LE CRIME DU GOLF Agatha Christie

Nous sursautâmes. Giraud était dehors et nous regardait par la fenêtre ouverte. Il entra d’un bond léger et s’avança vers la table.

— Je suis à votre disposition. Et veuillez m’excuser de ne pas m’être présenté plus tôt.

— Je vous en prie, ce n’est rien, dit le juge d’instruction, assez confus.

— Bien sûr, enchaîna l’autre, je ne suis qu’un policier et je ne connais rien en matière d’interrogatoires. Mais si je devais en mener un, j’inclinerais à le faire toutes fenêtres fermées. N’importe qui peut entendre au-dehors ce qui se dit ici. Enfin, passons.

M. Hautet rougit de colère. À l’évidence, les rapports entre le juge d’instruction et l’inspecteur chargé de l’affaire manquaient de chaleur : les deux hommes s’étaient déplu dès leur première rencontre. Mais peut-être en eût-il été ainsi de toute façon : pour Giraud, tous les juges d’instruction étaient de vieilles badernes, et M. Hautet, qui prenait sa fonction très au sérieux, ne pouvait que se sentir offensé des manières désinvoltes de l’inspecteur parisien.

— Eh bien, monsieur Giraud, dit le magistrat d’un ton sec, vous avez sans nul doute bien employé votre temps ? Je suppose que vous nous apportez le nom des assassins, ainsi que l’endroit exact où ils se trouvent en ce moment ?

Sans s’émouvoir, M. Giraud répliqua :

— Je sais au moins d’où ils sont venus.

Il sortit de sa poche deux menus objets qu’il posa délicatement sur la table. Nous nous agglutinâmes autour. C’étaient des objets très simples : un mégot et une allumette qui n’avait pas servi. L’inspecteur se tourna vers Poirot :

— Que voyez-vous là ? demanda-t-il.

La note de brutalité que je perçus dans sa voix me fit rougir, mais Poirot ne parut même pas s’en apercevoir ; il se contenta de hausser les épaules.

— Un mégot et une allumette.

— Et que vous apprennent-ils ?

Poirot écarta les bras dans un geste d’impuissance :

— Ils ne m’apprennent… strictement rien !

— Ah ! fit Giraud d’un air satisfait. Il est vrai que vous n’avez guère étudié ces choses-là. Eh bien, il ne s’agit pas d’une allumette ordinaire – en tout cas en France. En revanche c’est un modèle très courant en Amérique du Sud. Heureusement qu’elle n’a pas servi, sans quoi j’aurais eu du mal à l’identifier. Il est clair qu’un des hommes a jeté sa cigarette et en a allumé une autre. Ce faisant, il a laissé tomber par mégarde une allumette de sa boîte.

— Et l’autre allumette ? demanda Poirot.

— Quelle allumette ?

— Celle qui a servi à allumer la cigarette. Vous l’avez trouvée, elle aussi ?

— Non.

— Peut-être n’avez-vous pas cherché avec assez de soin ?

— Pas assez de soin… !

Je crus un instant que l’inspecteur allait exploser, mais il parvint à se contenir.

— Je vois que vous aimez plaisanter, monsieur Poirot. Mais de toute façon, allumette consumée ou pas, ce mégot nous suffit amplement. C’est une cigarette sud-américaine fabriquée avec du papier pectoral à goût de réglisse.

Poirot s’inclina. Le juge d’instruction reprit la parole :

— Le mégot et l’allumette pouvaient appartenir à M. Renauld. Songez qu’il n’est revenu d’Amérique du Sud que depuis deux ans.

— Non, rétorqua l’autre avec assurance. J’ai déjà examiné les effets de M. Renauld. Il ne fumait pas ce genre de cigarettes et n’utilisait pas ce type d’allumettes.

— Vous ne trouvez pas un peu curieux, intervint Poirot, que ces étrangers soient arrivés sans armes, sans gants et sans bêche, et que tous ces objets leur soient tombés sous la main aussi commodément ?

Giraud eut un sourire de supériorité.

— C’est étrange, en effet. Je dirais même que sans la théorie que j’ai élaborée, ce serait franchement inexplicable.

— Tiens, tiens ! fit M. Hautet. Un complice dans la maison ?

— Ou à l’extérieur, dit Giraud avec un sourire.

— Mais il a bien fallu que quelqu’un les fasse entrer. Nous ne pouvons admettre que par un surcroît de bonne fortune, ils aient trouvé la porte entrouverte, comme ça, par hasard !

— On leur a ouvert, c’est certain. Mais quelqu’un a fort bien pu les faire entrer de l’extérieur – si ce quelqu’un possédait une clé !

— Et qui donc possédait une clé ?

Giraud haussa les épaules.

— Ça ! Nul ne va venir s’en vanter. Mais plusieurs personnes sont susceptibles d’en avoir une. M. Jack Renauld, par exemple. C’est vrai qu’il est en route pour l’Amérique du Sud, mais il a pu perdre sa clé ou se la faire voler. Il y a aussi le jardinier, qui habite ici depuis des années. Une des jeunes domestiques peut fort bien avoir un amoureux, et rien n’est plus facile que de prendre l’empreinte d’une clé pour en faire un double. Il existe bien d’autres possibilités. Enfin, si je ne m’abuse, il y a encore quelqu’un qui pourrait en posséder une…

— Qui donc ?

— Mme Daubreuil, déclara l’inspecteur.

— Ah ! fit le juge d’instruction. Alors, vous êtes au courant de cette histoire ?

— Je suis au courant de tout, dit le policier d’un ton sentencieux.

— Je suis certain que vous ignorez au moins une chose, dit M. Hautet, sautant sur l’occasion pour lui montrer qu’il en savait plus long que lui.

Et il se mit à raconter par le menu l’histoire de la mystérieuse visiteuse du soir précédent. Il parla également du chèque établi au nom de Duveen et, pour finir, tendit à Giraud la lettre signée « Bella ».

— Tout cela est fort intéressant. Mais cela ne change rien à ma théorie.

— Et quelle est votre théorie ?

— Je préfère n’en rien dévoiler pour le moment. N’oubliez pas que je n’en suis qu’au tout début de mon enquête.

— Dites-moi une chose, monsieur Giraud, intervint soudain Poirot. Selon votre théorie, on a ouvert la porte aux assassins. Mais pourquoi l’a-t-on ensuite laissée ouverte ? N’aurait-il pas été plus naturel de la refermer en partant ? Si un sergent de ville était monté jusqu’à la villa, comme ils le font parfois au cours de leurs rondes, les bandits risquaient d’être découverts et arrêtés aussitôt.

— Bah ! ils auront oublié de le faire. Une erreur de leur part, je vous l’accorde.

Alors, à ma grande surprise, Poirot répéta presque mot pour mot ce qu’il avait déclaré à Bex le soir précédent :

— Je ne suis pas d’accord avec vous. Laisser la porte ouverte fait partie d’un plan, ou a été dicté par la nécessité, et toute théorie qui ne prend pas ce fait en compte est nulle et non avenue.

Tous les regards convergèrent vers lui. Je l’avais cru humilié par l’aveu d’ignorance que lui avait extorqué Giraud à propos du mégot et de l’allumette ; mais il avait l’air aussi satisfait de lui-même qu’à l’accoutumée, et il tenait tête à Giraud sans sourciller. L’inspecteur tortilla sa moustache en le fixant d’un air peu amène.

— Vous n’êtes pas d’accord, hein ? Eh bien, qu’est-ce qui vous frappe, vous, dans cette affaire ? Donnez-nous votre point de vue.

— Il y a une chose qui me paraît significative. Dites-moi, monsieur Giraud, cette affaire ne vous évoque-t-elle pas quelque chose ? Elle ne vous rappelle rien de familier ?

— De familier ? J’aurais du mal à répondre comme ça, à brûle-pourpoint. Pourtant non, je ne pense pas.

— Vous vous trompez, dit tranquillement Poirot. Un crime presque similaire a déjà été commis.

— Quand ? Où ?

— Hélas ! Je n’arrive pas à m’en souvenir pour l’instant, mais ça me reviendra. J’espérais que vous pourriez m’y aider.

Giraud eut un grognement incrédule.

— Nous avons eu beaucoup d’affaires d’hommes masqués. Je ne peux pas me rappeler chacune d’elles en détail. Les crimes se ressemblent tous plus ou moins.

— Chacun porte pourtant ce que j’appelle sa marque individuelle, dit Poirot qui avait pris soudain son ton de conférencier et s’adressait à toute l’assistance. Je veux parler de l’aspect psychologique du crime. L’inspecteur Giraud sait fort bien que chaque criminel a sa méthode propre ; ainsi, quand la police est appelée à enquêter sur un cambriolage, par exemple, le simple examen de la méthode utilisée peut suffire à la mettre sur la piste des auteurs du délit. Japp vous dirait la même chose, Hastings. L’homme est un animal d’habitudes. Il a ses habitudes dans la légalité, dans la respectabilité de sa vie quotidienne, mais il en a tout autant dans l’illégalité et dans le crime. Si un homme commet un meurtre, tous ceux qu’il pourra commettre ensuite ressembleront singulièrement au premier. Ce criminel anglais qui s’est débarrassé de ses femmes successives en les noyant dans sa baignoire illustre parfaitement cette loi. S’il avait changé de méthode, peut-être courrait-il encore à l’heure qu’il est. Mais il a obéi à ce que lui commandait la nature humaine, qui croit bien à tort que ce qui a réussi une fois réussira toujours. Ce qu’il a payé, c’est son manque d’originalité.

— Et où tout cela nous mène-t-il ? ricana Giraud.

— À ceci : lorsque vous avez deux crimes similaires, tant dans le dessein que dans l’exécution, vous trouverez derrière le même cerveau à l’œuvre. C’est ce cerveau que je cherche, monsieur Giraud, et je le trouverai. Nous disposons ici d’un véritable indice – un indice psychologique. Vous êtes peut-être spécialiste des mégots et des bouts d’allumettes, mais moi, Hercule Poirot, je suis spécialiste de la nature humaine.

Giraud ne parut guère s’émouvoir de ce discours.

— Pour votre gouverne, poursuivit Poirot, je tiens à vous signaler un fait que vous ignorez sans doute. La montre-bracelet de Mme Renauld, le jour qui a suivi la tragédie, avait pris deux heures d’avance.

Giraud le toisa.

— Elle avançait peut-être régulièrement ?

— C’est en effet ce qu’on m’a dit.

— Eh bien, alors… !

— Tout de même, deux heures, c’est beaucoup, dit doucement Poirot. Et puis, il y a cette histoire d’empreintes dans le massif de fleurs.

Il désigna la fenêtre ouverte. Giraud l’atteignit en deux enjambées et regarda dehors.

— Je ne vois aucune empreinte.

— Non, dit Poirot en remettant d’aplomb une pile de livres sur la table. Il n’y en a pas.

Un instant, le visage de Giraud exprima une fureur meurtrière. Il fit un pas vers son tortionnaire, mais à ce moment précis la porte du salon s’ouvrit, et Marchaud annonça :

— M. Stonor, le secrétaire de M. Renauld, arrive d’Angleterre à l’instant. Dois-je le faire entrer ?

10

Gabriel Stonor

L’homme qui pénétra dans la pièce était remarquable à tous égards. De très haute taille, le corps souple et athlétique et le visage hâlé, il dominait nettement l’assemblée. Giraud lui-même paraissait rabougri à côté de lui. Lorsque je le connus mieux, je compris combien la personnalité de Gabriel Stonor sortait de l’ordinaire. Anglais de naissance, il avait roulé sa bosse un peu partout dans le monde. Il avait chassé le grand fauve en Afrique, voyagé en Corée, possédé un ranch en Californie, et fait du négoce dans les îles des mers du Sud. Il posa sur M. Hautet un regard franc.

— Vous êtes sans doute le juge d’instruction chargé de l’affaire ? Enchanté de vous rencontrer, monsieur. Comment se porte Mme Renauld ? Se remet-elle un peu de cette épreuve ? Ce drame a dû lui causer un choc épouvantable.

— Terrible, en effet, dit M. Hautet. Permettez-moi de vous présenter M. Bex, notre commissaire de police, et M. Giraud, de la Sûreté de Paris. Voici également M. Hercule Poirot, que M. Renauld avait appelé à son secours mais qui est arrivé trop tard pour prévenir la tragédie. Enfin, le capitaine Hastings, qui est un ami de M. Poirot.

Stonor regarda Poirot sans dissimuler son intérêt.

— Il avait sollicité votre aide, c’est bien ça ?

— Vous ignoriez donc que M. Renauld avait l’intention de faire appel aux services d’un détective ? intervint M. Bex.

— Oui, je l’ignorais. Mais je n’en suis pas surpris.

— Pourquoi ?

— Parce que le vieux était très inquiet. Je ne sais pas à quel propos, car nous n’étions pas assez intimes pour qu’il me fasse des confidences. Mais pour ce qui est d’être inquiet – il l’était, et pas qu’un peu !

— Hum ! fit M. Hautet. Et vous n’avez aucune idée des raisons de cette inquiétude ?

— C’est ce que je viens de vous dire, monsieur.

— Veuillez m’excuser, monsieur Stonor, mais il nous faut commencer par les formalités d’usage. Votre nom ?

— Gabriel Stonor.

— Depuis combien de temps êtes-vous au service de M. Renauld ?

— Depuis son retour d’Amérique du Sud, il y a environ deux ans. Nous nous sommes rencontrés grâce à un ami commun, et il m’a offert ce poste de secrétaire. Je dois dire que c’était un patron du tonnerre.

— Vous a-t-il beaucoup parlé de sa vie en Amérique du Sud ?

— Pas mal, oui.

— Savez-vous s’il est jamais allé à Santiago ?

— Oui, plusieurs fois, à ce qu’il me semble.

— Il n’a jamais parlé d’un incident qui se serait produit là-bas, quelque chose qui aurait pu appeler une vengeance ?

— Non, jamais.

— Vous a-t-il parlé d’un secret qui serait tombé entre ses mains au cours de son séjour là-bas ?

— Pas que je me souvienne. Mais il y avait un mystère dans sa vie, c’est certain. Je ne l’ai jamais entendu parler de son enfance, par exemple, ni faire mention d’aucune anecdote précédant son arrivée en Amérique du Sud. Il était canadien français, me semble-t-il, mais il ne parlait jamais de sa vie au Canada. Il pouvait rester fermé comme une huître, quand il le voulait.

— À votre connaissance, donc, il n’avait pas d’ennemis, et vous ne pouvez nous fournir aucun indice sur un secret qu’il aurait eu en sa possession et qui aurait justifié son assassinat ?

— C’est bien cela.

— Monsieur Stonor, avez-vous jamais entendu prononcer le nom de Duveen dans l’entourage de M. Renauld ?

— Duveen… Voyons… (Il répéta le nom à plusieurs reprises, d’un air pensif.) Je ne crois pas. Et pourtant, cela me dit quelque chose…

— Connaissez-vous une dame, une amie de M. Renauld, qui aurait pour prénom Bella ?

Gabriel Stonor secoua de nouveau la tête.

— Bella Duveen ? C’est son nom ? C’est curieux, je suis sûr de l’avoir déjà entendu. Mais pour le moment, je suis incapable de vous le situer.

Le juge d’instruction toussota.

— Voyez-vous, monsieur Stonor, vous ne devez rien nous cacher. Vous pourriez, par délicatesse envers Mme Renauld – pour qui vous avez, j’imagine, beaucoup d’estime et d’affection – être tenté de… Enfin, bref ! conclut M. Hautet, emberlificoté dans sa phrase, il faut tout nous dire, tout !

Stonor le considéra avec stupeur, puis une lueur de compréhension passa dans ses yeux.

— Je ne vous suis pas tout à fait, dit-il doucement. Qu’a donc à voir Mme Renauld avec tout ceci ? J’ai pour cette dame beaucoup d’affection et un immense respect ; c’est une femme charmante et tout à fait remarquable de surcroît. Mais je ne vois pas en quoi elle pourrait être affectée par mes réserves ou mon indiscrétion ?

— Et s’il s’avérait que Bella Duveen était pour son mari un peu plus qu’une simple amie ?

— Ah ! dit Stonor, je vois où vous voulez en venir. Mais je suis prêt à parier ma chemise que vous faites fausse route. Le vieux ne regardait jamais un jupon ! Il était profondément amoureux de sa femme. Ils formaient le couple le plus uni que j’aie jamais rencontré.

M. Hautet secoua gentiment la tête.

— Monsieur Stonor, nous avons la preuve absolue du contraire : une lettre d’amour écrite par cette Bella à M. Renauld, où elle l’accuse de s’être lassé d’elle. De plus, nous avons la preuve qu’au moment de sa mort, il était engagé dans une autre aventure, avec une Française cette fois, une certaine Mme Daubreuil qui loue la villa voisine.

Le secrétaire plissa le front.

— Un instant, monsieur. Vous êtes lancé sur une fausse piste. Je connaissais bien Paul Renauld. Ce que vous venez de dire est tout à fait impossible. Il faut qu’il y ait une autre explication.

— Quelle autre explication pourrait-il y avoir ? grommela le juge d’instruction en haussant les épaules.

— Et d’abord, qu’est-ce qui vous fait croire à une intrigue amoureuse ?

— Mme Daubreuil avait l’habitude de venir lui rendre visite le soir. En outre, depuis que M. Renauld s’est installé à la villa Geneviève, de grosses sommes ont été déposées en liquide sur son compte, pour un montant total équivalant à quatre mille livres anglaises.

— C’est bien cela, en effet, dit tranquillement Stonor. Je lui ai moi-même remis cet argent, en liquide comme elle le demandait. Mais il ne s’agissait pas d’une intrigue amoureuse.

— Et de quoi, alors ?

— De chantage ! dit sèchement Stonor en frappant du poing sur la table. Voilà ce que c’était !

— Comment ! s’écria le magistrat, incapable de dissimuler son émotion.

— Du chantage, répéta Stonor. Le vieux était saigné à blanc, et à bonne allure, encore ! Quatre mille livres en deux mois, vous vous rendez compte ? Je vous ai dit tout à l’heure qu’il y avait un mystère autour de lui. Il est clair que cette Mme Daubreuil en savait assez long pour lui mettre le couteau sur la gorge.

— C’est possible, au fond ! s’exclama le commissaire d’une voix troublée. Oui, c’est tout à fait possible !

— Possible ? gronda Stonor. C’est certain, oui. Dites-moi, avez-vous parlé à Mme Renauld de cette histoire d’intrigue amoureuse ?

— Non, monsieur. Nous ne voulions pas lui infliger une peine supplémentaire si nous pouvions la lui épargner.

— De la peine ? Mais elle vous rirait au nez ! Je vous affirme qu’elle et Renauld formaient un couple modèle.

— Ah ! cela me rappelle autre chose, dit soudain M. Hautet. M. Renauld vous a-t-il jamais fait part de ses dispositions testamentaires ?

— Oui, je suis au courant. J’ai porté moi-même le testament à ses avoués après qu’il l’eut rédigé. Je peux vous donner le nom de leur étude, si vous désirez entrer en contact avec eux. Ce testament est très simple : la moitié de sa fortune revient à sa femme qui en a l’usufruit, et l’autre moitié à son fils, sans compter quelques menus legs. Je crois qu’il m’a laissé mille livres.

— Quand ce testament a-t-il été rédigé ?

— Il y a un an et demi environ.

— Seriez-vous très surpris, monsieur Stonor, d’apprendre que M. Renauld a fait un autre testament voici une quinzaine de jours ?

Stonor était à l’évidence extrêmement surpris.

— Je n’en avais aucune idée. Quels en sont les termes ?

— L’intégralité de son immense fortune revient à sa femme. Il n’est fait aucune mention de son fils.

Gabriel Stonor laissa échapper un long sifflement.

— Voilà qui me paraît dur pour le garçon. Sa mère l’adore, bien sûr, mais tout le monde verra là un manque de confiance de la part de son père. Sa fierté risque d’en souffrir. En tout cas, cela ne fait que confirmer ce que je vous disais : Renauld et sa femme étaient dans les meilleurs termes.

— Certes, certes, dit M. Hautet. Il n’est pas exclu qu’il nous faille réviser notre jugement sur certains points. Nous avons envoyé une dépêche à Santiago, et nous attendons une réponse d’une minute à l’autre. Il y a de fortes chances pour que nous soyons alors fixés. Par ailleurs, si votre hypothèse de chantage se révélait exacte, Mme Daubreuil devrait être en mesure de nous fournir quelques renseignements d’importance.

Poirot posa une question :

— Masters, le chauffeur anglais, était-il depuis longtemps au service de M. Renauld, monsieur Stonor ?

— Un peu plus d’un an.

— Savez-vous par hasard s’il s’est jamais rendu en Amérique du Sud ?

— Je suis certain qu’il n’y a jamais mis les pieds. Avant d’être au service de M. Renauld, il est resté des années chez une famille du Gloucestershire que je connais très bien.

— En clair, vous pouvez garantir qu’il est au-dessus de tout soupçon ?

— Tout à fait.

Poirot semblait assez déconfit. Entre-temps, le juge d’instruction avait fait appeler Marchaud.

— Allez présenter mes respects à Mme Renauld et dites-lui que j’aimerais avoir avec elle quelques minutes d’entretien. Dites-lui aussi qu’elle ne se donne pas la peine de venir. Je monterai la voir.

Marchaud salua et disparut.

Nous attendîmes quelques minutes, puis la porte s’ouvrit et, à notre grande surprise, Mme Renauld entra, pâle comme la mort et en grand deuil.

M. Hautet lui avança une chaise en protestant vigoureusement, et elle le remercia d’un sourire. Stonor retint une de ses mains dans les siennes avec toutes les marques d’une profonde sympathie. On sentait bien que les mots lui manquaient. Mme Renauld se tourna vers M. Hautet.

— Vous vouliez me demander quelque chose ?

— Si vous le permettez, madame. Je crois comprendre que votre mari était né au Canada français. Pouvez-vous me dire quelque chose sur son enfance ou sa jeunesse ?

Elle secoua la tête.

— Mon mari parlait fort peu de lui-même, monsieur. Je sais qu’il était du Nord-Ouest, mais je présume qu’il a eu une enfance assez malheureuse, car il n’aimait guère évoquer cette période de son existence. Nous vivions entièrement dans le présent et dans l’avenir…

— Son passé recelait-il un mystère ?

Mme Renauld eut un léger sourire.

— Rien de bien romanesque, à mon avis.

M. Hautet sourit à son tour.

— C’est juste, évitons de sombrer dans le mélodrame. Il y a encore une chose… Le juge hésitait. Stonor intervint avec impétuosité :

— Ils se sont mis en tête une idée bien extravagante, Mme Renauld. Ils s’imaginent que M. Renauld menait une intrigue amoureuse avec une Mme Daubreuil qui habite, paraît-il, la villa voisine.

Les joues de Mme Renauld s’enflammèrent. Elle redressa brusquement la tête et se mordit la lèvre, bouleversée. Stonor la regardait avec stupéfaction, tandis que M. Bex se penchait vers elle et disait doucement :

— Nous sommes désolés de vous causer de la peine, madame, mais avez-vous quelque raison de croire que Mme Daubreuil était la maîtresse de votre mari ?

Avec un sanglot, Mme Renauld enfouit son visage dans ses mains. Finalement, elle releva la tête et dit d’une voix brisée :

— Elle l’a peut-être été !

Jamais, de toute ma vie, je n’avais vu stupeur aussi grande que celle qui se peignit alors sur le visage de Stonor. À l’évidence, il n’en croyait pas ses oreilles.

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