Le Mannequin d’osier

Chapitre 12

 

Les ormes du Mail revêtaient à peine leursmembres sombres d’une verdure fine comme une poussière et pâle.Mais sur le penchant du coteau, couronné de vieux murs, les arbresfleuris des vergers offraient leur tête ronde et blanche ou leurrose quenouille au jour clair et palpitant, qui riait entre deuxbourrasques. Et la rivière au loin, riche des pluies printanières,coulait, blanche et nue, frôlant de ses hanches pleines les lignesdes grêles peupliers qui bordaient son lit, voluptueuse,invincible, féconde, éternelle, vraie déesse, comme au temps où lesbateliers de la Gaule romaine lui offraient des pièces de cuivre etdressaient en son honneur, devant le temple de Vénus et d’Auguste,une stèle votive où l’on voyait rudement sculptée une barque avecses avirons. Partout, dans la vallée bien ouverte, la jeunessetimide et charmante de l’année frissonnait sur la terre antique. EtM. Bergeret cheminait seul, d’un pas inégal et lent, sous lesormes du Mail. Il allait, l’âme vague, diverse, éparse, vieillecomme la terre, jeune comme les fleurs des pommiers, vide de penséeet pleine d’images confuses, désolée et désirante, douce,innocente, lascive, triste, traînant sa fatigue et poursuivant desillusions et des espérances, dont il ignorait le nom, la forme, levisage.

En s’approchant du banc de bois sur lequel ilavait coutume de s’asseoir dans la belle saison, à l’heure où lesoiseaux se taisent dans les arbres, et dont il avait plus d’unefois partagé le repos avec M. l’abbé Lantaigne, sous le belorme qui entendait leurs graves entretiens, il vit qu’une maininhabile avait fraîchement tracé à la craie quelques mots sur ledossier vert. Il fut saisi d’inquiétude, craignant de lire son nom,familier désormais aux polissons de la ville. Mais il se rassurabientôt. C’était une inscription érotique et commémorative parlaquelle Narcisse énonçait dans une forme concise et simple, maisgrossière et malséante, les plaisirs goûtés par lui-même sur cebanc, sans doute à la faveur de la nuit indulgente, dans les brasd’Ernestine.

M. Bergeret, qui déjà s’apprêtait àgagner la place accoutumée où il avait répandu tant de penséesnobles et riantes, et tant de fois fait venir à son appel lesgrâces décentes, estima qu’il ne convenait pas à un honnête hommede siéger en public tout contre ce monument obscène, consacré à laVénus des jardins. Il se détourna du banc commémoré et allasongeant :

« Ô vain désir de la gloire ! Nousvoulons vivre dans la mémoire des hommes. À moins d’être très bienélevés et gens du monde, nous voulons qu’on sache nos amours et nosjoies, comme nos peines et nos haines. Narcisse ne croit avoirtriomphé d’Ernestine que si l’univers l’apprend. Ainsi Phidiastraça un nom aimé sur l’orteil du Jupiter olympien. Ô besoin del’âme de se répandre, de se verser au-dehors !« Aujourd’hui, sur ce banc, Narcisse a… »

« Et toutefois, pensa encoreM. Bergeret, la dissimulation est la première vertu de l’hommecivilisé et la pierre angulaire de la société. Il nous est aussinécessaire de cacher notre pensée que de porter des vêtements. Unhomme qui dit tout ce qu’il pense et comme il le pense est aussiinconcevable dans une ville qu’un homme allant tout nu. Si, parexemple, j’exprimais chez Paillot, où, pourtant, la conversationest assez libre, les imaginations qui me viennent en ce moment àl’esprit, les idées qui me passent par la tête comme entrent dansune cheminée une nuée de sorcières à cheval sur leur balai, si jedécrivais la façon dont je me représente soudainMme de Gromance, les attitudes incongrues queje lui prête, la vision qu’elle me donne, plus absurde, plusbizarre, plus chimérique, plus étrange, plus monstrueuse, pluspervertie et détournée des belles convenances, plus malicieusemille fois et déshonnête que cette fameuse figure, introduite surle portail nord de Saint-Exupère, dans la scène du Jugementdernier, par un ouvrier prodigieux qui, penché sur un soupirail del’enfer, avait vu la Luxure en personne ; si je montraisexactement les singularités de ma rêverie, on me croirait en proieà une manie odieuse ; et pourtant je sais bien que je suis ungalant homme, enclin de nature aux pensées honnêtes, instruit parla vie et la méditation à garder la mesure, modeste, voué toutentier aux voluptés paisibles de l’intelligence, ennemi de toutexcès et détestant le vice comme une difformité. »

