Le Loup blanc

Chapitre 27La première béchamelle

Ce jour-là, Antinoüs de Béchameil, marquis deNointel, avait résolu de frapper un coup décisif sur le cœur de sa« belle inhumaine » ; c’était ainsi qu’il appelaitmademoiselle de Vaunoy.

Il ne dormit guère que deux heures après sondéjeuner, et gagna ensuite en toute hâte les cuisines du château deLa Tremlays, où il demanda le chef à grands cris.

Il n’est personne qui ne désire se montreravec tous ses avantages aux yeux de la dame de ses pensées.Béchameil que le hasard avait fait intendant royal de l’impôt, maisqui était né marmiton de génie, s’était mis en tête de subjuguermademoiselle de Vaunoy définitivement et d’un seul coup, à l’aided’un blanc-manger du plus parfait mérite ; blanc-mangerexquis, original, nouveau, dont Alix goûterait la première, et quigarderait le nom de cette belle personne, en l’immortalisant dansles siècles futurs.

L’amitié d’un grand homme est un bienfait desdieux.

Il ne faut pas croire que M. le marquisde Nointel fût descendu aux cuisines de La Tremlays avec un projetvague et mal arrêté. Son blanc-manger était dans sa tête, completet tout d’un bloc. Il n’y manquait ni un scrupule de muscade, niune petite pointe de girofle, ni un atome de cannelle.

Aussi, disons-le tout de suite, le plat del’intendant royal devait compter parmi les chefs-d’œuvre qui viventà travers les âges. Ce devait être un blanc-manger illustre, unblanc-manger que les restaurateurs des cinq parties du mondeinscriront avec fierté sur leurs cartes tant que l’homme, roi de lacréation, saura distinguer un suprême de turbot d’une omelette aulard !

Le cuisinier de La Tremlays mit à ladisposition de son noble confrère ses épices et ses fourneaux.Béchameil se recueillit dix minutes ; puis, avec la précisionnécessaire à toutes les grandes entreprises, il se mit résolument àl’œuvre.

La vieille Goton Rehou, femme de charge duchâteau, qui fumait sa pipe dans un coin de la cheminée, pendantque l’intendant royal opérait, répéta souvent depuis qu’ellen’avait, de sa vie, vu un mitron si ardent à la besogne.

L’intendant royal n’avait garde de faireattention à la vieille. Il avait retroussé les manches de son habità la française, rentré la dentelle de son jabot et rejeté saperruque en arrière. Son visage atteignait les nuances les plusvives de la pourpre. Ses yeux étaient inspirés. Ses mains blancheset chargées de diamants agitaient la queue de la casserole avec unegrâce indescriptible. Tout observateur impartial eût déclaré qu’ilétait là vraiment à sa place.

– Divine Alix !murmurait-il plustendrement à mesure que la fumée s’élevait, plus savoureuse ;vous qui possédez toutes perfections, vous devez être douée du plusdélicat de tous les goûts. Si vous résistez à ce poisson, jen’aurai plus… une idée de gingembre ne peut que faire du bien… jen’aurais plus qu’à mourir !

Béchameil mit une pincée de gingembre etouvrit convulsivement ses narines pour saisir l’effet.

– Délicieux ! céleste !dit-il ; Alix, vous ne refuserez plus la main capable decombiner ces saveurs, il faudrait être un sauvage pour résister àun pareil arôme.

– C’est vrai que ça sent bon !grommela Goton dans un coin.

Béchameil mit son binocle à l’œil et regardadu côté de la cheminée d’un air modeste et satisfait.

– N’est-ce pas, excellente vieille ?s’écria-t-il, c’est un manger de déesse.

– Ça doit faire un fier ragoût, c’est lavérité, répondit Goton en rallumant sa pipe avec gravité, mais,sauf respect de vous, si j’étais homme et marquis, m’est avis quej’aimerais mieux manier une épée que la queue d’une casserole.

Béchameil laissa retomber son binocle et, sedétournant de dame Goton avec mépris, il rendit son âme toutentière à la pensée de la belle Alix.

Celle-ci, par contre, ne songeait en aucunefaçon à lui ; elle était assise auprès de sa tante,mademoiselle Olive de Vaunoy, dans le petit salon de La Tremlays,et travaillait avec distraction à un ouvrage de broderie.

Mademoiselle Olive faisait de même ; maiscette recommandable personne avait eu soin de se placer entre troisglaces. De sorte que, de quelque côté qu’elle voulût bien tournerla tête, elle était sûre de se sourire à elle-même et d’apercevoir,dans toute son ambitieuse majesté l’édifice imposant de sacoiffure.

