la soirée, et à la mystérieuse visiteuse. J’avoue que cela me laisse franchement perplexe, à moins qu’il ne s’agisse de Mme Daubreuil elle-même, comme Françoise le soutient depuis le début.

Poirot secoua la tête.

— Vous vous égarez, mon ami. Rappelez-vous le fragment de chèque, et le fait que le nom de Bella Duveen était vaguement familier à Stonor. À partir de là, je pense que nous pouvons tenir pour acquis que Bella Duveen est le nom de la correspondante inconnue de Jack Renauld, et que c’est elle qui est venue ce soir-là à la villa Geneviève. Je ne sais pas si elle cherchait à voir Jack ou si elle voulait s’adresser à son père, mais il n’est pas difficile de reconstituer ce qui s’est passé. Elle a dû se plaindre de Jack, montrer les lettres qu’il lui avait écrites, et le père a essayé de l’acheter, mais elle a déchiré le chèque avec indignation. Les termes de sa lettre sont ceux d’une femme profondément amoureuse, et elle a dû se sentir gravement offensée en se voyant offrir de l’argent. Renauld a fini par se débarrasser d’elle, mais les derniers mots qu’il lui a dits sont lourds de sens.

— « Oui, oui, mais pour l’amour du ciel, partez, à présent », répétai-je. Le ton est peut-être un peu véhément, c’est tout.

— C’est suffisant. Il mourait d’envie de voir partir la jeune fille, n’est-ce pas ? Et pourquoi ? Parce que l’entretien était déplaisant ? Non, mais parce que le temps passait, et que pour une raison quelconque, le temps était précieux.

— Pourquoi ? demandai-je avec stupéfaction.

— C’est bien ce que nous devons chercher. Pourquoi, en effet ? Plus tard, l’incident de la montre brisée nous prouvera une fois encore que le temps joue un rôle considérable dans cette affaire. Nous approchons rapidement de la tragédie. Il est 22 h 30 quand Bella Duveen s’en va, et la montre-bracelet nous indique que le crime a été commis – ou devait paraître avoir été commis – avant minuit. Nous avons passé en revue tous les événements antérieurs au crime, et il n’en reste qu’un qui n’a pas encore trouvé sa place. D’après le témoignage du médecin, le vagabond était mort depuis au moins quarante-huit heures – peut-être même depuis vingt-quatre heures de plus. À partir de là, sans disposer d’autres éléments que ceux que nous venons d’énumérer, je peux situer la mort du chemineau au matin du 7 juin.

Je le fixai avec effarement.

— Mais pourquoi ? Comment diable pouvez-vous le savoir ?

— Parce que c’est la seule solution pour que cette série d’événements s’enchaîne de façon logique. Mon ami, je vous ai mené pas à pas sur le chemin de la vérité. Vous ne voyez donc pas ce qui crève les yeux ?

— Mon cher Poirot, je ne vois rien qui crève les yeux dans tout ceci. J’ai cru entrevoir quelques lueurs tout à l’heure, mais cette fois je suis dans le brouillard le plus complet. Je vous en prie, allez au fait, et dites-moi une bonne fois qui a tué M. Renauld.

— C’est précisément ce dont je ne suis pas encore certain.

— Mais vous venez de dire que ça crevait les yeux !

— Nous ne nous comprenons pas, mon bon ami. N’oubliez pas que nous enquêtons sur deux crimes – pour lesquels, comme je vous l’ai déjà dit, il nous faut nécessairement deux cadavres. Là, là, ne vous impatientez pas ! Je vais tout vous expliquer. Et d’abord, servons-nous de notre psychologie. Nous distinguons trois moments où M. Renauld adopte un changement radical de point de vue et d’action – donc, trois charnières psychologiques. Le premier immédiatement après son arrivée à Merlinville, le second après qu’il se fut disputé avec son fils, et le troisième, le matin du 7 juin. Examinons à présent les causes. Nous pouvons attribuer le changement n°1 à la rencontre avec Mme Daubreuil. Le second est indirectement lié à elle, puisqu’il concerne un mariage entre Jack Renauld et sa fille. Mais la cause du n°3 nous est inconnue. Nous devons la déduire nous-mêmes. À présent, mon bon ami, permettez-moi une question : qui, à votre avis, a prémédité ce crime ?

