Le Loup blanc

Chapitre 33Le tribunal des Loups

Deux heures après, les souterrains de laFosse-aux-Loups présentaient un aspect inusité et vraimentsolennel.

Ce n’était plus ce désordre qui remplissait lacaverne, la première fois que nous avons pénétré dans la retraitedes Loups.

Aujourd’hui, rangés avec méthode, masqués etarmés comme pour un combat, ils formaient cercle, debout autour dela table des vieillards.

Ceux-ci étaient sans armes et flanquaient,quatre d’un côté, quatre de l’autre, un siège élevé de deux gradinsau-dessus des leurs, où trônait le Loup Blanc.

Un profond silence régnait dans lesouterrain.

Au bout de quelques minutes, les rangss’ouvrirent et donnèrent passage à un homme pâle et tremblant, dontle visage exprimait une mortelle terreur.

Cet homme était Hervé de Vaunoy.

Deux Loups l’escortèrent jusqu’à la table oùsiégeaient les huit vieillards présidés par le Loup blanc.

– Maître, dit l’un des anciens, il a étéfait suivant votre volonté. Voici l’assassin au pied de notretribunal. Vous plaît-il qu’on l’interroge ?

– Cela me plaît, répondit le LoupBlanc.

Le père Toussaint se leva.

– Hervé de Vaunoy, dit-il, des centainesde nos frères sont morts par ton fait ; leur sang pèse sur toiet tu vas mourir si tu ne peux nous prouver ton innocence.

– Nous avions fait un pacte, balbutiaVaunoy ; j’ai rempli mes engagements ; vous avez les cinqcent mille livres. Pourquoi ne tenez-vous pas votreparole ?

– Notre parole n’est rien, répondit lepère Toussaint, celle du Maître est tout, et tu n’avais pas laparole du Maître. Défends-toi autrement et fais vite !

Le vieux Loup ajouta sans s’émouvoir le moinsdu monde :

– Yaumi, prépare une corde, monpetit.

Une sueur glacée inondait le visage deVaunoy.

– Mes bons amis, s’écria-t-il, ayez pitiéde moi ! On m’a calomnié près de vous ; j’ai toujoursaimé tendrement mes pauvres vassaux de la forêt. À l’avenir, jeferai pour eux davantage encore ; je reconnaîtrai, par-devantle garde-notes de Fougères, le droit qu’ils ont de faire avec monbois : du charbon, du cercle, des sabots, des paniers…

– Tais-toi ! interrompit la voixsévère du Loup Blanc, tu mens !

– La corde est-elle prête, Yaumi ?demanda le père Toussaint.

Yaumi répondit affirmativement, et Vaunoy,tournant les yeux de son côté, vit en effet une corde se balancerdans les demi-ténèbres qui régnaient derrière les rangs serrés desLoups. Tout son corps trembla, puis le sang lui monta violemment auvisage.

– Misérables ! s’écria-t-il avec larage que donne aussi la frayeur portée à l’excès ; de queldroit me jugez-vous, moi, gentilhomme et votre maître ? jeserai vengé : votre repaire sera détruit ; vous sereztous brûlés vifs… Mais non, mes excellents amis, ma têtes’égare ! miséricorde ; je ne vous ai jamais fait de mal.On vous a menti. Si vous aviez pu voir de près ma conduite…

– Pour ton malheur, nous ne teconnaissons que trop.

– Vous vous trompez, reprit Vaunoy ;sur mon salut, vous méconnaissez mes sentiments pour vous. Si vouspouviez interroger mes gens… Un sursis ! mes amis,accordez-moi un sursis afin que je puisse me justifier !

– Tu veux qu’on interroge tes gens ?demanda ironiquement Toussaint.

– Je le veux ! s’écria Vaunoy, sereprenant à cette frêle espérance et désirant d’ailleurs gagner dutemps ; tous ils vous diront ma tendre sollicitude pour mespauvres enfants de la forêt…

– Soit ! interrompit le pèreToussaint. On ne peut te refuser cela.

Vaunoy respira.

– Approchez ! reprit Toussaint ens’adressant aux deux Loups qui étaient à droite et à gauche deVaunoy.

Les deux Loups s’ébranlèrent, et sur un signedu vieillard, firent tomber leurs masques de fourrure.

Vaunoy poussa un cri d’agonie.

– Yvon ! fit-il, Corentin !

– Eh bien ! reprit encore Toussaint,tes gens vont nous dire la tendre sollicitude…

– Miséricorde ! interrompit Vaunoyen tombant à genoux.

Le tribunal se consulta, ce ne fut pas long.Le Loup blanc ne prit point part à la délibération.

– Hervé de Vaunoy, dit ensuite le vieuxToussaint avec lenteur, les Loups te condamnent à mourir par lacorde, et tu vas être pendu, sauf avis autre et meilleur duMaître.

Le Loup Blanc se leva.

– C’est bien, dit-il. Que Yaumi resteauprès de la corde. Vous autres, mes frères, retirez-vous.

Cet ordre s’exécuta comme par enchantement. Lacaverne s’illumina au loin laissant d’immenses galeriessouterraines et d’interminables voûtes.

Les Loups s’éloignèrent de divers côtés, etbientôt leurs torches parurent comme des points lumineux dans lelointain, tandis qu’eux-mêmes, amoindris par la perspective etbizarrement éclairés au milieu de la nuit, semblaient des êtres deforme humaine, mais d’une fantastique petitesse : deskorriganets,par exemple, les lutins des clairières, oubien de ces étranges démons qui mènent le bal au clair de lune, surla lande, autour des croix solitaires, et que les bonnes gens dupays de Rennes apprennent à redouter dès l’enfance sous le nom dechats courtauds.

Vaunoy était toujours à genoux. Le Loup Blancdescendit les marches de son trône et s’approcha de lui.

– Lève-toi, dit-il en le touchant dupied.

Vaunoy se leva.

– Tu es un homme mort, reprit le LoupBlanc, si je ne mets mon autorité souveraine entre toi et lapotence.

– À quel prix faut-il acheter lavie ?

– La vie ? répéta le Loup Blanc, àaucun prix je ne te vendrai la vie, Hervé de Vaunoy, assassin demon père et de ma femme !

– Moi ! se récria le maître de LaTremlays, mais je ne vous connais pas !

Le Loup Blanc souleva son masque.

– Vous ! s’écria Vaunoystupéfait ; Jean Blanc ?

– Tu me croyais depuis longtemps enterre, n’est-ce pas ? demanda le roi des Loups ; tu net’attendais point à rencontrer dans l’homme puissant le vermisseauque ton pied écrasa si impitoyablement autrefois. Dieu m’a tenu ensa garde, non point pour moi, je pense, mais pour le fils de Treml,race de soldats et de chrétiens !

– Le fils de Treml ! répéta Vaunoydont la terreur augmenta.

– Encore un que tu as vouluassassiner : par deux fois !

Vaunoy pensa que le roi des Loups en oubliaitune.

– Par deux fois ! reprit Jean Blanc.Insensé ! tu ne savais pas que cet enfant était tonbouclier ! Tu ne savais pas que, lui mort, il n’y aurait plusrien entre ta poitrine et le plomb du vieux mousquet de monpère ! Que de fois je t’ai tenu en joue sous le couvert, Hervéde Vaunoy !

Celui-ci frissonna.

– Que de fois, lorsque tu passais par lesgrandes allées de la forêt, seul avec des valets impuissants à teprotéger contre une balle bien dirigée, j’ai appuyé mon fusilcontre mon épaule et mis le point de mire sur toi. Mais une voixsecrète me retenait toujours. Je pensais que j’aurais besoin de toipour le petit monsieur Georges, et je t’épargnais. J’ai bien faitd’agir ainsi. Le moment est venu où ta vie et ton témoignagedeviennent nécessaires au légitime héritier de Treml.

– Savez-vous donc où il est ?demanda Vaunoy à voix basse.

– Il est chez lui, dans la maison de sonpère, au château de La Tremlays.

– Ah ! fit Vaunoy feignant lasurprise.

– Oui, reprit le Loup Blanc ; mais,cette fois, tu ne l’assassineras pas. Abrégeons. Veux-tu sortird’ici sain et sauf ?

– À tout prix ! répondit Hervé qui,par extraordinaire, disait là sa pensée entière.

– Expliquons-nous : je ne te rendspas la vie. Tu restes à moi, pour le sang de mon père, pour le sangde ma femme. Seulement, je te donne un répit et une chance dem’échapper. Pour cela, voici ce que je te demande.

Jean Blanc montra du doigt un coin de la tableoù se trouvait ce qu’il faut pour écrire, et reprit :

– Je vais dicter, écris :

Vaunoy s’assit à la table.

Jean Blanc dicta :

« Moi, Hervé de Vaunoy, je déclarereconnaître, dans la personne du sieur Didier, capitaine au servicede S. M. le roi de France et de Navarre, Georges, petit-filset légitime héritier de Nicolas Treml de La Tremlays, seigneur deBouëxis-en-Forêt, feu mon vénéré parent ; en foi de quoi jesigne. »

Vaunoy n’hésita pas un instant. Il écrivit etsigna couramment sans omettre une seule syllabe.

– Et maintenant, dit-il, suis-jelibre ?

Jean Blanc épela laborieusement la déclarationet la mit dans son sein.

– Tu es libre, répondit-il ; maissonges-y et prends garde ! Désormais je n’ai plus besoin detoi, cache bien ta poitrine, qui n’est plus protégée contre mavengeance. Va-t’en !

Vaunoy ne se le fit point répéter. Il sedirigea au hasard vers l’un des points de lumière.

– Pas par là ! dit Jean Blanc ;Yaumi, bande les yeux de cet homme, et conduis-le au-delà du ravin…Encore un mot, monsieur de Vaunoy ; vous allez trouver à LaTremlays Georges Treml, le fils de votre bienfaiteur, le chef devotre famille, si tant est que vous ayez dans les veines une seulegoutte de ce noble sang. Reconnaissez-le tout de suite, croyez-moi,et traitez-le comme il convient.

Vaunoy donna sa tête à Yaumi qui lui banda lesyeux et le prit par le bras. Ils remontèrent ainsi tous deux lesescaliers humides et glissants qui descendaient dans lesouterrain.

Puis Vaunoy sentit une bouffée d’air etaperçut une lueur à travers son bandeau.

Il respira avec délices et ne put retenir unejoyeuse exclamation.

– Vous avez raison de vous réjouir, ditYaumi. Je crois que le diable vous protège, car, où vous avez passéun honnête homme eût laissé ses os. C’est égal. Vous l’avez échappédeux fois ; à votre place je m’en tiendrais là.

– Tu es de bon conseil, mon garçon,répondit Vaunoy qui commençait à se remettre ; je vais vendremon château de La Tremlays ; je vais vendre mon manoir deBouëxis-en-Forêt, et je m’en irai si loin, si loin, que, jel’espère, je n’entendrai plus parler des Loups. Adieu !

Yaumi le suivit de l’œil pendant qu’il perçaithâtivement le fourré.

– Du diable si je n’aurais pas mieux faitde le laisser pendre la première fois qu’on a noué une corde à sonintention, grommela-t-il ; mais le Maître a son idée et il estplus fin que nous.

Vaunoy traversa le fourré au pas de course ets’engagea, sans ralentir sa marche, dans les allées de laforêt.

Il ne se retourna pas une seule fois pendanttoute la route, et bien souvent il eut la chair de poule en voyants’agiter les branches de quelque buisson.

Aucun accident ne lui arriva en chemin.

Lorsqu’il se trouva enfin entre la doublerangée des beaux chênes de l’avenue de La Tremlays, il ôta sonfeutre et tamponna son front ruisselant de sueur en aspirant l’airà pleine poitrine.

– Saint-Dieu ! murmura-t-il, deuxfois la corde au cou en quarante-huit heures. C’est une rudevie ! Je ferai comme je l’ai dit : je quitterai laBretagne. Mauvais pays ! Avec le prix du domaine de Treml, jeserai partout un grand seigneur. Mais qui eût cru que ce misérablefou de Jean Blanc vivait encore ?… Que je le tienne une foisen mon pouvoir, et il ne me mettra plus jamais en joue ni sous lecouvert ni dans la plaine !

Il continua de marcher en silence, puis ils’arrêta tout à coup, et un sourire de satisfaction entrouvrit sesminces lèvres.

– À tout prendre, dit-il, je m’en suistiré à bon marché ! Ma déclaration pourra donner un nom à cepetit Treml, si M. de Béchameil et le parlement netrouvent pas moyen de rabattre ses prétentions, ce qui est fort àespérer. Mais, en aucun cas, ce griffonnage ne peut m’enlever mondomaine. J’ai un acte de vente en bonne et due forme, j’ai des amisau parlement, et une possession de vingt années est bien quelquechose. Certes, j’aimerais mieux le capitaine mort que vivant, maispuisque le hasard le protège, qu’il vive ; je m’en lave lesmains et fais serment de ne lui jamais rendre un denier de sonhéritage.

M. de Vaunoy, tout en soutenant aveclui-même cet intéressant entretien, était arrivé à la porte duchâteau. Il entra.

Jean Blanc, lui, après le départ de sonprisonnier, resta quelques instants plongé dans sesréflexions ; puis, avec l’aide de Yaumi, qui était de retour,il se noircit le visage et reprit son costume de charbonnier.

Cela fait, il quitta le souterrain, descenditau fond du ravin et entra dans le creux du grand chêne.

Il s’était muni d’un outil pour creuser laterre.

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