LE CRIME DU GOLF Agatha Christie

4

La lettre signée Bella

Françoise avait quitté la pièce. Le juge d’instruction tambourinait pensivement sur la table.

— Monsieur Bex, dit-il au bout d’un moment, nous avons ici deux témoignages totalement contradictoires. Qui devons-nous croire, Françoise ou Denise ?

— Denise, répondit le commissaire d’un ton ferme. C’est elle qui a fait entrer la visiteuse. Françoise est une vieille obstinée, et il est clair qu’elle ne porte pas Mme Daubreuil dans son cœur. Nous savons en outre qu’il y avait encore une autre femme dans la vie de Renauld.

— Tiens c’est vrai ! s’écria M. Hautet. Nous avons oublié d’en informer M. Poirot.

Après avoir fouillé parmi les papiers amoncelés sur la table, il finit par en extraire celui qu’il cherchait. Il le tendit à mon ami.

— Voilà, monsieur Poirot. Nous avons trouvé cette lettre dans la poche du pardessus du mort.

Poirot prit la lettre et l’ouvrit. Passablement chiffonnée et cornée, elle était rédigée en anglais, d’une main assez maladroite.

Mon amour, pourquoi ne m’as-tu pas écrit depuis si longtemps ? Tu m’aimes toujours, n’est-ce pas ? Le ton de tes dernières lettres était si différent, froid et lointain… Et à présent, ce long silence. Cela me fait peur. Si tu avais cessé de m’aimer ! Non, c’est impossible – quelle stupide gamine je fais, à m’imaginer sans arrêt des choses ! Mais si vraiment tu ne m’aimais plus, je ne sais ce que je ferais, je me tuerais, peut-être ! Je ne pourrais pas vivre sans toi. Parfois, je me dis qu’il y a une autre femme dans ta vie. Alors, qu’elle prenne garde, et toi aussi ! Je te tuerai plutôt que de la laisser te prendre à moi ! Je parle sérieusement.

Oh ! À quoi bon ? Je n’écris que des bêtises. Tu m’aimes et je t’aime ! Oui, je t’aime, je t’aime !

À toi pour la vie,

Bella

La lettre ne portait ni date ni adresse. Poirot la rendit au magistrat, le visage grave.

— Et vous en déduisez… ?

Le magistrat haussa les épaules.

— À l’évidence, M. Renauld poursuivait une intrigue avec cette Anglaise, Bella ! Il s’installe ici, rencontre Mme Daubreuil et entame une nouvelle aventure avec celle-ci. Ses sentiments pour l’autre se refroidissent, et Bella soupçonne aussitôt quelque chose. Cette lettre contient une menace non déguisée. À première vue, monsieur Poirot, l’affaire semblait fort simple : la jalousie ! Et le fait que M. Renauld ait été poignardé dans le dos semblait bien prouver que c’était l’œuvre d’une femme.

Poirot hocha la tête.

— Le coup dans le dos, oui, mais pas la tombe ! C’est un travail de force et, à parler franc, monsieur, je ne vois pas une femme en train de creuser une tombe. Ça, c’est du travail d’homme !

Le commissaire poussa une exclamation :

— Mais oui, vous avez tout à fait raison ! Nous n’y avions pas pensé.

— Comme je vous le disais, poursuivit M. Hautet, l’affaire paraissait claire, mais les hommes masqués et la lettre que vous a adressée M. Renauld viennent compliquer les choses. C’est comme si nous avions là deux séries d’événements distincts, sans relations entre eux. À propos de la lettre qu’il vous a envoyée, croyez-vous qu’il ait pu considérer cette « Bella » comme une menace ?

Poirot secoua la tête.

— J’en doute fort. Un homme comme M. Renauld, qui a mené une vie aventureuse dans des contrées lointaines, ne doit pas être de ceux qui appellent un détective à l’aide contre une femme.

Le juge d’instruction approuva avec énergie.

— C’est bien mon point de vue. Alors, il faut chercher l’explication de cette lettre…

— À Santiago, compléta le commissaire. Je vais câbler sans délai à la police de cette ville pour qu’elle nous fournisse des renseignements détaillés sur la vie qu’il a menée là-bas : ses intrigues amoureuses, ses relations d’affaires, ses amitiés, et surtout ses inimitiés ! Ce serait bien le diable si nous ne tirions pas de tout cela un indice qui nous mette sur la voie.

Le commissaire regarda autour de lui, quêtant une approbation.

