LE CRIME DU GOLF Agatha Christie

Il semblait impossible de mettre sa parole en doute : les mots étaient sortis si naturellement… Giraud la renvoya d’un signe de tête.

— Vous la laissez partir ? lui demandai-je à voix basse. Est-ce raisonnable ? On dirait bien que ce cheveu noir lui appartient.

— Je n’ai pas besoin qu’on m’apprenne mon métier, dit Giraud d’un ton sec. Elle est sous surveillance constante et je n’ai pas l’intention de l’arrêter pour l’instant.

Il contempla de nouveau le corps, les sourcils froncés.

— Diriez-vous que cet homme a le type espagnol ? demanda-t-il soudain.

Je l’examinai attentivement.

— Non, décrétai-je enfin. Je dirais plutôt qu’il a l’air d’un Français.

Giraud poussa un grognement de mécontentement.

— Moi aussi !

Il resta planté là un moment, puis m’écartant d’un geste autoritaire, il se remit à quatre pattes et reprit ses investigations. Il était extraordinaire. Rien ne lui échappait. Il inspectait le sol centimètre par centimètre, retournant des pots, examinant de vieux sacs. Il ramassa un tas de chiffons près de la porte, mais il ne s’agissait que d’un vieux manteau et d’un pantalon sur lesquels il ne s’attarda pas. Deux paires de vieux gants ne retinrent pas non plus son attention. Puis, revenant aux pots, il les retourna l’un après l’autre, méthodiquement. Il finit par se remettre debout l’air déçu et perplexe. Je crois qu’il avait totalement oublié ma présence.

C’est alors qu’on entendit un remue-ménage à l’extérieur, et notre vieil ami le juge d’instruction, flanqué de son greffier et de M. Bex, entra très affairé, le médecin légiste sur ses talons.

— C’est inimaginable, monsieur Giraud ! s’exclama le magistrat. Un autre crime ! Ah ! Nous ne sommes pas encore au bout de nos peines ! Il y a là un profond mystère ! Qui est la victime, cette fois-ci ?

— C’est justement ce que personne n’est en mesure de nous dire, monsieur. Le cadavre n’a pas encore été identifié.

— Où est le corps ? demanda le médecin légiste.

Giraud se poussa un peu de côté.

— Dans le coin, là-bas. Il a été poignardé en plein cœur, comme vous pouvez le constater. Et avec le poignard volé hier matin. Je suppose que le meurtre a suivi de peu le vol – mais c’est à vous de vous prononcer là-dessus. Vous pouvez manipuler le poignard, il ne porte aucune empreinte.

Le médecin s’accroupit près du corps, et Giraud se tourna vers le juge d’instruction.

— Un beau petit problème, n’est-ce pas ? Mais vous verrez, je le résoudrai.

— Alors comme ça, personne ne peut l’identifier ? dit pensivement le magistrat. Pourrait-il être l’un des assassins ? Ils ont peut-être réglé leurs comptes entre eux…

Giraud avait l’air dubitatif.

— Cet homme est français, j’en mettrais ma tête à couper.

Mais il fut interrompu par le médecin, toujours accroupi et qui paraissait perplexe.

— Vous pensez qu’il a été tué hier matin ?

— J’ai dit ça en fonction du vol du poignard, expliqua Giraud. Mais il peut fort bien avoir été tué plus tard dans la journée.

— Plus tard dans la journée ? Balivernes ! Cet homme est mort depuis au moins quarante-huit heures, et sans doute depuis plus longtemps encore.

Nous nous regardâmes en silence, abasourdis.

15

Une photographie

La déclaration du médecin était si stupéfiante que nous restâmes un moment sans voix. Il y avait là un homme assassiné avec un poignard dont nous savions qu’il avait été volé vingt-quatre heures auparavant, et pourtant le Dr Durand nous assurait formellement que sa mort remontait à quarante-huit heures au moins ! Toute l’affaire prenait une allure fantastique.