Tandis qu’il allait, menant ces penséessingulières, M. Bergeret reconnut sur le Mail M. l’abbéLantaigne, supérieur du grand séminaire, et M. l’abbé Tabarit,aumônier de la prison, qui conversaient ensemble. M. Tabaritagitait son long corps, surmonté d’une petite tête pointue, etsoutenait d’un bras anguleux le poids de ses paroles, queM. Lantaigne, la tête haute, la poitrine bombée, son bréviairesous le bras, écoutait en regardant au loin, grave, les lèvresserrées entre des joues lourdes que le sourire n’avait jamaissoulevées.

M. Lantaigne répondit au salut deM. Bergeret par un geste et une parole d’accueil :

– Monsieur Bergeret, demeurez ;M. Tabarit n’a pas peur des mécréants.

Mais l’aumônier de la prison, plein de sapensée, continua son discours.

– Qui ne serait touché comme moi de ceque j’ai vu ? Cet enfant nous a tous édifiés par la sincéritéde son repentir, par l’expression simple et vraie des sentimentsles plus chrétiens. Son maintien, son regard, ses paroles, toute sapersonne révélait la douceur, la modestie, une entière soumission àla volonté de Dieu. Il n’a cessé de donner le spectacle le plusconsolant et l’exemple le plus salutaire. Ses bonnes dispositions,le réveil de la foi, trop longtemps endormie dans son cœur, sonélan suprême vers le Dieu qui pardonne, tels furent les fruitsbénis de mes exhortations.

Le vieillard s’attendrissait, avec lasincérité facile des âmes pures, légères et vaines. Une vraiedouleur brouillait ses gros yeux à fleur de tête et son pauvre nezrouge, trop court. Après avoir soupiré durant un moment, il reprit,s’adressant cette fois à M. Bergeret :

– Ah ! Monsieur, dans l’exercice demon pénible ministère, il y a bien des épines. Mais aussi, que defruits ! J’ai maintes fois, dans ma vie déjà longue, arrachédes malheureux au démon qui s’apprêtait à les saisir. Mais aucundes infortunés que j’accompagnai à la mort ne fut aussi édifiant,dans ses derniers instants, que le jeune Lecœur.

– Quoi ! s’écria M. Bergeret,c’est de l’assassin de la veuve Houssieu que vous parlezainsi ? Ne sait-on point ?…

Il allait dire, ce qu’attestaient unanimementles témoins de l’exécution, que le misérable avait été porté, déjàmort d’épouvante, sous le couperet. Il s’arrêta pour ne pascontrister le vieillard, qui poursuivit de la sorte :

– Sans doute, il ne faisait pas de longsdiscours et ne prodiguait pas les manifestations bruyantes. Maisque n’avez-vous entendu les soupirs, les monosyllabes par lesquelsil exprimait son repentir ! Dans le trajet douloureux de laprison au lieu de l’expiation, quand je lui rappelai la mémoire desa mère et le souvenir de sa première communion, il versa deslarmes.

– Assurément, dit M. Bergeret, laveuve Houssieu n’est pas aussi bien morte.

