Le Mannequin d’osier

Chapitre 11

 

Il paraît que c’est pour demain, ditM. de Terremondre en entrant dans la boutique de Paillot.Chacun comprit qu’il s’agissait de l’exécution de Lecœur, garçonboucher, condamné à mort le 27 novembre pour avoir assassiné laveuve Houssieu. Ce jeune criminel intéressait la ville entière.M. le juge Roquincourt, qui était mondain et galant, avaitgracieusement conduit dans la prison Mmes Dellion et deGromance et leur avait fait voir le condamné par le guichet grilléde la cellule où il jouait aux cartes avec un guichetier. De soncôté, le directeur de la prison, M. Ossian Colot, officierd’Académie, faisait volontiers à MM. les journalistes, ainsiqu’aux personnes éminentes de la ville, les honneurs de soncondamné à mort. M. Ossian Colot avait traité avec compétencediverses questions pénitentiaires. Il était fier de sonétablissement, aménagé sur les plus nouveaux modèles, et il nedédaignait pas la popularité. Les visiteurs jetaient sur Lecœur unregard curieux, en songeant à la nature des relations qui s’étaientétablies entre ce garçon de vingt ans et la veuve nonagénaire quidevait être sa victime. Et l’on restait stupide devant cettemonstrueuse brute. Cependant l’aumônier de la prison,M. l’abbé Tabarit, contait, avec des larmes, que ce pauvreenfant exprimait les sentiments les plus édifiants de contrition etde piété. Et Lecœur, du matin au soir, depuis quatre-vingt-dixjours, jouait aux cartes avec ses gardiens et accusait les pointsdans leur propre argot, car ils étaient du même monde. Sa nuqued’hercule avait fondu et sur ses épaules abaissées voilà qu’il luipoussait un cou mince et démesurément long. On s’accordait àreconnaître qu’il avait épuisé l’exécration, la pitié et lacuriosité de ses concitoyens, et qu’il fallait en finir.

– Demain, à six heures ; je le tiensde Surcoux lui-même, ajouta M. de Terremondre. Les boisde justice sont en gare.

– Ce n’est pas malheureux, dit le docteurFornerol. Depuis trois nuits que la foule attend sur le carrefourdes Évées, il s’est produit plusieurs accidents. Le fils Julien esttombé d’un arbre sur la tête et s’est fendu le crâne. Je crainsbien de ne pouvoir le sauver.

« Quant au condamné, poursuivit ledocteur, il n’est au pouvoir de personne, pas même du président dela République, de lui laisser la vie. Ce jeune garçon, qui étaitvigoureux et sain lors de son arrestation, est aujourd’hui audernier période de la phtisie.

– Vous l’avez vu dans sa cellule ?demanda Paillot.

– Je l’ai vu plusieurs fois, répondit ledocteur Fornerol, et même je lui ai donné mes soins sur la demanded’Ossian Colot, qui est extrêmement préoccupé de l’état sanitaireet moral de ses pensionnaires.