À peine étions-nous remis de notre stupeur que l’on apporta un télégramme pour moi : l’hôtel l’avait fait suivre à la villa. Je l’ouvris en hâte. Poirot m’annonçait son retour à Merlinville par le train de 12 h 28.

Consultant ma montre, je m’aperçus que j’avais tout juste le temps d’aller l’accueillir à la gare. Le plus urgent était de lui communiquer sans délai la nouvelle tournure que venait de prendre l’affaire.

À l’évidence, Poirot n’avait pas eu de grandes difficultés à trouver ce qu’il était allé chercher à Paris. La promptitude de son retour en était la meilleure preuve : quelques heures à peine lui avaient suffi. Je me demandai comment il accueillerait les nouvelles sensationnelles que j’avais à lui communiquer.

Le train avait quelques minutes de retard. J’arpentais le quai, désœuvré, quand il me vint l’idée d’aller poser quelques questions sur les voyageurs qu’on avait vus le soir du drame.

Je m’approchai du porteur, un homme au visage intelligent et ouvert, et n’eus aucune difficulté à amener la conversation sur le sujet. C’était une honte pour la police, affirma-t-il sans mâcher ses mots, que tant de brigands et d’assassins puissent ainsi courir impunément les routes. Comme je suggérai qu’ils étaient peut-être repartis par le dernier train, il repoussa cette idée avec la plus grande énergie. Il n’y avait guère eu qu’une vingtaine de voyageurs au train de minuit, et il aurait forcément remarqué la présence de deux étrangers.

Je ne sais pas ce qui me poussa à poser la question suivante, peut-être la profonde angoisse que j’avais perçue dans le ton de Marthe Daubreuil. En tout cas, je demandai abruptement :

— Et le jeune M. Renauld, il n’a pas pris ce train, lui non plus ?

— Ah ! non, monsieur. Arriver pour repartir au bout d’une demi-heure, ça n’aurait vraiment pas été drôle pour lui.

Effaré, je le regardai, sans saisir d’abord le sens de ses paroles. Puis je compris :

— Vous voulez dire, demandai-je le cœur battant, que M. Jack Renauld est arrivé ce soir-là à Merlinville ?

— Mais oui, monsieur. Par le dernier train, celui de 23 h 50.

Tout se mit à tourbillonner dans ma tête. Telle était donc la raison de la poignante inquiétude de Marthe Daubreuil. Jack Renauld était à Merlinville le soir du crime. Mais pourquoi ne pas l’avoir dit ? Pourquoi nous avoir fait croire qu’il était resté à Cherbourg ? Je revoyais le visage franc et ouvert du garçon, et j’avais du mal à l’imaginer mêlé à ce meurtre. Mais alors, pourquoi ce silence de sa part sur un point d’une importance cruciale ? Une chose était certaine, c’est que Marthe Daubreuil l’avait toujours su. D’où son inquiétude, et ses questions angoissées au sujet d’éventuels suspects.

Le train entra en gare, interrompant mes cogitations, et j’allai accueillir Poirot. Le petit homme rayonnait. Il gesticulait, vociférait, et même, oubliant ma réserve toute britannique, il me gratifia d’une chaleureuse accolade au beau milieu du quai.

— J’ai réussi, mon cher ami, bien au-delà de mes espérances !

— Vraiment ? Vous m’en voyez ravi. Et vous connaissez les dernières nouvelles de Merlinville ?

— Comment voulez-vous que je les connaisse ? Il y a du nouveau ? Ce brave Giraud a procédé à une arrestation ? Deux, peut-être ? Ah ! Mais il va voir de quel bois je me chauffe, celui-là ! Mais où m’emmenez-vous, mon ami ? Nous n’allons pas à l’hôtel ? Il faut absolument que j’arrange un peu mes moustaches, elles sont dans un état déplorable, avec cette chaleur. Et mon manteau doit être plein de poussière. Sans compter ma cravate, qui est de travers, je suppose ?

Je coupai court à ses protestations.