— Georges Conneau, dis-je en hésitant, et en regardant Poirot avec inquiétude.

— Exactement. Par ailleurs, Giraud a postulé qu’une femme ment pour se sauver, pour sauver l’homme qu’elle aime ou pour sauver son enfant. Si nous tenons pour acquis que c’est Georges Conneau qui lui a soufflé ce mensonge, et que Georges Conneau n’est pas Jack Renauld, nous pouvons écarter la troisième hypothèse. De même, si l’on continue d’attribuer le crime à Georges Conneau, la première hypothèse ne tient pas non plus. Il nous faut donc nous rabattre sur la deuxième proposition, à savoir que Mme Renauld a menti pour sauver l’homme qu’elle aimait – en d’autres termes, pour Georges Conneau. Êtes-vous d’accord avec moi là-dessus ?

— Oui, cela semble logique.

— Bien ! Mme Renauld aime Georges Conneau. Qui donc, alors, est Georges Conneau ?

— Le vagabond.

— Quelle preuve avons-nous que Mme Renauld aimait le vagabond ?

— Aucune, mais…

— Très bien. Ne vous accrochez pas aux théories quand les faits refusent de s’y conformer. Demandez-vous plutôt : de qui Mme Renauld était-elle amoureuse ?

Je secouai la tête, perplexe.

— Mais si, vous le savez parfaitement ! Qui Mme Renauld aimait-elle si profondément qu’elle s’est évanouie à la vue de son cadavre ?

Je le contemplai, ahuri.

— Son mari ? balbutiai-je.

Poirot hocha la tête.

— Son mari, ou Georges Conneau, comme il vous plaira de l’appeler.

Je repris mes esprits.

— Mais c’est impossible !

— Comment cela, « impossible » ? Ne venons-nous pas d’établir que Mme Daubreuil était en position de faire chanter Georges Conneau ?

— Oui, mais…

— N’a-t-elle pas fait chanter M. Renauld, en effet ?

— C’est bien possible, mais…

— Et n’ignorons-nous pas tout de l’enfance et de la jeunesse de M. Renauld ? Il surgit soudain sous l’identité d’un Canadien français, il y a exactement vingt-deux ans de cela…

— Tout cela est bel et bon, dis-je d’un ton plus ferme. Mais vous semblez oublier un point essentiel.

— Lequel, mon ami ?

— Celui-ci : si nous admettons que c’est Georges Conneau qui a organisé ce crime, nous en arrivons à cette conclusion ridicule qu’il a organisé son propre assassinat !

— Eh bien, mon bon ami, dit placidement Poirot, c’est précisément ce qu’il a fait !

21

Les déductions d’Hercule Poirot

Sur un ton mesuré, Poirot entama son exposé :

— Il vous paraît étrange, mon ami, qu’un homme organise sa propre mort ? Si étrange que vous préférez rejeter la vérité comme trop invraisemblable et vous rabattre sur une histoire qui l’est en fait dix fois plus. Oui, M. Renauld a organisé sa propre mort, mais le détail qui vous échappe peut-être encore, c’est qu’il n’avait pas l’intention de mourir.

Je le contemplai d’un air hébété.

— Allons, tout cela est très simple, au fond, dit gentiment Poirot. Pour le crime que se proposait de perpétrer M. Renauld, il n’y avait nul besoin d’un meurtrier. En revanche, il fallait un cadavre. Essayons de reconstituer toute l’histoire, en prenant cette fois les choses sous un autre angle.

« Georges Conneau échappe à la justice en s’enfuyant au Canada. Il adopte une fausse identité, se marie, et finit par acquérir une immense fortune en Amérique du Sud. Mais il a la nostalgie de son pays natal. Vingt ans ont passé, il a considérablement changé d’aspect, il est en outre devenu un homme respectable, que nul ne songerait à comparer à celui qui a fui la justice quelque vingt ans plus tôt. Il revient, croyant sa sécurité assurée. Il s’installe en Angleterre, et il passe ses étés en France. Mais la malchance, ou la justice immanente qui pèse sur tout homme, et l’oblige tôt ou tard à rendre compte de ses actes, l’amène à Merlinville. Merlinville, où habite précisément la seule personne en France susceptible de le reconnaître. Pour Mme Daubreuil, il représente une mine d’or qu’elle s’empresse d’exploiter. Renauld n’a aucun recours, il est entièrement entre ses mains. Et elle le saigne à blanc.

« C’est alors que l’inévitable se produit : Jack Renauld tombe amoureux de la splendide jeune fille qu’il voit chaque jour. Il se met en tête de l’épouser, ce qui provoque la fureur de son père. Il faut à tout prix éviter le mariage de son fils avec la fille de ce démon, n’est-ce pas ? Si Jack Renauld ne sait rien du passé de son père, Mme Renauld en connaît tous les détails. C’est une femme d’une grande force de caractère qui est en outre passionnément éprise de son mari. Le couple se consulte. Renauld ne voit qu’un moyen d’échapper au chantage : la mort. Il faut qu’il se fasse passer pour mort, tandis qu’il fuira dans un autre pays où il pourra recommencer sa vie sous une autre identité. Mme Renauld le rejoindra plus tard, après avoir joué le rôle de la veuve éplorée. Comme il est vital qu’elle contrôle la totalité de sa fortune, il modifie son testament. J’ignore comment ils envisageaient au départ de résoudre la question du corps ; peut-être en dérobant un cadavre à la faculté de médecine et en le brûlant ensuite. Mais avant qu’ils aient bien arrêté leur plan, la question se trouve réglée d’elle-même : un chemineau, violent et querelleur, pénètre par hasard dans le jardin. Renauld s’efforce de le jeter dehors, ils se battent, et soudain le vagabond tombe raide, frappé d’une crise d’épilepsie. Il meurt. Renauld appelle sa femme. Ils le traînent tous les deux dans la cabane à outils – la scène s’étant déroulée à deux pas de là – et ils comprennent bientôt le parti qu’ils peuvent tirer de cette mort. L’homme ne ressemble pas à Renauld, mais il est d’âge moyen, et il a un type français banal. C’est largement suffisant, n’est-ce pas ?

« J’imagine qu’ils ont dû s’asseoir sur le banc là-haut, face à la mer, hors de portée de voix de la maison, pour discuter les détails de leur plan. Leur décision est bientôt prise. L’identification du corps doit reposer sur le seul témoignage de Mme Renauld. Il faut se débarrasser de Jack Renauld et du chauffeur, qui est à leur service depuis deux ans. Il y avait peu de chances pour que les domestiques approchent le corps et, de toute façon, Renauld entendait bien prendre des mesures pour tromper quiconque risquerait de se montrer trop curieux. Masters est expédié en congé, Jack reçoit un télégramme l’envoyant à Buenos Aires, ville choisie pour étayer la fable que Renauld a préparée. Ayant entendu parler de moi comme d’un vieil et obscur détective, il m’envoie cet appel au secours, sachant quel effet produira cette lettre quand je la montrerai au juge d’instruction – effet qu’elle n’a d’ailleurs pas manqué de provoquer. Ils habillent le cadavre du chemineau d’un complet appartenant à Renauld, et, n’osant pas les emporter dans la villa, laissent ses haillons dans un coin de la remise. Enfin, pour donner quelque crédit à l’histoire que Mme Renauld s’apprête à raconter, ils lui plongent le poignard-coupe-papier dans le cœur. Cette nuit-là, Renauld va d’abord ligoter et bâillonner sa femme, puis, à l’aide d’une bêche, il ira creuser une tombe sur l’emplacement du futur… comment dites-vous ? bunkair ? Il faut absolument qu’on retrouve le corps – pour Mme Daubreuil, il ne doit y avoir aucun doute. Mais il vaut mieux aussi qu’on ne le découvre pas tout de suite, pour limiter le risque d’identification. Puis, Renauld endossera les haillons du chemineau et s’en ira à la gare, où il prendra discrètement le dernier train, celui de 0 h 17. Comme le crime sera censé avoir été commis deux heures plus tard, aucun soupçon ne pourra peser sur lui.

