Le Mannequin d’osier

Chapitre 15

 

J’ai plutôt des sentiments religieux, dit M.de Terremondre ; mais je trouve malheureuses les parolesprononcées à Notre-Dame par le Père Ollivier. C’est d’ailleursl’avis général.

– Vous le blâmez sans doute, réponditM. Lantaigne, d’avoir expliqué cette catastrophe comme uneleçon donnée par Dieu à l’orgueil et à l’incrédulité. Vous luireprochez d’avoir montré la nation préférée soudainement punie deses abandons et de ses révoltes. Fallait-il donc qu’il renonçât àdonner un sens à ces scènes terribles ?

– Il y avait, repritM. de Terremondre, des convenances à observer. Laprésence du chef de l’État lui imposait notamment une certaineréserve.

– Il est vrai, dit M. Lantaigne, quece religieux osa dire à la face du président et des ministres de laRépublique, devant les puissants et les riches, auteurs oucomplices de nos hontes, que la France avait manqué à sa vocationséculaire en se détournant des chrétiens d’Orient, massacrés parmilliers, et en favorisant lâchement le Croissant contre la Croix.Il osa dire que la nation longtemps fidèle avait chassé le vraiDieu de ses écoles et de ses assemblées. Voilà ce dont vous luifaites un crime, vous, monsieur de Terremondre, un des chefs duparti catholique dans notre département.

M. de Terremondre protesta de sondévouement aux intérêts religieux. Mais il gardait son sentiment.D’abord, il n’était pas pour les Grecs. Il était pour les Turcs,ou, du moins, il était pour la tranquillité. Et il connaissaitbeaucoup de catholiques à qui les chrétiens d’Orient étaient tout àfait indifférents. Fallait-il les blesser dans leurs convictionslégitimes ? On n’est pas tenu d’être philhellène. Le pape nel’est pas.

– Monsieur l’abbé, ajouta-t-il, je vousécoute avec une extrême déférence. Mais je persiste à croire qu’ilfallait tenir un langage plus conciliant dans un jour de deuil etd’espérance qui semblait sceller la réconciliation des classes…

– Et tandis que la Bourse remontait,attestant la sagesse de la France et de l’Europe dans les affairesd’Orient, ajouta M. Bergeret avec un mauvais rire.

– Effectivement, repritM. de Terremondre. Nous devons ménager un gouvernementqui combat les socialistes et sous lequel les idées religieuses etconservatrices ont fait un progrès indéniable. Notre préfet,M. Worms-Clavelin, bien qu’israélite et franc-maçon, montrepour les intérêts du clergé une vive sollicitude.Mme Worms-Clavelin a fait baptiser sa fille et l’amise dans un couvent de Paris où elle reçoit une excellenteéducation. Je le sais, car Mlle Jeanne Clavelin estdans la même classe que mes nièces d’Ansey.Mme Worms-Clavelin patronne quelques-unes de nosœuvres ; et, malgré son origine et sa situation, elle déguiseà peine aujourd’hui ses sympathies aristocratiques etreligieuses.

– Je vous crois sans peine, ditM. Bergeret, et vous pouvez affirmer généralement que lecatholicisme, à cette heure, en France, n’a nulle part de soutienplus fort que dans la richesse juive.

– Vous ne vous trompez guère, repritM. de Terremondre. Les israélites donnent beaucoup auxœuvres catholiques… Mais ce qu’il y a de choquant dans le discoursdu Père Ollivier, c’est qu’il prête pour ainsi dire à Dieu l’idéeet l’inspiration de la catastrophe. Il semblerait, à l’entendre,que le bon Dieu a mis le feu lui-même au Bazar. Ma tante d’Ansey,qui assistait à la cérémonie, en est revenue indignée. Vousn’admettez pas de tels écarts, monsieur l’abbé, j’en suis sûr.

M. Lantaigne n’engageait pasimprudemment, d’ordinaire, une discussion théologique avec des gensdu siècle, peu propres à la soutenir. Bien qu’il aimât ardemment lacontroverse, ses mœurs sacerdotales l’en détournaient dans lesoccasions frivoles, comme était celle-ci. Il garda le silence et cefut M. Bergeret qui répondit àM. de Terremondre :

– Vous eussiez préféré, monsieur, que cemoine excusât le Dieu bon d’un malheur arrivé, par hasard, sur unpoint mal surveillé de sa création, et prêtât au Seigneur, après lacatastrophe, l’attitude attristée, modeste et décente de M. lepréfet de police.

– Vous vous moquez de moi, ditM. de Terremondre. Mais fallait-il parler de victimesexpiatoires et d’ange exterminateur ? Ce sont des idées d’unautre âge.

– Ce sont des idées chrétiennes, ditM. Bergeret. M. Lantaigne ne le niera pas.

Comme le prêtre gardait le silence,M. Bergeret reprit :

– Il y a dans un livre dontM. Lantaigne approuve la doctrine, dans l’illustre Essaisur l’indifférence, une théorie de l’expiation que je vousconseille de lire. J’en ai retenu une phrase que je puis vousrapporter assez exactement : « Une loi fatale, ditLamennais, une loi inexorable nous presse ; nous ne pouvonséchapper à son empire : cette loi, c’est l’expiation, axeinflexible du monde moral, sur lequel roulent toutes les destinéesde l’humanité. »

– Parfaitement, ditM. de Terremondre. Mais se peut-il que Dieu ait voulufrapper des femmes honnêtes et charitables, comme ma cousineCourtrai, comme mes nièces Laneux et Felissay, qui ont étéhorriblement brûlées dans cet incendie ? Dieu n’est ni cruelni injuste.

M. Lantaigne assura son bréviaire sous lebras gauche et fit mine de s’en aller. Puis, se ravisant, il setourna vers M. de Terremondre et, la main droite levée,dit gravement :

– Dieu ne fut ni cruel ni injuste enversces femmes dont il fit, en sa miséricorde, des hosties et lesimages de la Victime sans tache. Mais puisque les chrétienseux-mêmes ont perdu jusqu’au sentiment du sacrifice et jusqu’àl’usage de la douleur, puisqu’ils sont tombés dans l’ignorance desplus saints mystères de la religion, ne devant point désespérer deleur salut, il faut donc attendre des avertissements plusterribles, des avis plus pressants et de plus grands signes. Adieu,monsieur de Terremondre. Je vous laisse avec M. Bergeret qui,n’ayant point de religion, ne tombe pas du moins dans les misèreset les hontes de la religion facile, et qui, avec les faiblessecours de l’intelligence que le cœur n’aide point, se fera un jeude vous confondre.

Il dit et s’éloigna d’une ferme et roideallure :

– Qu’est-ce qu’il a ? demandaM. de Terremondre en le suivant des yeux. Je crois qu’ilm’en veut. C’est un homme digne de respect. Mais il a le caractèredifficile. Son esprit s’aigrit dans des querelles perpétuelles. Ilest brouillé avec son archevêque, avec les professeurs duséminaire, avec la moitié du clergé diocésain. Il est fort douteuxqu’il devienne évêque. Et je commence à croire qu’il vaut mieux,pour l’Église et pour lui, le laisser à la place où il est. Ceserait un évêque dangereux par son intolérance. Quelle étrange idéed’approuver le discours du Père Ollivier !

– J’approuve aussi ce discours, ditM. Bergeret.

– Vous, c’est différent, ditM. de Terremondre. Vous vous amusez. Vous n’êtes pasreligieux.

– Je ne suis pas religieux, ditM. Bergeret ; mais je suis théologien.

– Moi, dit M. de Terremondre,je suis religieux, et je ne suis pas théologien. Et je suis indignéd’entendre dire en chaire que Dieu a fait périr dans les flammes demalheureuses femmes pour punir les crimes de notre pays, qui nemarche pas à la tête de l’Europe. Le Père Ollivier croit-il qu’ilnous soit si facile, dans les circonstances actuelles, de marcher àla tête de l’Europe ?