M. Tabarit, ayant entendu ce propos,roula ses gros yeux de l’orient à l’occident. Il avait l’habitudede chercher non point en lui, mais au-dehors, la solution desproblèmes métaphysiques. Et sa vieille servante, quand ilréfléchissait à table, lui disait, trompée sur son air :« Vous cherchez le bouchon de la bouteille, monsieurl’abbé ? Vous l’avez dans la main. »

Or les regards errants de M. Tabaritrencontrèrent un gros homme barbu, en costume de cycliste, quipassait sur le Mail. C’était Eusèbe Boulet, rédacteur en chef duPhare, journal radical. Aussitôt, quittant avec un promptadieu le supérieur du séminaire et le maître de conférences,M. Tabarit joignit à grandes enjambées le journaliste, lesalua, rouge d’émotion, tira de sa poche des papiers chiffonnés etles lui remit, non sans un tremblement des mains. C’étaient desnotes rectificatives et des lettres complémentaires sur lesderniers instants du jeune Lecœur. Ce bon prêtre, au terme de savie cachée et de son apostolat obscur, était devenu avide deréclame, insatiable d’interviews et d’articles.

En voyant le pauvre vieillard à tête d’oiseautendre ses griffonnages au journaliste radical, M. Lantaignesourit presque.

– Voyez, dit-il à M. Bergeret, lemauvais air du siècle a gâté cet homme même qui s’achemine à latombe par une longue voie de mérites et de vertus ; cevieillard, humble et modeste sur tout le reste, est vain depublicité. Il veut être imprimé à toute force jusque dans lafeuille anticléricale.

Et M. Lantaigne, inquiet déjà d’avoirlivré un des siens à l’ennemi, reprit vivement :

– Le tort n’est pas grand. C’est unridicule, rien de plus.

Puis il se tut et rentra dans satristesse.

M. Lantaigne, qui avait le génie de ladomination, entraîna M. Bergeret vers le banc accoutumé.Indifférent aux phénomènes vulgaires, par lesquels le mondeextérieur apparaît au commun des hommes, il dédaigna de voir,tracée à la craie sur le dossier en grandes lettres cursives,l’inscription érotique de Narcisse et d’Ernestine et, s’asseyantavec une quiétude toute spirituelle, il couvrit de son large dos untiers de ce monument épigraphique. M. Bergeret prit place àcôté de M. Lantaigne, non sans avoir déployé d’abord sonjournal sur le dossier de manière à masquer la partie de textequ’il tenait pour la plus expressive : à son sens, c’était leverbe, mot qui, disent les grammairiens, indique l’existence d’unattribut dans un sujet. Mais il avait, sans y prendre garde,substitué une inscription à une autre. Le journal, en effet,portait en manchette l’annonce d’un de ces incidents communs dansnotre vie parlementaire, depuis le mémorable triomphe desinstitutions démocratiques. Les Saisons alternées et les Heuresenlacées avaient ramené en ce printemps, avec une exactitudeastronomique, la période des scandales. Plusieurs députés avaientété poursuivis dans ce mois. Et la feuille déployée parM. Bergeret portait en lettres grasses cette mention :« Un sénateur à Mazas. Arrestation deM. Laprat-Teulet. » Bien que le fait en lui-même n’eûtrien d’étrange et révélât seulement le jeu régulier desinstitutions, M. Bergeret jugea qu’il y aurait peut-êtrequelque affectation d’insolence à l’afficher ainsi sur un banc duMail, à l’ombre de ces ormes sous lesquels l’honorableM. Laprat-Teulet avait joui tant de fois des honneurs que lesdémocraties savent accorder aux meilleurs citoyens. C’est là, surce Mail, que dans une tribune de velours grenat, sous des trophéesde drapeaux, M. Laprat-Teulet, siégeant à la droite deM. le président de la République, avait, aux grandes fêtesrégionales ou nationales, aux inaugurations diverses etsolennelles, prononcé ces paroles si propres à exalter lesbienfaits du régime, en recommandant toutefois la patience auxmasses laborieuses et dévouées. Laprat-Teulet, républicain de lapremière heure, était depuis vingt-cinq ans le chef puissant etvénéré de l’opportunisme dans le département. Blanchi par l’âge etles travaux parlementaires, il se dressait dans sa ville natalecomme un chêne orné de bandelettes tricolores. Il avait enrichi sesamis et ruiné ses ennemis. Il était publiquement honoré. Il étaitauguste et doux. Il parlait aux petits enfants de sa pauvreté,chaque année, dans les distributions de prix. Et il pouvait se direpauvre sans se faire de tort, car personne ne le croyait, et l’onne pouvait douter qu’il ne fût très riche. On connaissait lessources de sa fortune, les mille canaux par lesquels sonintelligence et son travail avaient drainé l’argent. On savait ceque lui avaient rapporté toutes les entreprises fondées sur soncrédit politique, toutes les concessions assurées par son influenceparlementaire. Car c’était un grand député d’affaires, un excellentorateur financier. Ses amis savaient aussi bien et mieux que sesennemis ce qu’il avait touché au Panama et ailleurs. Sage, jalouxde ne pas fatiguer la fortune, modéré, ce grand aïeul de ladémocratie laborieuse et intelligente avait depuis dix ans, aupremier souffle de l’orage, renoncé aux grandes affaires ; ilavait quitté même le Palais-Bourbon et s’était retiré auLuxembourg, dans ce grand conseil des communes de France où l’onappréciait sa sagesse et son dévouement à la République. Il y étaitpuissant et caché. Il ne parlait qu’au sein des commissions. Maislà il déployait encore ses brillantes facultés justement appréciéesdepuis longtemps par les princes de la finance cosmopolite. Ildemeurait le défenseur courageux de ce système fiscal, inauguré parla Révolution et fondé, comme on sait, sur la justice et laliberté. Il soutenait le capital avec cette émotion si touchantechez les vieux lutteurs. Les ralliés eux-mêmes vénéraient enLaprat-Teulet une âme apaisée et vraiment conservatrice, un génietutélaire de la propriété individuelle.