Chaque fois qu’elle tirait son aiguille, ellejetait à l’un des trois miroirs une œillade pleine de bienveillanceque le miroir lui rendait exactement.

Ce jeu innocent paraissait la satisfaire on nepeut davantage ; mais c’était un jeu muet, et la langue demademoiselle Olive était pour le moins aussi exigeante que sesyeux.

À plusieurs reprises, elle avait essayé déjàd’entamer une conversation avec sa nièce sur ses sujets favoris,savoir : les défauts du prochain, le plus ou moins de méritedes chiffons récemment arrivés de Rennes, et surtout les romans demademoiselle de Scudéry, qui étaient encore à la mode enBretagne.

Alix avait répondu par des monosyllabes et àcontre-propos. Non seulement elle ne donnait pas la réplique, maiselle n’écoutait pas, chose cruellement mortifiante en soi pour toutinterlocuteur, mais qui devient accablante pour une demoiselle d’uncertain âge, prise du besoin de causer.

– Mon Dieu, mon enfant, dit enfin latante après avoir fait un effort pour garder le silence ;pendant la moitié d’une minute, ceci devient intolérable. Je vousconjure de me dire où vous avez l’esprit depuis uneheure !

Alix releva lentement sur sa tante ses grandsyeux fixes et distraits.

– Vous avez parfaitement raison.répondit-elle au hasard.

– Comment, raison ? s’écriamademoiselle Olive. Mais je n’ai rien dit !

Alix sembla se réveiller en sursaut et regardasa tante d’un air étonné, puis elle se leva, la salua etsortit.

Elle traversa rapidement le corridor et gagnasa chambre où elle se mit à marcher à grands pas.

– Je veux le voir ! dit-elle aprèsquelques minutes d’un silence agité. Il le faut.

Elle prit dans sa cassette une bourse de soieet agita vivement une petite sonnette d’argent posée à son chevet.Ce coup de sonnette était un appel à l’adresse de mademoiselleRenée, fille de chambre d’Alix.

Renée monta.

– Prévenez Lapierre, dit Alix, que jeveux lui parler sur-le-champ.

L’instant après, Lapierre était introduit dansl’appartement de mademoiselle de Vaunoy, qui ne put, à sa vue,retenir un vif mouvement de répulsion.

Lapierre entra chapeau bas, mais gardant surson visage l’expression d’insouciante effronterie qui lui étaitnaturelle.

– Mademoiselle m’a fait appeler ?dit-il.

Alix s’assit et fit signe à Renée des’éloigner. Pendant un instant elle garda le silence et tint lesyeux baissés ; évidemment, elle hésitait à prendre laparole.

– Tenez-vous beaucoup à rester au servicede M. de Vaunoy ? demanda-t-elle enfin avec unedureté calculée.

Un autre se fût peut-être étonné de cettequestion, mais Lapierre était à l’épreuve.

– Infiniment, mademoiselle,répondit-il.

– C’est fâcheux, reprit Alix quisurmontait son trouble et regagnait tout son sang-froid, j’airésolu de vous éloigner.

– Et m’est-il permis de vousdemander ?…

– Non.

Lapierre baissa la tête et sourit dans sabarbe. Alix aperçut ce mouvement, et une vive rougeur couvrit sonbeau front.

– Vous quitterez La Tremlays,poursuivit-elle en refoulant une exclamation de colèreméprisante ; je le veux.

– Peste ! murmura Lapierre :voilà qui est parler.

– Vous quitterez La Tremlays àl’instant.

– Peste ! répéta Lapierre.

– Silence ! si vous vous retirez debon gré, je paierai votre obéissance.

Alix fit sonner les pièces d’or que contenaitla bourse en soie.

– Si vous résistez, poursuivit-elle, jevous ferai chasser par mon père.

– Ah ! fit tranquillementLapierre.

– Voulez-vous cette bourse ?

– J’y perdrais, répondit Lapierre, j’aimemieux rester… à moins pourtant que mademoiselle ne daigne me dire,ajouta-t-il d’un ton d’ironie pendable, comment un pauvre diablecomme moi a pu s’attirer la haine d’une fille de noble maison. Jesuis très curieux de savoir cela.

– La haine ! répéta Alix, qui seredressa.

Elle retint une parole de dédain écrasant etdit à voix basse :

– Lapierre, vous êtes un assassin.

– Ah ! fit encore celui-ci sanss’émouvoir le moins du monde.

– Je ne sais pas, poursuivit Alix, cequ’il put jamais y avoir de commun entre un homme comme vous et lecapitaine Didier…

– Nous y voilà ! interrompitLapierre assez haut pour être entendu.

– Paix, vous dis-je, ou je vous feraichâtier comme vous le méritez ; j’ignore ce qui a pu vousporter à ce crime, mais c’est vous qui avez attendu nuitamment,l’année dernière, le capitaine Didier, dans les rues de Rennes.

– Vous vous trompez, mademoiselle.

Alix tira de son sein la médaille de cuivreque le lecteur connaît déjà.

– Le mensonge est inutile,continua-t-elle, c’est moi qui pansai votre blessure quand on vousramena à l’hôtel, et je trouvai sur vous cette médaille que jesavais appartenir au capitaine Didier. Vous la lui aviez voléecroyant sans doute qu’elle était en or.

– Et vous, mademoiselle, repartitLapierre en souriant, vous l’avez gardée précieusement depuis cetemps, quoiqu’elle ne soit que de cuivre.

– Niez-vous encore ? demanda Alixsans daigner répondre.

– À quoi bon ? demanda Lapierre.

– Alors vous ne vous refusez pas àquitter le château ?

– Si fait ! plus que jamais.

– Mais, s’écria mademoiselle de Vaunoy,malheureux, ne craignez-vous pas que je vous dénonce à monpère ?

Lapierre éclata de rire. Alix se levaindignée.

– C’en est trop, dit-elle ; dès quemon père sera de retour…

– Qui sait quand votre père reviendra,mademoiselle ? interrompit Lapierre qui la regarda enface.

– Que voulez-vous dire ? demandavivement la jeune fille saisie d’un vague effroi.

Lapierre ouvrit la bouche pour parler, mais ilse retint et rappela sur sa lèvre son sourire cynique.

– Nous sommes tous mortels, dit-il ens’inclinant, et chaque homme est exposé sept fois à périr dans unseul jour : voilà tout ce que je voulais vous dire,mademoiselle. Quant à votre menace, elle est faite, n’en parlonsplus ; mais gardez, je vous conjure, celles que vous pourriezêtre tentée de m’adresser à l’avenir. Il est humiliant, pour unenoble demoiselle, de menacer un valet.

– Mais, sur ma foi ! s’écria Alixque cette longue provocation jetait hors d’elle-même, je ne menacepas en vain. M. de Vaunoy saura tout !

– Changez le temps du verbe : j’aiétudié un peu ma grammaire ; au lieu du futur mettez leprésent, et vous aurez dit la vérité, mademoiselle.

– Je ne vous comprends pas !balbutia Alix qui devint pâle et chancela.

– Si fait, mademoiselle, vous mecomprenez et parfaitement. Croyez-moi, ne me forcez point à mettreles points sur les i.

– Je veux que vous vousexpliquiez, au contraire, dit Alix avec effort.

– À votre volonté. Le bon sens exquisdont vous êtes douée vous avait fait deviner tout d’abord que riende commun ne pouvait exister entre un honnête garçon tel que moi etun enfant sans père comme le capitaine Didier. Je n’ai point dehaine, en effet. Mais le sort a été injuste à mon égard : jene suis qu’un valet ; la haine d’autrui peut devenir mahaine : et, pour gagner mes gages, je puis avoir à tirerl’épée comme si je haïssais réellement…

– Tu mens, misérable ! interrompitla jeune fille exaspérée, car elle comprenait.

– Vous savez bien que non. J’ai tué parcequ’on m’a dit : tue.

– Oses-tu bien accuser monpère ?

– Moi ! Je ne pense pas avoirprononcé le nom respectable de M. Hervé de Vaunoy. Mais, à bonentendeur, salut.

– Tu mens ! tu mens ! répétaAlix dont la tête se perdait.

– Mettons que je mente, mademoiselle,pour peu que cela puisse vous être agréable. Mais, que je mente ounon, si, comme je le crois, vous portez quelque intérêt aucapitaine Didier, ne perdez pas votre temps à menacer un homme quine saurait vous craindre. Cet homme, d’ailleurs, n’est quel’instrument. Montez plus haut : arrêtez le bras ou fléchissezle cœur.

Il ajouta plus bas :

– Et quand votre père reviendra, s’ilvous est donné de revoir votre père, agissez sans perdre uneminute, c’est un bon conseil que je vous donne.

À ces mots Lapierre salua profondément et pritcongé avec toute l’apparence du calme le plus parfait.

Alix ne saisit point ses dernièresparoles ; mais elle en avait assez entendu. Dès que le valetfut parti, elle s’affaissa sur son siège et mit sa tête entre sesmains. Un monde de pensées navrantes fit irruption dans soncerveau.

– Mon père ! mon père !murmurait-elle au travers de ses sanglots ; je ne veux pas lecroire. Ce misérable ment !

