Le Mannequin d’osier

Chapitre 4

 

À l’occasion du premier janvier,M. Bergeret revêtit, dès le matin, son habit noir, qui avaitperdu son lustre et sur lequel le petit jour gris de l’hiverversait comme de la cendre. Les palmes d’or, suspendues à laboutonnière par un ruban violet, jetant un éclat dérisoire,faisaient paraître que M. Bergeret n’était pas chevalier de laLégion d’honneur. Il se sentait, dans cet habit, extraordinairementpauvre et mince. Sa cravate blanche lui apparaissait comme unechose tout à fait misérable. Il est vrai qu’elle n’était pasfraîche. Et quand, après avoir longtemps froissé en vain leplastron de sa chemise, il reconnut l’impossibilité de maintenirles boutons de nacre dans les boutonnières agrandies par un longusage, il s’affligea. Le regret lui vint au cœur de n’être point unhomme du monde. Et, s’étant assis sur une chaise, ilsongea :

« Y a-t-il vraiment un monde et deshommes du monde ? Il me semble bien que ce qu’on appelle lemonde est comme le nuage d’or et d’argent suspendu dans l’azur duciel. Quand on le traverse, on ne voit plus qu’un brouillard. Enréalité, les groupements sociaux sont très confus. Les hommess’assemblent en raison de leurs préjugés et de leurs goûts. Maisles goûts combattent souvent les préjugés, et le hasard brouilletout. Sans doute, une longue richesse et les loisirs quil’accompagnent déterminent un certain genre de vie et des habitudesparticulières. C’est là, en somme, la communauté des gens du monde.Cette communauté se réduit à des habitudes de politesse, d’hygièneet de sport. Il y a des mœurs mondaines. Elles sont toutextérieures, et par cela même très sensibles. Il y a des façons,des dehors mondains. Il n’y a pas une humanité mondaine. Ce quinous caractérise véritablement, ce sont nos passions, nos idées,nos sentiments. Nous avons un for intérieur dans lequel le monden’entre pas. »

Cependant, la mauvaise ordonnance de sacravate et de sa chemise lui donnait de l’inquiétude. Il alla seregarder dans la glace du salon. Son image dans cette glace luiapparut lointaine et tout offusquée par une immense corbeille debruyères où couraient des rubans de satin rouge. Posée sur le pianoentre deux sacs de marrons glacés, cette corbeille était d’osier,en forme de char, avec des roues dorées. Au timon doré, la carte deM. Roux demeurait épinglée. Et cette corbeille était unprésent de M. Roux à Mme Bergeret.

Le maître de conférences n’écarta pas lestouffes enrubannées des bruyères. Il lui suffit d’apercevoir dansla glace, derrière les fleurs, son œil gauche, qu’il considéra unpeu de temps avec bienveillance. M. Bergeret, qui ne croyaitpas que personne l’aimât en ce monde ni dans les autres,s’accordait à lui-même de la pitié et quelque sympathie. Il étaitdoux envers lui-même comme envers les malheureux. Il se dispensad’une plus longue considération de sa chemise et de sa cravate etse dit :

« Tu expliques le bouclier d’Énée et tacravate est fripée. Ce sont deux ridicules. Tu n’es pas un homme dumonde. Sache, du moins, vivre de la vie intérieure. Et cultive entoi-même un riche domaine. »

En ce premier jour de l’année, il avait biensujet de plaindre son destin, devant porter ses hommages à deshommes vulgaires et injurieux, comme étaient le recteur et ledoyen. Le recteur, M. Leterrier, ne pouvait le souffrir.C’était une antipathie de nature, qui croissait avec la régularitéd’une expansion végétale et donnait ses fruits chaque année.M. Leterrier, professeur de philosophie, auteur d’un manueldans lequel tous les systèmes étaient jugés, possédait lescertitudes de la doctrine officielle. Il ne subsistait dans sonesprit aucun doute sur les questions concernant le beau, le vrai etle bien, dont il avait défini les caractères dans un chapitre deson ouvrage (pages 216 à 262). Or, il tenait M. Bergeret pourun homme dangereux et pervers. M. Bergeret reconnaissait lasincérité parfaite de l’antipathie qu’il inspirait àM. Leterrier, et il n’en murmurait pas. Parfois même il ensouriait avec indulgence. Mais il éprouvait, au contraire, unmalaise cruel quand il se rencontrait avec le doyen,M. Torquet, qui n’avait de pensées d’aucune sorte et qui,bourré de lettres, gardait l’âme d’un illettré. Ce gros homme, sansfront ni crâne, occupé tout le jour dans sa maison et dans sonjardin à compter les morceaux de sucre et les poires, et qui posaitdes sonnettes en recevant la visite de ses collègues de la Faculté,déployait à nuire une activité et une sorte d’intelligence dontM. Bergeret demeurait confondu. C’est à quoi songeait lemaître de conférences en passant son pardessus pour aller souhaiterla bonne année à M. Torquet.

