Le Loup blanc

Chapitre 5Le creux d’un chêne

Au centre de la Fosse-aux-Loups s’élevait unchêne de dimensions colossales. Il étageait ses hautes et noueusesracines sur le plan incliné de la rampe ; ses branches,grosses comme des arbres ordinaires, radiaient en tous sens etformaient en quelque sorte la clef de la voûte de verdure quirecouvrait cette partie du ravin.

Il courait, dans le pays, sur cet arbre géantet sur les deux tours qui couronnaient la rampe méridionale duravin, divers bruits traditionnels. On disait, entre autres choses,que l’arbre s’élevait directement au-dessus d’un vaste souterraindont l’entrée devait se trouver dans les fondations de l’une desdeux tours, ou bien encore sur le versant opposé de la montée, aumilieu des tranchées et pans de murailles dont nous avonsparlé.

Personne, et c’est bien là le caractère proprede l’apathie bretonne, n’avait songé jamais à vérifier ceton-dit ; à cause de cela, tout le monde était persuadé de sonexactitude.

Les opinions étaient seulement partagées surl’origine de ces souterrains, que, de mémoire d’homme, nul n’avaitexplorés. Les uns prétendaient que c’étaient tout simplementd’anciens puits d’où l’on retirait autrefois du minerai defer ; les autres, repoussant cette hypothèse trop simple,affirmaient que ces caves sans limites couraient en tous sens sousla forêt et rejoignaient celles du manoir de Bouëxis, où latradition plaçait un des centres de résistance au contrat d’Union,du temps de la bonne duchesse Anne, cette princesse si populaire enBretagne, dont les actes sont maudits et dont la mémoire estadorée.

Dans cette seconde hypothèse, le souterrainaurait été un refuge ou un lieu d’assemblée pour les premiersconjurés qui, dans la Haute-Bretagne, portèrent le nom de Frèresbretons, sous le règne de Louis XII.

Quoi qu’il en soit, quiconque eût douté del’existence de ces caves aurait été regardé comme un ignorant ou uninsensé.

Aucune trace n’accusait néanmoins leurvoisinage, et il fallait qu’elles fussent situées à une grandeprofondeur, car le chêne atteignait presque le fond du ravin, etses racines devaient percer au loin le sol.

La circonférence du tronc était énorme, etbien que nul signe de décrépitude ne se montrât dans son vivacefeuillage de vieil arbre complètement dépourvu de moelle et decœur, il ne se soutenait plus que par l’aubier et l’écorce.

Deux larges trous donnaient passage àl’intérieur, qui formait une véritable salle où dix hommes auraientpu s’asseoir à l’aise.

Ce fut au pied de ce chêne queM. de La Tremlays rejoignit son écuyer.

Nicolas Treml était soucieux. Les pensées quise pressaient dans son cœur se reflétaient sur son austère visage.Jude était vêtu et armé comme pour un long voyage. À l’approche deson maître, il se leva et montra du doigt le coffret de fer.

– C’est bien, dit Nicolas Treml.

Il se mit à genoux près du coffret dont il fitjouer la serrure. Puis, tirant de son sein le parchemin signé parHervé de Vaunoy, il le cacha sous les pièces d’or.

– Comme cela, murmurait-il en renfermantle coffre, pauvres ou riches, les Treml pourront réclamer leurhéritage, et la trahison sera vaincue… si trahison il y a.

Jude ne comprenait point et demeuraitimmobile, prêt à exécuter un ordre, quel qu’il fût, mais ne sesouciant point de le devancer.

Jude était un homme de robuste taille et devisage durement accentué. Ses pommettes anguleuses saillaientbrusquement hors du contour de sa joue et donnaient à ses traits cecaractère de rudesse que présente souvent le type breton.

Il portait les cheveux longs et sa barbegrisonnante s’enroulait en épais collier autour de son cou.

Son costume, de même que celui deM. Nicolas, eût été fort à la mode cent ans auparavant, et, àla longueur démesurée de sa rapière à garde de fer, on pouvaitcroire que le temps des chevaliers errants et des hauberts d’aciern’était point passé depuis des siècles.

C’est que, en Bretagne, le temps ne volepoint, il marche ; ses ailes se détrempent et s’alourdissentau brumeux contact de l’atmosphère armoricaine. Les coutumesenchérissent sur le temps ; elles restent immobiles. Il y aencore, au moment où nous écrivons ces lignes, entre Paris et telleville du pays de Léon, de la Cornouaille ou de l’évêché de Rennes,la même distance qui existe entre le Moyen Âge et notre ère, entrela résine et le gaz, entre le coche et la vapeur, – mais aussientre la croyance et le doute, entre la poésie et la prose, entreles flèches à jour d’une cathédrale et les toits bâtards destemples de l’argent.

Au moral, Jude était une de ces honnêtesnatures façonnées à la soumission passive, et qui ont, dèsl’enfance, inféodé leur vouloir à une volonté suzeraine. Judeobéissait ; c’était son rôle et sa vocation ; mais sonobéissance était dévouement et non point servilité. On ne conçoitplus guère de nos jours ces contrats tacites et irrévocables quifaisaient du maître et du serviteur un seul tout, possédant deuxforces d’hommes au service d’une volonté unique.

Domesticité emporte l’idée d’abjection, et,juste ou non, cette idée pèse sur toute une classe de notresociété ; mais, à ces époques où le vasselage organiséremontait du serf au souverain par tous les échelons d’un systèmecomplet et sans lacunes, le valet était à son seigneur ce que sonseigneur était au roi. Il y avait proportion, par conséquentcomparaison, et toute comparaison exclut le dédain.

En des temps plus éloignés de nous et lorsquela chevalerie était encore une vérité, les fils de preux nechaussaient point les éperons de plein droit ; il leur fallaitporter la lance d’autrui avant de mettre une devise à leur écu, etc’était par les épreuves d’une domesticité véritable qu’ilsdevaient passer pour arriver au titre le plus splendide dont jamaisvaillant homme ait été revêtu : celui de chevalier.

Or, comme nous l’avons dit, les mœurs sontstationnaires en Bretagne et les souvenirs vivaces. Au commencementdu siècle qui vit compiler l’Encyclopédieet dressa unpiédestal à Voltaire, les rites féodaux n’étaient point oubliés enBretagne, au « pays des pierres et des mers ». Lesgentilshommes, qui ne perdaient jamais de vue les cheminées deleurs manoirs, n’avaient pu changer de peau au contact des idéesnouvelles. Les vassaux étaient des vassaux dans toute la force dumot, c’est-à-dire des termes de la grande progression féodale.

Les valets étaient des « petitsvassaux[1] ».

On ne doit point s’étonner si nous faisons unedifférence entre Jude et un serviteur à gages de notre époque. Nousrestons dans la vérité. Jude tout disposé qu’il était à obéirpassivement et sans discussion, gardait entière sa dignité d’homme.Son obéissance avait la même source, sinon la même portée, que ledévouement d’un haut baron à la personne du roi.

Lorsque M. de La Tremlays eutrefermé le coffret à double tour, il jeta autour de lui un regardinquiet.

– Sommes-nous seuls, demanda-t-il à voixbasse, bien seuls ?

Jude fit une minutieuse battue dans lesbuissons environnants.

– Nous sommes seuls, répondit-il.

– C’est que, poursuivit le vieuxgentilhomme en plaçant sa main étendue sur le coffret de fer, lavie et la fortune de Treml sont là-dedans, mon homme. Voici monsecret, l’espoir de ma race, la compensation de mon sacrifice, etmon plus cher ami courrait danger de mort s’il me surprenait ici àcette heure.

– Dois-je me retirer ? demandaJude.

– Non, tu es à moi et tu es moi. Je saisque tu mourrais avant de trahir.

Jude mit la main sur son cœur.

– Vous êtes seul, répéta-t-il.

M. de La Tremlays jeta un secondregard aux taillis d’alentour. Puis il leva les yeux vers larampe.

– Qu’est-ce que cela ? dit-il enapercevant derrière les tours ruinées la loge de Mathieu Blanc.

– Ce n’est rien, répondit Jude. Le moutonblanc dort et son père se meurt.

Un nuage passa sur le front du vieuxgentilhomme.

– Jean Blanc ! murmura-t-il.

Le souvenir de la scène de la veille traversason esprit comme un mauvais présage.

– Le pauvre gars, dit Jude, n’est pointaimé de maître Alain. Dieu sait ce qu’il deviendra en notreabsence !

Nicolas Treml tendit sa bourse à Jude quicomprit et la lança comme une fronde par-dessus les arbres. Labourse, adroitement dirigée, alla tomber juste au seuil de laloge.

– Et maintenant, à l’ouvrage, dit levieux gentilhomme.

Avec l’aide de Jude, il porta le coffret defer dans le creux du chêne. Ce lieu servait de magasin à Jean Blancet contenait ses outils en même temps que plusieurs bottes debranches de châtaignier prêtes à être fendues.

Jude prit un pic et commença à creuser.

Après une heure d’un travail qui fut rude àcause de la nature du sol, tout veiné de racines, le coffret futenfoui et recouvert de terre. Jude foula le sol et rétablit siadroitement les choses dans leur état primitif qu’il eût fallutrahison préalable pour soupçonner que la terre eût été remuée.

Le soleil montait et jetait déjà ses rayonspar-dessus les cimes.

– En route ! dit Nicolas Treml. Lechemin est long et j’ai grande hâte.

Le maître et le serviteur remontèrent la rampeà pas précipités.

Ce fut à ce moment que Jean sortit de la logeet les aperçut. Doué comme il l’était d’une agilité merveilleuse,il bondit le long de la descente et atteignit bientôt l’endroit dufourré où M. de La Tremlays avait disparu. Mais iltâtonna dans le taillis, et lorsqu’il arriva dans la route frayéeil entendit au loin le galop de deux chevaux.

Il s’élança de nouveau. Les chevaux allaientcomme le vent ; quoi qu’il pût faire, il ne gagnait point deterrain. Alors, par une inspiration soudaine, il gravit un chêneavec la prestesse d’un écureuil et gagna le sommet en quelquessecondes. Il put voir alors les deux chevaux qui couraient dans ladirection de Fougères.

– Monsieur Nicolas ! cria-t-il d’unevoix désespérée.

Le vieux gentilhomme se retourna, mais il nes’arrêta point.

Jean Blanc se fit un porte-voix de ses deuxmains et entonna le chant d’Arthur de Bretagne.

Un instant il put croire que ce naïf expédientproduirait l’effet qu’il en attendait.

Nicolas Treml s’arrêta indécis, mais bientôt,passant la main sur son front comme pour chasser une dernièrehésitation, il enfonça ses éperons dans le ventre de soncheval.

Jean Blanc descendit et regagnasilencieusement la Fosse-aux-Loups.

Auprès du seuil de la loge, il vit briller unobjet aux rayons du soleil. C’était la bourse du vieuxseigneur.

Une larme vint dans les yeux de JeanBlanc.

– Dieu le conduise ! murmura-t-il.Il est bon, il croit bien faire.

Il s’assit sur le seuil et demeura pensif.

– Pauvre petit monsieur Georges !dit-il après un long silence ; seul, aux mains de ce Vaunoyqui ne croit pas en Dieu !

Il fit encore une pause, puis ilajouta :

– Ils m’appellent le mouton blanc… Jesuis le mouton et cet homme est le loup : mauvaisebataille ! le loup a ses dents : si les dents mepoussaient… le mouton se ferait loup pour défendre ou venger ceuxqu’il aime. Qui vivra verra !

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