Le Loup blanc

Chapitre 15Portraits

Didier s’inclina profondément devant lesdames, salua un peu moins bas Hervé de Vaunoy, et presque pointM. l’intendant royal.

Vaunoy renforça aussitôt son bénin sourire etfit trois pas au-devant du capitaine.

– Saint-Dieu ! mon jeune ami,s’écria-t-il du ton le plus cordial, soyez trois fois lebienvenu ! Quelque chose me disait que je vous reverraisbientôt officier du roi. Touchez là, mon capitaine !Saint-Dieu ! touchez là !

Didier se prêta de fort bonne grâce à cetaffectueux accueil. Quand il eut baisé la main des deux dames,savoir : celle d’Alix en silence, et celle de mademoiselleOlive de Vaunoy en lui faisant quelque compliment banal, il pritplace auprès du maître de La Tremlays.

– L’ordre de Sa Majesté, dit-il, medonnait à choisir entre l’hospitalité de M. le marquis deNointel et la vôtre. J’ai pensé qu’il ne vous déplairait point deme recevoir pendant quelques jours.

– Saint-Dieu ! s’écria Vaunoy, monjeune compagnon, ce qui m’eût déplu, c’eût été le contraire.

– Je vous rends grâce, et pour mettre àprofit votre bonne volonté je vous demande la permission de faireconduire sur-le-champ mon valet à la chambre qu’on me destine.

Mlle Olive agita une sonnetted’argent placée près d’elle sur la cheminée.

– Auparavant, votre valet boira bien lecoup du soir avec Alain, mon maître d’hôtel, dit Hervé deVaunoy.

À ce nom d’Alain, Jude devint blême derrièrele collet de son manteau.

– Mon valet est malade, répondit lecapitaine ; ce qu’il lui faut, c’est un bon lit et lerepos.

– À votre volonté, mon jeune ami.

Un domestique entra, appelé par le coup desonnette de Mlle Olive.

– Préparez un lit à ce bon garçon, ditM. de Vaunoy, et traitez-le en tout comme le serviteurd’un homme que j’honore et que j’aime.

Didier s’inclina ; Jude, toujoursenveloppé dans son manteau, sortit sur les pas du domestique qui,malgré sa bonne envie, ne put apercevoir ses traits.

Nous connaissons de longue date M. Hervéde Vaunoy, maître actuel de La Tremlays et de Bouëxis-en-Forêt. Cesvingt années n’avaient point assez changé son visage dodu, rouge etsouriant pour qu’il soit besoin de parfaire une nouvelledescription de sa personne.

Mlle Olive de Vaunoy, sa sœur,était une longue et sèche fille, qui avait été fort laide au tempsde sa jeunesse. L’âge, incapable d’embellir, efface du moins lesdifférences excessives qui séparent la beauté de la laideur. Àcinquante ans, ce qui reste d’une femme laide est bien près deressembler à ce qui reste d’une jolie femme.

L’expression du visage peut seule rétablir descatégories.

Celui de Mlle Olive n’exprimaitrien, si ce n’est une préciosité majuscule, d’obstinées prétentionsà la gentillesse, et une incomparable pruderie.

Elle était vêtue d’ailleurs à la dernièremode, portant corsage long, en cœur, avec des hanches immodérémentrembourrées, cheveux crêpés à outrance et poudrés, éventail quenous nommerions aujourd’hui rococo, et mules de cuir mordoré àtalons évidés comme l’âme d’une poulie.

La mode n’invente jamais rien. Après centcinquante ans, ces précieux talons nous sont revenus, plus élevés,plus évidés et non moins ridicules.

La joue de Mlle Olive était tigréede mouches de formes très variées, et un trait de vernis noir luifaisait des sourcils admirablement arqués.

Nous passons sous silence le carmin étendu encouche épaisse sur ses lèvres, le vermillon délicatement passé surses pommettes et l’enfantin sourire qui ajoutait, à tant deséductions diverses, un charme précisément extraordinaire.

Alix ne ressemblait point à son père, etencore moins à sa tante. Elle était grande, et néanmoins sa taille,exquise dans ses proportions, gardait une grâce pleine de noblesse.Son front large avait, sous les noirs bandeaux de ses cheveux sanspoudre, une expression fière de pudeur qu’adoucissait le rayon deson grand œil bleu. Son regard était sérieux et non point triste,et de même que les pures lignes de sa bouche annonçaient unenature, pensive plutôt que mélancolique.

C’était le type parfait de la femme,vigoureuse dans sa grâce, alliant la sensibilité vraie à la fermetédigne et haute, sachant souffrir, capable de dévouement jusqu’àl’héroïsme.

Hervé de Vaunoy s’était marié un an après ledépart de Nicolas Treml. Sa femme était morte au bout de l’autreannée. Alix était le seul fruit de cette union. Elle avait dix-huitans.

Il nous reste à parler de M. l’intendantroyal de l’impôt.

Antinoüs de Béchameil, marquis de Nointel,était un fort bel homme de quarante ans et quelque chose de plus.Il avait du ventre, mais pas trop, le teint fleuri et la jouerebondie. Son menton ne dépassait pas trois étages, et chacuns’accordait à trouver son gras de jambe irréprochable.

Au moral, il prenait du tabac d’Espagne dansune boîte d’or si bien émaillée que toutes les marquises yinséraient leurs jolis doigts avec délices. Son habit de cour avaitdes boutons de diamant dont chacun valait vingt mille livres. Ilavait des façons de secouer la dentelle de son jabot et de releverla pointe de sa rapière jusqu’à la hauteur de l’épaule quin’appartenaient qu’à lui, et sa mémoire suffisamment cultivée, luipermettait de placer çà et là des bons mots d’occasion quin’avaient jamais cours que depuis six semaines.

Il possédait en outre un appétit incomparable,auquel il sacrifiait un estomac à l’épreuve.

En somme, ce n’était pas un personnagebeaucoup plus grotesque que la plupart des nobles financiers de sontemps. Il admettait Dieu, récemment inventé par le jeuneM. de Voltaire, à l’usage des manants, mais n’en voulaitpoint pour lui-même, pensant que la nature suffit à produire lestruffes, le poisson, le gibier et le champagne.

M. le marquis de Nointel avait enBretagne de nombreuses et importantes occupations. D’abord ilcourtisait Mlle Alix de Vaunoy dont il voulait faire safemme à tout prix. M. de Vaunoy ne demandait pas mieux,mais Alix semblait être d’une opinion diamétralement opposée, etc’était pitié de voir M. de Béchameil perdre sesgalanteries, ses madrigaux improvisés de mémoire, et surtout lesmerveilles de sa cuisine dont l’excellence est historique, auprèsde la fière Bretonne.

Il ne se décourageait pas cependant etredoublait chaque jour ses efforts incessamment inutiles.

M. le marquis de Nointel était, en outre,comme nous l’avons pu dire déjà, intendant royal de l’impôt. Cettecharge, qu’il ne faudrait en aucune façon comparer à la banquegouvernementale de nos receveurs généraux, nécessitait, en Bretagnesurtout, une terrible dépense d’activité. La province, en effet,manquait à la fois d’argent et de bonne volonté pour acquitter leslourdes tailles qui pesaient depuis peu sur elle.

En troisième lieu, – et c’était, à coupsûr, l’emploi auquel il tenait le plus – Béchameil avait lahaute main sur toutes preuves nobles dans l’étendue de la province.Ce droit d’investigation était pour ainsi dire inhérent à la charged’intendant, puisque les gentilshommes n’étaient pas sujets àl’impôt, et qu’ainsi, sous fausse couleur de noblesse, nombre deroturiers auraient pu se soustraire aux tailles.

M. de Béchameil tenait ce droit àtitre plus explicite encore. Il avait affermé en effet, moyennantune somme considérable payée annuellement à la couronne, lavérification des titres, actes et diplômes, et en vertu de cecontrat, il profitait seul des amendes prononcées sur son instancepar le parlement breton à l’encontre de tout vilain qui prenaitétat de gentilhomme.

En conséquence, il avait intérêt à trouver desusurpateurs en quantité. Aussi ne se faisait-il point faute debouleverser les chartriers des familles et se montrait-il si âpre àla curée que les seigneurs ralliés au roi eux-mêmes avaient sapersonne en fort mauvaise odeur. Mais on le craignait plus encorequ’on ne le détestait.

Par le fait, en une province comme laBretagne, pays de bonne foi et d’usage, où beaucoup degentilshommes, forts de leur possession d’état immémoriale,n’avaient ni titres ni parchemins, le pouvoir deM. de Béchameil avait une portée terrible. Pauvred’esprit, avide et étroit de cœur, rompu aux façons mondaines,n’ayant d’autre bienveillance que cette courtoisie tout extérieurequi vaut à ses adeptes le nom sans signification d’excellent homme,l’intendant de l’impôt était juste assez sot pour faire unimpitoyable tyran.

Une seule chose pouvait le fléchir :l’argent.

Quiconque lui donnait de la main à la main lemontant de l’amende et quelques milliers de livres en sus par formed’épingles était sûr de n’être point inquiété, quelle que fûtd’ailleurs la témérité de ses prétentions : pour dix milleécus, il eût laissé le titre de duc au rejeton d’un laquais.

Mais quand on n’avait point d’argent, parcontre, il fallait, pour sortir de ses griffes un droit bienirrécusable, et les Mémoires du temps ont relaté plusieurs exemplesde gens de qualité réduits par lui à l’état deroture ;[3]

On doit penser que M. de Vaunoy,lequel n’avait point par devers lui des papiers de famille fort enrègle, avait tremblé d’abord devant un pareil homme.

Les méchantes langues prétendaient qu’il avaitcommencé par financer de bonne grâce, ce qui était toujours unexcellent moyen. Mais, dans la position de Vaunoy, cela nesuffisait pas. Substitué par une vente aux droits des Treml, dontil portait le nom et dont il avait pris jusqu’aux armes pour enécarteler son douteux écusson, il avait trop à craindre pour ne paschercher tous les moyens de se concilier son juge.

Un retrait de noblesse lui eût fait perdre àla fois ses titres, auxquels il tenait beaucoup, et ses biensauxquels il tenait davantage, car c’était son état de gentilhommeet sa parenté qui lui avaient donné qualité pour acheter le domainede Treml.

Heureusement pour lui, Béchameil fit les troisquarts du chemin. Ce gros homme se jeta pour ainsi dire dans sesbras, en ne faisant point mystère du grand désir qu’il avaitd’obtenir la main d’Alix.

C’était un coup de fortune, et Vaunoy en sutprofiter. Béchameil et lui se lièrent, et, bien que l’intendantroyal fût de fait le plus fort, il se laissa vite dominer parl’adresse supérieure de son nouvel ami.

Il va sans dire que Béchameil reçut promesseformelle d’être l’époux d’Alix, ce qui n’empêcha point Vaunoy defavoriser sous main la très innocente intimité qui s’était établieà Rennes entre la jeune fille et Didier. Vaunoy avait sans douteses raisons pour cela.

Pendant le séjour de Didier à Rennes,Béchameil n’avait point été sans s’apercevoir des soins que lejeune protégé du comte de Toulouse rendait à Alix. Ceci nousexplique la grimace du gros et galant financier à la vue de sonjeune rival. Quant à Mlle Olive, si elle avait agité sonéventail, c’est qu’il avait coûté cher et qu’elle en voulaitmontrer les peintures.

Le repas est toujours l’acte le plus importantde l’hospitalité bretonne. Au bout de quelques instants, maîtreAlain, le majordome, décoré de sa chaîne d’argent officielle et lesyeux rouges encore de son somme bachique, ouvrit les deux battantsde la porte pour annoncer le souper.

– Demain nous parlerons d’affaires, ditgaiement M. de Vaunoy. Maintenant, à table !

– À table ! répéta Béchameil à quice mot rendit une partie de sa sérénité.

Alix se leva, et, d’instinct, offrit sa main àDidier. Ce fut M. de Béchameil qui la prit. Le capitaine,à dessein ou faute de mieux, se contenta des doigts osseux deMlle Olive.

Nous ne raconterons point le souper, presséque nous sommes d’arriver à des événements de plus haut intérêt.Nous dirons seulement que M. de Vaunoy, tout en portant àdiverses reprises la santé de son jeune ami, le capitaine Didier,échangea plus d’un regard équivoque avec maître Alain, auquel même,vers la fin du repas, il donna un ordre à voix basse.

Maître Alain transmit cet ordre à un valet demine peu avenante que Vaunoy avait débauché l’année précédente àMgr le gouverneur de la province, et qui avait nom Lapierre. Nousavons déjà fait mention de lui.

Pendant cela, Béchameil faisait sa couraccoutumée. Alix ne l’écoutait point et tournait de temps en tempsson regard triste et surpris vers le capitaine qui causait fortassidûment avec Mlle Olive. Celle-ci le trouvait fortbien élevé. Elle avait la même opinion de tous ceux qui voulaientbien l’écouter ou faire semblant.

Après le repas, Hervé de Vaunoy conduisitlui-même le capitaine jusqu’à la porte de sa chambre à coucher etlui souhaita la bonne nuit. Jude était debout encore. Il arpentaitla chambre à pas lents, plongé dans de profondes méditations.

– Eh bien ! lui dit son maître,es-tu content de moi ! T’ai-je épargné les regardsindiscrets ?

– Monsieur, je vous remercie, réponditJude.

– As-tu appris quelque chose ?

– Rien sur l’enfant, et c’est d’un tristeaugure ! Mais je sais que dame Goton Rehou, qui fut lanourrice du petit monsieur, est maintenant femme de charge auchâteau.

– Et elle donnera des nouvelles.

– Je sais aussi que j’aurai de la peine àme cacher longtemps, car j’ai vu la figure d’un ennemi :Alain, l’ancien maître d’hôtel de Treml.

– Je t’en offre autant, mon garçon ;j’ai aperçu le visage d’un drôle qui fut le valet deM. de Toulouse, gouverneur de Bretagne, mon nobleprotecteur, et que je soupçonne fort de n’avoir point été étrangerà certaine alerte nocturne qui me valut l’an dernier un coupd’épée. Mais nous débrouillerons tout cela. En attendant,dormons !

– Dormez, répondit Jude.

La capitaine se jeta sur son lit. Judecontinua de veiller.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer