Le Loup blanc

Chapitre 17Visite matinale

Bien avant le jour, Jude Leker était sur pied.Il se leva sans bruit afin de ne point éveiller son maître quidormait comme on dort à vingt-cinq ans après un long et fatigantvoyage.

Quoique le crépuscule n’éclairât point encorela nuit des interminables corridors, Jude y trouva son chemin sanstâtonner. Il était né au château et l’avait habité durant quaranteannées.

Laissant le grand escalier dont la doublerampe desservait le premier étage, il gagna l’office et prit uncouloir étroit qui conduisait aux communs.

Beaucoup de choses avaient changé dans lescoutumes de La Tremlays, mais les logements des serviteurs avaientgardé leur disposition primitive. Sans cette circonstance,l’excellente mémoire de Jude ne lui eût point été d’un grandsecours. Il compta trois portes dans la galerie intérieure descommuns et frappa à la quatrième.

Il est à croire que dame Goton Rehou, femme decharge du château, ne recevait point d’ordinaire ses visites àheure si indue. La bonne dame avait soixante ans, et, à cet âge,les femmes de charge ne craignent que les voleurs.

Elle dormait ou faisait la sourdeoreille : Jude ne reçut point de réponse.

Il frappa de nouveau et plus fort.

– Béni Jésus ! dit la voix enrouéede la vieille dame, le feu est-il au château ?

– C’est moi, c’est Jude, murmura celui-cien frappant toujours, Jude Leker !

Goton n’était point une femmelette. Elle pritun gourdin et s’en vint ouvrir, bien que son oreille, rendueparesseuse par l’âge, n’eût pas saisi une syllabe des paroles deJude.

– On y va ! grommelait-elle ;si ce sont les Loups, eh bien ! je leur parlerai du vieuxTreml, et ils ne toucheront pas un fétu dans la maison qui fut lasienne ; si ce sont des esprits…

Elle fit un signe de croix et s’arrêta.

– Ouvrez donc ! dit Jude.

– Si ce sont des esprits, continua lavieille, eh bien ! Bah ! ils auraient aussi bien passépar le trou de la serrure !

Elle ouvrit et mit son gourdin en travers.

– Qui vive ? dit-elle.

– Chut ! dame ; silence au nomde Dieu !

– Qui vive ? répéta l’intrépidevieille en levant son bâton. Jude le saisit, entra, ferma la porteet répondit :

– Un homme dont il ne faut point répéterle nom sans nécessité dans la demeure de Treml.

– La demeure de Treml ! répéta Gotonqui sentit tressauter son cœur à ce nom ; merci, qui que voussoyez. Il y a vingt ans que je n’avais entendu donner son véritablenom à la maison qu’habite Hervé de Vaunoy.

Jude tendit sa main dans l’ombre ; cellede Goton fit la moitié du chemin. Elle n’avait pas besoin de voir.Ce fut comme un salut mystérieux entre ces deux fidèlesserviteurs.

– Mais qui donc es-tu, brave cœur,demanda enfin la vieille femme, toi qui te souviens deTreml ?

Jude prononça son nom.

– Jude ! s’écria Goton oublianttoute prudence ; Jude Leker, l’écuyer de notre monsieur !Oh ! que je te voie, mon homme, que je te voie !

Tremblante et empressée, elle courut à tâtons,cherchant son briquet et ne le trouvant point ; elle remua lescendres de son réchaud. Enfin sa résine s’alluma. Elle regarda Judelongtemps et comme en extase.

– Et lui, dit-elle, M. Nicolas, lereverrons-nous ?

– Mort, répondit Jude.

Goton se mit à genoux, joignit ses mains etrécita un De profundis. De grosses larmes coulaientlentement le long de sa joue ridée. Quiconque l’aurait vue en cemoment se serait senti puissamment attendri, car rien n’émeut commeles larmes qui roulent sur un rude visage, et tel qui passe ensouriant devant deux beaux yeux en pleurs pâlit et souffre quand ilvoit s’humecter la paupière d’un soldat.

Jude se tut tant que Goton pria. Il semblaitqu’il voulût maintenant prolonger son incertitude et qu’il reculât,effrayé devant la révélation qu’il était venu chercher.

Lorsqu’il prit la parole, ce fut d’une voixaltérée.

– Et le petit monsieur ? dit-ilenfin avec effort.

– Georges Treml ? Vingt ans se sontécoulés depuis que je l’ai vu pour la dernière fois, le cher etnoble enfant, sourire et me tendre ses petits bras dans sonberceau.

– Mort, mort aussi ! prononça Judedont le robuste corps s’affaissa.

Il mit ses deux mains sur son visage ; sapoitrine se souleva en un sanglot.

– Je n’ai pas dit cela ! s’écriaGoton ; non, je ne l’ai pas dit. Et Dieu me préserve de lecroire ! Pourtant… Hélas ! Jude, mon ami, depuis vingtans j’espère, et chaque année use mon espoir.

Jude attacha sur elle ses yeux fixes. Il necomprenait point.

– Oui, reprit-elle, je voudrais espérer.Je me dis : quelque jour je verrai notre petit monsieur, grandet fort, la tête haute, la mine fière, l’épée au flanc.Hélas ! hélas ! il y a si longtemps que je me discela !

– Mais enfin, dame, que savez-vous sur lesort de Georges Treml ?

– Je sais… je ne sais rien, mon homme. Unsoir, – approche ici, car il ne faut point dire cela touthaut, – un soir, il y a dix-neuf ans et cinq mois… ah !j’ai compté, Hervé de Vaunoy revint tout pâle et l’œil hagard. Ilnous dit que l’enfant s’était noyé dans l’étang de La Tremlays. Oncourut, on sonda le fond de l’eau, mais on ne trouva point le corpsde Georges.

Jude écoutait, la poitrine haletante, l’œilgrand ouvert.

– Et c’est sur cela, interrompit-il, quese fonde votre espoir ?

– Non. Te souvient-il d’un pauvreinnocent de la forêt que l’on nommait le Mouton blanc ?

– Je me souviens de Jean Blanc, dame.

– Pauvre créature ! Il aimait Tremlpresque autant que nous l’aimions…

– Mais Georges, Georges !interrompit encore Jude.

– Eh bien ! mon homme, Jean Blancracontait d’étranges choses dans la forêt. Il disait qu’Hervé deVaunoy avait jeté à l’eau le petit monsieur de ses propresmains.

– Il disait cela ! s’écria Jude dontl’œil étincela.

– Il disait cela, oui. Et quoiqu’ilpassât pour un pauvre fou, je crois qu’il disait vrai toutes lesfois qu’il parlait de Treml. Mais ce n’est pas tout ; JeanBlanc ajoutait qu’il avait plongé au fond de l’étang et ramenéM. Georges évanoui…

– Ah ! fit le bon écuyer avec unlong soupir de bien-être.

– Puis, poursuivit Goton, il fut prisd’un de ses accès, et le pauvre enfant resta tout seul sur l’herbe.Et quand le Mouton blanc revint il n’y avait plus d’enfant.

– Ah ! fit encore Jude.

– Et il y a vingt ans de cela, monhomme !

Jude demeura un instant comme atterré.

– Où est Jean Blanc ? dit-ilensuite ; je veux le voir.

Goton secoua lentement sa tête grise.

– Pauvre créature ! dit-elleencore ; il ne fait pas bon, pour un pauvre homme, affronterla colère d’un homme puissant. Hervé de Vaunoy apprit les bruitsqui couraient dans la forêt. On tourmenta Mathieu Blanc et son filspar rapport à l’impôt. Le vieillard mourut ; le fils disparut.Quelques-uns disent qu’il s’est fait Loup.

– J’ai déjà entendu prononcer ce mot.Quels sont ces gens, dame ?

– Ce sont des Bretons, mon homme, qui sedéfendent et qui se vengent. On leur a donné ce nom, parce que leurretraite avoisine la Fosse-aux-Loups. Chacun sait cela ; maisnul ne pourrait trouver l’issue par où l’on pénètre dans cetteretraite. Eux-mêmes semblent prendre à tâche d’accréditer cesobriquet qui fait peur aux poltrons. Leurs masques sont en peau deloup ; il n’y a que leur chef qui porte un masque blanc.

– J’irai trouver les Loups, dit Jude.

La vieille dame réfléchit un instant.

– Écoute, reprit-elle ensuite. Il est unhomme dans la forêt qui pourrait te dire peut-être si Jean Blancexiste encore. Cet homme est un Breton, quoiqu’il feigne souvent deparler comme s’il avait le cœur d’un Français. Il me souvient qu’autemps où il vint s’établir de ce côté de la forêt, les sabotiersdisaient que sa fille, qui était alors un enfant, avait tous lestraits de la fille de Jean Blanc, le pauvre fou. Certains mêmeaffirmaient la reconnaître.

– Où trouver cet homme ?

– Sa loge est à cent pas de Notre-Dame deMi-Forêt.

– Il se nomme ?

– Pelo Rouan, le charbonnier.

Le jour commençait à poindre. La résinepâlissait aux premiers rayons du crépuscule.

– Au revoir et merci, dame, dit Jude. Jeverrai Pelo Rouan avant qu’il soit une heure.

Il serra la main de Goton et sortit.

– Que Dieu soit avec toi, monhomme ! murmura la vieille femme de charge en le suivant duregard pendant qu’il traversait les corridors ; il y avaitlongtemps que mon pauvre cœur n’avait ressentit pareille joie. QueDieu soit avec toi, et puisses-tu ramener en ses domainesl’héritier de Treml !

Goton avait plus de désir que d’espérance, carelle secoua tristement la tête en prononçant ces dernièresparoles.

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