— Mon cher Poirot, laissez cela pour l’instant. Nous devons retourner à la villa sur-le-champ. Il y a eu un second meurtre !

De ma vie, je n’avais vu un homme aussi stupéfait. Il ouvrit la bouche et me contempla, la mâchoire pendante. Toute joie semblait l’avoir abandonné. Il me regardait d’un air hébété.

— Que dites-vous ? Un second meurtre ? Mais alors, je me suis trompé sur toute la ligne ! J’ai échoué ! Giraud peut se moquer de moi à son aise, il aura bien raison !

— Vous ne vous y attendiez pas, alors ?

— Moi ? Jamais de la vie. Cela démolit de fond en comble toute ma théorie, cela… Ah, et puis non !

Il s’arrêta net et se frappa la poitrine.

— C est impossible. Je ne peux pas me tromper. Les faits, considérés avec méthode et dans le bon ordre, n’admettent qu’une explication et une seule. Je dois avoir raison. Et d’ailleurs, j’ai raison !

— Mais alors…

— Attendez, mon ami. J’ai forcément raison, et donc ce nouveau meurtre est impossible, à moins que… Oh ! attendez un moment, je vous en supplie. Ne dites rien.

Il se concentra en silence pendant quelques instants, puis il reprit son ton habituel et dit d’un air tranquille et assuré :

— La victime est un homme d’âge moyen. On a trouvé son corps dans la cabane à outils, tout près du théâtre du premier crime, et il est mort depuis quarante-huit heures au moins. Il est probable qu’il a été poignardé, tout comme M. Renauld, mais pas forcément dans le dos.

Ce fut à mon tour de rester bouche bée. Depuis que je connaissais Poirot, c’était bien la déduction la plus stupéfiante que je l’avais vu faire. Aussitôt, un doute me traversa l’esprit :

— Poirot, m’écriai-je, vous vous moquez de moi ! On vous a déjà tout raconté.

Il me regarda d’un air de profond reproche.

— Croyez-vous que je ferais une chose pareille ? Je vous assure que personne ne m’a soufflé mot de tout ça. D’ailleurs, vous avez pu voir le choc que m’a causé cette nouvelle.

— Mais alors, comment diable pouvez-vous le savoir ?

— Alors, j’ai raison ? J’en étais sûr ! Les petites cellules grises, mon ami, les petites cellules grises ! Ce sont elles qui me l’ont dit. C’est dans ces conditions, et pas autrement, qu’il pouvait y avoir un second meurtre. Et maintenant, racontez-moi tout. Passons par ici : nous prendrons un raccourci à travers le golf qui nous amènera directement derrière la villa Geneviève.

Nous empruntâmes le sentier qu’il indiquait et, tout en marchant, je lui racontai ce que je savais. Poirot écoutait avec la plus grande attention.

— Vous dites que le poignard était resté fiché dans la blessure ? Ça, c’est curieux. Êtes-vous sûr qu’il s’agit bien du même ?

— Je suis formel sur ce point. C’est bien ce qui rend la chose impossible.

— Rien n’est impossible. Il peut exister deux poignards.

Je levai les sourcils.

— Mais c’est quand même hautement improbable ! Ce serait une coïncidence vraiment stupéfiante.

— Vous parlez sans réfléchir, Hastings, comme toujours. Dans certains cas, l’existence de deux armes identiques serait en effet hautement improbable. Mais pas ici. L’arme en question était un souvenir de guerre qui a été fabriqué sur l’ordre de Jack Renauld. Ce qui est fort peu probable, en fait, c’est qu’il n’en ait fait faire qu’une seule. Il en a sans doute conservé une autre pour son usage personnel.

— Mais personne n’a jamais mentionné ce fait, objectai-je.

— Mon ami, reprit Poirot sur son ton de conférencier, quand on travaille sur une affaire, on ne s’intéresse pas uniquement aux faits qui nous sont « mentionnés ». Il n’y a souvent aucune raison de mentionner certains faits qui peuvent avoir leur importance. De même, il y a souvent une excellente raison pour ne pas les mentionner. À vous de choisir.