— Excellent ! dit Poirot. Vous n’avez pas trouvé d’autres lettres de cette Bella parmi les effets de M. Renauld ? ajouta-t-il.

— Non. Notre premier soin a bien sûr été de fouiller dans sa correspondance privée, rangée dans le tiroir de ce bureau. Mais nous n’avons rien découvert qui présente un intérêt quelconque. Tout semblait parfaitement en ordre. Seul son testament sortait de l’ordinaire : le voici, d’ailleurs.

Poirot parcourut le document.

— Je vois. Un legs de mille livres à M. Stonor… et qui est ce M. Stonor ?

— Le secrétaire de M. Renauld. Il habite en Angleterre, mais il passe souvent le week-end ici.

— Tout le reste revient sans condition à sa femme bien-aimée, Éloïse. Un document formulé de façon simple, mais parfaitement légal. Les deux domestiques, Denise et Françoise, ont servi de témoins. Rien d’extraordinaire là-dedans, conclut-il en rendant le document au juge.

— Mais peut-être n’avez-vous pas remarqué…

— La date ? dit vivement Poirot. Mais si, je l’ai remarquée. Le document a été rédigé voici une quinzaine de jours. C’est à ce moment-là qu’il a dû pressentir le danger pour la première fois. Bien des hommes riches meurent intestat faute d’envisager qu’ils puissent mourir un jour. Mais il serait dangereux de tirer d’une simple date des conclusions prématurées. Quoi qu’il en soit, ce document nous prouve qu’il portait à sa femme une véritable affection, en dépit de ses intrigues amoureuses.

— Peut-être, dit M. Hautet d’un air de doute. Mais ce n’est pas très juste pour son fils, qu’il laisse ainsi sous l’entière dépendance de sa mère. Si elle se remariait, et que son second mari eût un fort ascendant sur elle, ce garçon pourrait bien ne jamais toucher un centime de la fortune paternelle.

Poirot haussa les épaules.

— L’homme est un animal vaniteux. Sans doute M. Renauld a-t-il pensé que sa veuve ne se remarierait jamais. Et quant au fils, c’était peut-être une sage précaution que de laisser tout l’argent entre les mains de sa mère. Ces gosses de riches sont souvent fort prodigues.

— Vous avez sans doute raison. Maintenant, monsieur Poirot, vous souhaitez sans doute inspecter le lieu du crime. Le corps a déjà été enlevé, vous m’en voyez désolé, mais il a été photographié sous tous les angles possibles et imaginables. Les clichés seront à votre disposition dès que nous les recevrons.

— Je vous remercie de votre obligeance.

Le commissaire se leva.

— Suivez-moi, messieurs.

Il ouvrit la porte et s’inclina cérémonieusement pour laisser passer Poirot. Ne voulant pas être en reste, celui-ci recula avec un petit salut.

— Monsieur…

Ils réussirent enfin à sortir dans le vestibule.

— Cette pièce-là, c’est le bureau, non ? demanda soudain Poirot en désignant de la tête la porte opposée.

— Oui. Vous aimeriez le voir ?

Le juge d’instruction l’ouvrit et nous y fit entrer.

La pièce que M. Renauld s’était réservée pour son usage personnel était petite, mais confortable et meublée avec goût. Un vaste bureau, aux tiroirs nombreux, était placé devant la fenêtre. Deux fauteuils de cuir faisaient face à la cheminée, séparés par une table ronde couverte de livres et de revues récentes.

Poirot resta un moment sur le seuil, flairant l’atmosphère. Puis il alla passer la main sur le dos des fauteuils, prit un magazine sur la table, et effleura d’un doigt circonspect la surface du buffet de chêne. Son visage exprimait une entière approbation.

— Pas de poussière ? demandai-je avec un sourire.

Il me sourit aussi, appréciant ma connaissance de ses petites manies.

— Pas une once, mon ami ! Et pour une fois, c’est peut-être grand dommage.

Ses petits yeux, vifs comme ceux d’un oiseau, se posaient çà et là dans la pièce.

— Ah ! dit-il soudain d’un air soulagé, la carpette est de travers.

Comme il se baissait pour la redresser, il poussa une petite exclamation. Quand il se releva, il tenait à la main un fragment de papier rose.

— Je vois qu’en France, comme en Angleterre, les domestiques omettent de passer le balai sous les tapis…

Bex s’empara du bout de papier et je m’approchai pour l’examiner à mon tour.

— Vous connaissez cela, hein, Hastings ?

Je secouai la tête, perplexe. Cette teinte particulière de rose m’était pourtant très familière.

Le cerveau du commissaire fonctionnait plus vite que le mien.

— C’est un fragment de chèque ! s’exclama-t-il. Le petit bout de papier ne faisait guère plus de deux centimètres sur deux. On y voyait, tracé à la plume, le mot « Duveen ».

— Bon ! dit Bex. Ce chèque était à l’ordre de – ou tiré par – quelqu’un nommé Duveen.

— Plutôt à l’ordre de, dit Poirot. Si je ne m’abuse, l’écriture est celle de M. Renauld.

Ce point fut rapidement établi en comparant le fragment à une note qui traînait sur le bureau.

— Vraiment, murmura le commissaire, atterré, je me demande comment j’ai pu laisser passer ça.

Poirot se mit à rire.

— « Regardez toujours sous les tapis ! », voilà la morale de l’histoire. Mon ami Hastings ici présent vous dira que tout ce qui n’est pas symétrique est une véritable torture pour moi. Dès que j’ai vu la carpette de travers, je me suis dit : « Tiens ! Tiens ! Les pieds du fauteuil se sont pris dedans quand on l’a repoussé. Peut-être y a-t-il là-dessous quelque chose qui aura échappé à cette bonne Françoise. »

— À Françoise ?

— Ou à Denise, ou à Léonie, enfin à celle des trois qui a fait cette pièce. S’il n’y a pas de poussière, c’est que quelqu’un est passé ici ce matin. Je reconstitue les faits de la façon suivante : hier, et peut-être même hier soir, M. Renauld a rédigé un chèque à l’ordre d’un dénommé Duveen. Après quoi, on a déchiré ce chèque et les morceaux ont été éparpillés sur le sol. Ce matin…

Mais M. Bex tirait déjà avec impatience sur le cordon de la sonnette.

Ce fut Françoise qui répondit. Oui, elle avait trouvé plein de petits bouts de papiers par terre. Ce qu’elle en avait fait ? Elle les avait jetés dans la cuisinière, bien sûr ! Qu’aurait-elle pu en faire d’autre ?

Bex la renvoya d’un geste las. Puis son visage s’éclaira et il courut vers le bureau. Un instant plus tard, il parcourait le carnet de chèques du mort, qu’il laissa bientôt retomber avec le même geste de lassitude : la dernière souche était vierge.

— Courage ! s’écria Poirot en lui tapotant le dos. Sans doute Mme Renauld sera-t-elle en mesure de nous renseigner sur la mystérieuse personne nommée Duveen.

Le commissaire se détendit :

— C’est juste. Poursuivons nos investigations.

Au moment de sortir de la pièce, Poirot remarqua incidemment :

— C’est bien ici que M. Renauld a reçu sa visiteuse hier soir, n’est-ce pas ?

— C’est ici… mais comment le savez-vous ?

— Grâce à ceci. Je l’ai trouvé au fond du fauteuil de cuir, dit-il en nous montrant ce qu’il tenait entre le pouce et l’index : un long cheveu noir, un cheveu de femme !

M. Bex nous mena ensuite jusqu’à une petite remise adossée à l’arrière de la maison. Il sortit une clé de sa poche et ouvrit la porte.

— Le corps est ici. Nous l’y avons transporté juste avant votre arrivée, dès que les photographes en ont eu fini avec lui.

Nous pénétrâmes dans la remise. L’homme assassiné était étendu sur le sol, recouvert d’un drap que M. Bex releva d’un geste expert. Renauld était un homme de taille moyenne, élancé et souple, qui paraissait environ cinquante ans ; ses cheveux bruns étaient parsemés de gris. Il avait le visage glabre, un long nez fin, les yeux assez rapprochés et la peau très bronzée d’un homme qui a passé la majeure partie de sa vie sous les tropiques. Ses lèvres retroussées découvraient ses dents, et ses traits livides étaient figés dans une expression de stupéfaction et de terreur absolues.

— On voit à son faciès qu’il a été frappé dans le dos, remarqua Poirot.

Il retourna très doucement le cadavre. Là, juste entre les deux omoplates, une tache ronde et sombre maculait le léger pardessus beige, et l’étoffe était fendue en son milieu. Poirot l’examina attentivement.

— Vous avez une idée de l’arme dont on s’est servi ?

— Bien sûr. Elle était restée fichée dans la blessure.

