Le Loup blanc

Chapitre 13Le capitaine Didier

Jude demeura un instant comme atterré.

– Mon Dieu ! pensait-il, qu’ont-ilsfait de notre petit monsieur ?

Le capitaine était devenu rêveur. Peut-êtreconnaissait-il assez M. de Vaunoy pour qu’un doutes’élevât dans son esprit touchant le sort de l’héritier deTreml.

– Ma tâche est tracée, reprit Jude ;je la remplirai, monsieur, ajouta-t-il d’une voix que son émotionrendait solennelle ; je vous adjure, par votre titre degentilhomme, de me prêter votre aide.

Un triste sourire vint à la lèvre ducapitaine.

– Gentilhomme ! dit-il.

– Par votre mère !… voulut continuerJude.

– Ma mère ! dit encore le capitaine.Allons, mon garçon, tu tombes mal. Que viens-tu me parler de titreset de mère ?… Mais je suis officier du roi, et cela vautnoblesse : tu auras mon aide, pour l’amour de Dieu.

– Merci ! merci ! s’écria Jude.En revanche, moi, je suis à vous, monsieur ; à vous de toutcœur et tant qu’il vous plaira. Maintenant, veuillez vous détournerquelque peu de votre route ; nous reviendrons ensemble auchâteau.

Le capitaine suivit Jude aussitôt. Ilsmarchèrent un quart d’heure le long du chemin qui mène au bourg deSaint-Aubin-du-Cormier, puis Jude, tournant à gauche, s’enfonçadans un épais taillis. Au bout d’une centaine de pas, Didier arrêtason cheval.

– Où me mènes-tu ? demanda-t-il.

– Au lieu où Nicolas Treml, mon maître,partant pour la cour de Paris, a enfoui l’espoir et la fortune desa race.

– Tu as grande confiance enmoi ?

Jude hésita un instant.

– Je vous confierais ma vie, dit-ilenfin, mais le trésor de Treml n’est point à moi. Vous avezraison : mieux vaut que je sois seul à garder ce secret.

– Et mieux vaut, ajouta Didier, que je nem’enfonce point trop dans ce fourré, au-delà duquel est la retraitedes Loups. Ils pourraient me mordre, mon garçon. Va, tu meretrouveras ici.

Jude descendit de cheval et s’engagea, à pied,dans l’épais taillis où nous avons vu autrefois cheminer NicolasTreml lorsqu’il portait en poche l’acte signé par son cousin Hervéde Vaunoy.

Resté seul, le jeune capitaine mit aussi piedà terre, s’étendit sur le gazon et donna son âme à la rêverie. Sesméditations furent douces. Officier de fortune et parvenu, sonmérite aidant, à un poste que ses pareils n’atteignaient pointavant d’avoir vu blanchir leur moustache et tomber leurs cheveux,il avait désormais devant lui un avenir couleur de rose. Sa missionen Bretagne n’était pas sans importance, et il espérait réduireaisément cette poignée d’hommes intrépides, mais simples etgrossiers, qui s’opposaient encore à la levée de l’impôt,molestaient les sujets soumis au roi et poussaient parfois leurinsolente audace jusqu’à mettre la main sur les fonds dugouvernement.

À part cet intérêt politique, son arrivée dansle pays de Rennes avait pour lui un intérêt particulier, dont nousne ferons point mystère au lecteur. Ce n’était pas la première foisque Didier venait en Bretagne. L’année précédente, il avait passésix mois à Rennes, en qualité de gentilhomme[2] deM. le comte de Toulouse, gouverneur de la province, lequell’avait fait entrer depuis dans les gardes-françaises, d’où ilétait sorti avec son grade actuel.

Beau de visage et de tournure, prompt àl’amitié, mais étourdi et léger, il avait été bien près, une fois,de choisir la compagne de sa vie.

Pendant son séjour à Rennes, dans la maison duprince gouverneur, il avait été de pair à compagnon avec les filsdes premières familles de la province. Il était de toutes les fêtesde messieurs des États, et dans ce monde des gens du roi, saposition lui attirait une faveur à laquelle ne nuisait point sabonne mine.

À cette époque, la reine des salons dans lacapitale bretonne était Mlle Alix de Vaunoy de LaTremlays, noble créature dont le charmant visage était moinsparfait que l’esprit, et dont l’esprit ne valait point encore lecœur. Didier l’avait vue au palais même du prince gouverneur qui,pendant son séjour dans la province, tenait une véritable cour. Ils’était senti attiré vers elle.

Alix, de son côté, n’avait point dissimulé leplaisir que lui causait cette recherche. Le monde avait remarquéleur naissante et mutuelle sympathie.

M. de Vaunoy seul semblait ne s’enpoint apercevoir ou y prêter volontairement les mains, ce quisurprenait fort chacun.

On savait, en effet, que Vaunoy avait pourl’établissement de sa fille unique des prétentions fort élevées, etqui ne s’attaquaient à rien moins qu’à M. de Béchameil,marquis de Nointel, intendant royal de l’impôt et l’un des plusopulents financiers qui fussent alors en Europe.

Nonobstant cela, Vaunoy, qui avait d’abordregardé le jeune officier de fortune avec un dédain toutparticulier, l’attira bientôt chez lui et lui fit fête tout autantqu’aux héritiers des plus puissantes maisons.

Si ce n’eût point été là une circonstancepositivement insignifiante pour le public, on aurait pu remarquerque ce changement avait coïncidé avec l’acquisition que fit Vaunoyd’un certain Lapierre, valet du prince gouverneur.

Mais il n’était point probable, en vérité, quecette révolution d’antichambre eût pu influer en rien sur laconduite ultérieure du riche maître de La Tremlays.

Quoi qu’il en soit, un soir que Didier sortaitde l’hôtel de Vaunoy, le cœur tout plein d’espérance, il futattaqué dans la rue par trois estafiers qui le poussèrent rudement.Il n’avait que son épée de bal, mais il s’en servit comme ilfaut ; les trois estafiers en furent pour leurs peines et leshorions qu’ils reçurent.

Didier, blessé, rentra au palais dugouvernement ; l’affaire n’eut point de suite, parce que lecomte de Toulouse quitta Rennes quelques jours après.

Mais ce n’était pas là le seul souvenir ducapitaine Didier. Il en avait un autre beaucoup plus humble, quirestait plus avant peut-être dans son cœur. C’était une blondefille de la forêt dont nous avons déjà prononcé le nom.

En ce moment encore, couché sur l’herbe etbercé par ses méditations, il ne songeait point à Mllede Vaunoy, et c’était la pure et gracieuse image deFleur-des-Genêts qui souriait au fond de sa pensée.

Il rêvait, et ne s’en rendait point compte, àcette douce et chaste tendresse qui avait embelli quelques jours desa vie quand il était encore presque adolescent. Les Loups,l’impôt, la bataille prochaine, rien de tout cela pour luin’existait en ce moment. Les arbres de la vieille forêt luiparlaient de sa vision d’autrefois.

– Si elle venait ! murmura-t-il englissant son regard dans les sombres profondeurs des taillis.

Ce qui pouvait lui venir le plus probablement,c’était la balle de quelque Loup, car il avait jeté sous lui sonmanteau, et les broderies de son uniforme brillaient maintenantsans voile.

Mais il y a un Dieu pour les capitaines quirêvent. Une voix douce et lointaine encore sembla répondre à sonaspiration. Il tendit l’oreille. La voix approchait. Elle chantaitla complainte d’Arthur de Bretagne.

Didier écoutait avec délices cette voix etcette mélodie connues. À mesure que la voix approchait, les parolesdevenaient plus distinctes. Fleur-des-Genêts chantait ce passage dela complainte populaire où Constance de Bretagne commence àdésespérer de revoir son malheureux fils. Nous traduisons le patoisdes paysans d’Ille-et-Vilaine.

Marie disait :

Elle attendait, car pauvre mère

Longtemps espère,

Elle attendait, le cœur marri,

Son fils chéri.

Elle mettait son âme entière

Dans sa prière

Et disait : « Rends-moi mon enfant !

Dieu tout-puissant ! »

Marie n’était plus qu’à quelques pas deDidier, mais ils ne se voyaient point encore, tant le taillis étaitépais. Le capitaine retenait son souffle.

Marie poursuivit, répétant, suivant l’usage,les deux derniers vers en guise de refrain :

Et disait : « Rends-moi mon enfant !

Dieu tout-puissant !

Arthur ! Arthur ! Hélas ! absence

Brise espérance

Le faible est au pouvoir du fort

Jusqu’à la mort ! »

Le caractère de ce chant est une mélancolietendre et si profonde que le ménétrier qui le dit à un rustiqueauditoire est certain d’avance d’un succès de larmes. Il semblaitque la pauvre Marie rapportât à elle-même le sens des deux derniersvers, car le chant tomba de ses lèvres comme un harmonieuxgémissement.

– Fleur-des-Genêts ! murmuraDidier.

Elle entendit et perça d’un bond lefourré.

Lorsqu’elle aperçut enfin le capitaine, sesgenoux fléchirent ; elle s’affaissa sur elle-même en levantses grands yeux au ciel, et son cœur s’élança vers Dieu.

Cette âme candide et virginale ignorait lesartifices du mensonge ; elle lui raconta ses craintes et sesespérances et combien elle avait prié pour son retour ; ainsise prolongea longtemps, avec tout le charme et la naïveté del’innocence, cet entretien touchant qui devait avoir une influencedécisive sur leur destinée.

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