« Dans ces conditions, vous imaginez sa contrariété devant la visite inopportune de cette fille, Bella. Chaque minute perdue peut être fatale. Il arrive enfin à se débarrasser d’elle, et ensuite, au travail ! Il laisse la porte d’entrée entrouverte pour donner l’impression que les assassins sont partis par là. Il ligote et bâillonne Mme Renauld, mais sans répéter l’erreur qu’il a commise vingt ans plus tôt, quand il avait noué des liens si lâches qu’ils avaient suffi à attirer l’attention de la justice sur sa complice. Toutefois, elle est censée répéter en gros la même histoire, démontrant une fois de plus combien l’inconscient répugne à l’originalité. La nuit est plutôt fraîche, il passe un léger pardessus sur ses sous-vêtements, pardessus qu’il entend laisser dans la tombe avec le cadavre. Il sort par la fenêtre et efface soigneusement ses empreintes dans le massif de fleurs, établissant ainsi la meilleure preuve contre lui-même. Il parvient au terrain de golf désert et commence à creuser. Et alors…

— Et alors ?

— Et alors, dit Poirot d’un ton grave, la justice qu’il fuit depuis si longtemps le rattrape enfin. Une main inconnue le poignarde dans le dos… Vous voyez à présent, Hastings, ce que je voulais dire en parlant de deux crimes, n’est-ce pas ? Le premier crime, celui pour lequel M. Renauld nous a si imprudemment demandé d’enquêter, est résolu. Mais il se cache derrière un plus profond mystère qu’il sera difficile d’élucider, car le meurtrier, dans sa sagesse, s’est contenté d’utiliser les outils préparés par Renauld lui-même. C’était là un problème particulièrement déroutant, je le reconnais.

— Vous êtes formidable, Poirot ! dis-je avec une admiration sincère. Vraiment formidable. Il n’y a que vous qui pouviez résoudre cette énigme !

Ces louanges durent lui faire plaisir ; pour une fois, il eut l’air presque confus.

— Ce pauvre Giraud, reprit-il en essayant sans succès de prendre l’air modeste, ce n’est sans doute pas que de la stupidité de sa part. Il n’a pas eu de chance. Ce cheveu noir enroulé autour du poignard, par exemple. Il y avait de quoi l’égarer.

— Pour vous dire, la vérité, Poirot, même à présent, je ne vois pas très bien… À qui appartenait ce cheveu ?

— Mais à Mme Renauld, bien sûr ! C’est là que la malchance intervient. Ses cheveux sont presque tous blancs, à présent. Elle aurait aussi bien pu perdre un cheveu blanc, et dans ce cas, Giraud n’aurait pas pu prétendre qu’il venait de la tête de Jack Renauld ! Mais c’est toujours la même chose : on déforme les faits dans tous les sens pour les faire coïncider avec une théorie !