Pourtant il éprouva quelque joie à se sentirdehors. Il retrouvait dans la rue le plus cher des biens, laliberté philosophique.

Au coin des Tintelleries, en face desDeux-Satyres, il s’arrêta pour regarder avec amitié le petit acaciaqui, du jardin des Lafolie, levait par-dessus le mur sa têtedépouillée.

« Les arbres, pensa-t-il, prennent,l’hiver, une beauté intime qu’ils n’ont pas dans la gloire dufeuillage et des fleurs. Ils découvrent la délicatesse de leurstructure. L’abondance de leur fin corail noir est charmante ;ce ne sont point des squelettes, c’est une multitude de jolispetits membres où la vie sommeille. Si j’étaispaysagiste… »

Comme il faisait ces réflexions, un gros hommel’appela par son nom et le prit par le bras, sans s’arrêter.C’était M. Compagnon, le plus populaire des professeurs, lemaître aimé qui faisait son cours de mathématiques dans le grandamphithéâtre :

– Eh ! eh ! je vous la souhaitebonne, mon cher Bergeret. Je parie que vous allez chez votre doyen.Nous ferons un bout de chemin ensemble.

– J’y consens, répondit M. Bergeret.De la sorte, je m’acheminerai agréablement vers un terme pénible.Car je vous avoue que je ne me fais point un plaisir de voirM. Torquet.

En entendant cette confidence, qu’il n’avaitpoint provoquée, M. Compagnon retira, soit par hasard, soitd’instinct, la main qu’il avait passée sous le bras de soncollègue.

– Je sais ! je sais ! vous avezeu des difficultés avec le doyen. Ce n’est pourtant pas un homme derelations désagréables.

– En vous parlant comme j’ai fait, repritM. Bergeret, je ne songeais même pas à l’inimitié que le doyendes lettres consent, dit-on, à me garder. Mais le seul abord d’unepersonne dépourvue de toute espèce d’imagination me glace jusqu’auxmoelles. Ce qui vraiment attriste, ce n’est pas l’idée del’injustice et de la haine. Ce n’est pas non plus le spectacle desdouleurs humaines. Au contraire, les maux de nos semblables nousfont rire pour peu qu’on nous les présente gaiement. Mais ces âmesmornes, qui ne reflètent rien, ces êtres en qui l’univers vients’anéantir, voilà l’aspect qui désole et qui désespère. Le commercede M. Torquet est une des plus cruelles disgrâces de mavie.

– C’est égal ! ditM. Compagnon. Notre Faculté est une des plus brillantes deFrance pour le mérite des professeurs et l’aménagement des locaux.Les laboratoires seuls laissent encore à désirer. Mais il fautespérer que, grâce aux efforts combinés de notre dévoué recteur etd’un sénateur aussi influent que M. Laprat-Teulet, cetteregrettable lacune sera enfin comblée.

– Il serait désirable aussi, ditM. Bergeret, qu’on ne fît plus les cours de latin dans unecave obscure et malsaine.

En traversant la place Saint-Exupère,M. Compagnon désigna du bras la maison Deniseau.

– On ne parle plus, dit-il, de cettevoyante qui avait commerce avec sainte Radegonde et plusieurssaints du paradis. Êtes-vous allé la voir, Bergeret ? Moi,j’ai été conduit chez elle, au moment de sa grande vogue, parLacarelle, le chef de cabinet du préfet. Elle était assise, lesyeux fermés, dans un fauteuil, et une douzaine de fidèles luiposaient des questions. On lui demandait si la santé du pape étaitsatisfaisante, quels seraient les effets de l’entente franco-russe,si l’impôt sur le revenu serait voté, et si l’on trouverait bientôtun remède à la phtisie. Elle répondait à tout dans un stylepoétique, avec une certaine facilité. Moi, quand ce fut à mon tourde l’interroger, je lui fis cette simple question :

– Quel est le logarithme de 9 ? Ehbien, Bergeret, croyez-vous qu’elle a répondu 0,954 ?

– Non, je ne le crois pas, ditM. Bergeret.

– Elle n’a rien répondu, repritM. Compagnon, rien du tout. Elle est restée muette. J’aidit : « Comment sainte Radegonde ne sait-elle pas lelogarithme de 9 ? C’est incroyable ! » Il y avait làdes colonels en retraite, des prêtres, des dames âgées et desmédecins russes. Ils semblaient consternés, et le nez de Lacarellelui pendait jusqu’au nombril. Je me suis enfui sous la réprobationgénérale.

Tandis que M. Compagnon etM. Bergeret traversaient la place en devisant de la sorte, ilsrencontrèrent M. Roux qui allait semant par la ville sescartes de visite à foison. Car il était fort répandu.

– Voilà mon meilleur élève, ditM. Bergeret.

– Il a l’air d’un gars solide, ditM. Compagnon, qui estimait la force. Pourquoi diable fait-ildu latin ?

Sur quoi, M. Bergeret, piqué, demanda auprofesseur de mathématiques s’il croyait que l’étude des languesclassiques dût être exclusivement réservée aux hommes infirmes,débiles, malingres et difformes.

Mais déjà M. Roux, saluant lesprofesseurs, découvrait dans un sourire ses dents de jeune loup. Ilétait content. Son génie heureux, qui avait découvert le secret dumétier militaire, venait de remporter un nouvel avantage.M. Roux avait obtenu, ce matin même, un congé de quinze jours,pour se guérir d’une lésion indéfinie et peu sensible du genou.

– Heureux homme ! s’écriaM. Bergeret. Pour tromper, il n’a pas même besoin dementir.

Puis, se tournant versM. Compagnon :

– M. Roux, mon élève, ajouta-t-il,est l’espoir de la métrique latine. Mais, par un étrange contraste,ce jeune humaniste, qui mesure si rigoureusement les vers d’Horaceet de Catulle, compose lui-même en français des vers qu’il nescande pas avec exactitude, et dont je ne puis, je l’avoue, saisirle rythme indéterminé. En un mot, M. Roux fait des verslibres.

– Vraiment ? dit M. Compagnonavec politesse.

M. Bergeret, qui était curieux des’instruire et ami des nouveautés, pria M. Roux de réciter sonpoème le plus récent, la Métamorphose de la Nymphe, qu’onne connaissait pas encore.

– Voyons cela, dit M. Compagnon. Jeme mets à votre gauche, monsieur Roux, pour vous donner ma bonneoreille.

Et M. Roux commença de dire d’une voixlente, prolongée et chantante la Métamorphose de laNymphe. Il dit, en des vers coupés çà et là par le roulementdes camions :

La nymphe blanche

Qui coule à pleines hanches,

Le long du rivage arrondi

Et de l’île où les saules grisâtres

Mettent à ses flancs la ceinture d’Ève,

En feuillages ovales,

Et qui fuit pâle.

Puis il fit paraître, en des tableauxchangeants :

De vertes berges,

Avec l’auberge

Et les fritures de goujons.

La nymphe s’échappe, inquiète, troublée.

Elle approche de la ville ; et lamétamorphose s’accomplit.

La pierre du quai dur lui rabote les hanches,

Sa poitrine est hérissée d’un poil rude,

Et noire de charbons, que délaie la sueur,

La nymphe est devenue un débardeur.

Et là-bas est le dock

Pour le coke.

Et le poète chanta le fleuve traversant lacité.

Et le fleuve, d’ores en avant municipal et historique,

Et dignement d’archives, d’annales, de fastes,

De gloire.

Prenant du sérieux et même du morose

De pierre grise,

Se traîne sous la lourde ombre basilicale

Que hantent encore des Eudes, des Adalberts,

Dans les orfrois passés,

Évêques qui ne bénissent pas les noyés anonymes,

Anonymes,

Non plus des corps, mais des outres,

Qui vont outre,

Le long des îles en forme de bateaux plats

Avec, pour mâtures, des tuyaux de cheminées.

Et les noyés vont outre.

Mais arrête-toi aux parapets doctes

Où, dans les boîtes, gît mainte anecdote,

Et le grimoire à tranches rouges sur lequel le platane

Fait pleuvoir ses feuilles,

Il se peut que, là, tu découvres une bonneécriture :

Car tu n’ignores pas la vertu des runes

Ni le pouvoir des signes tracés sur les lames.

– C’est très bien, dit M. Compagnon,qui ne détestait pas la littérature, mais qui, faute d’habitude,n’aurait pas facilement distingué un vers de Racine d’un vers deMallarmé.

Et M. Bergeret songea :

« Si pourtant c’était unchef-d’œuvre ? »

Et, de peur d’offenser la beauté inconnue, ilserra en silence la main du poète.

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