Le Loup blanc

Chapitre 14Où le Loup Blanc montre le bout de son museau

Pendant cela, Jude Leker essayait de trouverson chemin dans le taillis. Il eut d’abord grand’peine às’orienter, car nul sentier ne traversait l’épaisseur dufourré ; mais au bout d’une centaine de pas, il vit avecsurprise qu’une multitude de petites routes se croisaient en toussens et semblaient néanmoins converger vers un centre commun.

Il suivit un de ces sentiers, et arrivabientôt au bord de ce sauvage ravin que nous connaissons déjà sousle nom de la Fosse-aux-Loups.

À part ces routes qui n’existaient pointautrefois et qui annonçaient très positivement le voisinage d’unlieu de réunion où de nombreux habitués se rendaient de différentscôtés, rien n’était changé dans le sombre aspect du paysage. Lemême silence régnait autour de la même solitude.

Jude descendit les bords du ravin en seretenant aux branches et atteignit le fond où s’élevait le chênecreux. La physionomie du bon écuyer était triste et grave. Ilsongeait sans doute que la dernière fois qu’il avait visité celieu, c’était en compagnie de son maître défunt.

Il songeait aussi que le creux du chênepouvait avoir été dépositaire infidèle. Or la fortune de Tremlavait été mise tout entière entre ces noueuses racines quidéchiraient le sol.

Avant de pénétrer dans l’intérieur de l’arbre,Jude examina les alentours avec soin ; il fouilla du regardchaque buisson, chaque touffe de bruyère, et dut se convaincrequ’il était bien seul.

Cet examen lui fit découvrir, derrière l’unedes tours en ruine, un petit monceau de décombres, à la place oùs’élevait jadis la cabane de Mathieu Blanc.

– C’étaient de bons serviteurs de Treml,murmura-t-il en se découvrant, que Dieu ait leur âme !

Dans l’intérieur de l’arbre, il trouvaquelques débris de cercles, et presque tous les ustensiles de JeanBlanc, mais rouillés et dans un état qui ne permettait point decroire qu’on s’en fût servi depuis peu.

Jude prit une pioche et se mit aussitôt enbesogne.

Pendant qu’il travaillait, un imperceptiblemouvement se fit dans les buissons et deux têtes d’hommes, masquésà l’aide d’un carré de peau de loup, se montrèrent.

Une troisième tête, masquée de blanc, sortitau même instant d’une haute touffe d’ajoncs qui touchait presque lechêne où travaillait Jude.

Les trois hommes, porteurs de ce déguisementétrange, échangèrent rapidement un signe d’intelligence.

Le signe du masque blanc fut un ordre, sansdoute, car les deux autres rentrèrent immédiatement dans leurscachettes.

Le masque blanc se coucha sans bruit à platventre et se mit à ramper vers l’arbre. Il franchit lentement ladistance qui l’en séparait, puis il se dressa de manière à fourrersa tête dans l’une des ouvertures que le temps avait pratiquées autronc creux du vieux chêne.

Son masque le gênait pour voir ; ill’arracha et découvrit un visage tout noirci de charbon et defumée : le visage de Pelo Rouan, le charbonnier.

Jude travaillait toujours et ne se doutaitpoint qu’un regard curieux suivait chacun de ses mouvements.

Au bout de quelques minutes, la piocherebondit sur un corps dur et sonore. Jude se hâta de déblayer letrou et retira bientôt le coffret de fer que Nicolas Treml avaitenfoui autrefois en cet endroit. Après l’avoir examiné un instantavec inquiétude pour voir s’il n’avait point été visité en sonabsence, Jude sortit une clef de la poche de son pourpoint.

À ce moment, Pelo Rouan se mit à ramper etrentra sans bruit dans sa cachette.

Ce fut pour lui un coup de fortune, car Jude,sur le point d’ouvrir le coffret, se ravisa et fit le tour duchêne, jetant à la ronde son regard inquiet. Il ne vit personne,regagna le creux de l’arbre et fit jouer la serrure du coffret defer.

Tout y était, intact comme au jour dudépôt : or et parchemin. Le bon Jude ne put retenir uneexclamation de joie, en songeant que, avec cela, Georges Treml,fût-il réduit à mendier son pain, n’aurait qu’un mot à dire pourrecouvrer son héritage intact.

Mais une expression de tristesse remplaçabientôt son joyeux sourire : où était Georges Treml !

Le capitaine Didier, son nouveau maître, avaitreçu l’hospitalité au château, et il ne savait même pas qu’ilexistât une créature humaine du nom de Georges Treml.

Donc, non seulement Georges n’était plus là,mais on ne parlait même plus de lui.

Jude aurait voulu déjà être au château pours’informer du sort de l’enfant. Il plaça le coffret dans le trou,qu’il combla de nouveau en ayant soin d’effacer de son mieux lestraces de la fouille, puis il gravit la rampe du ravin.

Pelo Rouan le suivit de l’œil pendant qu’ils’éloignait.

– C’est bien Jude ! murmura-t-il,Jude l’écuyer du vieux Nicolas Treml ! il n’emporte pas lecoffret ; je verrai cette nuit ce qu’il peut contenir. Enattendant, il ne faut point que nos gens soupçonnent ce mystère,car ils pourraient revenir avant moi.

Jude avait disparu. Les deux hommes à masquesfauves quittèrent le fourré et s’élancèrent vers le chêne. Ilsremuèrent les outils, visitèrent chaque repli de l’écorce et netrouvèrent rien.

Ces deux hommes étaient deuxLoups.

Ils s’approchèrent de la touffe d’ajoncs.

– Maître, dirent-ils en soulevant leursbonnets, qu’avez-vous vu ?

Pelo Rouan haussa les épaules.

– C’est grand dommage que vous n’habitiezpoint la bonne ville de Vitré, dit-il. Vous êtes curieux comme desvieilles femmes, et vous feriez d’excellents bourgeois. J’ai vu unrustre déterrer deux douzaines d’écus de six livres qu’il avaitenfouies en ce lieu.

Les deux Loups se regardèrent.

– Cela fait plus de deux cents piécettesde douze sous à la fleur de lis, grommela l’un d’eux, et il y en apeut-être d’autres.

– Cherchez, dit Pelo Rouan avec uneindifférence affectée. Moi, je vais veiller à votre place.

Les deux Loups hésitèrent un instant, mais cene fut pas long. Ils touchèrent de nouveau leurs bonnets etregagnèrent leurs postes.

Pelo Rouan remit son masque en peau demouton.

– C’est bien, dit-il : maissouvenez-vous de ceci : quand je suis là, mes yeux veillentavec les vôtres, je puis pardonner un instant de négligence. Quandje m’éloigne, la négligence devient trahison, et vous savez commentje punis les traîtres. On a vu des soldats de la maréchaussée dansla forêt, et peut-être en ce moment même des yeux ennemisinterrogent les profondeurs de ce ravin. La moindre imprudence peutlivrer le secret de notre retraite. Prenez garde !

Le charbonnier prononça ces mots d’une voixbrève et impérieuse. Les deux Loups répondirenthumblement :

– Maître, nous veillerons.

Pelo Rouan ôta les pistolets qui pendaient àsa ceinture et les cacha sous ses vêtements.

– Je vais au château, continua-t-il, afind’apprendre ce que nous devons craindre des gens du roi. Jereviendrai cette nuit.

À ces mots, il gravit la montée d’un pasrapide et disparut derrière les arbres de la forêt.

– Le Loup Blanc et le diable, murmural’une des sentinelles, il n’y a qu’eux deux pour courir ainsi.Guyot ?

– Francin ?

– J’aurais pourtant voulu voir là-basdans le creux du chêne.

– Moi aussi, mais… Si on fouillait, ilverrait. Je m’entends.

– La terre est pourtant fraîchementremuée…

– Il verrait, je te dis ! Et noussavons ses ordres.

– C’est la vérité ! Quand il aparlé, ça suffit.

En conséquence de quoi, les deux Loups serésignèrent à faire bonne garde.

Jude Leker, lui, reprenait le chemin quidevait le conduire vers son capitaine. Il traversa le taillis d’unpas plus leste et le cœur plus content que la première fois. Une deses inquiétudes était au moins calmée et il avait désormais en mainde quoi racheter les riches domaines de la maison de Treml.

Quand il arriva au lieu où il avait laisséDidier, celui-ci était seul.

– Tu n’as pas perdu de temps, mon garçon,dit-il gaiement. Je ne t’attendais pas si vite.

Jude prit cela pour un reproche adressé à salenteur et se confondit en excuses.

– Allons ! s’écria le capitaine quisauta en selle sans toucher l’étrier, j’aurai dormi sans doute, etfait un beau rêve, car je veux mourir si j’étais pressé de te voirarriver. À propos, et le trésor de Treml ?

– Dieu l’a tenu en sa garde, réponditJude.

– Tant mieux ! Au château,maintenant, à moins qu’il ne te reste quelque mystérieuseexpédition à accomplir.

Il est rare qu’un Breton de la vieille rochesympathise complètement avec cette gaieté insouciante etcommunicative qui est le fond du caractère français. Cetterecrudescence soudaine de bonne humeur mit l’honnête Jude à lagêne, d’autant plus qu’il était occupé lui-même de penséesgraves.

Il suivit quelque temps en silence le jeunecapitaine qui fredonnait et semblait vouloir passer en revue tousles ponts-neufs, anciens et nouveaux, chantés au théâtre de lafoire.

Enfin Jude poussa son cheval et prit laparole.

– Monsieur, dit-il, mon devoir est lourdet mon esprit borné. Je compte sur l’aide que vous m’avezpromise.

– Et tu as raison, mon garçon ; toutce que je pourrai faire, je le ferai. Voyons, explique-moi un peuce que tu attends de moi.

– D’abord, répondit Jude, bien que vingtans se soient écoulés depuis que j’ai mis le pied pour la dernièrefois au château de La Tremlays, il pourrait s’y trouver quelqu’unpour me reconnaître, et j’ai intérêt à me cacher. Je voudrais doncn’y point entrer avant la nuit venue.

– Soit, le temps est beau ; nousattendrons dans la forêt. Mais l’expédient me semble médiocrementingénieux, par la raison qu’il y a résines et lampes au château deM. de Vaunoy.

– C’est vrai, murmura dolemment le pauvreJude ; je n’avais point songé à cela.

Le capitaine reprit en souriant :

– Il y a un moyen d’arranger les choses,mon garçon. Nous arriverons enveloppés dans nos manteaux de voyage,et je trouverai bien quelque prétexte pour te protéger contre lesregards indiscrets. Après ?

– Après ? répéta Jude fortembarrassé ; après, je tâcherai de savoir… de manière oud’autre… ce qu’est devenu le petit monsieur.

– C’est cela, nous tâcherons.

La nuit vint : nos deux voyageurs furentintroduits au château, comme nous l’avons vu, et Simonnet, lemaître du pressoir, se chargea de les annoncer aux maîtres.

M. Hervé de Vaunoy et sa fille Alixétaient au salon, en compagnie de Mlle Olive de Vaunoy,sœur cadette d’Hervé, et de M. de Béchameil, marquis deNointel, intendant royal de l’impôt.

Le capitaine était attendu depuis quelquesjours déjà, bien qu’on ignorât le nom du nouveau titulaire. Dès quemaître Simonnet eut prononcé le mot capitaine, tous cespersonnages se levèrent et dardèrent leurs regards vers la porteavec une curiosité plus ou moins prononcée.

Le capitaine entra, suivi de Jude qui se tintaux environs du seuil, le nez dans le manteau. Didier s’avança lefeutre sous le bras, la mine haute, et se portant comme ilconvenait à un homme rompu aux belles façons de la cour.

Son aspect parut étonner grandement tout lemonde, ce qu’il dut déchiffrer en caractères lisibles, quoiquedifférents, sur les quatre physionomies présentes.

Mlle Olive pinça ses lèvres enjouant vigoureusement de l’éventail.

Alix pâlit et s’appuya au bras de sonfauteuil.

M. de Vaunoy laissa percer un ticnerveux sous son patelin sourire.

Enfin, M. de Béchameil, marquis deNointel, exécuta la plus piteuse grimace qui se puisse voir survisage de financier désagréablement surpris.

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