« Il ne fait aucun doute que Mme Renauld parlera quand elle aura retrouvé ses esprits. Elle n’a jamais envisagé la possibilité que son fils puisse être accusé de meurtre. Comment l’aurait-elle pu, alors qu’elle le croyait en sécurité à bord de l’Anzora ? Ah ! Voilà une femme, Hastings ! Quelle force, quelle maîtrise de soi ! Elle n’a commis qu’un petit impair. En voyant son fils débarquer de façon si inattendue, elle a dit : « Cela n’a plus d’importance, à présent. » Et personne n’y a fait attention, personne ne s’est rendu compte de l’importance de ces mots. Quel terrible rôle elle a été forcée de jouer, la pauvre femme ! Imaginez le choc qu’elle a dû éprouver quand elle est venue identifier le corps, et qu’au lieu de trouver celui auquel elle s’attendait, elle a découvert le corps de son mari qu’elle croyait à des kilomètres de là. Pas étonnant qu’elle se soit évanouie ! Mais depuis, malgré son désespoir, avec quelle fermeté elle a joué son rôle, et quelle doit être son angoisse ! Elle ne peut pas dire un mot qui nous mettrait sur la piste des meurtriers, sous peine de dévoiler que son fils Jack est le fils d’un meurtrier ! Enfin, dernier coup du sort, elle a été forcée d’admettre publiquement que Mme Daubreuil était la maîtresse de son mari – puisque le moindre soupçon de chantage pouvait être fatal à son secret. Et quelle intelligence dans sa réponse au juge d’instruction, quand il lui a demandé s’il y avait un mystère dans le passé de son mari : « Rien de bien romanesque, je crois, monsieur. » Le ton indulgent, la pointe de moquerie un peu triste, c’était splendide ! Du coup, le père Hautet s’est senti stupide et mélodramatique. Oui, quelle femme ! Si elle a aimé un criminel, elle l’a aimé de façon grandiose ! Poirot se tut, perdu dans ses pensées.

— Encore une chose, Poirot. Et le bout de tuyau de plomb ?

— Vous ne voyez pas ? Il aurait servi à défigurer le cadavre, à le rendre méconnaissable. C’est ce qui m’a mis sur la piste. Et cet imbécile de Giraud qui tournait autour pour trouver des bouts d’allumettes ! Ne vous ai-je pas dit qu’un indice de soixante centimètres valait tout autant qu’un indice de deux millimètres ? Voyez-vous, Hastings, il nous faut tout reprendre depuis le début. Qui a tué M. Renauld ? Quelqu’un qui se trouvait à proximité de la villa juste avant minuit, quelqu’un qui tirait bénéfice de cette mort – description qui correspond trop bien à Jack Renauld. Il n’aurait même pas eu besoin de préméditer le crime. Et puis, il y a le poignard…

Je m’aperçus que j’avais complètement oublié ce détail.

— Bien sûr, dis-je, le poignard que nous avons trouvé fiché dans le corps du chemineau était celui de Mme Renauld. Mais alors, il y en avait deux ?

— Certainement. Et comme ce sont deux répliques exactes, on peut raisonnablement penser que l’autre appartenait à Jack Renauld. Mais ce n’est pas ce qui me trouble le plus. J’ai d’ailleurs ma petite idée là-dessus. Non, la plus grave présomption est une fois encore d’ordre psychologique. L’hérédité, mon ami, l’hérédité ! Tel père, tel fils – et Jack Renauld, au bout du compte, est le fils de Georges Conneau.

Son ton grave m’impressionna malgré moi.

— Quelle est la petite idée dont vous venez de parler ?

Pour toute réponse, Poirot consulta son oignon et demanda :

— À quelle heure part le bateau de Calais ?

— Vers 5 heures, il me semble.

— C’est parfait. Nous avons juste le temps.

— Vous retournez en Angleterre ?

— Oui, mon ami.

— Pourquoi ?

— Pour trouver un éventuel témoin.

— Qui ça ?

Avec un indéfinissable sourire, Poirot répondit :

— Mlle Bella Duveen.

— Mais comment allez-vous la retrouver ? Que savez-vous d’elle ?

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