– C’est un philanthrope, repritM. de Terremondre. Et il faut reconnaître que, dans songenre, la prison de notre ville est quelque chose d’admirable, avecses cellules blanches, si propres, rayonnant toutes d’unobservatoire central, et si ingénieusement disposées qu’on y esttoujours en vue sans jamais rien voir. Il n’y a pas à dire, c’estbien compris, c’est moderne, c’est au niveau du progrès. L’annéedernière, comme je faisais une promenade dans le Maroc, je vis àTanger, dans une cour ombragée d’un mûrier, une méchante bâtisse deboue et de plâtre devant laquelle un grand nègre en guenillessommeillait. Étant soldat, il avait pour arme un bâton. Par lesfenêtres étroites de la bâtisse passaient des bras basanés, quitendaient des paniers d’osier. C’étaient les prisonniers qui, deleur prison, offraient aux passants, contre une pièce de cuivre, leproduit de leur travail indolent. Leur voix gutturale modulait desprières et des plaintes que coupaient brusquement des imprécationset des cris de fureur. Car, enfermés pêle-mêle dans la vaste salle,ils se disputaient les ouvertures, voulant tous y passer leurscorbeilles. La querelle trop vive tira de son assoupissement lesoldat noir qui, à coups de bâton, fit rentrer dans le mur lespaniers avec les mains suppliantes. Mais bientôt d’autres mainsreparurent, brunes et tatouées de bleu comme les premières. J’eusla curiosité de regarder par les fentes d’une vieille porte de boisl’intérieur de la prison. Je vis dans l’ombre une foule déguenilléeéparse sur la terre humide, des corps de bronze couchés parmi desloques rouges, des faces graves portant sous le turban des barbesvénérables, des moricauds agiles tressant en riant des corbeilles.On découvrait çà et là sur les jambes enflées des linges souillés,cachant mal les plaies et les ulcères ; et l’on voyait, l’onentendait bruire la vermine. Parfois passaient des rires. Une poulenoire piquait du bec le sol fangeux. Le soldat me laissait observerles prisonniers tout à loisir, épiant mon départ pour tendre lamain. Alors je songeai au directeur de notre belle prisondépartementale. Et je me dis : « Si M. Ossian Colotvenait à Tanger, il la reconnaîtrait et il la flétrirait, lapromiscuité, l’odieuse promiscuité. »

– Au tableau que vous faites, répliquaM. Bergeret, je reconnais la barbarie. Elle est moins cruelleque la civilisation. Les prisonniers musulmans ne souffrent que del’indifférence et parfois de la férocité de leurs gardiens. Dumoins n’ont-ils rien à redouter des philanthropes. Leur vie estsupportable puisqu’on ne leur inflige pas le régime cellulaire.Toute prison est douce, comparée à la cellule inventée par nossavants criminalistes.

« Il y a, poursuivit M. Bergeret,une férocité particulière aux peuples civilisés, qui passe encruauté l’imagination des barbares. Un criminaliste est bien plusméchant qu’un sauvage. Un philanthrope invente des supplicesinconnus à la Perse et à la Chine. Le bourreau persan fait mourirde faim les prisonniers. Il fallait un philanthrope pour imaginerde les faire mourir de solitude. C’est là précisément en quoiconsiste le supplice de la prison cellulaire. Il est incomparablepour la durée et l’atrocité. Le patient, par bonheur, en devientfou, et la démence lui ôte le sentiment de ses tortures. On croitjustifier cette abomination en alléguant qu’il fallait soustrairele condamné aux mauvaises influences de ses pareils et le mettrehors d’état d’accomplir des actes immoraux ou criminels. Ceux quiraisonnent ainsi sont trop bêtes pour qu’on affirme qu’ils sonthypocrites.

– Vous avez raison, dit M. Mazure.Mais ne soyons pas injustes envers notre temps. La Révolution, quia su accomplir la réforme judiciaire, a beaucoup amélioré le sortdes prisonniers. Les cachots de l’ancien régime étaient, pour laplupart, infects et noirs.

– Il est vrai, répliqua M. Bergeret,que, de tout temps, les hommes ont été méchants et cruels, etqu’ils ont toujours pris plaisir à tourmenter les malheureux. Dumoins, avant qu’il y eût des philanthropes, ne torturait-on leshommes que par un simple sentiment de haine et de vengeance, et nondans l’intérêt de leurs mœurs.

– Vous oubliez, répliqua M. Mazure,que le moyen âge a connu la philanthropie de l’espèce la plusabominable, la philanthropie spirituelle. Car c’est bien ce nom quemérite l’esprit de la sainte Inquisition. Ce tribunal livrait leshérétiques au bûcher par charité pure. Et, s’il sacrifiait lecorps, c’était, disait-il, pour sauver l’âme.