Le commissaire se saisit d’un grand bocal en verre. L’objet qu’il contenait avait plutôt l’aspect d’un coupe-papier, avec un manche noir et une lame fine et brillante. Le tout ne faisait pas plus de vingt-cinq centimètres de long. Avec précaution, Poirot éprouva la pointe du doigt.

— Ma foi, plutôt tranchante ! Joli petit instrument de mort !

— Malheureusement, nous n’y avons pas trouvé traces d’empreintes digitales, dit M. Bex d’un ton de regret. Le meurtrier devait porter des gants.

— Évidemment, dit Poirot d’un air dégoûté. Même à Santiago ils doivent savoir ça. Tout amateur de romans policiers le sait, grâce à la publicité que la presse a faite à la méthode Bertillon. De toute façon, je trouve bien utile de savoir qu’il n’y avait pas d’empreintes du tout. C’est si facile de laisser les empreintes de quelqu’un d’autre ! Avec ça, la police est contente. (Il secoua la tête.) J’ai bien peur que notre criminel ne soit guère méthodique – ou alors, il était pressé par le temps. Enfin, nous verrons bien.

Il laissa retomber le corps dans sa position première.

— Je vois qu’il ne portait que ses sous-vêtements sous son pardessus.

— Oui. Le juge d’instruction trouve d’ailleurs cela assez bizarre.

On frappa à la porte. Bex alla ouvrir. Françoise se tenait sur le seuil et s’efforçait de percer l’obscurité de la remise avec une avide curiosité.

— Oui, qu’y a-t-il ? demanda Bex avec impatience.

— C’est Madame. Elle vous fait dire qu’elle se sent beaucoup mieux et qu’elle est prête à recevoir le juge d’instruction.

— Bien, dit vivement M. Bex. Avertissez M. Hautet que nous serons là dans un instant.

Poirot resta un moment à traîner et à contempler le cadavre. Je crus un instant qu’il allait l’apostropher, lui jurer qu’il n’aurait ni trêve ni repos tant qu’il n’aurait pas découvert son meurtrier. Mais quand il ouvrit enfin la bouche, ce fut pour lâcher un commentaire ridicule et déplacé, à cet instant solennel :

— Il portait un pardessus bien long ! remarqua-t-il.

5

Le récit de Mme Renauld

M. Hautet nous attendait dans le vestibule. Nous gravîmes l’escalier de concert, précédés de Françoise qui nous montrait le chemin. Poirot montait en zigzag, ce qui ne laissa pas de m’intriguer, jusqu’à ce qu’il me glissât à l’oreille avec une grimace complice :

— Pas étonnant que les domestiques aient entendu M. Renauld monter : toutes les marches craquent à réveiller les morts !

En haut de l’escalier, un corridor étroit bifurquait.

— Il mène aux chambres des domestiques, expliqua M. Bex.

Nous nous engageâmes dans un autre couloir à la suite de Françoise, qui alla frapper à la dernière porte sur la droite.

Une voix éteinte nous pria d’entrer. Nous pénétrâmes dans une vaste pièce ensoleillée donnant sur la mer qu’on apercevait au loin, miroitante et bleue.

Une femme d’une grande beauté était étendue sur un canapé, soutenue par quantité de coussins, à son chevet se tenait le Dr Durand. Elle approchait sans doute de la cinquantaine, et sa chevelure jadis noire était maintenant presque entièrement argentée. Mais il émanait d’elle une intense vitalité, une force indomptable. On se sentait immédiatement en présence de ce que les Français appellent une « maîtresse femme ».

Elle nous accueillit d’un léger signe de tête plein de dignité.

— Veuillez vous asseoir, messieurs.

Nous obtempérâmes à cette aimable invitation, et le greffier alla s’installer à une autre petite table ronde.

— J’espère, madame, ne pas abuser de vos forces en vous demandant de nous raconter ce qui s’est passé cette nuit ?

— Pas du tout, monsieur. Je sais combien votre temps est précieux si vous voulez confondre et punir ces odieux assassins.

— Fort bien, madame. Je crois que toute cette procédure sera moins éprouvante pour vous si vous vous bornez à répondre aux questions que je vais vous poser. À quelle heure vous êtes-vous couchée hier soir ?

— À 9 heures et demie. J’étais très lasse.

— Et votre mari ?

— Environ une heure plus tard, me semble-t-il.

— Avait-il l’air troublé ou inquiet ?

— Non. Pas plus que d’habitude.

— Que s’est-il passé ensuite ?

— Nous nous sommes endormis. J’ai été réveillée par une main qu’on pressait sur ma bouche. J’ai voulu crier, mais la main m’en a empêchée. Il y avait deux hommes dans la chambre, et tous les deux portaient des masques.

— Pouvez-vous nous en donner une description, madame ?

— L’un d’eux était très grand, avec une longue barbe noire, et l’autre petit et trapu, avec une barbe rousse. Ils portaient chacun un chapeau enfoncé sur les yeux.

— Hum ! dit le magistrat d’un air pensif. Un peu trop de barbes, à mon avis.

— Vous voulez dire qu’elles étaient fausses ?

— Oui, madame. Mais poursuivez votre récit.

— C’était le petit qui me tenait. Il m’a enfoncé un bâillon dans la bouche, puis il m’a ligoté les pieds et les mains à l’aide d’une corde. L’autre se tenait au-dessus de mon mari. Il s’était emparé de mon coupe-papier, un petit poignard que je laisse habituellement sur la coiffeuse, et il en pressait la pointe contre son cœur. Quand le petit homme trapu en a eu fini avec moi, il a rejoint le grand, et ils ont alors contraint mon mari à se lever et à les suivre dans le cabinet de toilette, juste à côté. J’étais presque évanouie de terreur, mais je m’efforçais désespérément d’entendre ce qu’ils disaient. Ils parlaient trop bas pour que je puisse saisir leurs paroles, mais j’ai bien reconnu la langue : un espagnol mêlé de mots indiens, que l’on parle dans certaines contrées d’Amérique du Sud.

« Ils semblaient exiger quelque chose de mon mari et, à un moment donné, la colère leur a fait hausser un peu la voix. Je crois que c’était le grand qui parlait. « Vous savez ce que nous voulons, disait-il. Le secret ! Où est-il ? » Je n’ai pas entendu la réponse de mon mari, mais l’autre a répliqué d’un ton féroce : « Vous mentez ! Nous savons que vous l’avez. Où sont vos clés ? » Et puis j’ai entendu des bruits de tiroirs qu’on ouvrait. Le coffre-fort encastré dans le mur du cabinet de toilette de mon mari contient toujours une somme assez importante en argent liquide. Léonie m’a dit que ce coffre-fort avait été forcé et que l’argent avait disparu, mais visiblement, ce qu’ils cherchaient n’était pas dedans. En effet, j’ai bientôt entendu le plus grand des deux pousser un juron et ordonner à mon mari de s’habiller. Ils ont dû être dérangés par un bruit quelconque, parce qu’ils sont entrés en hâte dans ma chambre, poussant mon mari à demi vêtu.

— Pardon, interrompit Poirot, mais n’y a-t-il pas une autre issue à ce cabinet de toilette ?

— Non, monsieur. Il n’y a que la porte qui communique avec ma chambre. Ils ont poussé mon mari à l’intérieur : le petit le précédait, et le plus grand fermait la marche, tenant toujours le poignard à la main. Paul a essayé de leur échapper pour venir à moi. Je lisais l’angoisse dans ses yeux. Il s’est retourné vers ses agresseurs en disant : « Il faut que je parle à ma femme. » Puis, il s’est approché du lit et s’est penché sur moi : « Ce n’est rien, Éloïse. N’aie pas peur. Je serai de retour avant l’aube. » Mais il avait beau s’efforcer de parler d’un ton ferme, je lisais la terreur dans ses yeux. Puis ils l’ont entraîné vers la porte en disant : « Vous êtes prévenu : un mot, un geste, et vous êtes mort ! » Après, poursuivit Mme Renauld, j’ai dû m’évanouir. Tout ce que je me rappelle, c’est Léonie en train de me frotter les poignets et de me faire avaler du cognac.

— Madame Renauld, dit le magistrat, avez-vous une idée de ce que les assassins pouvaient bien chercher ?

— Aucune, monsieur.

— Saviez-vous que votre mari redoutait quelque chose ?

— Oui. J’avais remarqué qu’il avait changé.

— Depuis combien de temps ?

Mme Renauld réfléchit.

— Une dizaine de jours, peut-être.

— Pas plus ?

— Peut-être plus. Mais je ne m’en étais pas aperçue auparavant.

— Avez-vous interrogé votre mari sur les causes de ce changement ?

— Une seule fois, et il s’est montré évasif. Je sentais bien qu’il se rongeait d’inquiétude, mais comme il semblait vouloir à tout prix m’en dissimuler la cause, j’ai essayé de faire comme si je n’avais rien vu.

— Saviez-vous qu’il avait fait appel aux services d’un détective ?

— Un détective ? s’exclama Mme Renauld d’un ton fort surpris.

— Oui, ce monsieur ici présent. – M. Hercule Poirot. (Poirot s’inclina.) Il est arrivé aujourd’hui même, répondant à une lettre que lui avait adressée votre mari.

Il sortit de sa poche la lettre de M. Renauld et la tendit à sa veuve.

Elle la lut avec une stupéfaction qui paraissait sincère.

— Je n’étais pas au courant de cette lettre. Il semble avoir été tout à fait conscient du danger qui le menaçait.

— À présent, madame, je vais vous demander de me répondre en toute franchise. S’est-il produit dans la vie de votre mari en Amérique du Sud un incident susceptible de jeter quelque lumière sur son assassinat ?

Mme Renauld réfléchit profondément, puis secoua la tête.

— Je ne vois rien de ce genre. Mon mari avait certes de nombreux ennemis, des gens sur qui il l’avait emporté dans diverses circonstances, mais je ne puis me souvenir d’un cas précis, ou d’un incident particulier. Je ne dis pas qu’un tel incident ne se soit pas produit : simplement, je n’en ai pas eu connaissance.

Le juge d’instruction se caressa la barbe d’un air découragé.

— Et pouvez-vous nous indiquer l’heure de l’agression ?

— Oui, je me souviens d’avoir entendu sonner 2 heures à la pendule de la cheminée.

Elle désigna une pendulette de voyage dans un écrin de cuir, posée au beau milieu de la tablette de la cheminée.

Poirot se leva, alla examiner la petite pendule avec soin et hocha la tête d’un air satisfait.

— Ici aussi, s’écria soudain M. Bex, il y a une montre-bracelet ! Les assassins ont dû la faire tomber de la coiffeuse par mégarde, et elle s’est brisée en mille morceaux. Ils ne devaient guère se douter qu’elle servirait de pièce à conviction contre eux.

Il ramassa avec précaution les fragments de verre brisé. Soudain, son visage exprima la plus profonde stupéfaction.

— Mon Dieu ! s’exclama-t-il.

— Qu’y a-t-il ?

— Les aiguilles indiquent 7 heures !

— Quoi ? s’écria le juge d’instruction.

Poirot, avec sa vivacité habituelle, prit le bijou cassé des mains du commissaire et le porta à son oreille. Puis il eut un sourire :

— Le verre est brisé, mais la montre fonctionne toujours.

L’explication de ce mystère fut accueillie avec des soupirs de soulagement. Pourtant une autre question surgit aussitôt à l’esprit du juge d’instruction :

— Mais il n’est pas encore 7 heures ?

— Non, dit doucement Poirot. Il est 5 heures passées de quelques minutes. Sans doute votre montre avance-t-elle, madame ?

Mme Renauld fronça les sourcils, l’air perplexe.

— Elle avance, c’est vrai, reconnut-elle. Mais jamais à ce point !

Avec un geste d’impatience, le juge d’instruction écarta ce problème et reprit son interrogatoire.

— Madame, on a trouvé la porte d’entrée entrebâillée. Il semble pratiquement établi que les meurtriers se sont introduits par là, sans qu’il y ait pourtant la moindre trace d’effraction. Avez-vous une explication à nous suggérer ?

— Mon mari est peut-être allé faire un petit tour avant de monter se coucher et il aura oublié de la verrouiller en rentrant.

— Cela pouvait lui arriver ?

— Oh ! certainement. Mon mari était un homme d’une rare distraction.

Elle fronça légèrement les sourcils, comme si ce trait de caractère du mort l’avait souvent agacée.

— Je crois que nous pouvons tirer au moins une déduction de ce récit, dit tout à coup le commissaire. Si ces hommes ont tellement insisté pour que M. Renauld s’habille, c’est que l’endroit où ils voulaient l’emmener, l’endroit où était caché « le secret » se trouvait à une certaine distance. Le juge d’instruction approuva de la tête.

— Une certaine distance, mais pas trop loin quand même, puisqu’il pensait être de retour ce matin.

— À quelle heure le dernier train passe-t-il à Merlinville ? demanda Poirot.

— Dans un sens à 23 h 50, et dans l’autre à 0 h 17. Mais il est plus probable qu’une voiture les attendait.

— Bien sûr, reconnut Poirot.

— D’ailleurs, ce pourrait être un bon moyen de les retrouver, poursuivit le magistrat, plein d’espoir. Une voiture avec deux étrangers a des chances de se faire remarquer. Voilà un bon point d’acquis, monsieur Bex.

Il eut un sourire satisfait, puis reprit son air grave pour s’adresser à Mme Renauld :

— Une question, encore. Connaissez-vous quelqu’un du nom de Duveen ?

— Duveen ? répéta Mme Renauld en réfléchissant. Non, pour l’instant, cela ne me revient pas.

— Vous n’avez jamais entendu votre mari mentionner ce nom ?

— Jamais.

— Connaissez-vous quelqu’un dont le prénom est Bella ?

Il regarda attentivement Mme Renauld, cherchant à surprendre le moindre signe de colère ou de trouble, mais elle se borna à secouer la tête d’un air très naturel. Il poursuivit son interrogatoire.

— Saviez-vous que votre mari avait reçu une visite hier soir ?

Cette fois il vit une légère rougeur lui monter aux joues, mais elle répondit d’un ton calme :

— Non, qui était-ce ?

— Une dame.

— Vraiment ?

Pour le moment, le juge d’instruction n’en dit pas davantage. Mme Daubreuil n’avait sans doute rien à voir avec le crime, et il était soucieux de ne pas troubler Mme Renauld plus que nécessaire.

Il fit signe au commissaire, qui répondit par un hochement de tête. Il s’en alla et revint avec le bocal en verre que nous avions vu dans la remise. Il en sortit le poignard.

— Madame, reconnaissez-vous ceci ? demanda-t-il doucement.

Elle jeta un cri.

— Mais oui, c’est mon coupe-papier.

Puis elle aperçut la tache sur la pointe, et elle recula, les yeux agrandis par l’horreur.

— C’est… du sang ?

— Oui, madame. C’est avec cette arme qu’on a tué votre mari.

Il l’escamota rapidement.

— Êtes-vous certaine que c’est bien celle qui se trouvait hier sur votre coiffeuse ?

— Oh, oui ! C’est un cadeau de mon fils. Il était dans l’aviation pendant la guerre. Il a devancé l’appel en trichant sur son âge, ajouta-t-elle avec une note d’orgueil maternel dans la voix. Ce coupe-papier a été fabriqué à partir d’un fragment de fuselage d’avion, et il me l’a donné comme un souvenir de guerre.

— Je comprends, madame. Cela nous amène à une autre question. Où se trouve votre fils en ce moment ? Nous devons lui télégraphier sans perdre une minute.

— Jack ? Il est en route pour Buenos Aires.

— Comment ?

— Oui, mon mari lui a télégraphié hier. Il l’avait envoyé à Paris pour affaires, mais il s’est brusquement aperçu que Jack devait s’embarquer d’urgence pour l’Amérique du Sud. Il lui a donc envoyé une dépêche lui enjoignant de prendre le bateau qui partait hier soir de Cherbourg à destination de Buenos Aires.

— Connaissez-vous la nature des affaires qu’il s’en allait traiter là-bas ?

— Non, monsieur. Je l’ignore, mais je sais que Buenos Aires n’était pas sa destination finale : de là, Jack devait prendre un avion pour Santiago.

Le juge d’instruction et le commissaire s’exclamèrent d’une seule voix :

— Santiago ! Encore Santiago !

Ce fut alors qu’au milieu de la stupeur générale, Poirot s’approcha de Mme Renauld. Jusque-là, il s’était tenu près de la fenêtre, comme plongé dans de profondes pensées ; je doutais même qu’il eût pleinement conscience de ce qui se disait. Il s’inclina et demanda :

— Pardon, madame, pourrais-je examiner vos poignets ?

Quoique légèrement surprise, Mme Renauld les lui tendit. Ils portaient chacun une profonde marque rouge à l’endroit où la corde avait entamé la chair. Tandis qu’il procédait à cet examen, je crus voir s’éteindre la brève lueur d’excitation qui avait brillé dans ses yeux un instant.

— Ces marques doivent être fort douloureuses, observa-t-il, l’air de nouveau perplexe.

Le juge d’instruction se mit à parler avec volubilité.

— Nous devons câbler à M. Renauld fils sans perdre un instant. Il est essentiel pour l’enquête qu’il nous communique tout ce qu’il sait de cette expédition à Santiago.

Puis, se tournant vers Mme Renauld, il ajouta d’un ton hésitant :

— J’espérais qu’il se trouverait dans les parages, ce qui nous aurait permis de vous épargner une bien pénible épreuve, madame.

Il se tut, sans oser en ajouter davantage.

— Vous pensez à… l’identification du corps de mon mari ? dit-elle très bas.

Le magistrat hocha la tête.

— Je suis très forte, monsieur, et capable de supporter tout ce que vous me demanderez. Je suis prête. Allons-y.

— Oh ! mais cela peut attendre demain, je vous assure…

— J’aimerais autant en finir tout de suite, reprit-elle d’une voix sourde, avec un rictus douloureux. Si vous voulez avoir la bonté de me donner le bras, docteur ?

Le médecin se hâta de lui poser une cape sur les épaules, et nous redescendîmes l’escalier en une lente procession. M. Bex nous précéda pour aller ouvrir l’appentis. Mme Renauld parut quelques minutes plus tard, pâle, mais résolue. Elle prit son visage dans ses mains.

— Un instant, je vous prie, messieurs, laissez-moi rassembler mes forces.

Puis elle découvrit son visage et regarda le mort. Alors, l’extraordinaire sang-froid qui l’avait soutenue jusque-là l’abandonna brusquement.

— Paul ! cria-t-elle. Mon mari ! Oh, Seigneur ! Elle s’affaissa soudain et tomba inanimée sur le sol. En une seconde, Poirot avait bondi et s’était accroupi près d’elle ; il lui souleva la paupière, tâta son pouls. Quand il se fut convaincu qu’elle était bel et bien évanouie, il recula et me prit le bras.

— Je ne suis qu’un pauvre imbécile, mon ami ! Si j’ai jamais entendu de l’amour et du désespoir dans la voix d’une femme, c’était bien celle-là ! Ma petite idée était complètement fausse. Eh bien ! Je n’ai plus qu’à tout reprendre à zéro !

6

Le théâtre du crime

Le médecin et le magistrat transportèrent Mme Renauld inanimée jusqu’à la maison. Le commissaire les suivit des yeux en hochant la tête.

— Pauvre femme ! murmura-t-il. Le choc a été trop grand pour elle. Enfin, nous n’y pouvons rien. À présent, monsieur Poirot, si vous voulez examiner le lieu du crime… ?

— Mais très volontiers, monsieur Bex.

Nous traversâmes le rez-de-chaussée et ressortîmes par la porte d’entrée. En passant, Poirot avait jeté un regard à l’escalier tout en secouant la tête d’un air perplexe.

— Je trouve incroyable que les domestiques n’aient rien entendu. Le craquement de ces marches, surtout si trois personnes les descendaient, aurait suffi à réveiller un mort !

— N’oubliez pas que c’était au beau milieu de la nuit, et qu’à cette heure-là, toute la maisonnée devait être profondément endormie.

Mais Poirot continua de secouer la tête, comme si l’explication ne le satisfaisait pas. En tournant le coin de l’allée, il s’arrêta pour contempler la villa.

— Qu’est-ce qui a pu les pousser à essayer d’abord la porte d’entrée ? Les chances de la trouver ouverte étaient bien minces. Il eût été plus logique d’essayer de forcer une fenêtre.

— Toutes les fenêtres du rez-de-chaussée sont protégées par des volets métalliques, objecta le commissaire.

Poirot en désigna une au premier étage.

— C’est bien celle de la chambre d’où nous sortons, n’est-ce pas ? Regardez cet arbre, ses branches la touchent presque. C’eût été un jeu d’enfant de l’escalader.

— Possible, admit l’autre. Mais dans ce cas, ils auraient laissé leurs empreintes dans le massif de fleurs.

Je reconnus la justesse de cette objection. Le perron qui menait à la porte d’entrée était flanqué de deux massifs de forme ovale, plantés de géraniums rouges. L’arbre en question plongeait ses racines derrière l’un des massifs, et il eût été impossible de tenter l’escalade sans le piétiner.

— Avec la sécheresse que nous subissons depuis quelque temps, poursuivit le commissaire, les allées ne conservent aucune empreinte. Mais sur le terreau régulièrement arrosé des massifs, c’eût été une autre histoire.

Poirot s’approcha du massif et l’examina avec attention. Comme l’avait dit M. Bex, le terreau en était parfaitement lisse. Il ne portait pas la moindre trace de pas ou de râteau.

Poirot hocha la tête, apparemment convaincu, et nous nous apprêtions à repartir quand il fit soudain volte-face et se mit en devoir d’examiner le second massif.

— Venez voir monsieur Bex ! Il y a plein d’empreintes pour vous, ici !

Le commissaire le rejoignit et sourit.

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