Le Loup blanc

Chapitre 18Rêves

Lorsque Jude, après avoir traversé les longscorridors, revint à la chambre où il avait passé la nuit, lecapitaine dormait encore. Son visage était calme et souriant. Judele contempla un instant.

– C’est un loyal jeune homme,pensa-t-il ; ses traits hardis me rappellent le vieux Treml autemps où sa moustache était noire. Il est heureux, lui !Oh ! que je donnerais de bon cœur tout mon sang pour voirM. Georges à sa place !

Jude reprit son manteau de voyage, pour cacherses traits en cas de rencontre suspecte. Le jour était venu. Lespremiers rayons du soleil levant se jouaient dans la soie desrideaux. Au moment où Jude ceignait son épée pour partir, Didiers’agita sur sa couche.

– Alix, murmura-t-il, ma sœur !…

– Voici dans la cour tous les serviteursdu château, se dit Jude ; j’aurai de la peine à passerinaperçu.

– Marie ! murmura encore Didier.

Jude le regarda en souriant.

– Bravo ! mon jeune maître,pensa-t-il ; ne rêverez-vous point à quelque autre,maintenant ?

– Fleur-des-Genêts ! cria lecapitaine, comme s’il eût voulu relever le défi.

En même temps il se redressa, éveillé, sur sonséant.

– C’est toi, ami Jude ? reprit-ilaprès avoir jeté ses regards tout autour de la chambre, comme s’ilse fût attendu à voir un autre visage ; je crois que jerêvais.

– Vous pouvez l’affirmer, monsieur, etjoyeusement, répondit Jude.

L’œil de Didier s’arrêta par hasard sur lesantiques rideaux que perçaient les rayons obliques du soleil. Sonsourire, qui ne l’avait point abandonné, s’épanouit davantage.

– Les poètes ont bien raison, dit-ilcomme s’il se fût parlé à lui-même, de vanter les joies du retourau toit paternel. Moi qui n’ai point de famille, je ressens icicomme un avant-goût de ce bonheur… Et tiens, Jude, mon garçon,l’illusion s’accroît : il me semble qu’enfant j’ai vu jouer lesoleil d’automne dans des rideaux de soie comme ceux-ci. Sentimentétrange, Jude ! Enfant sans père, j’éprouve ici comme unressouvenir lointain de baisers, de caresses et de doucesparoles…

– Monsieur, interrompit le vieil écuyer,je vais prendre congé de vous, pour commencer ma tâche.

– Reste, Jude, quelques minutes, uninstant, je t’en prie ! Mon cœur s’amollit au contact depensées nouvelles. Je ne sais, Jude, mes yeux ont besoin depleurer !

– Souffrez-vous donc ? dit celui-cien s’approchant aussitôt.

Didier laissa tomber sa main dans celle duvieillard et renversa sa tête sur l’oreiller.

– Non, répondit-il, je ne souffre pas. Aucontraire. Je ne voudrais point ne pas éprouver ce quej’éprouve : car cette angoisse inconnue est pleine de douceur.Qu’ils sont heureux, Jude, ceux qui ont de vraissouvenirs !

– Ceux-là, répliqua l’écuyer avectristesse, ne revoient parfois jamais la maison des ancêtres. Cedoit être une amère douleur, n’est-ce pas, que celle de l’enfantqui se souvient à demi et qui meurt avant d’avoir retrouvé lademeure de son père.

– Tu penses à Georges Treml, mon pauvreJude.

– Je pense à Georges Treml, monsieur.

– Toujours ! Dieu t’aidera, mongarçon, car ton dévouement est œuvre chrétienne… Allons !voici un nuage qui couvre le soleil. Le charme s’évanouit. Jeredeviens le capitaine Didier et je suis prêt à jurer maintenantque j’ai vu, enfant, plus de rideaux de bure que de tentures desoie. Va, mon garçon, je ne te retiens plus.

Didier, secouant un reste de langueur rêveuse,avait sauté hors de son lit. Jude, avant de partir, jeta un regarddans la cour et reconnut maître Alain qui s’entretenait avecLapierre.

– Il est bien tard, maintenant, dit-il,pour m’esquiver. Je vois là-bas un homme dont j’aurai de la peine àéviter les regards.

– Lequel ? demanda Didier ens’approchant de la fenêtre : Lapierre ?

– Je ne sais s’il a changé de nom, maison l’appelait de mon temps maître Alain. C’est le plus vieux desdeux.

– À la bonne heure ! Et c’estcelui-là que tu nommais hier ton ennemi ?

– Celui-là même.

– Eh bien ! mon garçon, l’autre estle mien.

– Un valet, votre ennemi ?

– Cela t’étonne ? Faut-il donc terépéter que je ne suis point gentilhomme ? Ce valet est leseul être au monde qui sache le secret de ma naissance. Il ne veutpas le dire et c’est son droit. Il prétend m’avoir autrefois servide père… Tu vois bien ceci ?

Didier, qui n’était pas encore vêtu, écarta sachemise et montra par-derrière, à la naissance de l’épaule, unecicatrice encore récente.

– C’est une blessure faite traîtreusementet par la main d’un misérable, dit Jude en fronçant le sourcil.

– Tu t’y connais, mon garçon. J’ai toutlieu de croire que le misérable est cet homme : mais si je nesuis pas noble, je suis soldat, et ma main ne s’abaissera pointvolontiers jusqu’à lui.

– Moi je suis un valet, dit Jude avecfroideur ; prononcez un mot et je le châtie.

– Voilà que tu oublies GeorgesTreml ! s’écria Didier en souriant. Sur mon honneur ! ily a de la fine fleur de chevalerie dans ces vieux cœurs bretons.Pensons à ton jeune monsieur, mon brave ami. Je ne sais pas ce quetu peux tenter pour son service, c’est ton secret, mais j’ai promisde t’aider et je t’aiderai. Descendons ensemble :M. de Vaunoy est un trop soumis et dévoué sujet de SaMajesté pour que sa livrée ose regarder, de plus près qu’il neconvient, le serviteur d’un capitaine de la maréchaussée.

Jude mit son manteau sur sa figure etdescendit avec le capitaine.

Alain et Lapierre étaient toujours dans lacour ; ils s’inclinèrent avec respect devant Didier, quitoucha négligemment son feutre.

– Qu’on selle le cheval de mon serviteur,dit-il.

Lapierre se hâta d’obéir. Le majordomeresta.

– Mon camarade, dit-il à Jude, votremaladie exige-t-elle donc que vous ayez toujours le nez dans lemanteau ? Les gens de La Tremlays n’ont point pu encore voussouhaiter la bienvenue.

– Que dit-on des Loups dans le pays,maître ? demanda Didier pour éviter à Jude l’embarras derépondre.

– On dit que ce sont des méchantes bêtes,monsieur le capitaine… N’accepterez-vous pas un verre de cidre, moncamarade ?

– Que font les gens de la forêt ?demanda encore Didier.

– Monsieur le capitaine, répondit Alainde mauvaise grâce, ils font le cercle, du charbon et des sabots… Ehbien, mon camarade, ajouta-t-il en exhibant son vademecum,c’est-à-dire sa bouteille de fer-blanc, aimez-vous mieux une goutted’eau-de-vie ?

Maître Alain fut interrompu par Lapierre, quiamenait le cheval de Jude. Celui-ci se mit aussitôt en selle. Dansle mouvement qu’il fit pour cela, son manteau s’écarta quelque peu.Le majordome put voir une partie de son visage.

– Du diable si je connais autre chose quecette figure-là ! grommela-t-il ; où donc l’ai-jevue ? Je me fais vieux !

– Tu me rejoindras ce soir à Rennes, mongarçon, s’écria Didier. En route maintenant et bonnechance !

Jude ne se fit point répéter cet ordre ;il piqua des deux et partit au galop.

Quand il eut franchi la porte de la cour, lecapitaine se détourna vers les deux valets de Vaunoy.

– Vous êtes curieux, maître, dit-il àAlain ; c’est un fâcheux défaut et qui ne porte point bonheur.Quant à toi, ajouta-t-il en s’adressant à Lapierre, prendsgarde !

Il s’éloigna. Les deux valets le suivirent desyeux.

– Prends garde ! répéta ironiquementLapierre ; que dites-vous de cela, maître Alain ?

Maître Alain répondit :

– Le jeune coq chante haut ; ondirait qu’il se sent de race. Pour ce qui est de prendre garde,c’est toujours un bon conseil.

Didier avait pris, sans savoir, la directiondu jardin. Il se trouva bientôt au milieu de hautes charmillestaillées à pic et formant l’inévitable et classique labyrinthe desjardins du XVIIIe siècle. De temps en temps, quelquesstatues de marbre blanc s’apercevaient à travers les branches quise ressentaient déjà des approches de l’hiver.

Didier jetait sur tout cela un regarddistrait ; involontairement, son esprit était revenu auxpensées qui avaient préoccupé son réveil.

Comme il arrive souvent aux esprits vifs etpoétiques, il lui suffit, pour ainsi dire, d’évoquer l’illusionpour qu’elle reparût. Ces grandes murailles de verdure devinrentpour lui de vieilles connaissances. Il se retrouva dans cesdédales, et, quoique leur artifice fût assez innocent pour que lachose pût sembler naturelle, il crut ou tâcha de croire que lesouvenir était pour lui le fil d’Ariane.

– Voyons ! se disait-il d’un tonmoitié enjoué, moitié sérieux : voyons si je me trompe !si je me souviens ou si je divague ! ma mémoire ou monimagination me dit qu’au bout de cette allée, à droite, il y a unberceau, et dans un berceau une statue de nymphe antique.Voyons ?

Il prit sa course, impatient ; carl’illusion avait grandi et il en était déjà à craindre unedéception.

À quelques pas de l’endroit où la charmillefaisait un coude, il s’arrêta et glissa son regard à travers lesbranches. Il devint pâle, mit la main sur son cœur et laissaéchapper un cri. Berceau et statue étaient là devant ses yeux.

Seulement au cri qu’il poussa, la statueanimée, nymphe vêtue de blanc, tressaillit vivement et seretourna.

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