« Il a des sentiments honnêtes, disaitM. de Terremondre. Et c’est dommage qu’il porteaujourd’hui le poids d’un passé difficile. » MaisLaprat-Teulet avait des ennemis acharnés à sa perte. « J’aimérité ces haines, disait-il noblement, en défendant les intérêtsqui m’étaient confiés. »

Ses ennemis le poursuivaient jusque dansl’ombre vénérable du Sénat, où ses malheurs le rendaient encoreplus auguste, car il avait connu les temps difficiles et s’étaittrouvé jadis à deux doigts de sa perte, par la faute d’un garde dessceaux qui n’était pas du syndicat, et qui l’avait livréimprudemment à la justice étonnée. Ni l’honorableM. Laprat-Teulet, ni son juge d’instruction, ni son avocat, niM. le procureur de la République, ni M. le garde dessceaux lui-même n’avaient prévu, n’avaient compris la cause de cesdéclenchements subits et partiels de la machine gouvernementale,ces catastrophes burlesques comme un écroulement d’estrade foraineet terribles comme un effet de ce que l’orateur appelait la justiceimmanente, qui par moments culbutaient de leur siège les plusvénérés législateurs des deux Chambres. Et M. Laprat-Teulet enconcevait un étonnement mélancolique. Il ne dédaigna pas des’expliquer devant la justice. Le nombre et la grandeur de sesalliances le sauvèrent. Un non-lieu intervint, que Laprat-Teuletaccepta d’abord modestement et qu’il porta ensuite dans le mondeofficiel comme un certificat régulier de son innocence. « Lebon Dieu, disait Mme Laprat-Teulet, qui étaitdévote, a fait une grande grâce à mon mari : il lui a accordéle non-lieu qu’il désirait tant. » On sait que, parreconnaissance, Mme Laprat-Teulet fit suspendre enex-voto, dans la chapelle de Saint-Antoine, une plaque demarbre portant cette inscription : « Pour une grâceinespérée, une épouse chrétienne. »

