Le Mannequin d’osier

Chapitre 2

 

À six heures du soir, M. l’abbé Guitrel,descendu de wagon, à Paris, appela un fiacre dans la cour de lagare et, sous la pluie, par l’ombre épaisse semée de lumières, sefit conduire au numéro 5 de la rue des Boulangers. C’est là, sur lavoie montueuse, étroite et raboteuse, au-dessus des tonneliers etdes marchands de bouchons, que, dans une odeur de futailles,demeurait son vieil ami, l’abbé Le Génil, aumônier des dames desSept-Plaies, qui prêchait des carêmes très suivis dans une des plusaristocratiques paroisses de Paris. C’est là que M. l’abbéGuitrel avait coutume de descendre, quand il venait à Paristravailler aux progrès de sa lente fortune. Tout le jour, lasemelle de ses souliers à boucles battait par petits coups discretsle pavé de la ville, les degrés des escaliers et le plancher desmaisons les plus diverses. Le soir, il soupait avec M. LeGénil. Les deux vieux camarades de séminaire se contaient deshistoires plaisantes, s’informaient du prix des messes et dessermons et faisaient leur partie de cartes. À dix heures, Nanette,la servante, roulait dans la salle à manger un lit de fer pourM. Guitrel, qui ne manquait pas, à son départ, de lui donnerune pièce de vingt sous toute neuve.

Cette fois, comme les autres, M. LeGénil, qui était grand et robuste, abattit sa large main surl’épaule de Guitrel fléchissant et, de sa voix d’orgue, lui grondale bonjour. Et, tout de suite, il l’interpella selon son usageantique et jovial :

– M’apportes-tu seulement douze douzainesde messes à un écu chacune, ou garderas-tu toujours pour toi seull’or que te versent à flots tes dévotes de province, vieuxpingre ?

Il parlait de la sorte, gaiement, parce qu’ilétait pauvre et qu’il savait que Guitrel était aussi pauvre quelui.

Guitrel, qui entendait la plaisanterie mais nela pratiquait pas, faute de joie intérieure, répondit qu’il avaitdû venir à Paris pour y faire diverses commissions dont il étaitchargé, notamment pour des achats de livres. Il demanda à son amide le garder un jour ou deux, trois au plus.

– Dis donc la vérité une fois dans tavie, répliqua M. Le Génil ; tu viens chercher une mitre,vieille fouine ! Demain matin tu paraîtras, la bouche en cœur,devant le nonce. Guitrel, tu seras évêque !

Et l’aumônier des dames des Sept-Plaies, leprédicateur de Sainte-Louise, avec un respect ironique où se mêlaitpeut-être une instinctive déférence, s’inclina devant le futurévêque. Puis il reprit cette rudesse de visage où reluisait l’âmed’un autre Olivier Maillard.

– Entre donc ! Veux-tu terafraîchir ?

M. Guitrel était secret. Sa boucheplissée laissa voir la contrariété d’être deviné.

Il venait, en effet, assurer à sa candidaturede puissants appuis. Et il n’avait nulle envie d’expliquer sesdémarches sinueuses à cet ami naturellement franc, qui en étaitvenu à faire de sa franchise non seulement une vertu, mais unepolitique.

Il balbutia :

– Ne crois pas… écarte cette idéeque…

M. Le Génil haussa les épaules :

– Vieux cachottier !

Et, conduisant son ami dans sa chambre àcoucher, il s’assit sous la flamme de pétrole et reprit sa tâchecommencée, qui était de raccommoder sa culotte. M. Le Génil,prédicateur estimé dans les diocèses de Paris et de Versailles,faisait du ravaudage pour épargner de la peine à sa vieilleservante et par un goût de manier l’aiguille, qu’il avait contractédans les dures années de sa jeunesse ecclésiastique. Et ce colosseaux poumons d’airain, qui du haut d’une chaire foudroyait lesincrédules, sur une chaise de paille, de ses grosses mains rougestirait l’aiguille. Au milieu de son travail il leva la tête ettournant sur Guitrel le regard farouche de ses bons grosyeux :

– Nous ferons ce soir une partie decartes, vieux tricheur !

Mais Guitrel, timide et têtu, balbutia qu’ilétait obligé de sortir après le dîner. Guitrel avait des projets.Il fit presser les apprêts du repas, mangea très vite, aumécontentement de son hôte, grand mangeur et grand parleur. Il seleva de table sans attendre le dessert, alla dans l’autre chambredu logis, s’y renferma, tira de sa valise un habillement laïque etle revêtit.

Il reparut aux yeux de son ami dans uneredingote longue, noire, austère, qui avait la bouffonnerie d’undéguisement. La tête surmontée d’un chapeau claque en drap roussi,d’une hauteur extraordinaire, il avala son café, marmotta lesgrâces et se coula dehors.

L’abbé Le Génil lui cria sur la rampe del’escalier :

– Ne sonne pas en rentrant, turéveillerais Nanette. Tu trouveras la clef sous le paillasson.Guitrel, encore un mot : je sais où tu vas. Tu vas prendre uneleçon de déclamation, vieux Quintilien !

M. l’abbé Guitrel suivit les quais enaval, dans les ténèbres humides, passa le pont des Saints-Pères,traversa la place du Carrousel parmi les passants indifférents, quidonnaient à peine un regard à son chapeau démesuré, et s’arrêtasous le péristyle toscan de la Comédie-Française. Il eut soin delire l’affiche pour s’assurer que le spectacle n’était pas changéet que les comédiens donnaient Andromaque et le Maladeimaginaire. Puis il demanda au second guichet un billet departerre.

Ayant pris place sur l’étroite banquette déjàpresque pleine, en arrière des fauteuils encore vides, il déployaun vieux journal, non pour le lire, mais de façon à se faire unmaintien, en écoutant les propos échangés à ses côtés. Il avaitl’ouïe fine, et c’est par l’oreille qu’il regardait, commeM. Worms-Clavelin écoutait par la bouche. Ses voisins étaientdes employés de commerce et des ouvriers d’art qui devaient leurentrée de faveur à l’amitié d’un machiniste ou d’une habilleuse,petit monde simple, avide de spectacles, content de soi, occupé deparis mutuels et de bicyclettes, jeunesse tranquille, quelque peucaporalisée, démocratique et républicaine sans même y penser,conservatrice jusque dans ses plaisanteries sur le président de laRépublique. M. l’abbé Guitrel, en saisissant au vol les motsqui, lancés çà et là, lui révélaient cet état d’esprit, songeaitaux illusions de l’abbé Lantaigne, qui, du fond de sa solitude,méditait de ramener ce peuple à la monarchie théocratique. Et ilricanait derrière son journal.

« Ces Parisiens, se dit-il, sont les gensles plus accommodants du monde. On les juge mal dans nos provinces.Plût à Dieu que les républicains et les libres penseurs de l’évêchéde Tourcoing fussent taillés sur ce modèle ! Mais l’esprit desFrançais du Nord est amer comme le houblon de leurs plaines. Et jeme trouverai dans mon diocèse entre des socialistes violents etd’ardents catholiques. »

Il savait les tribulations qui l’attendaientsur le siège du bienheureux Loup, et, loin de les redouter, il lesappelait sur sa tête avec de si grands soupirs que son voisinregarda s’il n’était pas incommodé. Et M. l’abbé Guitrelroulait dans sa tête des pensers d’évêque, dans le murmure desconversations frivoles, le bruit des portes et le mouvement desouvreuses.

Mais quand, les trois coups frappés, la toilese leva lentement, il fut tout entier au spectacle. C’est ladiction et le geste des acteurs qui l’occupaient. Il étudiait leursintonations, leur démarche, le jeu de leur physionomie avecl’application intéressée d’un vieux sermonnaire curieux desurprendre le secret des mouvements nobles et des accentspathétiques. Lorsque se développaient les longues tirades, ilredoublait d’attention, regrettant seulement de ne point entendredu Corneille, plus abondant en harangues, plus fécond en effetsoratoires et qui marque mieux les divers points d’un discours.

Au moment où l’acteur qui représentait Oresterécita l’exorde vraiment classique : « Avant que tous lesGrecs… » le professeur d’éloquence sacrée s’apprêta à noterdans son esprit toutes les attitudes et toutes les inflexions devoix. M. l’abbé Le Génil connaissait bien son vieil ami ;il savait que le subtil professeur d’éloquence sacrée allaitprendre au théâtre des leçons de déclamation.

M. Guitrel donna moins d’attention auxcomédiennes. Il avait le mépris de la femme. Ce n’est point à direqu’il eût toujours été chaste de pensée. Il avait connu, dans lesacerdoce, les troubles de la chair. Comment il avait éludé, tournéou transgressé le sixième commandement, Dieu le sait ! Et quelgenre de créatures le purent aussi savoir, c’est ce qu’il ne fautpoint rechercher. Si iniquitates observaveris, Domine, Dominequis sustinebit ? Mais il était prêtre et avait le dégoûtdu ventre d’Ève. Il exécrait le parfum des longues chevelures.

À l’employé de commerce, son voisin debanquette, qui lui vanta les beaux bras célèbres de la tragédienne,il répondit par l’expression d’un dédain qui n’était pointhypocrite.

Pourtant sa curiosité se soutint jusqu’à lafin de la tragédie et il se promit de transporter les fureursd’Oreste telles qu’elles lui étaient détaillées par un habileinterprète, dans quelque sermon sur les tourments de l’impie ou surla fin misérable du pécheur. Et il s’appliqua, pendant l’entracte,à corriger mentalement, d’après ce qu’il venait d’entendre, uncertain accent provincial qui gâtait sa diction. « La voixd’un évêque de Tourcoing, pensait-il, ne doit pas sentir en aigreurle petit vin de nos coteaux du Centre. »

La pièce de Molière, qui terminait lespectacle, le divertit extrêmement.

Inhabile lui-même à découvrir les ridicules,il était content qu’on les lui montrât. Il était particulièrementheureux de saisir les humiliations gaies de la chair et il riait debon cœur aux endroits scatologiques.

Au milieu du dernier acte, il tira de sa pocheun petit pain qu’il avala par menus morceaux, une main sur labouche, attentif à n’être pas surpris, dans son léger souper, parle coup de minuit, car il devait dire sa messe, le lendemain matin,dans la chapelle des dames des Sept-Plaies.

Après le spectacle, il regagna de son pas menuson gîte le long des quais déserts. Le fleuve traînait dans lesilence la plainte sourde de ses eaux. M. Guitrel cheminaitdans une brume roussâtre qui grandissait les formes des choses etdonnait à son chapeau, dans la nuit, une hauteur surnaturelle.Comme il se glissait au ras des murs gluants de l’ancienHôtel-Dieu, une fille en cheveux, laide et qui n’était pas jeune,énorme, la poitrine mal contenue dans une camisole blanche, vint enboitant à sa rencontre, l’aborda et, le saisissant par le pan de saredingote, lui fit des propositions. Puis, tout à coup, avant mêmequ’il songeât à se dégager, elle s’enfuit en criant :

– Un curé ! la guigne,alors !

Et, en courant vers des planches qui fermaientune maison en réparation, elle gémit :

– Quel malheur qui va encorem’arriver ? Misère de…

M. Guitrel savait la superstition decertaines femmes ignorantes, qui tiennent pour sinistre larencontre d’un prêtre et touchent du bois pour conjurer le mauvaissort ; mais il était surpris que cette créature eût reconnuson état sous un habit civil.

« C’est le châtiment des défroqués,pensa-t-il. Le prêtre, qui subsiste en eux, se laisse voir. Tues sacerdos in æternum, Guitrel. »

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