– Il aurait tort de le croire, ditM. Bergeret. Mais vous, vous qui êtes, comme on vient de vousle dire, un des chefs du parti catholique dans le département, vousdevez savoir que votre Dieu montrait jadis, aux âges bibliques, ungoût assez vif pour les sacrifices humains et que l’odeur du sanglui était agréable. Il se réjouissait des massacres et jubilaitdans les exterminations. Tel était son caractère, monsieur deTerremondre. Il était sanguinaire comme M. de Gromancequi, tout le long de l’an, tire, selon la saison, les chevreuils,les perdrix, les lapins, les cailles, les canards sauvages, lesfaisans, les coqs de bruyère et les coucous. Il immolait lesinnocents et les coupables, les guerriers et les vierges, plume etpoil. Il paraît bien qu’il goûta avec plaisir à la fille deJephté.

– Détrompez-vous, ditM. de Terremondre. Elle lui fut consacrée. Mais ce ne futpas un sacrifice sanglant.

– On vous le persuade, ditM. Bergeret, par égard pour votre sensibilité. Mais réellementelle fut égorgée. Jéhovah se montrait surtout friand de chairfraîche. Le petit Joas, nourri dans le temple, n’ignorait pas lamanière dont ce Dieu aimait les enfants. Quand la bonne Josabethlui essaya le bandeau des rois, il en conçut une extrême inquiétudeet fit cette question intéressée :

Est-ce qu’en holocauste aujourd’hui présenté,

Je dois, comme autrefois la fille de Jephté,

Du Seigneur par ma mort apaiser la colère ?

« En ce temps-là, Jéhovah ressemblait àson rival Chamos : c’était un être féroce, injuste et cruel.Il disait : « Par les morts couchés sur votre route, voussaurez que je suis le Seigneur. » Ne vous y trompez pas,monsieur de Terremondre, en passant des juifs aux chrétiens, il estdemeuré rude, et le goût du sang lui est resté. Je ne vous dispoint qu’en ce siècle, au déclin de l’âge, il ne se soit pasquelque peu adouci et qu’il n’ait pas glissé lui-même sur cettepente de facilité et d’indifférence que nous descendons tous. Dumoins a-t-il cessé de se répandre en menaces et en invectives. Pourl’heure, il n’annonce ses vengeances que par la bouche deMlle Deniseau, que personne n’écoute. Mais sesprincipes sont les mêmes qu’autrefois. Son système moral n’est pasessentiellement changé.

– Vous êtes un grand ennemi de notrereligion, dit M. de Terremondre.

– Nullement, dit M. Bergeret. J’ydécouvre, il est vrai, ce que j’appellerai des difficultésintellectuelles et morales. J’y découvre même des cruautés. Maisces cruautés sont anciennes, polies par les âges, roulées comme desgalets, tout émoussées. Elles sont devenues presque innocentes.J’aurais plus de peur d’une religion nouvelle, façonnée tropexactement. Cette religion, fût-elle fondée sur la morale la plusindulgente et la plus belle, fonctionnerait d’abord avec unerigueur incommode et une exactitude pénible. J’aime mieux uneintolérance rouillée qu’une charité aiguisée de frais. À toutprendre, c’est l’abbé Lantaigne qui a tort, c’est moi qui ai tort,et c’est vous qui avez raison, monsieur de Terremondre. Sur cetteantique religion judéo-chrétienne, tant de siècles de passionshumaines, de haines et d’amours terrestres, tant de civilisationsbarbares ou raffinées, austères ou voluptueuses, impitoyables outolérantes, humbles ou superbes, agricoles, pastorales, guerrières,marchandes, industrielles, oligarchiques, aristocratiques,démocratiques, ont passé, que tout est maintenant aplani. Lesreligions n’ont guère d’effet sur les mœurs et elles sont ce queles mœurs les font…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer