LE CRIME DU GOLF Agatha Christie

11

Jack Renauld

Je ne saurais dire quel tour aurait pris la conversation, si à ce moment précis la porte ne s’était ouverte à la volée. Un grand jeune homme fit irruption dans la pièce.

Un court instant, j’eus l’irréelle sensation que le mort était revenu à la vie. Puis je m’aperçus qu’aucun fil gris ne striait cette chevelure brune, que c’était presque un gamin qui venait de nous tomber dessus avec aussi peu de cérémonie. Il alla droit à Mme Renauld sans se soucier de nous.

— Mère !

— Jack ! Mon chéri ! s’écria-t-elle en l’entourant de ses bras. Que fais-tu ici ? Ne devais-tu pas embarquer avant-hier à Cherbourg, sur l’Anzora ?

Puis, se rappelant soudain notre présence, elle se tourna vers nous d’un air digne :

— Mon fils, messieurs.

— Ah ! fit M. Hautet en saluant le jeune homme d’un signe de tête. Alors, vous n’avez pas embarqué sur l’Anzora ?

— Non, monsieur. Comme je m’apprêtais à l’expliquer à ma mère, l’Anzora a été retenu à quai pendant vingt-quatre heures à cause d’une avarie. J’aurais dû monter à bord hier soir, mais il se trouve que j’ai acheté par hasard un journal, et j’y ai lu le compte rendu de… de l’horrible tragédie qui vient de nous frapper…

Sa voix se brisa et ses yeux se remplirent de larmes.

— Mon pauvre père. Mon Dieu, mon pauvre père !

Tout en continuant de le fixer comme une apparition, Mme Renauld répéta :

— Mais alors, tu n’as pas embarqué ?

Puis, avec un geste d’extrême lassitude, elle murmura comme pour elle-même :

— Après tout, cela n’a plus d’importance, à présent.

— Asseyez-vous, je vous en prie, dit M. Hautet en lui présentant une chaise. Laissez-moi vous exprimer ma profonde sympathie. Ce doit être un choc terrible d’apprendre de cette façon une nouvelle aussi affreuse. Il est néanmoins fort heureux que vous ayez été empêché d’embarquer. J’ose espérer que vous serez à même de nous fournir les indications qui nous manquent pour éclaircir ce mystère.

— Je suis à votre entière disposition, monsieur. Posez-moi toutes les questions que vous voudrez.

— Tout d’abord, j’ai cru comprendre que vous entrepreniez ce voyage à la demande de votre père ?

— C’est exact, monsieur. Il m’a envoyé un télégramme me priant de me rendre sans délai à Buenos Aires, puis de là à Valparaiso via les Andes, et enfin à Santiago.

— Ah ! Et le but de ce voyage… ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Comment ?

— Non. Tenez, voici le télégramme que j’ai reçu. Le juge d’instruction s’en empara et lut à haute voix :

« Va immédiatement à Cherbourg. Embarque sur l’Anzora qui part ce soir pour Buenos Aires. Destination finale Santiago. Autres instructions t’attendront à Buenos Aires. Je compte sur toi. Affaire de la plus haute importance. RENAULD. »

— Et vous n’aviez échangé aucune correspondance préalable ?

— Non. Ce sont les seules instructions que j’ai reçues. Je savais bien sûr qu’après y avoir vécu aussi longtemps, mon père conservait de nombreux intérêts en Amérique du Sud. Mais jusqu’à présent, il n’avait jamais parlé de m’envoyer là-bas.

— Vous aussi, monsieur Renauld, vous avez dû vivre assez longtemps en Amérique du Sud ?

— Oui, quand j’étais enfant. Puis on m’a envoyé au collège en Angleterre, et j’ai passé la plupart de mes vacances ici, de sorte que je connais beaucoup moins bien l’Amérique du Sud que vous ne pourriez le croire. Voyez-vous, j’avais dix-sept ans quand la guerre a éclaté.

— Vous avez servi dans l’aviation, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur.

S’étant fait confirmer ce détail, M. Hautet poursuivit son interrogatoire suivant un scénario désormais classique. À ses questions, Jack Renauld répondit fermement qu’il ne connaissait aucun des ennemis qu’aurait pu se faire son père à Santiago ou ailleurs sur le continent sud-américain, qu’il n’avait remarqué aucun changement dans l’attitude de son père ces derniers temps, et qu’il ne l’avait jamais entendu parler d’un quelconque secret. Il avait cru que sa mission en Amérique du Sud concernait des transactions commerciales.

M. Hautet marqua une pause, et l’on entendit la voix tranquille de Giraud :

— J’aimerais poser moi-même quelques questions à M. Renauld, monsieur le juge.

— Je vous en prie, monsieur Giraud, faites donc, répondit froidement le magistrat.

Giraud rapprocha un peu sa chaise de la table.

— Étiez-vous en bons termes avec votre père, monsieur Renauld ?

— Bien sûr, répliqua le jeune homme avec hauteur.

— Vous l’affirmez ?

— Oui.

— Jamais de petites querelles ?

Jack haussa les épaules.

— Il arrive à tout le monde d’avoir des divergences d’opinion de temps à autre.

— Sans doute, sans doute. Mais si quelqu’un affirmait que vous avez eu une violente dispute avec lui juste avant de partir pour Paris, pourriez-vous certifier que cette personne ment ?

Je ne pus m’empêcher d’admirer le savoir-faire de Giraud. « Je suis au courant de tout ! » avait-il jeté au magistrat, et il ne s’était pas vanté : Jack Renauld avait été visiblement décontenancé par sa question.

— Nous… Nous avons eu des mots en effet, admit-il enfin.

— Ah, des mots ! Et au cours de cet échange de mots, avez-vous, oui ou non, prononcé cette phrase :

« Quand vous serez mort, je pourrai faire ce qu’il me plaira ! »

— C’est possible, murmura le jeune homme. Je ne sais plus.

— Et votre père vous a-t-il répondu : « Mais je ne suis pas encore mort ! » À quoi vous auriez rétorqué : « Si seulement vous l’étiez ! »

Le garçon ne répondit rien. Il paraissait nerveux et tripotait les objets posés sur la table devant lui.

— Je dois vous prier de me donner une réponse, monsieur Renauld, dit sèchement Giraud.

Avec une exclamation de colère, le jeune homme balaya de la main un lourd coupe-papier qui tomba sur le sol.

— Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? Oh ! autant vous le dire, à présent ! Oui, je me suis disputé avec mon père. Il est possible que j’aie prononcé ces mots – j’étais tellement en colère que je ne me souviens même plus de ce que j’ai dit ! J’étais fou de rage, et je l’aurais tué, sur le moment ! Voilà, tirez-en les conclusions qu’il vous plaira.

Il se redressa et s’appuya sur son dossier, le visage empourpré et les yeux pleins de défi. Giraud sourit, recula un peu sa chaise et conclut :

— C’est tout. Vous préférez sans doute reprendre vous-même l’interrogatoire, monsieur Hautet.

— En effet, confirma le magistrat. Et quel était l’objet de cette dispute ?

— Je refuse de vous le dire.

M. Hautet se redressa.

— Monsieur Renauld, s’exclama-t-il, vous n’avez pas le droit d’entraver le cours de la justice ! Encore une fois, quel était l’objet de cette dispute ?

Le jeune Renauld resta silencieux, son visage enfantin tout gonflé de colère. Mais une voix s’éleva, imperturbable, la voix d’Hercule Poirot.

— Je vais vous le dire, moi, si vous le désirez.

— Vous le savez ?

— Certainement. L’objet de cette dispute était Mlle Marthe Daubreuil.

Le jeune Renauld sursauta, stupéfait. Le juge d’instruction se pencha vers lui.

— Est-ce vrai, monsieur ?

Jack Renauld confirma d’un signe de tête.

— Oui, admit-il. J’aime Mlle Daubreuil et je souhaite l’épouser. Quand j’ai fait part de mes intentions à mon père, il est entré dans une violente colère. Bien sûr, je n’ai pas pu supporter d’entendre insulter la jeune fille que j’aimais, et la colère m’a gagné à mon tour.

M. Hautet regarda Mme Renauld.

— Étiez-vous au courant de cette… inclination, madame ?

— Je la redoutais, répondit-elle simplement.

— Comment, mère ? s’écria le jeune homme. Toi aussi ? Marthe est aussi bonne que belle. Qu’avez-vous contre elle ?

— Je n’ai absolument rien contre Mlle Daubreuil. Mais j’aimerais mieux te voir épouser une Anglaise, et s’il faut que ce soit une Française, pas une jeune fille dont la mère a des antécédents douteux !

Sa voix exprimait toute sa rancœur, et j’imaginais fort bien ce qu’elle avait pu ressentir en voyant son fils s’éprendre de la fille de sa rivale.

Mme Renauld poursuivit, tournée vers le juge d’instruction :

— J’aurais peut-être dû toucher un mot à mon mari de cette histoire, mais j’espérais que ce n’était qu’un flirt sans conséquence qui s’interromprait de lui-même si on ne lui prêtait pas une attention exagérée. Je m’en veux aujourd’hui de ce silence, mais, comme je vous l’ai dit, mon mari semblait préoccupé, différent de ce qu’il était d’habitude, et j’étais surtout soucieuse de ne pas lui donner de nouveaux sujets d’inquiétude.

M. Hautet approuva du chef.

— Quand vous avez informé votre père de vos intentions à l’égard de Mlle Daubreuil, reprit-il, vous a-t-il paru étonné ?

— Il a eu l’air bouleversé. Puis il m’a dit d’un ton péremptoire qu’il était inutile d’y songer, qu’il ne donnerait jamais son consentement à ce mariage. Stupéfait, je lui ai demandé ce qu’il avait contre Mlle Daubreuil. Il n’a rien trouvé à me répondre, mais il a fait des allusions désobligeantes au mystère qui entourait la mère et la fille. Je lui ai répondu que j’épousais Marthe et non son passé, mais il a refusé tout net de continuer à discuter sur ce sujet. Il fallait renoncer à ce mariage, point final. Cette injustice et cet abus d’autorité m’ont rendu fou furieux, d’autant plus que lui-même se mettait en quatre pour les Daubreuil et insistait toujours pour qu’on les invitât à la maison. J’ai perdu la tête et nous nous sommes terriblement disputés. Mon père m’a rappelé que je dépendais entièrement de lui, et c’est là que j’ai dû répondre que s’il mourait, je n’en ferais qu’à ma tête…

— Vous connaissiez donc les dispositions testamentaires de votre père ? demanda Poirot.

— Je savais qu’il m’avait laissé la moitié de sa fortune, et que l’autre moitié, laissée en usufruit à ma mère, me reviendrait à la mort de celle-ci.

— Poursuivez votre récit, dit le juge.

— Après cela, nous avons continué à crier à tue-tête jusqu’à ce que je m’aperçoive que j’allais manquer le train de Paris. J’ai couru à la gare, toujours dans une colère folle. Mais une fois dans le train, je me suis calmé. J’ai écrit à Marthe pour lui raconter ce qui s’était passé, et sa réponse m’a totalement apaisé. Elle m’a conseillé de m’armer de patience, en ajoutant que l’opposition de mes parents céderait tôt ou tard devant notre détermination. Nous devions avoir le courage de mettre nos sentiments à l’épreuve, et quand mes parents comprendraient qu’il ne s’agissait pas d’une simple toquade, leur attitude changerait. Bien sûr, je ne lui avais pas parlé de la principale objection de mon père. Mais j’ai compris que la violence ne me mènerait à rien.

— Passons à autre chose : avez-vous parmi vos relations quelqu’un du nom de Duveen, monsieur Renauld ?

— Duveen ? répéta Jack.

Il se pencha pour ramasser le coupe-papier qu’il avait fait tomber quelques instants plus tôt. Quand il releva la tête, son regard croisa celui de Giraud, qui l’observait avec attention.

— Duveen ? Non, je ne vois pas.

— Voulez-vous lire cette lettre, et me dire si vous avez une idée de l’identité de la personne qui l’a adressée à votre père ?

Jack Renauld prit la lettre que lui tendait le juge ; à mesure qu’il la parcourait, le rouge lui montait au front.

— Adressée à mon père ? s’exclama-t-il d’un ton où perçait une indignation émue.

— Oui, nous l’avons trouvée dans la poche de son pardessus.

— L’avez-vous montrée à… ?

Il s’interrompit, jetant un coup d’œil rapide à sa mère. Le magistrat comprit.

— Non, pas encore. Pouvez-vous nous fournir un quelconque indice sur son auteur ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

M. Hautet poussa un soupir.

— Voilà décidément une affaire fort mystérieuse. Bien, je crois que nous pouvons laisser cette lettre de côté pour le moment. Voyons, où en étions-nous ? Ah oui, l’arme du crime. Je crains que cela ne vous affecte beaucoup, monsieur Renauld. J’ai cru comprendre que c’était un souvenir que vous aviez offert à votre mère… Cela n’en rend que plus tragique…

S’il avait rougi en lisant la lettre signée Bella, Jack Renauld était à présent d’une pâleur de craie.

— Comment ! Vous voulez dire… c’est avec le coupe-papier découpé dans le fuselage d’un avion que mon père… Mais c’est impossible ! Un si petit objet !

— Hélas, monsieur Renauld, ce n’est que trop vrai ! Je crains que ce ne soit justement l’arme idéale : très pointue et facile à manier.

— Où est-il ? Puis-je le voir ? Il est resté dans… le corps ?

— Non, non, il est ici. Désirez-vous vous assurer qu’il s’agit bien du vôtre ? Ce serait préférable, bien que votre mère l’ait déjà identifié… Monsieur Bex, puis-je vous prier…

— Mais certainement. Je vais le chercher tout de suite.

— Ne vaudrait-il pas mieux mener M. Renauld à l’appentis ? suggéra Giraud d’une voix douce. Ce jeune homme voudra sans doute voir le corps de son père.

Jack Renauld fit un geste éperdu de dénégation, et le juge d’instruction, toujours prêt à contredire le policier, répliqua :

— Mais non, voyons, pas maintenant. M. Bex va avoir la bonté de nous apporter l’arme ici.

Comme le commissaire quittait la pièce, Stonor se dirigea vers Jack et lui serra la main. Poirot s’était levé pour redresser une paire de chandeliers. Le juge relisait une fois encore la mystérieuse lettre d’amour, s’accrochant avec l’énergie du désespoir à sa première théorie d’un drame de la jalousie s’achevant par un coup de poignard dans le dos.

Tout à coup, la porte s’ouvrit et le commissaire entra, hors d’haleine.

— Monsieur le juge ! Monsieur le juge !

— Oui. Qu’y a-t-il ?

— Le poignard ! Il n’est plus là !

— Comment ça, plus là ?

— Envolé, disparu ! Le bocal où il se trouvait est vide !

— Comment ? m’écriai-je. Mais c’est impossible ! Je l’ai encore vu ce matin…

Je me mordis la langue, mais trop tard. Tous les regards s’étaient portés sur moi.

— Que dites-vous ? s’exclama le commissaire. Ce matin ?

— Je l’ai vu ce matin, dis-je d’une voix ferme. Il y a environ une heure et demie, pour être plus précis.

— Vous êtes allé à la remise ? Comment avez-vous obtenu la clé ?

— Je l’ai demandée au sergent de ville.

— Et pourquoi êtes-vous allé là-bas ?

Je balançai un moment, puis je me résolus à soulager ma conscience.

— Monsieur Hautet, dis-je, j’ai commis une faute grave pour laquelle je dois solliciter votre indulgence.

— Poursuivez, monsieur.

— Le fait est, monsieur, repris-je en souhaitant être à dix pieds sous terre, que j’ai rencontré une jeune femme de mes amies. Elle m’a exprimé son désir de jeter un coup d’œil sur tout ce qu’il était possible de voir, et je… enfin… bref, j’ai pris la clé pour lui montrer le corps.

— Ah ! s’écria le juge d’instruction, indigné. C’est là une faute très grave, capitaine Hastings. Vous n’auriez jamais dû vous autoriser cette folie.

— Je sais, répondis-je humblement. Rien de ce que vous pourrez dire ne sera trop dur pour qualifier ce que j’ai fait.

— Vous n’avez pas invité cette personne à venir ici ?

— Bien sûr que non. Je l’ai rencontrée par hasard. C’est une jeune Anglaise qui séjourne actuellement à Merlinville mais j’ignorais tout de sa présence ici.

— Je vois, je vois, dit le magistrat en s’adoucissant. C’était on ne peut plus irrégulier, mais la jeune personne est sans doute très jolie. Ce que c’est que d’être jeune !

Il soupira, attendri. Le commissaire, moins romantique et plus terre à terre, reprit le fil de l’histoire :

— Vous n’avez pas refermé et verrouillé la porte en partant ?

— C’est précisément ce que je me reproche, dis-je lentement. Mon amie s’est trouvée mal à la vue du cadavre. J’ai couru lui chercher un peu d’eau et de cognac, et j’ai ensuite insisté pour la raccompagner en ville. Sous le coup de l’émotion, j’ai oublié de refermer la porte. Je ne l’ai fait qu’en rentrant.

— Ce qui représente vingt minutes au bas mot, dit lentement le commissaire.

— C’est bien cela.

— Vingt minutes… ! répéta pensivement le commissaire.

— C’est déplorable, reprit M. Hautet, qui avait repris son ton sévère. C’est sans précédent.

Soudain une autre voix se fit entendre.

— Vous trouvez cela déplorable ? demanda Giraud.

— Sans aucun doute !

— Et moi, je trouve cela admirable ! déclara l’autre sans se démonter.

Ce secours inattendu me laissa sans voix.

— Admirable, monsieur Giraud ? demanda le juge d’instruction en lui lançant un regard soupçonneux.

— C’est bien le mot.

— Et puis-je savoir en quoi ?

— Parce que nous savons désormais que l’assassin, ou l’un de ses complices, se trouvait à proximité de la villa il y a moins d’une heure. Ce serait bien le diable si, sachant cela, nous ne mettions pas rapidement la main sur lui.

Il poursuivit, avec une nuance de menace dans la voix :

— Il a risqué gros pour rentrer en possession de ce poignard. Peut-être craignait-il qu’on y trouve des empreintes digitales.

Poirot se tourna vers Bex :

— Vous disiez qu’il n’y en avait pas.

Giraud haussa les épaules :

— Peut-être n’en était-il pas sûr.

Poirot le regarda bien en face.

— Vous vous trompez, monsieur Giraud. L’assassin portait des gants. Il doit donc être certain qu’il n’y en avait pas.

— Je n’ai pas dit que c’était l’assassin lui-même qui avait volé le poignard. Ce pouvait être un complice qui ignorait ce détail.

Le greffier se mit à rassembler ses papiers et M. Hautet déclara :

— Notre travail ici est terminé. Monsieur Renauld, voulez-vous avoir l’obligeance d’écouter attentivement pendant qu’on relit votre déposition. J’ai volontairement mené cette procédure aussi officieusement que possible. On m’a déjà reproché l’originalité de mes méthodes, mais je maintiens qu’il y a beaucoup à dire en faveur de l’originalité. Cette affaire est désormais entre les mains expertes de l’illustre M. Giraud. Nul doute qu’il saura s’y distinguer. Je suis d’ailleurs surpris qu’il n’ait pas déjà mis la main au collet des meurtriers ! Madame, laissez-moi vous assurer, une fois encore, de ma profonde sympathie. Messieurs, je vous souhaite le bonjour.

Et il sortit d’un air digne, flanqué de son greffier et du commissaire.

Poirot extirpa de sa poche le gros oignon qui lui servait de montre et regarda l’heure.

— Retournons déjeuner à l’hôtel, mon ami. Vous me raconterez par le menu vos imprudences matinales. Personne ne nous regarde. C’est le moment de nous retirer discrètement.

Nous sortîmes tranquillement du salon. Déjà la voiture du juge d’instruction disparaissait à nos yeux. Je descendais les marches du perron quand je fus arrêté par la voix de Poirot :

— Un instant, mon ami.

Il sortit vivement son mètre à ruban et entreprit avec solennité de mesurer un pardessus accroché dans le vestibule, du col à l’ourlet. Je n’avais encore jamais vu ce pardessus, et je supposai qu’il appartenait soit à M. Stonor, soit à Jack Renauld.

Puis, avec un petit grognement de satisfaction, Poirot remit le mètre dans sa poche et me suivit dehors.

12

Poirot éclaircit certains points

— Pourquoi avez-vous mesuré ce pardessus ? demandai-je, intrigué, alors que nous cheminions à pas lents sous un soleil accablant.

— Parbleu ! Pour connaître sa longueur, répondit Poirot, imperturbable.

Je fus vexé. Cette incorrigible manie qu’il a de faire un mystère de tout m’a toujours irrité. Je me réfugiai dans le silence, et suivis le cours de mes propres pensées. Bien que je n’y eusse pas prêté attention sur le moment, certaines paroles que Mme Renauld avait adressées à son fils me revenaient en mémoire, chargées d’une signification nouvelle. « Tu n’as donc pas embarqué ? » avait-elle demandé, avant d’ajouter : « Après tout, cela n’a plus d’importance, à présent. »

Qu’avait-elle voulu dire par là ? Ces mots étaient énigmatiques, mais peut-être lourds de sens. Se pouvait-il qu’elle en sût plus que nous le supposions ? Elle avait nié avoir eu connaissance de la mystérieuse mission dont son mari avait chargé son fils, mais était-elle aussi ignorante qu’elle le prétendait ? Aurait-elle pu éclaircir certains points, et son silence ne faisait-il pas partie d’un plan soigneusement orchestré ?

Plus j’y réfléchissais, plus j’étais certain d’avoir raison. Mme Renauld en savait beaucoup plus qu’elle n’avait voulu le dire. Dans sa surprise de revoir son fils, elle s’était trahie un instant. J’eus la conviction qu’à défaut des meurtriers eux-mêmes, elle connaissait au moins le motif du meurtre, mais que de puissantes raisons l’obligeaient à se taire.

— Vous êtes profondément perdu dans vos pensées, mon ami, remarqua Poirot, interrompant ainsi le cours de mes réflexions. Qu’est-ce donc qui vous intrigue à ce point ?

Je le lui dis, convaincu du bien-fondé de mes déductions, tout en craignant qu’il ne tourne mes soupçons en ridicule. À ma grande surprise, il m’approuva :

— Vous avez raison, Hastings. J’étais certain depuis le début qu’elle nous dissimulait quelque chose. J’ai commencé par la soupçonner, sinon d’avoir été l’instigatrice du meurtre, du moins d’en avoir été la complice.

— Vous la soupçonnez, elle ? m’écriai-je.

— Mais certainement. Elle tire un énorme bénéfice de la mort de son mari ; en fait, avec ce nouveau testament, elle est la seule à qui profite le crime. Aussi ai-je tout d’abord concentré mon attention sur elle. Vous avez peut-être remarqué que j’ai saisi la première occasion d’examiner ses poignets. Je voulais voir si elle avait pu se bâillonner et se ligoter elle-même. Mais j’ai constaté aussitôt que les marques qu’elle portait aux poignets étaient bien réelles : les cordes avaient entamé la chair. Voilà qui excluait la possibilité qu’elle ait commis ce crime toute seule. Restait l’éventualité qu’elle y ait participé, ou qu’elle en ait été l’instigatrice. En outre, l’histoire qu’elle nous a racontée m’était familière : les hommes masqués qu’elle n’a pas pu reconnaître, la mention d’un « secret » – j’ai déjà entendu, ou lu tout cela ailleurs, en une autre occasion. Un dernier petit détail a achevé de me convaincre qu’elle ne disait pas la vérité. La montre-bracelet, Hastings ! La montre-bracelet !

Encore cette montre ! Poirot me regardait bizarrement du coin de l’œil.

— Vous saisissez, mon ami ? Vous voyez ?

— Non, répliquai-je avec humeur. Je ne saisis rien et je ne vois rien. Vous ne cessez de faire des mystères à tout propos, et ce n’est même pas la peine de vous demander des explications. Vous gardez toujours une carte dans votre manche jusqu’à la dernière seconde.

— Ne vous fâchez pas, mon bon ami, dit Poirot en souriant. Je vais vous l’expliquer, puisque tel est votre désir. Mais pas un mot à Giraud, c’est entendu ? Il me traite comme une vieille potiche, une quantité négligeable ! On va voir ce qu’on va voir ! J’ai déjà joué franc jeu avec lui, je l’ai mis sur une piste. S’il ne veut pas s’en servir, c’est son affaire.

J’assurai Poirot qu’il pouvait compter sur ma discrétion.

— C’est bien ! À présent, faisons fonctionner nos petites cellules grises. Dites-moi, mon ami, à quelle heure selon vous la tragédie a-t-elle eu lieu ?

— Eh bien, vers 2 heures du matin environ, répondis-je, surpris. Rappelez-vous, Mme Renauld nous a dit qu’elle avait entendu la pendule sonner pendant que les hommes étaient dans la chambre.

— Exact. Et sur la foi de ce récit, vous, le juge d’instruction, Bex et tous les autres, vous avez accepté cette heure comme étant celle du crime sans poser de questions. Mais moi, Hercule Poirot, j’affirme que Mme Renauld a menti. Le crime a été commis deux heures plus tôt.

— Mais les médecins…

— Après examen du corps, ils ont déclaré que la mort remontait à plus de sept heures et moins de dix heures. Pour une raison que j’ignore, il fallait impérativement que le crime eût l’air d’avoir été commis plus tard qu’il ne l’a été en réalité. Vous avez déjà lu des histoires de montres brisées permettant de déterminer l’heure exacte du crime ? Pour que l’heure ne repose pas uniquement sur le témoignage de Mme Renauld, quelqu’un a amené les aiguilles de la montre sur 2 heures, et l’a ensuite écrasée par terre. Mais comme il arrive souvent dans ces cas-là, ils ont voulu trop bien faire. Le verre s’est brisé, mais le mécanisme de la montre, lui, n’a pas souffert ! C’était une manœuvre désastreuse de leur part, parce qu’elle a attiré mon attention sur deux points : d’abord, sur le fait que Mme Renauld mentait ; ensuite, elle m’a incliné à penser qu’ils devaient avoir une raison vitale de vouloir retarder l’heure du crime.

— Et quelle pouvait être cette raison ?

— Ah ! c’est bien là la question ! C’est là tout le mystère. Pour l’instant, je suis incapable de vous en donner une explication. Il ne me vient qu’une seule idée susceptible d’avoir un lien avec tout cela.

— À savoir ?

— Que le dernier train part de Merlinville à 0 h 17.

Je m’efforçai de suivre son raisonnement.

— Donc, si le crime semblait avoir été commis deux heures plus tard, quiconque partant par ce train avait un alibi en béton armé !

— Très bien, Hastings ! Vous y êtes !

Je sautai sur mes pieds.

— Mais il faut aller enquêter à la gare ! On n’aura pas manqué de remarquer deux étrangers qui partaient par ce train ! Allons-y sur-le-champ !

— Vous croyez, Hastings ?

— Mais bien sûr. Tout de suite !

Poirot me toucha le bras pour calmer mon ardeur.

— Allez, allez, mon bon ami, je ne veux pas vous en empêcher. Mais à votre place, je ne chercherais pas à me renseigner sur deux étrangers.

Comme je restais éberlué, il ajouta avec une certaine impatience :

— Oh ! là ! là ! Vous n’allez pas me dire que vous croyez à cette comédie ? Aux hommes masqués et à toute cette histoire !

Je fus si déconcerté par ces paroles que je restai sans voix. Poirot poursuivit d’un air serein :

— Vous m’avez bien entendu dire à Giraud que les détails de ce crime m’étaient familiers ? Eh bien, il n’y a à cela que deux explications possibles : soit le cerveau qui a conçu le premier crime a également conçu celui-ci, soit la lecture du compte rendu d’une cause célèbre a marqué profondément l’inconscient de notre meurtrier et lui a indiqué la marche à suivre. Je serai en mesure de me prononcer là-dessus dès que…

Il s’interrompit brusquement. Je réfléchissais, retournant dans tous les sens les pièces du puzzle.

— Mais la lettre de M. Renauld ? Elle fait clairement mention d’un secret et de Santiago !

— Il ne fait pas l’ombre d’un doute qu’il y avait un secret dans la vie de M. Renauld. D’un autre côté, le mot de « Santiago » me fait l’effet d’un leurre, d’un chiffon rouge qu’on nous agite en permanence devant les yeux pour nous faire perdre la piste. Il n’est pas exclu qu’on s’en soit servi de la même façon sur M. Renauld, pour éviter que ses soupçons ne portent dans une direction plus proche de lui. Oh ! soyez-en certain, Hastings, le danger qui le menaçait n’était pas à Santiago ; il était en France, tout près d’ici.

Il parlait avec une telle gravité et une telle assurance que je fus convaincu malgré moi. Je risquai malgré tout une dernière objection :

— Et l’allumette ? Et le mégot qu’on a trouvé près du corps ? Qu’en dites-vous ?

Poirot rayonna soudain.

— Un leurre ! Délibérément planté là pour permettre à Giraud ou à un autre de son espèce de le découvrir ! Voyez le bon chien de chasse ! Il arrive avec son mégot, tout content de lui. Quatre heures, il s’est traîné sur le ventre ! Et conclusion : « Regardez ce que j’ai trouvé ! » Et à moi : « Que voyez-vous ici ? » Et moi, je lui réponds, ce qui est la pure vérité : « Rien du tout. » Et voilà Giraud, le grand Giraud, qui rigole, qui se dit en lui-même : « Oh ! quel imbécile, ce vieux-là ! » Eh bien, on verra…

Pendant ce discours, j’avais passé en revue les éléments essentiels de l’affaire.

— Alors, toute cette histoire d’hommes masqués… ?

— … est fausse de A à Z.

— En ce cas, que s’est-il réellement passé ?

Poirot haussa les épaules.

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