Mais elle avait beau faire, une irrésistibleconviction s’imposait à son esprit : c’était son père quiavait ordonné l’assassinat de Didier.

Pourquoi ?

Elle se leva, chancelante, et agita sasonnette. Elle voulait joindre Didier, lui conseiller de fuir…Hélas ! que lui dire sans accuser son père ?

Lorsque Renée se rendit à l’appel de lasonnette, elle trouva sa jeune maîtresse inanimée sur le plancher.Alix avait succombé à son émotion. Quand elle recouvra ses sens,une fièvre violente s’empara d’elle.

L’heure du dîner vint cependant, etM. de Béchameil, quittant la cuisine, fit son entrée dansla salle à manger suivi du plat incomparable qu’il venaitd’inventer.

Le digne financier avait un air à la foismodeste et conscient de sa valeur. Il semblait savourer par avanceles unanimes éloges qui allaient accueillir ce chef-d’œuvre del’art culinaire, rendu plus précieux par la noble main qui l’avaitpréparé. Il méditait déjà une courte allocution en forme demadrigal, à l’aide de laquelle il comptait offrir à mademoiselle deVaunoy l’honneur d’attacher son nom au blanc-manger nouveau-né.

Certes, ce n’était point là une mince aubainepour la belle Alix. Il y allait de l’immortalité, car le platn’était rien moins qu’une béchamelle de turbot (les cuisiniers ontfaussé l’orthographe de ce nom illustre), c’était, en un mot, lapremière de toutes les béchamelles.

Hélas ! le destin est aveugle, tous lesbons poètes l’ont dit, et les projets des hommes sont étrangementcaducs ! La primeur de ce précieux aliment devait tomber enpartage aux palais malappris de deux ignobles valets !

En entrant dans le salon, Béchameil orna salèvre de son plus avenant sourire. Ce fut en pure perte : iln’y avait point de convives.

Hervé de Vaunoy n’avait pas reparu. Alix étaiten proie à d’atroces souffrances ; mademoiselle Olive veillaitauprès de son lit de douleur. Didier était on ne savait où.

Ce que voyant, Béchameil, ordinairement sipaisible, entra dans un dépit furieux. Désolé de n’avoir personnepour apprécier les mérites de son blanc-manger il demanda soncarrosse, et partit au galop pour sa villa de la Cour-Rose.

Le blanc-manger resta sur la table,chef-d’œuvre abandonné.

Quelques minutes après, Alain le majordome etLapierre entrèrent par hasard dans le salon.

– Il ne reviendra pas, dit Lapierre.

– Tu es un oiseau de mauvaise augure,répondit le vieil Alain ; il reviendra.

Les deux valets avisèrent le blanc-manger. Ilss’attablèrent sans cérémonie. Nous devons croire que la béchamellese trouva être de leur goût, car, au bout d’un demi-quart d’heure,il n’en restait plus trace.

– Il ne reviendra pas ! répétaLapierre en se renversant sur son siège comme un homme qui a biendîné.

– Il reviendra ! répéta de son côtémaître Alain, qui introduisit dans sa bouche le goulot de sabouteille carrée ; en veux-tu ?

– Volontiers. S’il ne revient pas, nouspourrons bien n’y rien perdre. Ce petit soldat de Didier a le cœurgénéreux et la main toujours ouverte. Il achètera notre marchandiseun bon prix.

– Et s’il nous fait pendre ?

– Allons donc !…

On frappa trois coups rudes à la porteextérieure. Les deux valets sautèrent sur leurs sièges.

– C’est Vaunoy ! dit le vieuxmajordome.

– Ou Didier ! repartit Lapierre… Uneidée ! Si c’est Didier, veux-tu que nous parlions ?Vaunoy est avare. Nous pourrissons à son service.

Alain hésita et but. Quand il eut bu, iln’hésita plus.

– Tope, s’écria-t-il gaillardement ;si c’est Didier, nous parlerons. Vaunoy, s’il revient ensuite,reviendra trop tard. Mais si c’est Vaunoy ?

– Alors, il deviendra pour moiincontestable que Satan le protège, et ma foi, que Dieu ait l’âmedu capitaine !

– Amen, répondit maître Alain.

On entendit des pas dans l’antichambre.

Les deux valets se levèrent et clouèrent leursregards à la porte.

– Quelque chose me dit que c’est lecapitaine, murmura Lapierre.

– Moi, je parierais que c’est le Vaunoy,riposta le majordome.

– Eh bien ! parions !

– Parions !

– Un écu pour le capitaine !

– Un écu pour Vaunoy !

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