Je restai silencieux, impressionné malgré moi. Quelques minutes plus tard, nous étions parvenus à la remise. Nous retrouvâmes toutes nos connaissances et, après un bref échange de civilités, Poirot se mit au travail.

Ayant déjà vu Giraud à la tâche, je considérai Poirot avec grand intérêt. Il se contenta d’embrasser la cabane à outils d’un bref coup d’œil. La seule chose qu’il examina avec attention fut le tas de vêtements près de la porte. Giraud eut un petit sourire de dédain et Poirot, comme s’il l’avait remarqué, laissa retomber le manteau et le pantalon.

— De vieux vêtements du jardinier ? demanda-t-il.

— Exactement, dit Giraud.

Poirot s’agenouilla près du corps. Ses gestes étaient rapides et méthodiques. Il examina la texture des vêtements et constata par lui-même que le linge n’était pas marqué. Il soumit les chaussures et les ongles cassés à une inspection particulièrement attentive. Tout en examinant ces derniers, il s’adressa à Giraud.

— Vous les avez vus ?

— Oui, je les ai vus, répliqua l’autre, le visage impénétrable.

Poirot se raidit soudain.

— Docteur Durand !

— Oui ? répondit le médecin en s’approchant.

— Il a de l’écume aux lèvres. Vous l’avez remarqué ?

— Je dois reconnaître que je n’y ai pas prêté attention.

— Mais vous le voyez, à présent ?

— Oh ! Certainement.

Poirot se tourna de nouveau vers Giraud.

— Vous, vous l’avez remarqué, évidemment ?

L’autre ne répondit rien et Poirot poursuivit son examen. On avait ôté le poignard de la blessure et on l’avait déposé dans un bocal en verre près du corps. Poirot inspecta l’arme, puis étudia attentivement la blessure. Quand il leva les yeux, j’y vis briller cette lueur verte que je connaissais si bien.

— Ça, c’est vraiment une blessure bizarre ! Elle n’a pas saigné, les vêtements sont indemnes, seule la lame du poignard est très légèrement tachée. Qu’en dites-vous, monsieur le docteur ?

— Que c’est tout à fait anormal.

— Ce n’est pas anormal du tout. C’est très clair, au contraire. Cet homme a été poignardé après sa mort.

Apaisant d’un geste les exclamations qui s’élevaient dans l’assistance, Poirot se retourna vers Giraud et ajouta :

— D’ailleurs, l’inspecteur Giraud est d’accord avec moi là-dessus, n’est-ce pas, monsieur l’inspecteur ?

Quelle qu’ait été la conviction profonde de Giraud, il acquiesça sans qu’un muscle de son visage ne bougeât. D’un ton calme, où perçait même une pointe de dédain, il répondit :

— Je suis tout à fait d’accord.

Cette déclaration souleva un nouveau murmure de surprise et d’intérêt.

— Quelle idée ! s’écria M. Hautet. Poignarder un homme après sa mort ! Mais c’est barbare ! Inouï ! Une haine sans merci, peut-être… ?

— Non, dit Poirot. J’incline à penser qu’on a exécuté cela de parfait sang-froid, dans le but de créer une illusion.

— Quelle illusion ?

— Celle qu’on a bien failli réussir à créer, répliqua Poirot sur un ton d’oracle.

Pendant ce temps, M. Bex se livrait à ses propres réflexions.

— Alors, comment cet homme a-t-il été tué ?

— Il n’a pas été tué. Il est mort. Et mort, si je ne m’abuse, d’une crise d’épilepsie !

Cette dernière déclaration provoqua de nouveaux remous. Le Dr Durand s’accroupit encore et reprit son examen. Quand il se releva, il s’adressa à mon ami :

— Monsieur Poirot, j’incline à penser que votre affirmation est exacte. Je me suis trompé dès le départ. Le fait indéniable que cet homme avait été poignardé a distrait mon attention et m’a lancé sur une fausse piste.