Ce non-lieu rassurait les amis politiques deLaprat-Teulet, la foule des anciens ministres et des grosfonctionnaires qui avaient traversé avec lui l’âge héroïque et lesannées fructueuses, connu les sept vaches maigres et les septvaches grasses. Ce non-lieu était une sauvegarde. On le croyait dumoins. On put le croire durant plusieurs années. Tout à coup, parun malheureux hasard, par un de ces sinistres survenus d’unemanière sourde et perfide comme les voies d’eau qui se déclarentsoudain dans les bateaux fatigués, sans raison politique ni morale,en pleine honorabilité, le vieux serviteur de la démocratie, lefils de ses œuvres, que M. le préfet Worms-Clavelin, la veilleencore, aux comices, donnait en exemple à tout le département,l’homme d’ordre et de progrès, le défenseur du capital et de lasociété laïque, l’ami intime des anciens ministres et des anciensprésidents, le sénateur Laprat-Teulet, le non-lieu, fut envoyé enprison avec une fournée de parlementaires. Et le journal de larégion annonçait en grosses lettres : « Un sénateur àMazas. Arrestation de M. Laprat-Teulet. »M. Bergeret, qui avait de la délicatesse, retourna le journalsur le dossier du banc.

– Eh bien, lui demanda M. Lantaigned’une voix bourrue, trouvez-vous beau ce que nous voyons etpensez-vous que cela puisse durer ?

– Que voulez-vous dire ? demandaM. Bergeret. Parlez-vous, monsieur, des scandalesparlementaires ? Mais, d’abord, qu’est-ce qu’unscandale ? Un scandale est l’effet que produit d’ordinaire larévélation d’une action cachée. Car les hommes ne se cachent guèreque pour agir contrairement aux mœurs et à l’opinion. Aussi voit-onque les scandales publics sont de tous les temps et de tous lespays, mais qu’ils se produisent avec d’autant plus d’abondance quele gouvernement est moins capable de dissimulation. Et il est clairque les secrets d’État ne sont pas bien gardés en démocratie. Legrand nombre des complices et les haines puissantes des partis enprovoquent, au contraire, la révélation, tantôt sourde, tantôtéclatante. Il faut considérer encore que le système parlementairemultiplie les prévaricateurs en mettant une multitude de gens enétat de prévariquer. Louis XIV fut volé grandement etmagnifiquement par un Fouquet. De nos jours, pendant que leprésident triste, qu’ils avaient choisi pour donner bon air à lamaison, montrait aux départements attendris son visage muet deMinerve barbue, il s’effeuillait d’innombrables carnets de chèquessur le Palais-Bourbon. Le mal n’était pas grand en lui-même. Unemultitude de besogneux ont part au gouvernement. Exiger qu’ilssoient tous intègres, c’est peut-être trop demander à la naturehumaine. Et ce que ces pauvres voleurs ont pris est bien peu dechose auprès de ce que notre honnête administration gaspille àtoute heure de la journée. Un seul point est à noter. Il estcapital. Les traitants de jadis, ce Pauquet de Sainte-Croix, entreautres, qui, sous Louis XV, entassa les richesses de laprovince dans l’hôtel même où je loge aujourd’hui, « à latroisième chambre », ces effrontés pillards dépouillaient leurpatrie et leur prince sans du moins être d’intelligence avec lesennemis du royaume. Au contraire, nos chéquards du Parlementlivrent la France à une puissance étrangère, la Finance. Car, ilest vrai que la Finance est aujourd’hui une puissance et qu’on peutdire d’elle ce qu’on disait autrefois de l’Église, qu’elle estparmi les nations une illustre étrangère. Nos mandataires, qu’elleachète, sont donc larrons et traîtres. Ils le sont à la véritépetitement et misérablement. Chacun en particulier fait pitié. Leurpullulement seul m’effraie.

« En attendant, l’honorableM. Laprat-Teulet est à Mazas ! Il y a été mené le matindu jour où il devait présider dans notre ville le banquet de ladéfense sociale. Cette arrestation, effectuée au lendemain même duvote autorisant les poursuites, a surpris M. le préfetWorms-Clavelin, qui a désigné, pour la présidence du banquet,M. Dellion, dont on estime universellement la probité,garantie par une richesse héréditaire et quarante ans de prospéritéindustrielle. M. le préfet, tout en déplorant que les plushautes personnalités de la République soient sans cesse en butte àla suspicion, se réjouit du bon esprit de ses administrés, quidemeurent attachés au régime, qu’on semble vouloir déconsidérer àplaisir. Il constate, en effet, que les incidents parlementairestels que celui qui vient de se produire, après tant d’autres,laissent absolument indifférentes les laborieuses populations dudépartement. M. le préfet Worms-Clavelin voit juste. Iln’exagère pas la tranquillité de ces âmes, que rien n’étonne plus.La foule introuvable qui, sans s’émouvoir, a lu dans les feuillesque le sénateur Laprat-Teulet était mis au secret, aurait appris,avec la même quiétude, qu’il était envoyé en ambassade dans quelquecour européenne. Et l’on prévoit que, si la justice le rend à lahaute Assemblée, M. Laprat-Teulet siégera, l’année prochaine,dans la commission du budget. Nul doute qu’il ne retrouve sesélecteurs à l’expiration de son mandat.

L’abbé Lantaigne interrompitM. Bergeret :

– Ici, monsieur, vous touchez le pointfaible et faites résonner le creux. Le public s’accoutume àl’immoralité et ne fait plus la différence du bien et du mal. C’estle danger. Nous voyons sans cesse des hontes tomber dans lesilence. Il y avait une opinion publique sous la Monarchie et sousl’Empire. Il n’y en a plus aujourd’hui. Ce peuple, autrefois ardentet généreux, est devenu tout à coup incapable de haine et d’amour,d’admiration et de mépris.

– Je suis frappé comme vous de cettetransformation, dit M. Bergeret. Et j’en cherche les causessans pouvoir les trouver. Il est souvent parlé, dans les conteschinois, d’un génie fort laid, d’allure pesante, mais dont l’espritest subtil et qui aime à se divertir. Il s’introduit la nuit dansles maisons habitées, il ouvre comme une boîte le crâne d’undormeur, en retire le cerveau, met un autre cerveau à la place, etreferme doucement le crâne. Son grand plaisir est d’aller ainsi demaison en maison, changeant les cervelles. Et quand, à l’aube, cegénie jovial a regagné son temple, le mandarin s’éveille avec desidées de courtisane et la jeune fille avec les rêves d’un vieuxbuveur d’opium. Il faut qu’un génie de ce caractère ait troqué dela sorte les cerveaux français contre ceux de quelque peupleinglorieux et patient, traînant sans désirs une morne existence,indifférent au juste et à l’injuste. Car, enfin, nous ne nousressemblons plus du tout.

M. Bergeret s’interrompit et haussa lesépaules. Puis il reprit avec une douce tristesse :

– C’est l’effet de l’âge, et la marqued’une certaine sagesse. L’enfance a des étonnements ; lajeunesse, des colères. Le progrès des années nous a enfin apportécette paisible indifférence que je devais mieux juger. Notre étatmoral nous assure la paix au-dedans et la paix au-dehors.

– Le croyez-vous ? demandaM. l’abbé Lantaigne. Et ne pressentez-vous pas descatastrophes prochaines ?

– La vie est, par elle-même, unecatastrophe, répondit M. Bergeret. C’est une catastropheincessante, puisqu’elle ne peut se manifester que dans un milieuinstable et que la condition essentielle de son existence estl’instabilité des forces qui la produisent. La vie d’une nation,comme celle d’un individu, est une ruine perpétuelle, une suited’écroulements, une interminable expansion de misères et de crimes.Notre pays, qui est le plus beau du monde, ne subsiste, comme lesautres, que par le renouvellement de ses misères et de ses fautes.Vivre, c’est détruire. Agir, c’est nuire. Mais précisément à cetteheure, monsieur l’abbé, le plus beau pays du monde agitmédiocrement et ne vit point d’une vie violente. C’est ce qui merassure. Je ne découvre point de signes dans le ciel. Je ne prévoispas de maux prochains, singuliers et spéciaux à notre doucecontrée. Vous qui annoncez la catastrophe, monsieur l’abbé,dites-moi, je vous prie, si vous la voyez venir du dedans ou dudehors.

– Le péril est partout, réponditM. Lantaigne. Et vous riez.

