Le Loup blanc

Chapitre 6Le voyage

La dernière voix que Nicolas Treml entenditsur ses domaines fut celle de Jean Blanc, dont le chantmélancolique le saluait au départ comme un menaçant augure. Ilfallut au vieux gentilhomme toute sa force d’âme et cetteobstination qui est le propre du caractère breton pour vaincre lestristesses qui vinrent assaillir son cœur.

Il repoussa loin de lui l’image de Georges etcontinua sa route.

Il ne voulait point que l’on connût sonitinéraire, car, après avoir fait deux lieues dans la direction duCouesnon et de la mer, il revint brusquement sur ses pas, tournaVitré dont la noire citadelle absorbait les rayons du soleil demidi, et gagna le chemin de Laval, en laissant sur sa droite lesbelles prairies où serpente le ruisseau qui s’appelle déjà laVilaine.

Entre Laval et Vitré, un peu au-dessous dubourg d’Ernée, qui joua, quatre-vingts ans plus tard, un grand rôledans les guerres de la chouannerie, s’élevaient, sur un petittertre, deux tronçons de poteaux dont les têtes avaient étécoupées.

Ces deux poteaux se dressaient à six toisesl’un de l’autre, séparés par deux tranchées entre lesquelles onvoyait encore les débris vermoulus d’une barrière.

Nicolas Treml arrêta son cheval et sedécouvrit. Jude Leker l’imita.

– Quelques pas encore, ditM. de La Tremlays, et nous serons sur la terre ennemie,la terre de France. Pendant que nos pieds touchent encore le sol dela patrie, il nous faut dire un Ave à Notre-Dame deMi-Forêt.

Tous deux récitèrent l’oraison latine.

– Autrefois, reprit le vieux gentilhomme,ces poteaux avaient une tête. Celui-ci portait l’écusson d’herminetimbré d’une couronne ducale. L’autre portait d’azur à trois fleursde lis d’or. De ce côté-ci de la barrière il y avait un hommed’armes breton ; de l’autre, un homme d’armes français. Lessoldats se regardaient en face ; les emblèmes se dressaientfièrement à longueur de lance : Dreux et Valois étaientégaux.

– C’était un glorieux temps, monsieurNicolas ! soupira Jude.

– Dreux n’est plus, continua Treml dontla voix tremblait, et la Bretagne est une province française. MaisDieu est juste ; il rendra mon bras fort. Marchons !

Ils franchirent l’ancienne limite des deuxÉtats et continuèrent leur route en silence.

Le voyage fut long. Ils virent d’abord Laval,ancien fief de La Trémoille ; Mayenne, qui donna son nom auplus gros des ligueurs ; Alençon, qui fut l’apanage des filsde France.

Dans chacune de ces villes ils s’arrêtaient letemps de faire reposer leurs chevaux. Puis ils repartaient enhâte.

– Où allons-nous ? se demandaitparfois Jude Leker.

Mais il ne faisait point cette question touthaut. S’il plaisait à Nicolas Treml de taire le but de ce voyage,ce n’était point à lui, Jude, qu’il appartenait de surprendre cesecret.

Son incertitude ne devait pas durer longtempsdésormais. Ils traversèrent Mortagne, puis Verneuil, puis Dreux,et, le matin du sixième jour, ils franchirent la grille dorée duparc de Versailles.

Versailles était abandonné déjà, mais sesblancs perrons de marbre avaient encore le brillant éclat des joursde sa gloire.

Statues, colonnades, urnes antiques et richesfrontons gardaient leur splendeur du dernier règne. Il y avait sipeu de temps que durait le veuvage de la cité royale ! Lesable des allées ne conservait-il pas encore les traces des mulesde satin et des hauts talons vermillonnés ?

N’y avait-il pas encore des fleurs dans lesvases, des strophes gravées sur l’écorce des arbres, des jets decristal dans la bouche souriante des naïades de bronze ?

Hélas ! le veuvage a continué troplongtemps ; les fleurs se sont flétries ; bronzes etmarbres ont pris l’austère beauté des œuvres d’un autre âge ;il n’y a plus ni chants, ni joies. C’est au passé qu’il faut direavec le poète, pleurant les grandeurs de la monarchie :

Oh ! que Versailles était superbe

Dans ces jours purs de tout affront,

Où les prospérités en gerbe

S’épanouissaient sur son front !

Là tout faste était sans mesure,

Là chaque arbre avait sa parure,

Là chaque homme avait sa dorure ;

Tout du maître suivait la loi

Comme au même but vont cent routes,

Là les grandeurs abondaient toutes :

L’Olympe ne pendait aux voûtes

Que pour compléter le grand roi.

Nicolas Treml et son écuyer n’étaient pointgens, il faut le dire, à s’occuper beaucoup de sculptures ou dejets d’eau. Ils jetèrent chemin faisant un regard distrait sur tousces dieux de pierre qui souriaient, jouaient de la flûte oudansaient couronnés de raisins, puis ils passèrent.

Après avoir marché quelques heures encore, ilstrouvèrent la Seine.

– Paris est-il encore bien loin ?demanda Nicolas Treml à un bourgeois qui, monté sur son bidet,tenait le bas de la chaussée.

Le bourgeois se retourna et tendit son brasvers l’est. M. de La Tremlays, suivant ce geste, aperçutà l’horizon un point lumineux. C’était l’or tout neuf du dôme desInvalides qui lui renvoyait les rayons du soleil levant.

– Courage, ami ! dit-il à Jude,voici le terme de notre pèlerinage.

Jude répondit :

– C’est bien.

Si les chevaux avaient su parler, ils auraientsans doute manifesté leur satisfaction d’une manière plusexplicite.

En entrant dans la ville, Nicolas Treml se fitindiquer le palais du régent et piqua des deux pour y arriver plusvite. Une sorte de fièvre semblait s’être emparée de lui. Jude lesuivait pas à pas. La figure du bon serviteur trahissait cette foisune curiosité puissante. Par le fait, que pouvait vouloir au régentM. de La Tremlays ?

Ce dernier descendit de cheval à la porte duPalais-Royal. Il voulut entrer ; les valets lui barrèrent lepassage.

– Allez dire à Philippe d’Orléans,dit-il, que Nicolas Treml veut l’entretenir.

Les valets regardèrent le costume gothique duvieux gentilhomme qui disparaissait littéralement sous une épaissecouche de poussière, et tournèrent le dos en éclatant de rire.

Le plus courtois d’entre eux répondit du boutdes lèvres :

– S. A. R. est à son château deVillers-Cotterets.

M. de La Tremlays se remit enselle.

– Quelqu’un de vous, dit-il, veut-il meconduire à ce château ?

La livrée du régent redoubla ses riresdédaigneux.

– Mon brave homme, s’écria-t-on, les gensde votre sorte ne sont point admis au château deVillers-Cotterets.

– C’est le paysan du Danube !chuchota un valet de pied.

– C’est plutôt, répliqua un coureur, leJuif errant qui aura volé sur sa route un domestique et uneharidelle !

– C’est don Quichotte !

– C’est M. de LaPalisse !

Jude mit la main sur la garde de son épée,mais son maître le retint d’un geste et tourna bride :l’insulte qui vient de trop bas s’arrête en chemin et n’est pointentendue.

M. de La Tremlays fit halte dans unehôtellerie qui portait pour enseigne les armes de Bretagne. Sansprendre le temps de se débotter, il manda le maître et lui ordonnade trouver un guide qui pût le conduire sur l’heure àVillers-Cotterets.

L’étonnement de Jude était au comble. Sacuriosité, refoulée, l’étouffait. Enfin, n’y pouvant plus tenir, ilprit la parole.

– Monsieur Nicolas, dit-il timidement,vous avez donc grand désir de voir ce Philippe d’Orléans ?

– Tu me le demandes ! s’écriaNicolas Treml avec énergie.

Cette réponse porta la surprise de Judeau-delà de toutes bornes.

– Que je meure ! murmura-t-il en separlant à lui-même, si je sais ce que notre monsieur peut vouloirau régent !

Nicolas Treml entendit, saisit le bras de sonécuyer et dit :

– Je veux le tuer !

Jude se reprocha de n’avoir point deviné unechose si naturelle.

– À la bonne heure ! dit-il ;c’est bien.

Et il reprit sa tranquillité habituelle.

À ce moment, l’hôte reparut avec un guide.

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