Poirot fut le héros de l’heure. Le juge d’instruction ne lui ménagea pas ses compliments. Poirot lui répondit les choses les plus gracieuses, avant de prétexter que ni lui ni moi n’avions encore déjeuné et qu’après ce voyage il voulait réparer un peu le désordre de sa tenue. Alors que nous nous dirigions vers la porte, Giraud s’approcha de nous :

— Une dernière chose, monsieur Poirot, dit-il d’un ton suave et légèrement moqueur. Nous avons trouvé ceci enroulé autour du manche du poignard. C’est un cheveu de femme.

— Ah ! dit Poirot, un cheveu de femme ? De quelle femme, je me le demande ?

— Je me le demande aussi, dit Giraud. Et après un léger salut, il s’en fut.

— C’est qu’il insistait, ce brave Giraud, dit pensivement Poirot tandis que nous marchions en direction de l’hôtel. Je me demande sur quelle piste il a l’intention de me lancer ? Un cheveu de femme, hein ?

Nous déjeunâmes de grand appétit, mais Poirot me parut distrait. Dès que nous nous retrouvâmes dans notre salon privé, je le priai de me raconter par le menu son mystérieux voyage à Paris.

— Volontiers, mon ami. Je suis allé à Paris pour chercher ceci.

Et il sortit de sa poche une petite coupure de presse jaunie. C’était un portrait de femme. Il me la tendit, et je jetai une exclamation.

— Vous la reconnaissez ?

Bien que la photo remontât à plusieurs années et que la coiffure fût différente, la ressemblance était frappante.

— Mme Daubreuil ! m’exclamai-je.

— Ce n’est pas tout à fait exact, mon bon ami, rectifia Poirot avec un sourire. Elle ne portait pas ce nom-là, à l’époque. Vous avez devant vous une photographie de la fameuse Mme Beroldy !

Mme Beroldy ! En un éclair, tout me revint en mémoire. Le procès pour meurtre qui avait suscité un intérêt passionné dans le monde entier.

L’affaire Beroldy !

16

L’affaire Beroldy

Une vingtaine d’années environ avant le début de notre histoire, M. Arnold Beroldy, natif de Lyon, débarquait à Paris avec sa jolie jeune femme et leur fillette qui n’était encore qu’un bébé. M. Beroldy était le plus jeune associé d’une firme de négociants en vins. C’était un homme d’âge moyen, assez fort, qui appréciait les bonnes choses de la vie, portait un dévouement sans bornes à sa charmante jeune épouse, et ne se distinguait en dehors de cela par aucune qualité remarquable. La firme pour laquelle il travaillait n’était pas très importante, et sans le laisser à proprement parler dans la misère, elle ne lui rapportait pas un bien gros revenu. Les Beroldy s’installèrent dans un petit appartement et vécurent d’abord sur un pied modeste.

Mais si M. Beroldy n’avait rien de remarquable, sa femme, elle, était pourvue d’une quantité de dons. Jeune et jolie, dotée en outre d’un charme singulier, Mme Beroldy fit bientôt sensation dans le quartier. Sa réputation grandit encore quand on se mit à chuchoter qu’un mystère entourait sa naissance. Des gens affirmaient qu’elle était la fille illégitime d’un grand-duc russe. D’autres prétendaient qu’elle était issue de l’union morganatique d’un archiduc autrichien. Mais toutes ces histoires s’accordaient au moins sur un point : Jeanne Beroldy était au cœur d’un passionnant mystère.

Les Beroldy comptaient parmi leurs amis et connaissances un jeune avocat du nom de Georges Conneau. Il fut bientôt évident pour tout le monde que la belle Jeanne l’avait ensorcelé. Mme Beroldy encouragea discrètement les avances du jeune homme, tout en continuant de clamer bien haut son entière dévotion à son mari. Néanmoins, il se trouva plus d’une méchante langue pour affirmer que Georges Conneau était son amant – et qu’il était loin d’être le seul !

Les Beroldy étaient installés à Paris depuis environ trois mois quand un nouveau personnage entra en scène. Il s’agissait de Mr Hiram P. Trapp, un Américain nanti d’une immense fortune. Présenté à la mystérieuse Mme Beroldy, il tomba bientôt sous le charme. Il ne dissimulait point son admiration, qui restait toutefois strictement platonique.

Vers cette époque, les confidences de Mme Beroldy se firent plus précises. Elle affirma à quelques amis qu’elle était très inquiète pour son mari. À l’entendre, il s’était laissé entraîner dans une conspiration d’ordre politique. Elle fit également allusion à d’importants papiers concernant un « secret » d’une importance capitale pour l’Europe entière. Ces papiers avaient été confiés à son mari pour égarer les recherches de ceux qui voulaient s’en emparer. Ayant reconnu parmi les suspects des membres importants du Cercle Révolutionnaire de Paris, Mme Beroldy était fort inquiète.

Le drame éclata le matin du 28 novembre. La femme de charge qui venait tous les jours s’occuper du ménage des Beroldy eut la surprise de trouver la porte de l’appartement grande ouverte. Entendant des gémissements dans la chambre à coucher, elle entra. Un terrible spectacle s’offrit à ses yeux : Mme Beroldy était couchée par terre, pieds et poings liés, geignant faiblement après avoir réussi à se débarrasser de son bâillon. Sur le lit, M. Beroldy était étendu dans une mare de sang, un poignard planté en plein cœur.

Le récit de Mme Beroldy fut assez clair. Réveillée en sursaut, elle avait vu deux hommes masqués penchés sur elle. Pour étouffer ses cris, ils l’avaient bâillonnée et ligotée. Ils avaient ensuite demandé à M. Beroldy de leur livrer le fameux « secret ».

Mais l’intrépide négociant en vins avait refusé tout net. Furieux, l’un des deux hommes lui avait aussitôt plongé un poignard dans le cœur. Puis, s’étant emparés des clés du mort, ils avaient ouvert le coffre-fort et étaient partis en emportant de nombreux documents. Les deux hommes portaient de grandes barbes et ils étaient masqués, mais Mme Beroldy affirma catégoriquement que c’étaient des Russes.

L’affaire fit sensation. Le temps passa, sans qu’on pût retrouver la trace des mystérieux barbus. Puis, au moment où le public commençait à oublier l’affaire, celle-ci connut un étonnant rebondissement : Mme Beroldy fut arrêtée et accusée du meurtre de son mari.

Le procès suscita un intérêt passionné. La jeunesse, la beauté de l’accusée, ainsi que son mystérieux passé, en firent une cause célèbre.

Il fut abondamment prouvé que les parents de Jeanne Beroldy étaient un simple couple d’épiciers, fort respectables au demeurant, installés dans les faubourgs de Lyon. Le grand-duc russe, les intrigues royales et les menées politiques – autant d’histoires qui sortaient tout droit de l’imagination de la jeune femme ! Implacable, l’accusation étala au grand jour tous les détails de sa vie privée. Il apparut que le meurtre avait pour mobile Mr Hiram P. Trapp. Celui-ci fit de son mieux pour défendre la jeune femme, mais, soumis à un interrogatoire serré, il fut forcé d’admettre qu’il l’aimait, et que, si elle avait été libre, il lui aurait demandé de l’épouser. Le fait que leurs relations fussent restées strictement platoniques ne fit que renforcer les charges contre l’accusée. Puisque ce riche Américain refusait, par droiture, de faire d’elle sa maîtresse, Jeanne Beroldy avait conçu le monstrueux projet de se débarrasser de son trop vieux et médiocre mari pour pouvoir convoler en justes noces avec lui.

Tout au long du procès, Mme Beroldy tint tête à ses accusateurs avec un exceptionnel sang-froid. Jamais elle ne varia dans ses déclarations et maintint jusqu’au bout qu’elle était d’origine royale et qu’on l’avait substituée à sa naissance à la fille d’un marchand de légumes. Aussi absurdes et peu fondées qu’aient pu être ces déclarations, il se trouva beaucoup de gens pour leur accorder crédit.

