Le Loup blanc

Chapitre 34Jean Blanc

Quand Didier arriva au château de La Tremlays,après son entrevue avec Jean Blanc, Hervé de Vaunoy était absent.Le château gardait l’apparence d’une place prise d’assaut, et lejeune capitaine fut étonné d’apprendre ce qui s’était passé la nuitprécédente.

Jean Blanc et Marie ne lui avaient raconté, eneffet, que ce qui se rapportait immédiatement à lui ; savoir,l’attaque nocturne, la mort de Jude et la façon dont lui, Didier,avait été sauvé.

Il ne savait rien du vol des cinq cent millelivres, presque rien de l’attaque des Loups.

La première personne qu’il rencontra sous levestibule fut M. l’intendant royal. Le pauvre Béchameil avaitperdu les roses éclatantes de son teint. Il était pâle, et saphysionomie abattue exprimait un profond chagrin. Ce fut lui quiraconta au capitaine les événements de la nuit.

– Il y a eu trahison, dit-il enfinissant ; les soldats et les sergents de la maréchaussée ontété traîtreusement empêchés de faire leur devoir. Et cela me coûtecinq cent mille livres, monsieur !

– Il y a eu trahison, en effet, réponditle capitaine ; n’avez-vous nul soupçon ? Ne savez-vousquel peut être le coupable ?

Béchameil mit ses doigts dans sa tabatièreémaillée et regarda le capitaine en dessous.

– Des soupçons ? répéta-t-il, je nesais trop. J’ai perdu cinq cent mille livres, voilà ce qui estcruellement certain. Monsieur le capitaine, je donnerais six moisde ma vie pour vous voir en possession d’un bon et opulentdomaine.

– Pourquoi cela ? demanda Didierétonné.

– Parce que j’ai perdu cinq cent millelivres, et que, pauvre comme vous êtes, le parlement ne pourraitque vous faire pendre ou décapiter. Soit dit, monsieur lecapitaine, sans offense aucune et avec toute la considération quiest due à votre titre d’officier du roi.

– Oserait-on m’accuser ? s’écriaDidier.

– Qui donc ? répondit Béchameil avecmélancolie ; qui donc prendrait ce soin, monsieur, si ce n’estmoi ? Je suis seule victime et ne me plains point parce qu’ilvous faudrait bien longtemps, monsieur le capitaine, pour me soldermes cinq cent mille livres avec les émoluments de votre grade.

Didier était dans l’un de ces instants où lecœur est, pour ainsi dire, inaccessible à la colère. Sa vie venaitde subir une crise trop grave pour qu’il songeât à dépenser soncourroux contre un personnage comme M. de Béchameil.

Au contraire, porté à compatir à ce chagrinqui, en définitive, avait une source sérieuse, et tout plein encoredes révélations de Jean Blanc, il répondit à l’intendant à peu prèscomme il l’eût fait à une personne raisonnable, et lui laissaentendre que sa fortune allait subir un complet changement.

Béchameil haussa les épaules.

– Quelque héritage de vilain,grommela-t-il ; deux cents francs de rentes ! C’est égal,s’il est possible de les saisir, je les saisirai. Maispuissiez-vous me rendre mes cinq cent mille livres jusqu’au derniersou, monsieur, nous ne serions pas quittes encore.

– Comment cela ! demanda Didier quine prit même pas la peine de répondre à ce qui regardait le vol dela nuit précédente.

– Comment cela ! s’écria Béchameilenhardi par le calme de son interlocuteur : vous me ledemandez, monsieur ! J’étais le fiancé de Mlle Alixde Vaunoy.

– Pauvre Alix, murmura le capitaine.

– Cinq cent mille livres et mafiancée ! reprit Béchameil. Si j’étais un homme de carnage,monsieur, je vous appellerais sur le pré !

À ces derniers mots, prononcés d’une voixplaintive, M. l’intendant royal tira sa montre de son goussetet leva les yeux au ciel.

– Onze heures ! murmura-t-il. Vousverrez qu’au milieu de cette bagarre, personne ne se sera occupé dudéjeuner !

Il salua Didier à la hâte et se dirigea versles cuisines.

Didier resta soucieux. ÉvidemmentM. de Béchameil ne serait pas le seul à l’accuser. Lesdeniers de l’impôt étaient à sa garde. Pour se disculper, un moyenunique se présentait, c’était de mettre au jour l’infâme conduited’Hervé de Vaunoy.

Mais Alix ! Alix qui venait de lesauver ! Alix si noble et si malheureuse !

Didier repoussa bien loin cette idée.

Sans y songer, il prit la route de sa chambre.La porte était grande ouverte. Il entra.

Sur son lit, le corps du brave écuyer Judeétait étendu. Une femme, agenouillée au chevet, priait à voixhaute, récitant avec lenteur les versets du De Profundis.C’était la dame Goton Rehou qui rendait les derniers devoirs à sonvieil ami.

Didier se découvrit et continua de marcher. Aubruit des éperons, la femme de charge tourna la tête. Elle n’avaitpoint encore aperçu le capitaine, et sa vue lui causa une émotiondont la cause restait pour elle un mystère.

Didier s’arrêta près du lit ; ilconsidéra longtemps en silence les traits de Jude auxquels la mortn’avait pu enlever leur expression de fermeté intrépide.

– Pauvre Jude ! pensa-t-il touthaut, car il avait oublié déjà la présence de la vieille femme.Dieu n’a point permis qu’il arrivât au but si ardemment souhaité.Il est mort avant d’avoir retrouvé le fils de son maître. Il estmort un jour trop tôt.

La vieille Goton Rehou se prit à trembler.

– Monsieur, monsieur, dit-elle ; mesyeux sont chargés de vieillesse et il y a vingt ans que je n’ai vuGeorges Treml, mais au nom de Dieu, qui êtes-vous ?

On entendit le marteau de la porte extérieure.Didier courut à la fenêtre et aperçut Vaunoy qui entrait dans lacour.

– Qui êtes-vous ? répéta Goton enjoignant les mains.

– Vous vous souvenez donc aussi deTreml ? demanda le capitaine.

– Si je m’en souviens ! béniJésus !

– Eh bien ! dame, suivez-moi ;vous entendrez le maître de La Tremlays me donner le nom quim’appartient.

Didier quitta la chambre, traversa le corridorà grands pas et se rendit au salon où Vaunoy venait d’entrer. Lavieille Goton le suivit de loin.

Au salon se trouvaient Mlle Olivede Vaunoy, M. de Béchameil et l’officier des sergents deRennes.

Celui-ci aborda brusquement Didier :

– Capitaine, dit-il, hier soir, pendantle souper, vous vous êtes endormi. Ce n’est pas naturel. Pendantvotre sommeil, on a pillé le château. Je me suis trouvé enfermédans ma chambre ; nos gens se sont vus parqués dans une grangebarricadée, que pensez-vous de cela, s’il vous plaît ?

– Il faut demander cela au maître decéans, répliqua Didier en allant vers M. de Vaunoy.

Celui-ci se munit de son plus doucereuxsourire.

– Saint-Dieu ! mon jeune ami,s’écria-t-il en ouvrant les bras et en faisant la moitié du chemin,je viens d’apprendre des choses qui me transportent de joie. LaBretagne retrouve en vous un de ses plus vieux noms, et moi, lefils d’un excellent cousin. Embrassons-nous, mon jeune parent…Monsieur de Béchameil et mademoiselle ma sœur, et vous tous iciprésents, sachez que le vrai nom de ce cher capitaine est GeorgesTreml…

– De La Tremlays, seigneur deBouëxis-en-Forêt, ajouta Georges lui-même.

La vieille Goton qui arrivait au seuils’appuya contre la muraille. Ses jambes, coupées par l’émotion, luirefusaient service.

– Je l’avais deviné ! murmura-t-elleen essuyant une larme du revers de sa main ridée. Oh ! quec’est bien ainsi que j’espérais le revoir ! beau, fort, l’épéeau côté, la mine haute et fière, comme il convient à un Breton debon sang !

Mlle Olive joua de l’éventail.M. de Béchameil ouvrit de grands yeux.

– Peste ! pensa-t-il, ce n’est pasun mendiant, après tout.

– Tels étaient, en effet, les noms ettitres de Nicolas Treml, votre aïeul vénéré, mon jeune ami, repritVaunoy, répondant aux derniers mots du capitaine.

– Et tels seront aussi les miens,monsieur, prononça Georges avec fermeté.

– Bien dit ! pensa Goton Rehou, quiadmirait chaque mot, chaque geste de son jeune maître.

– Monsieur mon cousin, repartit Vaunoy enmettant de côté son patelin sourire, je crois que vous vous faitesune idée fausse de votre position nouvelle.

– Ne suis-je pas l’héritier de monaïeul ?

– Si fait, mais…

– Mais quoi ? demanda Georges avecimpatience.

– Mais quoi ! répéta en aparté lavieille Goton triomphante.

Il n’y eut pas jusqu’à M. l’intendantroyal, qui, persuadé du bon droit du capitaine, ne se dît inpetto :

– Mais quoi ?

Hervé de Vaunoy reprit son sourire.

– Mon jeune ami, dit-il, l’emportementnuit parfois et ne sert jamais. À mon âge on ne parle pas à lalégère. Croyez-moi : l’héritage de Nicolas Treml, dont Dieupuisse avoir l’âme loyale en son paradis, ne vous fera pas bienriche.

Le capitaine sentit le rouge de l’indignationlui monter au visage. Il s’approcha de manière à n’être entendu quede Vaunoy.

– Il y a sous votre toit, dit-il d’unevoix contenue et que la colère faisait trembler, une personne queje respecte autant que je vous méprise. Rendez grâce à Dieu deposséder une pareille égide, monsieur !

– Que ne parlez-vous haut, monsieur moncousin ? demanda Vaunoy qui fit appel à toute soneffronterie.

– Misérable ! poursuivit Georgessans élever la voix, je pourrais vous livrer à la justice, car vousêtes trois fois assassin. Un ange vous protège, mais vous êtes icichez moi, je vous ferai chasser, du moins, par les soldats sous mesordres.

Vaunoy fit un salut ironique.

– Mademoiselle ma sœur, dit-il, et vous,monsieur l’intendant, veuillez excuser notre entretien secret. Jevais, du reste, vous mettre au fait. Mon jeune cousin, pour premieracte de bonne parenté, me menace de me faire chasser de chez moipar les soldats de Sa Majesté.

– En vérité ! répliqua Béchameil, ila donc droit ?…

– Est-il possible ! ditMlle Olive, lui qui était si aimable hiersoir !

– Il n’y a point entre nous de bonneparenté, monsieur, reprit Didier en faisant effort pour concentrersa colère au-dedans de lui-même ; je vous menace, en effet, devous chasser, mais non pas de votre maison, car ce château est mapropriété.

– Pour ça, tu peux en faire serment, monenfant chéri ! murmura la dame Goton Rehou.

– Oui-da ! s’écria Vaunoy enricanant ; vous croyez cela ? Eh bien, mon jeune cousin,permettez que je m’absente une minute ; le temps d’allerjusqu’à mon cabinet, et je reviendrai vous apprendre une foule dechoses que vous paraissez ignorer.

Il sortit.

Presque au même instant, la figure noircie ducharbonnier Pelo Rouan se montra sur le seuil.

Il tenait sous son bras un petit sac en toilenoirâtre qui semblait renfermer un objet fort pesant. Tout le mondeavait le dos tourné. La vieille Goton seule l’aperçut : ellefit un mouvement, mais Pelo Rouan mit un doigt sur sa bouche, et seglissa dans l’ombre projetée par l’un des hauts battants de laporte ouverte.

M. de Vaunoy reparut bientôt, suivide maître Alain. Il avait à la main un parchemin déplié.

– Mon jeune ami, dit-il, je vous prie dem’excuser si je vous ai fait attendre. Veuillez prendreconnaissance de cet écrit.

Le capitaine prit le parchemin et lut.

C’était l’acte de vente tracé tout entier dela main de Nicolas Treml et confié par ce dernier à Hervé deVaunoy.

– Monsieur, dit le capitaine après avoirlu, il y a en tout ceci quelque odieuse machination que je necomprends pas. Comment vous, pauvre et nourri des bienfaits de monaïeul, avez-vous pu acheter et payer son domaine ?

– L’économie ! mon jeune ami,répondit Vaunoy en raillant ; avec de l’économie et quelquestritures d’affaires, on accomplit des choses réellementsurprenantes. Mais là n’est pas la question, et j’espère qu’il nevous prendra plus la fantaisie de me menacer. Voyons ! vousêtes jeune, vous êtes pauvre ; votre aïeul et moi nous noussommes rendu de bons services mutuellement ; je ne demande pasmieux que d’oublier votre conduite. Voulez-vous que nous fassionsla paix ?

– Jamais ! s’écria Georges enrepoussant la main qui lui était tendue.

– C’en est trop ! dit Vaunoy en seredressant, toute patience a un terme. Mademoiselle ma sœur etvous, monsieur l’intendant, vous êtes témoins que j’ai poussé lamodération jusqu’à ses plus extrêmes limites. Je crois donc, à montour, pouvoir dire à ce jeune homme qui m’a outragé devanttous : sortez de chez moi, monsieur.

– Béni Jésus ! murmura la dameGoton, il va chasser mon pauvre petit Georges !

Le capitaine se couvrit, lança au maître de LaTremlays un regard de dédain et se dirigea vers la porte.

À moitié route, il se trouva face à face avecPelo Rouan, qui le prit par la main et le ramena au milieu dusalon.

– Jean Blanc ! dit le capitaineétonné.

– Jean Blanc ! répéta mentalementVaunoy qui regarda attentivement le nouveau venu. Saint-Dieu !c’est lui en effet : le blanc sous le noir !

Il se pencha et dit un mot à l’oreille dumajordome qui venait d’entrer pour annoncer le déjeuner servi.Maître Alain sortit aussitôt.

– Que venez-vous faire ici ? ajoutaVaunoy en s’adressant au charbonnier.

– Je viens faire justice, répondit JeanBlanc d’une voix grave ; je viens, Hervé de Vaunoy, t’enleverle prix de vingt ans de fraude et de crimes.

Vaunoy regarda du côté de la porte. MaîtreAlain ne revenait point encore.

Jean Blanc continua.

– Tu t’es prévalu d’un parchemin signépar Nicolas Treml ; notre jeune seigneur va te répondre par unparchemin signé de toi.

– Moi ! j’ai signé comme quoi cegarçon est fils de son père ! s’écria Vaunoy, voilàtout !

– Voilà tout, répéta Jean Blanc,aujourd’hui : c’est vrai, mais avec ce que tu signas il y avingt ans, cela suffira.

Vaunoy changea de visage.

Jean Blanc tira de son sac un petit coffret defer chargé de rouille.

Il le déposa sur le plancher, s’agenouillaauprès, et introduisit son couteau dans la fente de lacharnière.

La rouille avait rongé le métal, et lecouvercle sauta presque sans effort.

Le coffret contenait de l’or et un parcheminque Vaunoy reconnut sans doute, car il se précipita pour lesaisir.

Georges Treml le repoussa rudement. Ce fut luiqui prit l’acte des mains de Jean Blanc.

– Je savais bien ! s’écria-t-ilaprès avoir lu : je savais bien qu’il y avait fraude etmensonge ! Voici une déclaration signée de vous, monsieur, quiporte que tout descendant de Treml pourra racheter le domaine,moyennant cent mille livres tournois.

– Et voici les cent mille livres, ajoutaJean Blanc en frappant sur le coffret.

Vaunoy était muet de rage.

L’officier rennais, Mlle Olive etBéchameil s’étonnaient grandement, et ce dernier concevait un vagueespoir de recouvrer ses cinq cent mille livres.

Quant à la vieille femme de charge, elles’émerveillait et promettait en son cœur une neuvaine à Notre-Damede Mi-Forêt.

À ce moment, maître Alain reparut à la portedu salon. Il était suivi des domestique du château, armés jusqu’auxdents, et des sergents de Rennes. L’œil d’Hervé de Vaunoyétincela.

– Gardez toutes les issues !s’écria-t-il. Je promets dix louis d’or à qui mettra le premier lamain sur ce brigand !

Il désignait Jean Blanc du doigt.

– Cet acte est contre moi,reprit-il ; je suis dépouillé, pillé. Mais, Saint-Dieu !je serai vengé ! Regardez bien cet homme, monsieur deBéchameil ; cette nuit, cinq cent mille livres vous ont étéenlevées ; le capitaine n’a pas su les défendre, ou plutôt illes a livrées, et sans doute l’argent que voici (il montrait lecoffret), est le prix de sa trahison !

– Infâme ! balbutia Georges, mishors de garde par cette incroyable audace.

M. de Béchameil était tout oreilles,et l’officier rennais semblait à demi convaincu.

– As-tu bien le courage de nier, GeorgesTreml ? poursuivit Vaunoy ; cet homme qui vient à tonsecours n’est-il pas le même qui cette nuit, a dirigél’attaque ?

– Si j’avais su cela, grommela Goton, dudiable si j’aurais fait le coup de fusil contre lui !

– Cet homme qui t’apporte ta part du vol,reprit encore Vaunoy, n’est-il pas de ceux dont le nom est unecondamnation ? En avant bons serviteurs du roi !emparez-vous du chef des Loups.

– Le Loup blanc ? s’écrièrentensemble Béchameil, Mlle Olive, les soldats et lesdomestiques.

Ces derniers, en même temps, firent prudemmentun mouvement de retraite.

Les soldats s’avancèrent et entourèrent JeanBlanc.

– Saisissez-le ! s’écria Béchameil.Ah ! brigand détestable ! tu vas me rendre mes cinq centmille livres !

Mlle Olive, au seul nom du Loupblanc, s’était hâtée de tomber en pâmoison.

Georges Treml avait tiré son épée, résolu àdéfendre l’homme qui l’avait servi si puissamment et qui était lepère de Marie.

Mais il n’eut pas besoin de faire usage de sonarme. Au moment où les sergents, rétrécissant leur cercle allaientmettre la main sur le roi des Loups, celui-ci ramassa sous lui seslongues jambes et fit un bond extraordinaire qui le portapar-dessus la ligne des assaillants, jusqu’à l’une des fenêtres dusalon.

Les soldats hésitèrent, stupéfaits.

Jean Blanc se mit debout sur l’appui de lafenêtre.

– Quoi que tu fasses, Hervé de Vaunoy,dit-il, tu es vaincu. Tu n’auras pas même la vengeance !

– Feu ! feu ! Mais tirezdonc ! hurla Vaunoy qui arracha le mousquet de l’un dessoldats et mit Jean Blanc en joue.

Georges, d’un coup de son épée, détourna lecanon, et la balle alla se loger dans le lambris.

– Nous nous rencontrerons encore unefois, Hervé de Vaunoy, reprit l’albinos sans s’émouvoir ; cesera la dernière, et tous nos comptes seront réglés !

Il sauta dans la cour à ces mots, puis on levit franchir la muraille extérieure avec la prodigieuse agilité quilui était propre.

– Feu ! feu ! répéta Vaunoy,qui tomba épuisé sur un siège.

Les soldats firent une décharge. Ce fut dubruit et de la fumée.

L’accusation dirigée contre le jeune héritierde Treml ne pouvait se soutenir. Vaunoy lui-même n’essaya plus decombattre.

Il avait joué sa suprême partie, il avaitperdu. Il se résigna au moins en apparence.

M. de Béchameil, marquis de Nointel,supporta la perte des cinq cent mille livres, ce dont le lecteur nedoit point s’affliger outre mesure, attendu que cet intendant royalen retrouvait deux fois autant, chaque année, dans la poche duroi.

Georges Treml, en devenant breton, ne putperdre les sentiments d’affection et de respect qu’il croyaitdevoir à son souverain. Il ne fit point d’opposition à la cour deParis ; mais il aida les pauvres gens à payer l’impôt etprotégea leur travail.

Ce sont des cœurs mauvais, intéressés à malfaire, ceux qui déclarent impossible la réconciliation entre lepauvre et le riche.

Deux ou trois ans s’étaient à peine écoulésdepuis les événements qui précèdent qu’il n’y avait plus de tracesde Loups sous le couvert. En revanche, on voyait souventdes troupes de bonnes gens agenouillées au pied de la croix deMi-Forêt. Ces bonnes gens remerciaient Notre-Dame qui leur avaitrendu un fils de Treml, c’est-à-dire un protecteur puissant et unbienfaiteur infatigable.

Georges Treml de La Tremlays n’oublia pasqu’il avait été durant vingt ans Didier tout court.

Grand seigneur par le sang, mais soldat defortune, il crut avoir le droit de consulter uniquement son cœurdans le choix d’une compagne.

Certes, il lui était permis de penser que sonunion ne souffrirait point d’obstacles. Néanmoins il s’en rencontraun, et des plus sérieux : Jean Blanc refusa péremptoirement lamain de sa fille à son jeune seigneur.

Et ce n’était point un jeu. Jamaismillionnaire repoussant un gendre indigent, jamais duc et pairdéclinant l’alliance d’un poète ne furent plus difficiles à fléchirque le pauvre albinos.

Il avait, lui aussi, ses idées d’honneur,inflexibles, rigides et plus fières à coup sûr que les préjugésréunis de toute la noblesse de Bretagne.

Didier ordonna et pria tour à tour, etlongtemps en vain : mais un jour il eut la bonne inspirationde jurer devant Dieu et sur sa foi de gentilhomme breton qu’iln’aurait point d’autre femme que Marie.

Jean Blanc fut vaincu et céda : ilfallait que Treml eût des héritiers.

Ce fut un beau jour que celui où Marie passale seuil du bon château de La Tremlays. Le calme et la joie yentrèrent avec elle pour n’en plus sortir.

Elle n’apportait point d’écusson pourécarteler celui de Treml ; mais à tout prendre, il y avaitassez d’armoiries diverses sous les austères portraits des vieuxmaîtres de La Tremlays ; aucune pièce héraldique n’y faisaitdéfaut.

En revanche, d’ailleurs, parmi toutes leschâtelaines qui respiraient sur la toile depuis des siècles leparfum de leurs bouquets toujours frais, pas une n’aurait pudisputer à la pauvre fille de la forêt le prix de la beauté, nicelui de la bonté.

À raison ou à tort, le capitaine comptait celapour quelque chose.

Bien longtemps après, lorsque les enfants deGeorges et de Marie couraient dans les taillis, guidés par lavieille Goton Rehou, il y avait au couvent deSaint-Aubin-du-Cormier une religieuse du nom de sœur Alix qui lesguettait parfois au passage et les embrassait en souriant.

Car voici encore une erreur qui court leslivres : on dit que les bien-aimées de l’époux Jésus perdentle sourire, c’est mentir. Elles aiment ardemment, donc elles sontheureuses – d’un bonheur qui va au-delà de la mort !

Quant à Hervé de Vaunoy, voici ce qui advintsix mois après la rentrée de Georges en l’héritage de sespères.

Vaunoy avait quitté La Tremlays pour seretirer à Rennes. Il fit demander à Georges la permission deprendre, dans le cabinet qu’il avait occupé au château, quelquesobjets à son usage.

Georges s’empressa de faire droit à cettedemande.

Vaunoy vint escorté de plusieurs hommes. Soncabinet était celui qui avait servi de retraite à Nicolas Treml etrenfermait cette armoire où le vieux Breton, partant pour sondernier voyage, avait puisé les cent mille livres dont il a étésouvent question dans ce récit.

Cette armoire contenait encore de fortessommes, laissées par Nicolas Treml, et d’autres fruits des épargnesde Vaunoy, qui chargé de ces richesses, reprit le chemin deRennes.

Mais ses valets arrivèrent à la ville sans luiet racontèrent, effrayés, que sur la lisière de la forêt, un coupde fusil était parti au-dessus de leurs têtes, et que Hervé deVaunoy, frappé d’une balle en pleine poitrine, avait vidé lesarçons pour rester mort sur la mousse du chemin.

– Nous avons dirigé nos regards versl’endroit d’où était parti le coup, ajoutèrent les valets ; lanuit se faisait ; pourtant nous avons vu une forme blanchesauter de branche en branche, comme il n’est point raisonnable depenser qu’un être humain puisse le faire, puis disparaîtreau-dessus des plus hautes cimes des châtaigniers.

Le lendemain, on trouva sur la mousse lecadavre d’Hervé de Vaunoy. Auprès de lui était à terre le vieuxmousquet que Jean Blanc tenait de son père.

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