LE CRIME DU GOLF Agatha Christie

— Une seule personne pourrait nous le dire, c’est Mme Renauld. Mais elle ne le fera pas. Ni la menace ni la prière ne pourront en venir à bout. Une femme remarquable, croyez-moi, Hastings. J’ai compris dès que je l’ai vue que nous étions devant une force de caractère peu commune. Comme je vous l’ai dit, je l’ai d’abord soupçonnée d’avoir pris part au meurtre. Mais j’ai changé d’avis.

— Et pourquoi ?

— Sa réaction, devant le corps de son mari, était vraie et spontanée. Je suis prêt à jurer que son cri de douleur était authentique.

— Oui, dis-je pensivement. Ces choses-là ne trompent pas.

— Je vous demande pardon, mon ami – elles peuvent toujours vous tromper. Prenez une grande actrice : la manière qu’elle a d’exprimer la douleur peut vous transporter et vous impressionner, comme si cette douleur était réelle. Non, quelle que soient ma conviction ou mon impression, il me faut d’autres preuves pour me déclarer satisfait. Un grand criminel peut être un grand acteur. Dans cette affaire, je fonde ma certitude non pas sur ma seule impression, mais sur ce fait indéniable que Mme Renauld s’est bel et bien évanouie. J’ai soulevé ses paupières et tâté son pouls. Ce n’était pas une feinte – mais une authentique perte de conscience. À partir de là, j’ai commencé à penser que sa détresse était réelle. En outre, petit détail sans importance, Mme Renauld n’avait nul besoin d’étaler ainsi son chagrin. Elle l’avait déjà manifesté en apprenant la mort de son mari, rien ne l’obligeait à recommencer en voyant son cadavre. Non, Mme Renauld n’a pas tué son mari. Mais alors, pourquoi a-t-elle menti ? Elle a menti à propos du bracelet-montre, des hommes masqués, et d’autre chose encore. Dites-moi, Hastings, comment expliquez-vous l’histoire de la porte restée ouverte ?

— Eh bien, dis-je, passablement embarrassé, je suppose que c’était une négligence de leur part. Ils ont oublié de la refermer.

Poirot secoua la tête avec un profond soupir.

— Ça, c’est une explication à la Giraud. Elle ne me satisfait pas. Cette porte ouverte a une signification que je n’arrive pas à saisir pour l’instant. Mais il y a une chose dont je suis à peu près sûr, c’est qu’ils ne sont pas partis par la porte. Ils sont partis par la fenêtre.

— Quoi ?

— Sans aucun doute.

— Mais il n’y avait pas d’empreintes dans le massif de fleurs sous la fenêtre !

— Non, et il aurait dû y en avoir. Écoutez, Hastings. Auguste, le jardinier, a fait des plantations dans ces deux massifs la veille dans l’après-midi – il vous l’a dit lui-même. Dans le premier, nous relevons quantité d’empreintes de ses gros brodequins ferrés ; dans l’autre, pas une seule ! Vous saisissez ? Des gens ont emprunté ce chemin, et pour effacer leurs traces, ont égalisé la terre à l’aide d’un râteau.

— Et où ont-ils pris ce râteau ?

— Là où ils ont pris la bêche et les gants de jardinage, répliqua Poirot avec impatience. Ce point ne soulève aucune difficulté.

— Qu’est-ce qui vous fait penser qu’ils ont pris ce chemin ? Ne sont-ils pas plutôt entrés par la fenêtre et sortis par la porte ?

— C’est possible, évidemment. Mais je suis presque sûr qu’ils sont sortis par la fenêtre.

— Je pense que vous vous trompez.

— Peut-être, mon bon ami.

Je me replongeai dans mes pensées, réfléchissant au nouveau champ de conjectures que venaient de m’ouvrir les déductions de Poirot. Je me rappelai ma surprise en entendant ses allusions au massif de fleurs et au bracelet-montre. Sur le coup, ces remarques m’avaient paru dénuées de sens, mais cette fois je compris enfin qu’à partir de quelques indices d’apparence mineure, il venait de lever une grande partie du mystère qui entourait cette affaire. Je lui rendis un hommage tardif.

