Le Mannequin d’osier

Chapitre 7

 

Quand M. Bergeret, après avoir pris surle guéridon le Bulletin de la Faculté, fut sorti du salonsans rien dire, M. Roux et Mme Bergeretpoussèrent ensemble un long soupir.

– Il n’a rien vu, chuchota M. Roux,enclin à ne point aggraver l’aventure.

Mais Mme Bergeret, qui tenait,au contraire, à laisser à son complice toute sa part deresponsabilité éventuelle, secoua la tête avec une expression dedoute cruel. Elle était inquiète et surtout contrariée. Elleressentait une sorte de honte aussi de s’être laissé surprendresottement par un être facile à tromper, et qu’elle méprisait poursa crédulité. Enfin elle était dans ce trouble où jette toutesituation nouvelle. M. Roux lui redonna l’assurance qu’il sedonnait à lui-même :

– Il ne nous a pas vus. J’en suis sûr. Iln’a regardé que le guéridon.

Et comme Mme Bergeretdemeurait pleine de doute, il affirma qu’on ne pouvait voir de laporte les gens assis sur le canapé. Mme Bergeretvoulut s’en rendre compte. Elle alla se mettre contre la porte,tandis que M. Roux, répandu sur le canapé, figurait à lui seulle groupe des amants surpris.

L’expérience n’ayant pas paru concluante, cefut ensuite le tour de M. Roux d’aller à la porte et celui deMme Bergeret de restituer la scène d’amour.

Ils procédèrent plusieurs fois de la mêmefaçon, gravement, assez froids l’un pour l’autre et même un peumaussades. Et M. Roux ne put faire cesser les incertitudes deMme Bergeret.

Alors, il s’écria, impatienté :

– Eh bien, s’il nous a vus, c’est unfameux…

Et il employa un mot queMme Bergeret connaissait mal, mais que, sur lamine, elle estima grossier, malséant et bassement injurieux. Ellesut mauvais gré à M. Roux de l’avoir prononcé.

M. Roux, jugeant, au surplus, qu’il nepouvait que nuire à Mme Bergeret en prolongeant sonséjour auprès d’elle, et désireux, par l’effet de sa délicatessenaturelle, de ne point se rencontrer avec le maître bienveillantqu’il avait offensé, murmura à l’oreille d’Amélie quelques parolespropres à la rassurer et, tout aussitôt, sur la pointe des pieds,gagna la porte. Mme Bergeret, demeurée seule, allaméditer dans sa chambre.

Il ne lui paraissait pas que ce qu’elle venaitde faire fût grave en soi-même. D’abord, si elle ne s’était pasencore trouvée dans une semblable situation avec M. Roux, elles’y était trouvée avec d’autres, en très petit nombre, il est vrai.Et puis tel acte qui, dans l’opinion, était monstrueux, apparaît àl’usage dans toute sa médiocrité plastique et son innocencenaturelle. Devant la réalité le préjugé tombe.Mme Bergeret n’était pas une femme emportée hors desa destinée domestique et bourgeoise par des forces invinciblescachées dans le secret de son être. Avec quelque tempérament, elleétait raisonnable et soucieuse de sa réputation. Elle ne cherchaitpas les occasions. À trente-huit ans, elle n’avait encore trompéM. Bergeret que trois fois. Mais c’était assez pour qu’elle nefût pas tentée de s’exagérer sa faute. Elle y était d’autant moinsdisposée que cette troisième rencontre répétait essentiellement lesdeux premières qui ne lui avaient donné, celles-là, ni assez depeine, ni assez de plaisir pour occuper fortement son souvenir. Lesfantômes du remords ne se dressaient point devant ses gros yeuxglauques de matrone. Elle se tenait pour une dame honnête en somme,agacée seulement et honteuse de s’être laissé surprendre par unmari qu’elle méprisait profondément. Et cette disgrâce, survenantainsi sur le tard, à l’âge des calmes pensées, lui étaitparticulièrement sensible. Les deux premières fois, l’aventureavait commencé de même. D’ordinaire, Mme Bergeretétait très flattée de l’impression qu’elle produisait sur un hommede bonne compagnie. Elle s’intéressait aux signes qu’on lui endonnait et ne les trouvait jamais excessifs, car elle se croyaitdésirable. Deux fois, avant M. Roux, elle avait laissé leschoses aller jusqu’au point où, pour une femme, il n’y a plusdésormais à les arrêter ni facilité physique ni avantage moral. Lapremière fois, elle avait eu affaire à un homme déjà âgé,remarquablement adroit, point égoïste et qui pensait à lui êtreagréable. Mais le trouble qui suit une première faute lui gâta sonplaisir. La seconde fois, elle était plus intéressée à l’aventure.Malheureusement on manquait d’expérience. Enfin, M. Roux luiavait causé trop de désagrément pour qu’elle se rappelât seulementce qui s’était passé avant qu’ils fussent surpris. Si elle tâchaitde se remémorer leur commune attitude sur le canapé, c’était pourdeviner ce qu’en avait pu surprendre Bergeret et savoir jusqu’oùelle pouvait encore lui mentir et le tromper.

Elle était humiliée, irritée, elle avait honteen songeant à ses grandes filles ; elle se sentait ridicule.Mais elle n’avait pas peur. Elle était sûre de réduire par ruse etpar audace cet homme étranger au monde, doux, timide, auquel ellese jugeait très supérieure.

L’idée qu’elle était de tout point au-dessusde M. Bergeret ne la quittait jamais. Cette idée inspirait sesactes, ses paroles, son silence. Elle avait un orgueil dynastique.Elle était une Pouilly, la fille de Pouilly, inspecteur del’Université, la nièce du Pouilly du Dictionnaire,l’arrière-petite-fille d’un Pouilly qui en 1811 composa laMythologie des Demoiselles et l’Abeille desDames. Son père l’avait fortifiée dans ce sentiment domestiqueet fier.

Près d’une Pouilly, qu’était-ce qu’unBergeret ? Elle n’avait donc pas d’inquiétude sur l’issue dela dispute prévue et elle attendait son mari avec une insolencemélangée de ruse. Mais quand, à l’heure du déjeuner, ellel’entendit qui descendait l’escalier, elle devint plus anxieuse.Absent, ce mari l’inquiétait. Il devenait mystérieux, presqueredoutable. Elle se fatigua la tête à prévoir ce qu’il lui diraitet à préparer diverses réponses perfides ou violentes, selonl’occurrence. Elle se tendit, se raidit, pour repousser l’assaut.Elle imagina des mouvements pathétiques, des menaces de suicide,une scène de réconciliation. Elle s’énerva quand vint le soir. Ellepleura, mordit son mouchoir. Maintenant elle désirait, elleappelait les explications, les invectives, les violences. Elleattendait M. Bergeret avec une impatience ardente. À neufheures, elle reconnut enfin son pas sur le palier. Mais il ne vintpas dans la chambre. La petite bonne entra à sa place et dit,insolente et sournoise :

– Monsieur m’a dit comme ça de lui mettrele lit de fer dans son cabinet.

Mme Bergeret, accablée, nerépondit rien.

Elle dormit assez profondément cette nuit-là.Mais son audace était brisée.

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