– Je n’ai pas envie de rire, réponditM. Bergeret. Il en est peu de sujets pour moi dans ce mondesublunaire, sur ce globe terraqué dont les habitants sont presquetous odieux ou ridicules. Mais je ne crois pas que nous soyonsmenacés dans notre paix et dans notre indépendance par quelquepuissant voisin. Nous ne gênons personne. Nous n’inquiétons pasl’univers. Nous sommes contenus et raisonnables. Les chefs de notregouvernement ne forment point, qu’on sache, des desseins immodérésdont le succès, bon ou mauvais, assure notre puissance ou consommenotre perte. Nous n’aspirons point à l’hégémonie du monde. Noussommes devenus supportables à l’Europe. C’est une heureusenouveauté.

« Regardez, je vous prie, à la vitrine deMme Fusellier, la papetière, les portraits de noshommes d’État. Et dites s’il en est un seul qui semble fait pourdéchaîner la guerre et ravager le monde. Leur génie est médiocrecomme leur puissance. Ils ne sont pas en état de commettre desfautes terribles. Ils ne sont pas de grands hommes, Dieumerci ! et nous pouvons dormir tranquilles. Au reste, je croisdiscerner que l’Europe, tout armée qu’elle est, n’est pasbelliqueuse. Il y a dans la guerre une générosité qui déplaîtaujourd’hui. On fait battre les Turcs et les Grecs. On joue sur euxcomme sur des coqs ou des chevaux. Et l’on ne se battra passoi-même. Auguste Comte, en 1840, annonçait la fin de la guerre. Laprophétie n’était pas, sans doute, d’une vérité précise etlittérale. Mais peut-être la vue de ce grand homme perçait-elle unprofond avenir. L’état de guerre est l’état ordinaire d’une Europeféodale et monarchique. La féodalité est morte et les antiquesdespotismes sont combattus par des forces nouvelles. La paix et laguerre dépendent aujourd’hui moins des souverains absolus que de lahaute banque internationale, plus puissante que les Puissances.L’Europe financière est d’humeur pacifique. Il est certain du moinsqu’elle n’aime point la guerre pour elle-même et par sentimentchevaleresque. Au reste, sa force inféconde ne durera pas longtempset elle s’abîmera un jour dans la révolution ouvrière. L’Europesocialiste sera probablement amie de la paix. Car il y aura uneEurope socialiste, monsieur l’abbé, si toutefois l’on peut appelersocialisme l’inconnu qui vient.

– Monsieur, dit l’abbé Lantaigne, il n’ya qu’une Europe possible, l’Europe chrétienne. Il y aura toujoursdes guerres. La paix n’est point de ce monde. Puissions-nousretrouver le courage et la foi de nos aïeux ! Soldat del’Église militante, je sais que le combat ne finira qu’à laconsommation des siècles. Et je demande à Dieu, comme l’Ajax devotre vieil Homère, de combattre à la clarté du jour. Ce quim’effraie, ce n’est ni le nombre ni l’audace de nos ennemis, c’estla faiblesse et l’indécision qui règnent dans notre propre camp.L’Église est une armée ; je m’afflige quand je découvre descreux et des vides sur son front de bataille. Je m’indigne de voirdes infidèles se glisser dans ses rangs et les adorateurs du Veaud’or s’offrir à la garde du sanctuaire. Je gémis en observant lalutte engagée autour de moi dans la confusion des ténèbres,favorable aux lâches et aux traîtres. La volonté de Dieu soitfaite ! Je suis assuré du triomphe final, de la défaite ducrime et de l’erreur au jour dernier, qui sera le jour de gloire etde justice.

Il se leva, son regard était ferme. Mais sesjoues appesanties tombaient. Il avait l’âme triste. Et ce n’étaitpoint sans raisons. Sous lui le séminaire allait à sa ruine. Lacaisse était en déficit. Poursuivi par le boucher Lafolie, auquelil devait dix mille deux cent trente et un francs, son orgueilredoutait les remontrances de Mgr le cardinal-archevêque. La mitresur laquelle il tendait la main s’évanouissait. Il se voyait déjàrelégué dans quelque pauvre cure de campagne. Se retournant versM. Bergeret, il lui dit :

– Les plus terribles calamités sont prèsde fondre sur la France.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer