LE CRIME DU GOLF Agatha Christie

— Je ne sais rien d’elle, mais je devine beaucoup de choses. Nous pouvons tenir pour certain que Bella Duveen est son véritable nom, et comme ce nom était vaguement familier à M. Stonor, quoique apparemment sans lien avec la famille Renauld, il s’agit selon toutes probabilités d’une artiste. Jack Renauld est un jeune homme de vingt ans qui dispose de beaucoup d’argent. Il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’il ait cherché son premier amour sur les planches. Cela cadre bien, également, avec la tentative de M. Renauld de l’apaiser avec un chèque. Je crois pouvoir la retrouver sans mal, surtout avec l’aide de ceci.

Et il sortit la photographie que je l’avais vu prendre dans un des tiroirs de Jack Renauld. « Avec tout l’amour de Bella », disait la dédicace barrant le portrait. Mais ce n’était pas cette dédicace qui me fascinait. La ressemblance était loin d’être parfaite, mais à mes yeux, elle était absolument frappante. Je sentis le froid m’envahir, comme si un malheur incommensurable venait de fondre sur moi. C’était le portrait de Cendrillon.

22

Je découvre l’amour

Je restai pétrifié, la photographie à la main. Puis, rassemblant tout mon courage pour paraître indifférent, je la rendis à Poirot, non sans lui lancer un rapide coup d’œil au passage. Avait-il remarqué mon trouble ? À mon grand soulagement, il ne semblait pas m’observer. Sans doute n’avait-il rien vu. Il sauta soudain sur ses pieds.

— Nous n’avons pas de temps à perdre. Il faut partir à l’instant. Tout va bien ! Par ce temps, la mer sera calme !

L’affairement du départ ne me laissa guère de temps pour réfléchir. Mais une fois à bord, loin des regards inquisiteurs de Poirot, je me ressaisis et m’efforçai d’examiner les faits d’un œil impartial. Que savait au juste Poirot, et pourquoi tenait-il tant à retrouver cette fille ? La soupçonnait-il d’avoir vu Jack Renauld commettre le meurtre ? Ou bien la soupçonnait-il… Mais c’était impossible ! Elle n’avait aucun grief contre M. Renauld père, et aucune raison de souhaiter sa mort. Qu’est-ce qui l’avait poussée à revenir sur le lieu du crime ? Je repris tous les faits dans l’ordre. Elle avait dû rester à Calais, où nous nous étions séparés. Inutile de se demander pourquoi je ne l’avais pas retrouvée sur le bateau ! Si elle avait dîné à Calais, puis attrapé un train pour Merlinville, elle avait dû arriver à la villa Geneviève vers l’heure indiquée par Françoise. Qu’avait-elle fait en sortant de la maison, peu après 10 heures ? Elle avait sans doute cherché un hôtel, ou bien elle était retournée à Calais. Et ensuite ? Le crime avait eu lieu le mardi dans la nuit, et le jeudi matin elle était de retour à Merlinville. Avait-elle jamais quitté la France ? J’en doutais fort. Qu’est-ce qui l’avait retenue ? Le désir de voir Jack Renauld ? Je lui avais dit ce que je croyais alors être la vérité, à savoir qu’il voguait vers Buenos Aires. Peut-être savait-elle déjà que l’Anzora était resté à quai. Mais pour le savoir, il fallait qu’elle ait vu Jack. Était-ce cela que Poirot cherchait à vérifier ? Et Jack ? Revenu pour voir Marthe Daubreuil, s’était-il trouvé nez à nez avec Bella Duveen, la jeune fille qu’il avait si cruellement abandonnée ? Je commençai à y voir clair. Si c’était bien le cas, Bella pouvait fournir à Jack l’alibi dont il avait besoin. Mais alors, le silence du garçon restait inexplicable. Craignait-il donc tant que cette première toquade ne revienne aux oreilles de Marthe Daubreuil ? Je secouai la tête, peu satisfait de cette explication. Ç’avait été une histoire sans conséquence, un simple flirt de jeunesse, et je songeai cyniquement qu’il eût fallu une raison autrement plus grave pour qu’un fils de millionnaire se vît abandonné par une jeune Française sans le sou, et en outre passionnément éprise de lui.

Poirot réapparut à Douvres frais et rose, et le voyage jusqu’à Londres se passa sans incident. Quand nous descendîmes du train à 9 heures et demie, je supposai que c’en était fini pour la journée et je m’apprêtais déjà à rentrer directement à la maison.