Mais l’instruction fut sans pitié. Elle dénonça les « Russes » masqués comme une pure fable, et affirma que le meurtre avait été commis par Mme Beroldy et son amant, Georges Conneau. Un mandat d’arrêt fut lancé contre lui, mais il avait eu la sagesse de disparaître. Il fut démontré que les cordes qui ligotaient Mme Beroldy étaient si lâches qu’elle aurait pu s’en libérer seule sans aucun mal.

Et puis, vers la fin du procès, une lettre postée de Paris parvint au procureur de la République. Elle émanait de Georges Conneau et contenait une confession complète : sans révéler l’endroit où il se trouvait, Georges Conneau s’avouait coupable du meurtre. Il déclarait avoir porté lui-même le coup fatal à l’instigation de Mme Beroldy. Ils avaient conçu l’assassinat ensemble. Convaincu que son mari la maltraitait, et aveuglé par une passion qu’il croyait payée de retour, il avait prémédité le crime et porté le coup qui devait délivrer d’un odieux esclavage la femme qu’il aimait. Il venait de découvrir l’existence de Mr Hiram P. Trapp, et de comprendre que sa maîtresse l’avait trahi. Ce n’était pas par amour pour lui qu’elle souhaitait être libre, mais pour pouvoir épouser un riche Américain ! Elle s’était servi de lui comme d’un simple instrument et à présent, fou de jalousie, il se retournait contre elle et la dénonçait à son tour, déclarant qu’il avait agi à son instigation.

Ce fut alors que Mme Beroldy montra quelle femme remarquable elle était. Sans la moindre hésitation, elle abandonna son premier système de défense et reconnut que les « Russes » masqués étaient une pure invention de sa part. Georges Conneau était bien le véritable assassin. Il avait commis ce crime, aveuglé par sa passion pour elle, en lui jurant que si elle le dénonçait, sa vengeance serait terrible. Terrifiée par ses menaces, elle avait consenti à se taire ; de plus, elle craignait d’être accusée de complicité si elle révélait le nom du véritable coupable. Mais elle n’avait plus jamais voulu revoir l’assassin de son mari, et c’était pour se venger de son attitude qu’il l’accusait aujourd’hui. Elle jura solennellement qu’elle était innocente de toute préméditation et que, au cours de cette nuit mémorable, elle s’était simplement réveillée pour trouver Georges Conneau penché sur elle, le poignard, taché du sang de son mari, encore à la main.

L’issue de l’affaire se joua à fort peu de chose. Le récit de Mme Beroldy était à peine croyable, mais son appel au jury fut un chef-d’œuvre d’éloquence. Les joues inondées de larmes, elle parla de son enfant, de son honneur de femme, de son désir de garder sa réputation intacte pour l’amour de sa fille. Elle admettait que, Georges Conneau ayant été son amant, on pouvait la tenir pour moralement responsable de ce crime, et qu’elle avait commis une faute grave en ne dénonçant pas l’assassin. Mais elle déclara d’une voix brisée qu’aucune femme n’aurait voulu dénoncer son amant. Elle l’avait aimé ! Pouvait-elle prendre l’initiative de l’envoyer à la guillotine ? Certes elle était grandement coupable, mais – elle le jurait devant Dieu ! – innocente du terrible crime qu’on lui imputait.

Quelle qu’ait pu être la vérité, son éloquence et son charme l’emportèrent. Au cours d’une séance inoubliable, dans un tumulte et une émotion indescriptibles, Mme Beroldy fut en fin de compte acquittée.

Malgré tous les efforts de la police, Georges Conneau ne fut jamais retrouvé. Quant à Mme Beroldy, on n’entendit plus parler d’elle. Emmenant sa fille, elle avait quitté Paris pour recommencer une nouvelle vie.

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