– Il ne disait pas cela, repritM. Bergeret, et il ne le pensait pas. Victor Hugo a cru, eneffet, que Torquemada faisait brûler les gens pour leur bien, afind’assurer, au prix d’une brève souffrance, leur béatitudeéternelle. Il a construit sur cette idée un drame tout scintillantd’antithèses. Mais cette idée n’est pas soutenable. Et je neconçois pas qu’un savant, nourri comme vous de tant de vieuxparchemins, se soit laissé séduire par les mensonges du poète. Lavérité, c’est que le tribunal de l’Inquisition, en livrantl’hérétique au bras séculier, retranchait de l’Église un membremalade, de peur que le corps entier n’en fût contaminé. Quant aumembre ainsi retranché, il devenait ce qu’il plaisait à Dieu. Telest l’esprit de l’Inquisition. Il est épouvantable, mais il n’estpas romantique. Où le Saint-Office montrait ce que vous appelezjustement de la philanthropie spirituelle, c’est dans le traitementqu’il infligeait aux « réconciliés ». Il les condamnaitcharitablement à la prison perpétuelle, et il les emmurait pour lebien de leur âme. Mais je ne songeais, tout à l’heure, qu’auxprisons civiles, telles qu’elles furent au moyen âge et dans lestemps modernes jusqu’au règne de Louis XIV.

– Il est vrai, dit M. deTerremondre, que le régime cellulaire n’a pas produit tous leseffets heureux qu’on en attendait pour la moralisation descondamnés.

– Ce régime, dit le docteur Fornerol,détermine fréquemment des affections mentales d’une certainegravité. Il est juste d’ajouter que les délinquants sontprédisposés aux troubles de cette nature. On reconnaît aujourd’huique le délinquant est un dégénéré. Ainsi, grâce à l’obligeance deM. Ossian Colot, il m’a été loisible d’examiner notreassassin, le sujet Lecœur. Je lui ai trouvé des taresphysiologiques… La denture, par exemple, est anormale. J’en conclusà une responsabilité mitigée.

– Pourtant, dit M. Bergeret, unesœur de Mithridate avait une double rangée de dents à chaquemâchoire. Et son frère la tenait pour magnanime. Il l’aimait sichèrement que, poursuivi par Lucullus, il ordonna, dans sa fuite,de la faire étrangler par un muet pour qu’elle ne tombât pasvivante aux mains des Romains. Elle ne démentit pas alors la bonneopinion que Mithridate avait d’elle. Elle reçut le lacet avec unesérénité joyeuse et dit : « Je rends grâce au roi, monfrère, d’avoir, au milieu des soins qui l’assiègent, gardé le soucide mon honneur. » Vous voyez par cet exemple qu’on peut êtrehéroïque avec une denture anormale.

– Le sujet Lecœur, reprit le médecin,présente d’autres particularités qui, pour l’homme de science, nelaissent pas d’être significatives. Comme beaucoup de criminels denaissance, il ne jouit que d’une sensibilité obtuse. J’ai pul’examiner. Il est tatoué sur tout le corps. Et l’on est surpris dela fantaisie lubrique qui détermina le choix des scènes et desattributs dessinés sur sa peau.

– Vraiment ? ditM. de Terremondre.

– Il serait à souhaiter, reprit ledocteur Fornerol, que la peau de ce sujet fût convenablementpréparée et conservée dans notre muséum. Mais ce que je voulaisvous signaler, ce n’est pas la nature des tatouages, c’est leurnombre et leur distribution sur le corps. Certaines phases del’opération ont dû causer au patient une douleur qu’un sujet douéd’une sensibilité normale aurait difficilement supportée.

– Là, je vous arrête ! ditM. de Terremondre. On voit bien que vous ne connaissezpas mon ami Jilly. Il est pourtant assez connu. Jilly a fait, toutjeune, en 1885 ou 86, le tour du monde avec son ami LordTurnbridge, à bord du yacht Old Friend. Jilly donne saparole d’honneur que dans toute la traversée, qui fut tantôt bonne,tantôt mauvaise, ni Lord Turnbridge ni lui n’ont mis une minute lepied sur le pont, et qu’ils sont restés assidûment dans le carré,buvant du vin de Champagne avec un vieux gabier de la marine royalequi avait reçu des leçons de tatouage d’un chef tasmanien. Ce vieuxgabier, pendant le voyage, tatoua les deux amis depuis le coujusqu’au talon. Et Jilly revint en France couvert, pour sa part,d’une chasse au renard qui ne comporte pas moins de trois centvingt-quatre figures, hommes, femmes, chevaux et chiens. Il lamontre volontiers quand il soupe au cabaret en bonne compagnie. Orje ne sais pas si mon ami Jilly est d’une sensibilité anormale.Mais je vous assure que c’est un gentil garçon et un galant homme,et qu’il est incapable…

– Mais, demanda M. Bergeret, puisquevous croyez, docteur, qu’il y a des criminels de naissance et qu’ilvous apparaît que la responsabilité du garçon boucher Lecœur est,selon votre expression, mitigée par une disposition congénitale aucrime, trouvez-vous juste qu’on le guillotine ?

Le docteur haussa les épaules.

– Que voulez-vous qu’on enfasse ?

– Assurément, reprit M. Bergeret, lesort de cet individu me touche peu. Mais je suis opposé à la peinede mort.

– Donnez-nous vos raisons, Bergeret, ditl’archiviste Mazure, qui, vivant dans l’admiration de 93 et de laTerreur, trouvait à la guillotine une sorte de vertu mystérieuse etde beauté morale. Moi, je suis pour la suppression de la peine demort en droit commun et pour son rétablissement en matièrepolitique.

Sur ce propos civique, M. GeorgesFrémont, inspecteur des beaux-arts, entra dans la boutique dePaillot, où M. de Terremondre lui avait donnérendez-vous. Ils devaient visiter ensemble la maison de la reineMarguerite.

M. Bergeret regarda avec un peu d’effroiM. Frémont, et il se sentit fort petit à côté d’un personnageaussi considérable. Il ne craignait jamais les idées ; mais ilétait timide devant les hommes.

M. de Terremondre n’avait pas laclef de la maison. Il envoya Léon la chercher et fit asseoirM. Georges Frémont dans le coin des bouquins.

– Monsieur Bergeret, lui dit-il, nousvantait les prisons de l’ancien régime.

– Nullement, répondit M. Bergeret unpeu troublé, nullement. C’étaient des cloaques. Des misérables yvivaient enchaînés. Mais ils n’étaient pas seuls ; ils avaientdes compagnons. Et des bourgeois, des seigneurs, des dames venaientles visiter. C’était une des sept œuvres de la miséricorde.Personne n’est tenté de l’accomplir aujourd’hui. D’ailleurs, lesrèglements ne le permettraient pas.

– C’est vrai, ditM. de Terremondre, qu’autrefois l’usage était de visiterles prisonniers. J’ai dans mes cartons une estampe d’Abraham Bosseoù l’on voit un gentilhomme, coiffé d’un feutre à plumes,accompagnant une dame, qui porte une guimpe de point de Venise etun corps de brocart à pointe, dans un cachot où grouillent desgueux à peine vêtus de haillons sordides. Cette estampe fait partied’une suite de sept planches que je possède en anciennes épreuves.Et il faut se méfier : car on a tiré depuis avec les vieuxcuivres.

– La visite aux prisonniers, dit GeorgesFrémont, est un sujet familier à l’art chrétien en Italie, enFlandre et en France. Il a été traité notamment avec un accentvigoureux de vérité par les della Robbia sur la frise de terrescuites colorées qui entoure de son riche bandeau l’hôpital dePistoia… Vous connaissez Pistoia, monsieur Bergeret ?…

Le maître de conférences dut confesser qu’iln’était pas allé en Italie.

M. de Terremondre, qui se tenaitprès de la porte, toucha le bras de M. Frémont.

– Monsieur Frémont, regardez sur laplace, à droite de l’église. Vous verrez passer la plus jolie femmede notre ville.

– C’estMme de Gromance, dit M. Bergeret. Elleest charmante.

– Elle fait beaucoup parler d’elle, ditM. Mazure. C’est une demoiselle Chapon. Son père était avouéet le plus franc fesse-mathieu du département. Et elle a vraimentle type aristocratique.

– Ce qu’on appelle le typearistocratique, dit Georges Frémont, est un pur concept del’esprit. Il n’a pas plus de réalité ethnique que le type classiquede la Bacchante ou de la Muse. Je me suis demandé plus d’une foiscomment ce type de la femme aristocratique s’était formé, commentil s’était fixé dans la conscience populaire. Il procède, ce mesemble, d’éléments réels très divers. Parmi ces éléments,j’indiquerai les actrices de drame et de comédie, les comédiennesde l’ancien Gymnase et du Théâtre-Français, celles aussi duboulevard du Crime et de la Porte-Saint-Martin, qui présentèrentdans le cours du siècle à notre peuple, amateur de spectacles, desexemplaires innombrables de princesses et de grandes dames. Il fautnoter encore les modèles d’après lesquels les peintres modernesfirent des reines, des duchesses, dans leurs tableaux d’histoire oude genre. On ne doit pas non plus négliger l’influence plusrécente, moins étendue, mais très active, des mannequins des grandscouturiers, belles filles, longues, portant bien la toilette. Orces comédiennes, ces modèles, ces demoiselles de magasin sonttoutes plébéiennes. J’en conclus que le type aristocratique estformé uniquement de la grâce des roturières. Il n’est passurprenant, dès lors, que ce type se retrouve chezMme de Gromance, née Chapon. Elle a de lagrâce et, chose rare dans vos villes à pavés pointus et à trottoirsfangeux, elle marche bien. Mais je la soupçonne de manquer un peude croupe. C’est un grave défaut !

M. Bergeret, levant le nez de dessus leXXXVIIIe tome de l’Histoire générale desvoyages, regarda avec admiration ce Parisien à barbe rousse etcomme enflammée, qui jugeait froidement, avec sévérité, la beautédélicieuse et la forme désirable deMme de Gromance.

– Maintenant que je sais vos goûts, ditM. de Terremondre, je vous présenterai à ma tanteCourtrai. Elle est taillée en force et ne peut s’asseoir que dansun certain fauteuil de famille qui, depuis trois cents ans, reçoitavec complaisance entre ses bras démesurément ouverts toutes lesvieilles dames de Courtrai-Maillan. Quant au visage, il répond à ceque je dis, et j’espère qu’il vous agréera. Ma tante Courtrai l’arouge comme une pomme d’amour, avec des moustaches blondes, assezbelles, qu’elle laisse tomber négligemment. Ah ! le type de matante Courtrai n’est pas celui de vos actrices, de vos modèles etde vos mannequins.

– Je me sens d’avance, ditM. Frémont, beaucoup de goût pour madame votre tante.

– Autrefois, la noblesse provinciale, ditM. Mazure, menait la vie de nos gros fermiers d’aujourd’hui.Elle en devait avoir l’aspect.

– Il est certain, dit le docteurFornerol, que la race s’étiole.

– Croyez-vous ? demandaM. Frémont. Au XVe siècle, au XVIe, ilfallait qu’en Italie et en France la fleur de chevalerie fût assezgrêle. Les armures princières de la fin du moyen âge et de laRenaissance, habilement forgées, ciselées et damasquinées avec unart exquis, sont si étroites d’épaules et si fines de taille, qu’unhomme d’aujourd’hui ne s’y trouverait pas à l’aise. Elles furentfaites presque toutes pour des hommes petits et minces. En effet,les portraits français du XVe siècle et les miniaturesde Jehan Foucquet nous présentent un monde assez rabougri.

Léon rentra avec la clef. Il était trèsanimé.

– C’est pour demain, dit-il à son patron.Deibler et ses aides sont arrivés par le train de trois heurestrente. Ils se sont présentés à l’hôtel de Paris. Mais on n’a pasvoulu les recevoir. Ils sont descendus à l’auberge du Chevalbleu, au bas de la côte Duroc, une auberge d’assassins.

– En effet, dit Frémont, j’ai appris cematin à la préfecture qu’on coupait une tête dans votre ville. Toutle monde en parle.

– On a si peu de distractions, enprovince ! dit M. de Terremondre.

– Mais celle-là, dit M. Bergeret,est dégoûtante. On tue légalement dans l’ombre. Pourquoi le faireencore puisqu’on en a honte ? Le président Grévy, qui étaitfort intelligent, avait aboli virtuellement la peine de mort, en nel’appliquant jamais. Que ses successeurs n’ont-ils imité sonexemple ! La sécurité des individus dans les sociétés modernesne repose pas sur la terreur des supplices. La peine de mort estabolie dans plusieurs nations de l’Europe, sans qu’il s’y commetteplus de crimes que dans les pays où subsiste cette ignoblepratique. Là même où cette coutume dure encore, elle languit ets’affaiblit. Elle n’a plus ni force ni vertu. C’est une laideurinutile. Elle survit à son principe. Les idées de justice et dedroit, qui jadis faisaient tomber les têtes avec majesté, sont bienébranlées maintenant par la morale issue des sciences naturelles.Et, puisque visiblement la peine de mort se meurt, la sagesse estde la laisser mourir.

– Vous avez raison, dit M. Frémont.La peine de mort est devenue une pratique intolérable, depuis qu’onn’y attache plus l’idée d’expiation, qui est toute théologique.

– Le président aurait bien fait grâce,dit Léon avec importance ; mais le crime était trophorrible.

– Le droit de grâce, ditM. Bergeret, était un des attributs du droit divin. Le roi nel’exerçait que parce qu’il était au-dessus de la justice humainecomme représentant de Dieu sur la terre. Ce droit, en passant duroi au président de la République, a perdu son caractère essentielet sa légitimité. Il constitue désormais une magistrature en l’air,une fonction judiciaire en dehors de la justice et non plusau-dessus ; il institue une juridiction arbitraire, inconnueau législateur. L’usage en est bon, puisqu’il sauve des malheureux.Mais prenez garde qu’il est devenu absurde. La miséricorde du roiétait la miséricorde de Dieu même. Conçoit-on Faure investi desattributs de la divinité ? M. Thiers, qui ne se croyaitpas l’oint du Seigneur et qui, de fait, n’avait pas été sacré àReims, se déchargea du droit de grâce sur une commission qui avaitmandat d’être miséricordieuse pour lui.

– Elle le fut médiocrement, ditM. Frémont.

Un petit soldat entra dans la boutique etdemanda le Parfait secrétaire.

– Des restes de barbarie traînent encore,dit M. Bergeret, dans la civilisation moderne. Notre code dejustice militaire, par exemple, nous rendra odieux à un prochainavenir. Ce code a été fait pour ces troupes de brigands armés quidésolaient l’Europe au XVIIIe siècle. Il fut conservépar la République de 92 et systématisé dans la première moitié dece siècle. Après avoir substitué la nation à l’armée, on a oubliéde le changer. On ne saurait penser à tout. Ces lois atroces,faites pour des pandours, on les applique aujourd’hui à de jeunespaysans effarés, à des enfants des villes qu’il serait facile deconduire avec douceur. Et cela semble naturel !

– Je ne vous comprends pas, ditM. de Terremondre. Notre code militaire, préparé, jecrois, sous la Restauration, date seulement du second Empire. Auxenvirons de 1875, il a été remanié et mis d’accord avecl’organisation nouvelle de l’armée. Vous ne pouvez donc pas direqu’il est fait pour les armées de l’ancien régime.

– Je le puis dire parfaitement, réponditM. Bergeret, puisque ce code n’est qu’une compilation desordonnances concernant les armées de Louis XIV et deLouis XV. On sait ce qu’étaient ces armées, ramas de racoleurset de racolés, chiourme de terre, divisée en lots qu’achetaient dejeunes nobles, parfois des enfants. On maintenait l’obéissance deces troupes par de perpétuelles menaces de mort. Tout estchangé ; les militaires de la monarchie et des deux Empiresont fait place à une énorme et placide garde nationale. Il n’y aplus à craindre ni mutineries ni violences. Pourtant la mort à toutpropos menace ces doux troupeaux de paysans et d’artisans, malhabillés en soldats. Le contraste de ces mœurs bénignes et de ceslois féroces est presque risible. Et, si l’on y réfléchissait, ontrouverait qu’il est aussi grotesque qu’odieux de punir de mort lesattentats dont on aurait facilement raison par le léger appareildes peines de simple police.

– Mais, dit M. de Terremondre,les soldats d’aujourd’hui ont des armes comme les soldatsd’autrefois. Et il faut bien que des officiers, en petit nombre etdésarmés, s’assurent l’obéissance et le respect d’une multituded’hommes portant des fusils et des cartouches. Tout est là.

– C’est un vieux préjugé, ditM. Bergeret, que de croire à la nécessité des peines etd’estimer que les plus fortes sont les plus efficaces. La peine demort pour voie de fait envers un supérieur vient du temps où lesofficiers n’étaient pas du même sang que les soldats. Ces pénalitésfurent conservées dans les armées de la République. Brindamour,devenu général en 1792, mit les mœurs de l’ancien régime au servicede la Révolution et fusilla les volontaires avec magnanimité. Dumoins, Brindamour, devenu général de la République, faisait-il laguerre et se battait-il rudement. C’était affaire de vaincre. Il nes’agissait pas de la vie d’un homme, mais du salut de lapatrie.

– C’était surtout le vol, ditM. Mazure, que les généraux de l’an II punissaient avec uneinexorable sévérité. Dans l’armée du Nord, un chasseur ayant changéson vieux chapeau contre un neuf fut passé par les armes. Deuxtambours, dont l’aîné avait dix-huit ans, furent fusillés devant lefront des troupes pour avoir volé quelques menus bijoux à unevieille paysanne. C’était l’âge héroïque.

– Ce n’est pas seulement les maraudeurs,reprit M. Bergeret, qu’on fusillait chaque jour dans lesarmées de la République. C’est aussi les mutins. Et ces soldats,tant glorifiés depuis, étaient menés comme des forçats, à cela prèsqu’on leur donnait rarement à manger. Il est vrai qu’ils étaientparfois d’humeur difficile. Témoin les trois cents canonniers de la33e demi-brigade qui, l’an IV, à Mantoue, réclamèrentleur solde en braquant leurs pièces sur leurs généraux.

« Voilà des gaillards avec lesquels il nefallait pas plaisanter ! Ils eussent été capables d’embrocher,à défaut d’ennemis, une douzaine de leurs supérieurs. Tel est letempérament des héros. Mais Dumanet n’est pas encore un héros. Lapaix n’en forme point. Le sergent Bridoux n’a rien à craindre dansle quartier paisible. Toutefois il n’est pas fâché de se dire qu’unhomme ne peut lever la main sur lui sans être aussitôt fusillé enmusique. Cela est démesuré, dans l’état de nos mœurs, et en tempsde paix. Et nul n’y songe. Il est vrai que les peines capitalesprononcées par les conseils de guerre ne sont exécutées qu’enAlgérie, et qu’on évite, autant que possible, de donner en Francemême ces fêtes martiales et musicales. On reconnaît qu’elles yferaient mauvais effet. C’est la condamnation tacite du codemilitaire.

– Prenez garde, ditM. de Terremondre, de porter atteinte à ladiscipline.

– Si vous avez vu les nouvelles recrues,répondit M. Bergeret, entrer à la file dans la cour duquartier, vous ne croirez pas qu’il faille sans cesse menacer demort ces âmes moutonnières pour les maintenir dans l’obéissance.Elles songent tristement à tirer leurs trois ans, comme ellesdisent, et le sergent Bridoux serait touché jusqu’aux larmes deleur pitoyable docilité, s’il n’avait pas besoin de les terrifierpour jouir de sa propre puissance. Ce n’est pas que le sergentBridoux soit né plus méchant qu’un autre homme. Mais, esclave etdespote, il est deux fois perverti, et je ne sais si Marc-Aurèle,sous-officier, n’aurait pas tyrannisé les bleus. Quoi qu’il ensoit, cette tyrannie est suffisante pour entretenir la soumissiontempérée de ruse qui est la vertu la plus nécessaire au soldat entemps de paix.

« Et il y a longtemps que nos codesmilitaires, avec leur appareil de mort, ne se devraient plus voirque dans les musées des horreurs, près des clefs de la Bastille etdes tenailles de l’Inquisition.

– Il ne faut toucher aux choses del’armée qu’avec une extrême prudence, ditM. de Terremondre. L’armée, c’est la sécurité et c’estl’espérance. C’est aussi l’école du devoir. Où trouver ailleurs quechez elle l’abnégation et le dévouement ?

– Il est vrai, dit M. Bergeret, queles hommes tiennent pour le premier devoir social d’apprendre àtuer régulièrement leurs semblables et que, chez les peuplescivilisés, la gloire du carnage passe toutes les autres. Aprèstout, que l’homme soit incurablement méchant et malfaisant, le maln’est pas grand dans l’univers. Car la terre n’est qu’une goutte deboue dans l’espace, et le soleil une bulle de gaz bientôtconsumée.

– Je vois, répliqua M. Frémont, quevous n’êtes pas positiviste. Car vous traitez légèrement le grandfétiche.

– Qu’est-ce que le grand fétiche ?demanda M. de Terremondre.

– Vous savez, lui réponditM. Frémont, que les positivistes estiment que l’homme est unanimal adorateur. Auguste Comte fut très attentif à pourvoir auxbesoins de cet animal adorant ; et, après y avoir longuementréfléchi, il lui donna un fétiche. Mais il choisit la terre et nonpas Dieu. Ce n’est pas qu’il fût athée. Il tenait, au contraire,l’existence d’un principe créateur pour assez probable. Seulementil estimait que Dieu était trop difficile à connaître. Et sesdisciples, qui sont des hommes très religieux, célèbrent le cultedes morts, des hommes utiles, de la femme et du grand fétiche, quiest la terre. Cela tient à ce que ces religieux font des plans pourle bonheur des hommes et s’occupent d’aménager la planète en vue denotre félicité.

– Ils auront beaucoup à faire, ditM. Bergeret, et l’on voit bien qu’ils sont optimistes. Ils lesont extrêmement, et cette disposition de leur esprit m’étonne. Ilest difficile de concevoir que des hommes réfléchis et sensés,comme ils sont, nourrissent l’espoir de rendre un jour supportablele séjour de cette petite boule qui, tournant gauchement autourd’un soleil jaune et déjà à demi obscurci, nous porte comme unevermine à sa surface moisie. Le grand fétiche ne me semble pas dutout adorable.

Le docteur Fornerol se pencha sur l’oreille deM. de Terremondre :

– Il faut que Bergeret ait des ennuisparticuliers pour se plaindre ainsi de l’univers. Il n’est pasnaturel de trouver tout mal.

– Évidemment, ditM. de Terremondre.

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