— Pour l’instant, repris-je pensivement, bien que nous en sachions beaucoup plus qu’au début, nous sommes encore loin de savoir qui a tué M. Renauld.

— En effet, dit joyeusement Poirot. Nous n’en avons jamais été si loin !

Cela semblait lui procurer une telle satisfaction que je le contemplai avec stupeur. Mon regard le fit sourire.

Puis, tout à coup, tout s’éclaira.

— Poirot ! Mme Renauld ! Je comprends, maintenant. Elle doit protéger quelqu’un !

Le voyant si peu impressionné par ma découverte, j’en déduisis que cette idée lui était venue depuis longtemps.

— Oui…, dit-il, rêveur. Protéger quelqu’un, masquer quelqu’un… L’un ou l’autre.

Puis, comme nous entrions dans l’hôtel, d’un geste il m’enjoignit le silence.

13

La fille aux yeux inquiets

Nous déjeunâmes d’excellent appétit. Le repas débuta en silence, puis Poirot me glissa d’un air malicieux :

— Eh bien ! Et vos imprudences ? Vous ne me racontez rien ?

Je me sentis rougir.

— Oh ! vous voulez parler de ce matin ? dis-je d’un ton qui se voulait dégager.

Mais je n’étais pas de taille face à Poirot. En quelques minutes, il m’avait extorqué toute l’histoire, qu’il écouta les yeux pétillant de malice.

— Tiens, tiens ! Une histoire bien romanesque. Et comment s’appelle cette charmante jeune personne ?

Je dus avouer que je l’ignorais.

— Encore plus romantique ! Une première rencontre dans le train de Paris, une seconde ici… Ne dit-on pas que les voyages finissent en rendez-vous d’amour ?

— Ne soyez pas stupide, Poirot.

— Hier c’était Mlle Daubreuil, aujourd’hui Mlle… Cendrillon ! Vous avez décidément un cœur de Turc, Hastings. Vous devriez fonder un harem.

— C’est ça, moquez-vous de moi à votre aise. Mlle Daubreuil est une jeune fille ravissante et je ne crains pas d’avouer mon admiration pour elle. L’autre ne compte absolument pas pour moi, et je ne la rencontrerai sans doute plus jamais.

— Vous n’avez pas l’intention de la revoir ?

C’était bien une question, et je remarquai le regard aigu qui l’accompagnait. Devant mes yeux s’inscrivirent en lettres de feu les mots « Hôtel du Phare », j’entendis de nouveau sa voix me dire : « Venez me voir » et ma réponse empressée : « Je n’y manquerai pas. »

— Elle m’a demandé de passer la voir, mais je n’irai pas, évidemment, lançai-je de mon ton le plus détaché.

— Pourquoi, « évidemment » ?

— Eh bien, disons que je n’en ai pas envie.

— Vous m’avez bien dit que Mlle Cendrillon était descendue à l’Hôtel d’Angleterre, n’est-ce pas ?

— Non, à l’Hôtel du Phare.

— Ah ! c’est vrai, j’ai dû confondre.

Un instant, un doute me traversa l’esprit. J’étais presque certain de ne pas avoir fait allusion à un hôtel. Je jetai un coup d’œil à Poirot et je me sentis rassuré. Il était occupé à découper son pain en petits carrés parfaitement égaux, et cette tâche l’absorbait entièrement. Il avait dû rêver que je lui avais parlé d’un hôtel.

Nous prîmes le café face à la mer. Poirot fuma une de ses minuscules cigarettes, puis il sortit sa montre de sa poche.

— Le train pour Paris part à 14 h 25, fit-il remarquer. Il faudrait que je me mette en route.

— Paris ? m’écriai-je.

— C’est bien ce que j’ai dit, mon ami.

— Vous allez à Paris ? Mais pour quoi faire ?

Il répliqua, très sérieux :

— Pour chercher l’assassin de M. Renauld.

— Vous pensez qu’il est à Paris ?

— Je suis certain au contraire qu’il n’y est pas. Et pourtant, c’est bien là qu’il faut le chercher. Je vous expliquerai tout cela en temps voulu. Croyez-moi, ce voyage à Paris est tout à fait nécessaire. Je ne resterai pas absent longtemps. Je serai sans doute de retour dès demain. Je ne vous propose pas de m’accompagner : restez ici, et gardez un œil sur Giraud. Vous pouvez également cultiver la société de M. Renauld fils.

— À ce propos, dis-je, je voulais justement vous demander comment vous saviez, pour ces deux-là ?

— Mon ami, je connais la nature humaine. Mettez ensemble un beau garçon comme le jeune Renauld et une splendide jeune fille comme Mlle Marthe, et vous pouvez être certain du résultat. Et puis, la dispute ! C’était soit à propos d’argent, soit à propos d’une femme. En réfléchissant à la description que m’avait faite Léonie de la colère du jeune homme, j’ai opté pour la deuxième solution. Ce n’était qu’une supposition – mais elle s’est révélée juste.

— Vous soupçonniez déjà qu’elle aimait le jeune Renauld ?

Poirot eut un sourire.

— En tout cas, j’ai vu qu’il y avait de l’inquiétude dans ses yeux. C’est toujours de cette façon que je me représente Mlle Daubreuil : une jeune fille aux yeux inquiets.

Sa voix était grave, et je me sentis soudain mal à l’aise.

— Que voulez-vous dire par là, Poirot ?

— Mon ami, je crois bien que nous le saurons avant peu. Mais il faut que j’y aille.

— Je vais vous accompagner au train, dis-je en me levant.

— Vous ne ferez rien de ce genre. Je vous l’interdis.

Son ton était si péremptoire que j’en restai sans voix.

— Je parle sérieusement, mon ami, fit-il avec énergie. Au revoir.

Après que Poirot m’eut quitté, je me sentis désœuvré. Je descendis sans me presser jusqu’à la plage et je contemplai les baigneurs, sans trouver le courage de me joindre à eux. Cendrillon s’ébattait peut-être là, dans un maillot sensationnel, mais je ne la vis nulle part. J’errai sans but jusqu’au bout de la ville. Après tout, si j’allais la voir ce ne serait que pure politesse de ma part, et cela m’éviterait bien des ennuis par la suite. Il n’en serait plus jamais question, et je n’aurais plus à me soucier d’elle. Mais si je n’y allais pas, elle risquait de venir à la villa.

En conséquence, je tournai le dos à la plage et m’enfonçai dans la ville. Je trouvai bientôt l’Hôtel du Phare, bâtisse plutôt minable. J’étais gêné de ne même pas connaître le nom de la dame de mes pensées. Pour sauver ma dignité, je décidai d’entrer et de jeter un coup d’œil dans le hall. Elle n’y était pas. J’attendis un certain temps, puis perdant patience, je pris le concierge à part et lui glissai cinq francs dans la main.

— Je voudrais voir une dame qui est descendue ici. Une jeune Anglaise, petite et brune. Je ne suis pas sûr de son nom.

L’homme secoua la tête et parut réprimer un sourire.

— Nous n’avons aucune dame qui corresponde à cette description.

— Mais elle m’a indiqué cet hôtel !

— Monsieur a dû se tromper – ou plutôt c’est la jeune dame qui a dû se tromper, vu qu’un autre monsieur est déjà venu la demander.

— Que dites-vous ? m’exclamai-je, stupéfait.

— Mais oui, monsieur. Un monsieur qui l’a décrite exactement comme vous venez de le faire.

— À quoi ressemblait-il ?

— Un monsieur de petite taille, bien mis, bien propre, impeccable, avec une moustache très raide, une tête d’une drôle de forme et des yeux verts.

Poirot ! C’était pour cela qu’il avait refusé que je l’accompagne à la gare ! Quel culot ! À son retour, je le prierai vertement de se mêler de ses propres affaires. S’imaginait-il que j’avais besoin d’une nurse, comme un bébé ?

Je remerciai le concierge et m’en fus, un peu décontenancé et toujours furieux contre mon trop curieux ami.

Mais où donc était passée la jeune fille ? J’oubliai un peu ma colère pour examiner ce problème. À l’évidence, elle s’était trompée en me donnant le nom de son hôtel. Puis une autre idée me frappa soudain. S’était-elle vraiment trompée ? Ou m’avait-elle délibérément caché son nom et donné une fausse adresse ?

Plus j’y réfléchissais, et plus j’étais convaincu que ma deuxième supposition était la bonne. Pour une raison quelconque, elle n’avait pas voulu que nos rapports se transforment en amitié. Et bien qu’une demi-heure plus tôt j’eusse partagé ce point de vue, il m’était très désagréable de voir la situation se retourner contre moi. Toute cette affaire était profondément déplaisante et je regagnai la villa Geneviève de fort mauvaise humeur. Au lieu d’aller jusqu’à la maison, j’empruntai le petit sentier et j’allai m’asseoir sur le banc qui faisait face à la mer, près de la remise.

Je fus tiré de mes pensées par des voix qui venaient du jardin de la villa Marguerite et qui se rapprochaient rapidement. Celle d’une jeune fille d’abord, que je reconnus aussitôt : c’était la belle Marthe Daubreuil.

— C’est bien vrai, mon chéri ? disait-elle. Tous nos ennuis sont terminés ?

— Tu le sais bien, Marthe, répondit Jack Renauld. Rien ne peut plus nous séparer, mon amour. Le dernier obstacle à notre union a disparu. Rien ne peut plus t’enlever à moi.

— Plus rien ? murmura la jeune fille. Oh ! Jack, Jack, j’ai peur !

Je m’apprêtai à m’éloigner, gêné par mon involontaire indiscrétion. En me levant, je les aperçus à travers un trou de la haie. Ils me faisaient face, le jeune homme avait passé un bras autour des épaules de la jeune fille, et ils se regardaient intensément. Ils formaient un couple splendide, cet athlétique garçon aux cheveux noirs et cette jeune déesse blonde. Faits l’un pour l’autre et heureux en dépit de la terrible tragédie qui pesait sur leurs jeunes vies.

Mais le visage de la jeune fille restait sombre. Son compagnon dut s’en apercevoir, car il dit en la serrant plus fort contre lui :

— De quoi as-tu peur, ma chérie ? Qu’avons-nous à craindre, à présent ?

Alors je vis dans ses yeux l’expression dont parlait Poirot, et elle dit tout bas, si bas que je distinguai à peine ses paroles :

— J’ai peur… Pour toi.

Je n’entendis pas la réponse du jeune Renauld, l’attention soudain attirée par une forme étrange un peu plus loin dans la haie : un buisson aux feuilles jaunies, ce qui était pour le moins étrange en ce début d’été. Je m’avançai dans cette direction pour voir ça de plus près, mais à mon approche, le buisson recula précipitamment et m’enjoignit le silence en mettant un doigt sur ses lèvres. C’était Giraud.

Prudemment, il me conduisit de l’autre côté de la remise, hors de portée d’oreille.

— Que faisiez-vous là ? demandai-je.

— Exactement la même chose que vous : j’écoutais.

— Mais moi, je ne le faisais pas exprès !

— Ah ! dit Giraud ; eh bien moi, si.

Une fois de plus, je ne pus m’empêcher de l’admirer, malgré l’antipathie qu’il m’inspirait. Il m’examinait de la tête aux pieds, mécontent et vaguement méprisant.

— Votre arrivée n’était pas des plus heureuses, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’a pas arrangé mes affaires : ce que je m’apprêtais à surprendre était sans doute fort instructif. Enfin, passons. Qu’avez-vous fait de votre vieux fossile ?

— M. Poirot est allé à Paris, répliquai-je froidement.

Giraud claqua des doigts d’un air dédaigneux.

— À Paris, hein ? Ça, au moins, c’est une bonne chose. Qu’il y reste le plus longtemps possible. Mais qu’est-ce qu’il s’imagine pouvoir trouver là-bas ?

Je crus discerner une pointe d’inquiétude dans cette question. Je me redressai dignement.

— Je ne suis pas autorisé à vous le dire.

Giraud me jeta un regard perçant.

— Il a sans doute assez de bon sens pour ne pas vous l’avoir dit non plus, répliqua-t-il grossièrement. Bonsoir. J’ai à faire.

Et là-dessus, il tourna les talons et me planta là sans autre forme de procès.

Tout paraissait calme à la villa Geneviève. À l’évidence, Giraud se passait fort bien de ma compagnie, et d’après ce que j’avais vu, Jack Renauld s’en passait encore mieux.

Je retournai donc à Merlinville et allai me baigner avant de rentrer à l’hôtel. Je me couchai tôt, en me demandant ce que nous réservait le lendemain.

En réalité, j’étais loin de me douter de ce qui nous attendait. J’étais en train de prendre mon petit déjeuner dans la salle à manger, quand le garçon, qui parlait dehors avec quelqu’un, rentra précipitamment, les yeux hors de la tête. Il hésita un instant, tritura sa serviette, puis se jeta à l’eau :

— Monsieur voudra bien me pardonner, mais il travaille sur l’affaire de la villa Geneviève, je crois ?

— En effet. Pourquoi ?

— Monsieur n’est donc pas au courant ?

— Au courant de quoi ?

— Il y a eu un autre meurtre là-bas la nuit dernière !

— Quoi ?

Plantant là mon déjeuner, je saisis mon chapeau au vol et courus aussi vite que je pus. Un autre meurtre – et Poirot était absent ! Une vraie fatalité. Mais qui donc avait été tué ?

J’arrivai comme une bombe à la grille. Un groupe de domestiques parlait haut et gesticulait dans l’allée. Je saisis la vieille Françoise par le bras.

— Que s’est-il passé ?

— Oh, monsieur ! C’est terrible ! Encore un meurtre ! Il y a une malédiction sur cette maison, oui, c’est bien ce que je dis, une malédiction ! Il faut faire venir M. le curé avec de l’eau bénite. Je ne passerai pas une nuit de plus sous ce toit. Qui sait ?… Ça pourrait bien être mon tour, la prochaine fois, qui sait ?

Elle se signa.

— Oui, oui, m’écriai-je, mais qui a été tué ?

— Est-ce que je sais, moi ? Un homme, un étranger. Ils l’ont trouvé là-bas, dans la cabane à outils, à cent mètres même pas de l’endroit où ils ont trouvé ce pauvre Monsieur. Mais ce n’est pas tout. Il a été poignardé en plein cœur, monsieur, et avec le même poignard !

14

Le second cadavre

Sans en écouter davantage, je tournai les talons et pris en courant le sentier qui menait à la remise. Les deux agents de police s’effacèrent pour me laisser passer et je m’y engouffrai.

Il faisait sombre dans cette cabane, une grossière construction en bois où l’on rangeait les vieux pots et les instruments de jardinage. J’étais entré en courant mais je m’arrêtai net, fasciné par le spectacle qui s’offrait à moi.

Giraud était à quatre pattes et, à l’aide d’une torche, il inspectait minutieusement le sol. Il fit une grimace en voyant quelqu’un entrer, puis il me reconnut et prit un air de condescendance amusée.

— Il est là-bas, dit-il en braquant sa torche vers le fond de la remise.

Je m’approchai.

Le mort était étendu sur le dos. De taille moyenne, le teint basané, il pouvait avoir dans les cinquante ans. Il était correctement vêtu d’un costume bleu nuit assez usagé, mais qui sortait sans doute de chez un bon tailleur. Son visage était terriblement convulsé, et du côté gauche, juste au-dessus du cœur, un poignard était fiché, noir et brillant. Je le reconnus aussitôt : c’était le même que j’avais vu dans un bocal de verre le matin précédent !

— J’attends le médecin d’une minute à l’autre, m’expliqua Giraud. Ce n’est pas que nous ayons grand besoin de lui : la cause de la mort ne fait aucun doute. Il a été poignardé en plein cœur, et la mort a dû être presque instantanée.

— Quand a-t-il été tué ? Hier soir ?

Giraud secoua la tête.

— J’en doute. Je ne suis pas très ferré en matière de médecine légale, mais cet homme est mort depuis au moins douze heures. Quand dites-vous avoir vu ce poignard pour la dernière fois ?

— Vers 10 heures, hier matin.

— Alors, je pense que le crime a été commis peu après.

— Mais des gens n’ont cessé de passer et repasser devant cette cabane à outils !

Giraud eut un rire déplaisant.

— Vous faites des progrès étonnants ! Qu’est-ce qui vous dit qu’il a été tué ici ?

— Eh bien, je… c’est une supposition, dis-je, décontenancé.

— Ah, l’excellent détective ! Regardez le corps. Est-ce qu’un homme poignardé en plein cœur tombe comme ça, bien sagement, les jambes allongées et les bras le long du corps ? Non. Et est-ce qu’un homme couché sur le dos se laisse poignarder de face sans même lever une main pour se défendre ? Absurde, n’est-ce pas ? Mais regardez ici… Et ici…

Il dirigea sa torche sur le sol, et je distinguai des marques irrégulières dans la poussière.

— On l’a amené ici après l’avoir tué. Il a été en partie traîné, en partie porté par deux personnes. Ils n’ont pas laissé d’empreintes sur le sol dur dehors, et ils ont bien pris la précaution de les effacer ici ; mais quand même, l’un des deux était une femme, mon jeune ami.

— Une femme ?

— Parfaitement.

— Mais comment le savez-vous, puisqu’ils ont effacé leurs empreintes ?

— Parce que même à moitié effacées, on reconnaît toujours les traces d’une chaussure féminine. Et aussi à cause de ça.

Et, se penchant, il tira quelque chose du manche du poignard qu’il tint devant mes yeux. C’était un long cheveu de femme, un cheveu noir semblable à celui que Poirot avait trouvé au fond du fauteuil, dans le bureau de Renauld.

Avec un petit sourire ironique, il l’enroula de nouveau autour du poignard.

— Laissons les choses en l’état, autant que faire se peut. Cela fait plaisir au juge d’instruction. Bon, vous n’avez rien remarqué d’autre ?

Je fus forcé d’avouer que non.

— Regardez ses mains.

Je les regardai. Elles étaient calleuses, avec des ongles cassés et décolorés. Tout cela ne m’éclairait pas autant que je l’eusse souhaité et je lançai un regard interrogateur à Giraud.

— Ce ne sont pas les mains d’un monsieur, dit Giraud en réponse à ma question muette. Et pourtant, il porte un costume d’homme riche. C’est pour le moins curieux, n’est-ce pas ?

— Très curieux, en effet.

— Et son linge n’est pas marqué. Qu’est-ce que cela nous apprend ? Que cet homme essayait de se faire passer pour quelqu’un d’autre. Il était déguisé. Pourquoi ? Craignait-il quelque chose ? Essayait-il d’échapper à un danger sous ce déguisement ? Nous ne le savons pas encore, mais une chose est sûre : il était aussi soucieux de dissimuler son identité que nous de la découvrir !

Son regard revint se poser sur le corps.

— Comme pour le premier, il n’y a aucune empreinte sur le poignard. Là aussi, l’assassin portait des gants.

— Vous pensez donc qu’il s’agit du même meurtrier ?

Giraud prit un air impénétrable.

— Ne vous occupez pas de ce que je pense. Nous verrons bien. Marchaud !

Le sergent de ville apparut.

— Monsieur l’inspecteur ?

— Pourquoi Mme Renauld n’est-elle pas encore là ? Je l’ai envoyé chercher il y a un quart d’heure.

— Elle arrive, justement, monsieur l’inspecteur, et son fils l’accompagne.

— Bien. Mais ne les faites pas entrer ensemble.

Marchaud salua et disparut. Il revint une minute plus tard, accompagné de Mme Renauld.

Giraud s’avança et la salua d’une sèche inclinaison de la tête.

— Par ici, madame.

Il la conduisit au fond de la cabane et s’écarta brusquement :

— Voici l’homme, dit-il. Le reconnaissez-vous ?

Il ne la quittait pas des yeux, cherchant à lire dans ses pensées et à surprendre la moindre altération de ses traits.

Mais Mme Renauld demeura parfaitement calme – trop calme, à mon avis. Elle contempla le corps sans manifester d’intérêt, en tout cas sans se troubler et sans avoir l’air de le reconnaître.

— Non, dit-elle finalement. Je n’ai jamais vu cet homme de ma vie. Il m’est totalement inconnu.

— Vous en êtes sûre ?

— Tout à fait certaine.

— Vous ne reconnaissez pas en lui un de vos agresseurs, par exemple ?

— Non.

Elle parut hésiter, comme frappée par une idée soudaine.

— Non, je ne le pense pas. Bien sûr, ils portaient des barbes – fausses, d’ailleurs, s’il faut en croire le juge d’instruction. Mais même comme ça… Non, il ne ressemble à aucun des deux, ajouta-t-elle d’un ton catégorique cette fois.

— Bien, madame. Ce sera tout.

Elle sortit la tête droite, ses cheveux argentés brillant au soleil. Jack Renauld lui succéda. Il déclara à son tour, d’un air fort naturel, n’avoir jamais vu cet homme.

Giraud se contenta de grommeler vaguement. Je n’aurais pu dire s’il était déçu ou non. Il appela de nouveau Marchaud.

— L’autre est ici ?

— Oui, monsieur l’inspecteur.

— Alors, faites-la entrer.

« L’autre », comme disait Giraud était Mme Daubreuil. Elle entra d’un air indigné, en protestant avec véhémence.

— Je proteste, monsieur ! C’est un scandale ! Qu’ai-je à faire avec tout ceci ?

— Madame, dit brutalement Giraud, j’enquête non plus sur un meurtre, mais sur deux ! Pour autant que je sache, vous avez pu commettre les deux.

— Comment osez-vous ? s’écria-t-elle. Comment osez-vous me faire l’insulte d’une accusation aussi grave ? C’est infâme !

— Infâme, vraiment ?

Il alla reprendre le cheveu sur le poignard et le tint entre le pouce et l’index.

— Vous voyez ceci, madame ? (Il fit un pas vers elle.) Vous permettez que je compare ?

Elle poussa un cri et se rejeta en arrière, les lèvres blêmes.

— C’est faux, je le jure ! Je ne sais rien sur ce crime – ni sur l’autre. Quiconque affirme le contraire est un menteur ! Mon Dieu ! Mais que puis-je faire ?

— Calmez-vous, madame, dit froidement Giraud. Personne ne vous accuse encore. Mais vous feriez mieux de répondre à mes questions sans faire plus de manières.

— Tout ce que vous voudrez, monsieur.

— Regardez le mort. Avez-vous déjà vu cet homme ?

Tandis qu’un peu de couleur revenait à ses joues, Mme Daubreuil s’approcha et contempla le cadavre avec une certaine curiosité. Puis elle secoua la tête :

— Je ne le connais pas.

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