C’était compter sans Poirot.

— Nous n’avons pas de temps à perdre, mon ami. La nouvelle de l’arrestation ne paraîtra pas dans les journaux anglais avant après-demain, mais quand même, il faut faire vite.

J’éprouvais quelque difficulté à suivre son raisonnement, mais je me bornai à lui demander comment il pensait retrouver la jeune fille.

— Vous rappelez-vous Joseph Aarons, l’agent théâtral ? Non ? Je lui ai rendu un petit service autrefois, dans l’affaire d’un lutteur japonais. Un sacré problème, vous me ferez penser à vous raconter ça un de ces jours. Aarons devrait pouvoir nous aider à trouver ce que nous cherchons.

Il nous fallut un certain temps pour mettre la main sur Mr Aarons, et il était plus de minuit quand nous y parvînmes enfin. Il accueillit Poirot avec chaleur, et se mit à notre entière disposition.

— En matière de théâtre, je connais à peu près tout, dit-il avec un large sourire.

— Eh bien, Mr Aarons, je désire retrouver une jeune fille du nom de Bella Duveen.

— Bella Duveen, voyons… Je connais ce nom, mais je n’arrive pas à la situer. Quelle est sa spécialité ?

— Je n’en sais rien, mais voilà sa photographie.

Mr Aarons l’examina un moment, puis son visage s’éclaira :

— J’y suis ! dit-il en se donnant une grande claque sur la cuisse. Bon sang, c’est une des Dulcibella Kids !

— Les Dulcibella Kids ?

— Tout juste ! Deux sœurs. Acrobates, danseuses, chanteuses. Un numéro pas mauvais du tout. Elles doivent être en tournée quelque part en province, à moins qu’elles ne fassent relâche. Elles se sont produites à Paris dernièrement.

— Pourriez-vous découvrir l’endroit exact où elles se trouvent ?

— Facile comme bonjour. Rentrez chez vous, je vous ferai passer le tuyau aux aurores !

Sur cette promesse, nous prîmes congé de lui. Aarons tint parole : le lendemain, sur le coup de 11 heures, nous reçûmes un petit mot griffonné de sa main. « Les Dulcibella Kids passent en ce moment au Palace, à Coventry. Bonne chance ! »

Nous partîmes aussitôt pour Coventry. Poirot ne chercha pas à se renseigner au théâtre, il se contenta de retenir deux fauteuils d’orchestre pour le soir même.

Le spectacle était d’un ennui à pleurer – ou peut-être étais-je dans un état d’esprit à le trouver tel. Des familles japonaises s’empilaient en pyramides humaines à l’équilibre précaire, des gentlemen aux cheveux gominés, portant des smokings verdâtres qui avaient des prétentions à l’élégance, débitaient des fadaises avec des manières de danseurs mondains. D’énormes prima donna lançaient des aigus à la limite du registre humain et un comique entreprit une série d’imitations lamentables.

Ce fut enfin au tour des Dulcibella Kids de paraître sur scène. Mon cœur se mit à battre. C’était bien elle – ou plutôt elles, la brune et la blonde. De la même taille, elles portaient chacune un tutu et un grand nœud dans les cheveux, formant un couple fort piquant. Elles se mirent à chanter : elles avaient toutes les deux un joli filet de voix, frais et juste.

C’était un bon petit numéro. Leurs chansons étaient entraînantes, leurs acrobaties très réussies, et elles dansaient avec beaucoup de grâce. Il y eut un tonnerre d’applaudissements quand le rideau tomba. À l’évidence, les Dulcibella Kids avaient du succès.

J’eus soudain l’impression que je ne pouvais plus tenir en place. Il me fallait de l’air. Je suggérai à Poirot de partir.

— Bien sûr, mon ami, allez-y. Pour ma part, je m’amuse bien, et je compte rester jusqu’à la fin. Je vous rejoindrai plus tard.

Notre hôtel n’était qu’à quelques pas du théâtre. Je m’installai au salon, commandai un whisky-soda et restai assis là, à contempler pensivement la grille du foyer vide. Je tournai la tête en entendant la porte s’ouvrir pensant que c’était Poirot qui rentrait. Mais je bondis sur mes pieds : c’était Cendrillon qui se tenait là, sur le pas de la porte.

— Je vous ai vus à l’orchestre, dit-elle d’une voix saccadée, haletante. Vous et votre ami. Quand vous avez quitté la salle, je vous ai suivi. Pourquoi êtes-vous ici, à Coventry ? Que faisiez-vous ce soir au théâtre ? Et l’homme qui était avec vous, c’est lui, le… détective ?

Elle était debout sur le seuil et, la cape qu’elle avait jetée sur son costume de scène glissait de ses épaules. Son visage était blême sous le fard, et je la devinais terrorisée. En un éclair, je compris tout ! Je compris pourquoi Poirot était à sa recherche, ce qu’elle redoutait, et je compris enfin mon propre cœur…

— Oui, c’est lui, dis-je gentiment.

— Il me cherche ? demanda-t-elle dans un souffle.

Puis, comme je restais silencieux, elle se laissa tomber à côté de moi et se mit à sangloter amèrement.

Je m’agenouillai près d’elle et la pris dans mes bras, tout en écartant doucement les mèches qui lui tombaient sur le visage.

— Ne pleurez pas, mon petit, je vous en prie. Vous êtes en sécurité, ici. Je prendrai soin de vous. Ne pleurez pas, mon enfant. Je sais, je sais tout !

— Oh, non, vous ne savez pas tout !

— Je crois que si.

J’attendis un moment que ses sanglots se soient un peu apaisés, puis je demandai :

— C’est vous qui avez pris le poignard, n’est-ce pas ?

— Oui.

— C’est pour cela que vous vouliez tout voir ? Et que vous avez fait semblant de vous trouver mal ?

Elle fit oui de la tête.

— Pourquoi avoir pris ce poignard ? demandai-je d’un ton pressant.

Elle répondit avec une simplicité d’enfant :

— J’avais peur qu’il y ait des empreintes dessus.

— Mais vous ne vous rappeliez pas que vous portiez des gants ?

Elle secoua la tête, l’air abasourdi, puis elle dit lentement :

— Vous allez me livrer à… la police ?

— Grands dieux, non !

Ses yeux cherchèrent les miens avec anxiété, puis elle finit par dire tout bas, comme effrayée par le son de sa propre voix :

— Pourquoi pas ?

C’était sans doute un bien étrange endroit et un bien curieux moment pour une déclaration. Jamais, dans mes plus folles rêveries, je n’aurais imaginé que l’amour me viendrait un jour dans ces conditions. Mais je répondis simplement, de la façon la plus naturelle :

— Parce que je vous aime, Cendrillon.

Elle baissa la tête, comme si elle avait honte, et murmura d’une voix brisée :

— C’est impossible… impossible…

Puis, se ressaisissant soudain, elle me regarda bien en face et demanda :

— Que savez-vous exactement ?

— Je sais que vous êtes venue voir M. Renauld ce soir-là. Il vous a offert un chèque que vous avez déchiré avec indignation. Puis vous êtes sortie de la maison…

Je m’arrêtai.

— Continuez. Ensuite ?

— J’ignore si vous saviez que Jack Renauld viendrait ce soir-là, ou si vous avez simplement attendu dans l’espoir de le rencontrer, mais en tout cas vous avez attendu. Peut-être étiez-vous tout simplement malheureuse et avez-vous erré sans but… Toujours est-il que juste avant minuit vous étiez encore dans les parages et que vous avez vu un homme sur les links…

Je fis une nouvelle pause. La vérité m’était apparue en un éclair au moment où elle avait passé la porte, mais cette fois l’image surgit devant moi avec une force terrible. Je revis la coupe particulière du pardessus qui recouvrait le cadavre de M. Renauld et je me souvins de l’étonnante ressemblance qui m’avait frappé, au moment où son fils avait fait irruption dans le salon et où j’avais cru un instant que l’homme assassiné s’était relevé d’entre les morts.

— Continuez, répéta la jeune fille d’un ton ferme.

— J’imagine qu’il vous tournait le dos, mais vous l’avez reconnu quand même – ou vous avez cru le reconnaître. Cette démarche vous était familière, ainsi que la coupe du pardessus. Vous aviez déjà menacé Jack Renauld dans une de vos lettres. Quand vous l’avez vu là, vous êtes soudain devenue folle de colère et de jalousie, et vous avez frappé ! Je ne crois pas un instant que vous ayez eu l’intention de le tuer. Mais vous l’avez tué, Cendrillon.

Elle enfouit son visage dans ses mains et elle dit d’une voix étranglée :

— C’est vrai… C’est vrai… Je vois tout cela exactement comme vous le décrivez…

Puis, elle se tourna vers moi presque avec fureur :

— Et vous m’aimez ? Sachant tout ça, comment pouvez-vous m’aimer ?

— Je ne sais pas, dis-je d’un ton las. Je suppose que c’est ça, l’amour, une chose dont on ne peut pas se défendre. J’ai essayé pourtant, tout de suite après vous avoir vue… Mais l’amour était plus fort que moi…

Soudain, elle se remit à sangloter éperdument.

— Oh ! C’est impossible ! s’écria-t-elle. Je ne sais plus quoi faire, vers qui me tourner. Oh ! Je vous en prie, je vous en supplie, que quelqu’un me dise ce que je dois faire !

Je m’agenouillai de nouveau près d’elle, l’apaisant du mieux que je le pouvais.

— Bella, n’ayez pas peur de moi. Je vous en prie, ne craignez rien. Je vous aime, c’est vrai, mais je ne demande rien en retour. Laissez-moi seulement vous aider. Continuez à l’aimer, si vous voulez, mais laissez-moi vous aider, puisque lui ne le peut pas.

On eût dit que mes paroles l’avaient changée en statue de pierre. Elle se leva et me regarda longuement.

— Vous croyez cela ? chuchota-t-elle. Vous croyez que j’aime Jack Renauld ?

Moitié pleurant, moitié riant, elle me jeta les bras autour du cou dans un mouvement passionné, et pressa son doux visage contre le mien.

— Pas autant que je vous aime, vous ! murmura-t-elle. Jamais autant !

Ses lèvres glissèrent sur ma joue, cherchant les miennes. Elle les couvrit de baisers brûlants et doux à la fois. Jamais, non, jamais de ma vie je n’oublierai l’ardeur de ces baisers, ni la merveilleuse sensation qu’ils me donnèrent !

Un bruit nous interrompit. Poirot était là et nous regardait.

Je n’hésitai pas une seconde. D’un bond, je fus sur lui et lui maintins les bras le long du corps.

— Vite, dis-je à la jeune fille. Sortez d’ici, courez ! Je le tiens.

Elle me jeta un rapide coup d’œil, puis bondit hors de la pièce. Je maintenais toujours Poirot d’une poigne de fer.

— Mon ami, observa-t-il d’un ton paisible, vous excellez à ce genre de choses. Le preux chevalier me tient dans sa poigne d’acier et je suis aussi impuissant qu’un enfant. Mais outre que la situation manque de confort, tout ceci est légèrement ridicule. Asseyons-nous tranquillement.

— Vous ne la poursuivrez pas ?

— Mon Dieu, non ! Me prenez-vous pour Giraud ? Lâchez-moi, mon ami.

Tout en gardant sur lui un œil soupçonneux – je sais fort bien que je n’arrive pas à la cheville de Poirot en matière d’astuce – je finis par le relâcher.

Il se laissa tomber dans un fauteuil en se frottant les bras.

— Mais c’est que vous êtes fort comme un taureau, quand vous êtes en colère, Hastings ! Eh bien ! Vous trouvez que c’est une façon de se conduire envers un vieil ami ? Je vous montre la photo de la jeune fille, vous la reconnaissez, et vous ne m’en soufflez pas mot !

— À quoi bon, puisque vous saviez que je l’avais reconnue, dis-je avec amertume.

Ainsi, Poirot avait perçu mon trouble ! Pas un instant je ne lui avais donné le change.

— Taratata ! Vous ne saviez pas que je savais. Et ce soir, après tout le mal que nous avons eu à mettre la main sur elle, vous ne trouvez rien de mieux à faire que de l’aider à s’échapper. Eh bien ! Nous en sommes là : allez-vous travailler pour ou contre moi, Hastings ?

Je ne répondis pas tout de suite. Il m’en coûtait beaucoup de me séparer de mon vieil ami. Et pourtant, j’avais déjà choisi mon camp contre lui. Me le pardonnerait-il jamais ? Il avait fait preuve jusqu’à présent d’un calme olympien, mais je connaissais sa remarquable maîtrise de soi.

— Poirot, je suis désolé. Je reconnais que je me suis fort mal conduit envers vous dans cette affaire. Mais il arrive dans la vie qu’on n’ait pas le choix. Désormais, il me faudra aller mon propre chemin.

Poirot hocha la tête à plusieurs reprises.

— Je comprends, dit-il.

La lueur moqueuse qui brillait dans ses yeux avait disparu. Il parlait avec une sincérité et une douceur qui me surprirent.

— C’est bien ça, mon ami ? C’est l’amour qui vous est venu – non pas comme vous l’imaginiez, triomphant et paré de plumes légères, mais triste et blessé… C’est bon, c’est bon, je vous avais prévenu. Quand j’ai compris que c’était elle qui avait dû prendre le poignard, je vous ai prévenu, rappelez-vous. Mais il était déjà trop tard. À propos, que savez-vous, au juste ?

Je le regardai droit dans les yeux.

— Rien de ce que vous pourrez me dire ne me surprendra, Poirot. Comprenez-le bien. Mais au cas où vous envisageriez de continuer à rechercher miss Duveen, je veux que ceci soit bien clair : si vous pensez qu’elle a trempé dans ce crime, ou que c’est elle la mystérieuse dame qui a rendu visite à M. Renauld cette nuit-là, vous vous trompez. Je suis revenu de Paris avec elle ce jour-là, et nous nous sommes séparés à Victoria Station le soir même, de sorte qu’il est tout à fait impossible qu’elle ait pu se trouver en même temps à Merlinville.

— Ah ! dit Poirot en me considérant d’un air pensif. Seriez-vous prêt à le jurer devant un tribunal ?

— Certainement.

Poirot se leva et s’inclina devant moi.

— Vive l’amour, mon ami ! Il fait des miracles. C’est vraiment très ingénieux, ce que vous avez trouvé là. Même Hercule Poirot s’avoue vaincu.

23

Des soucis en perspective

Après des émotions aussi intenses que celles que je viens de décrire, il vient un moment où la tension retombe. Si j’allai me coucher cette nuit-là en pleine euphorie, je compris dès mon réveil que j’étais loin d’être sorti de l’auberge. Certes, je ne voyais aucune faille dans l’alibi que m’avait suggéré l’inspiration du moment. Si je me cramponnais obstinément à mon histoire, je voyais mal comment on pourrait accuser Bella.

Je sentais malgré tout qu’il me faudrait avancer avec les plus grandes précautions. Poirot n’accepterait pas sa défaite sans réagir. Il ferait tout pour reprendre l’avantage, et ses manœuvres risquaient de me prendre de court.

Nous nous retrouvâmes comme si de rien n’était le lendemain au petit déjeuner. Poirot semblait d’une bonne humeur inaltérable, mais je sentais chez lui une réserve qui ne lui était pas habituelle. Quand, le repas terminé, j’annonçai mon intention d’aller faire un tour, une lueur de malice brilla dans ses yeux.

— Si vous cherchez à glaner des renseignements, ce n’est pas la peine de vous déranger. Je peux vous dire dès maintenant ce que vous désirez savoir. Les sœurs Dulcibella ont annulé leur contrat et ont quitté Coventry pour une destination inconnue.

— Est-ce bien la vérité, Poirot ?

— Vous pouvez me croire sur parole, Hastings. J’ai fait ma petite enquête ce matin dès l’aube. Après tout, à quoi vous attendiez-vous ?

Dans de telles circonstances, on ne pouvait guère en effet s’attendre à autre chose. Cendrillon avait mis à profit la courte avance que j’avais pu lui assurer, et il était bien normal qu’elle n’ait pas perdu une minute pour échapper à son poursuivant. C’était ce que j’avais voulu et prévu. Néanmoins, j’avais conscience de me trouver plongé dans de nouvelles difficultés.

Je n’avais aucun moyen de communiquer avec la jeune fille. Or, il était vital qu’elle connût la ligne de défense que j’avais préparée pour elle et que j’étais prêt à soutenir jusqu’au bout. Bien sûr, elle pouvait toujours essayer de me faire parvenir un mot, mais l’opération me semblait risquée. Elle devait se douter que Poirot pourrait intercepter son message, ce qui le relancerait aussitôt sur sa piste. Au fond, sa seule ressource pour l’instant était de s’évanouir complètement dans la nature.

Mais qu’allait faire Poirot pendant ce temps ? Je l’étudiai avec attention. Il avait l’air le plus innocent du monde, les yeux pensivement fixés au loin. Sa placidité et son indolence ne me rassuraient pas le moins du monde. J’avais appris qu’il n’était jamais plus dangereux que dans ces moments-là. Il parut soudain remarquer mon trouble et me gratifia d’un sourire bienveillant.

— Quelque chose vous intrigue, Hastings ? Vous vous demandez pourquoi je ne me lance pas à sa poursuite ?

— Eh bien… Oui, en gros.

— C’est ce que vous feriez à ma place, bien sûr. Mais je ne suis pas de ces gens qui s’amusent à arpenter tout un pays pour chercher une aiguille dans une botte de foin, comme vous dites. Non, laissons Mlle Duveen aller où elle veut. Je saurai bien la retrouver le moment venu. Jusque-là, je me contenterai d’attendre.

Je le contemplai d’un air de doute. Cherchait-il à me fourvoyer ? J’avais l’irritante impression que, même maintenant, il était maître de la situation. Mon sentiment de supériorité s’évanouissait peu à peu. J’avais permis à cette jeune fille de fuir, et j’avais monté un brillant scénario pour la mettre à l’abri des conséquences de son acte irréfléchi. Et pourtant, je n’étais pas tranquille : le calme imperturbable de Poirot ne faisait qu’éveiller chez moi les pires appréhensions.

Je finis par lui demander, un peu gêné :

— J’imagine, Poirot, que je ne peux plus vous interroger sur vos projets ? J’en ai sans doute perdu le droit.

— Mais pas du tout, mon ami. Je n’en fais aucun mystère : nous retournons en France sans plus attendre.

— Nous ?

— Bien sûr, nous ! Vous savez bien que vous ne pouvez pas vous permettre de lâcher papa Poirot d’une semelle, pas vrai, mon ami ? Mais si vous préférez rester en Angleterre…

Je secouai la tête. Poirot avait touché juste : je ne devais à aucun prix le perdre de vue. Même si je n’espérais plus aucune confidence de sa part, je pouvais encore surveiller ses agissements. C’était lui le danger pour Bella, puisque Giraud et la police française ignoraient jusqu’à son existence. Il ne me restait qu’à suivre Poirot à la trace.

Celui-ci m’observait avec attention tandis que je réfléchissais, et il hocha enfin la tête avec satisfaction.

— J’ai raison, n’est-ce pas ? Et comme vous êtes bien capable de me filer sous un déguisement aussi absurde qu’une fausse barbe – repérable à une lieue, bien entendu – j’aime autant que nous voyagions ensemble. Je serais très peiné de voir les gens se moquer de vous.

— Eh bien, dans ce cas ! Mais je dois vous prévenir…

— Je sais, je sais. Vous êtes mon ennemi ! Eh bien, soyez mon ennemi, cela ne me dérange nullement.

— Tant que tout reste clair entre nous, je ne vois aucun inconvénient à vous accompagner.

— Mon cher, vous possédez au plus haut degré ce sens du « fair play » qui caractérise les Anglais ! Puisque voilà vos scrupules apaisés, allons-y ! Il n’y a pas de temps à perdre. Notre séjour en Angleterre a été bref, mais instructif. Je sais ce que je voulais savoir.

Son ton était léger, mais il recelait une menace voilée.

— Pourtant…, commençai-je.

— Pourtant, comme vous dites, je vous vois très satisfait du rôle que vous avez joué. Seulement moi, c’est pour Jack Renauld que je me fais du souci !

Jack Renauld ! Ce nom me fit sursauter. J’avais complètement oublié cet aspect de la question. Jack Renauld en prison, avec l’ombre de la guillotine planant sur lui. Le rôle que j’avais joué m’apparut soudain sous un jour beaucoup plus sinistre. Je pouvais sauver Bella, mais, ce faisant, je risquais d’envoyer un innocent à la mort.

Je repoussai cette pensée avec horreur. C’était impossible. Il serait sûrement acquitté. Mais la terreur me reprit. Et s’il ne l’était pas ? Que se passerait-il, alors ? Pouvais-je garder cela sur la conscience ? Affreuse pensée. Faudrait-il en arriver là ? Être amené à choisir entre Bella et Jack Renauld ? Mon cœur me poussait à sauver la jeune fille que j’aimais, quoi qu’il puisse m’en coûter à moi. Mais si c’était un autre qui devait en payer le prix, le problème n’était plus le même…

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