Le Mannequin d’osier

Chapitre 14

 

Le fiacre qui portaitMme Worms-Clavelin dans Paris franchit la porteMaillot entre les grilles couronnées civiquement de fers de piques,près desquelles sommeillaient au soleil les gabelous poudreux etles bouquetières hâlées. Laissant à sa droite l’avenue de laRévolte, dont les cabarets bas, barbouillés de rouge, moisis, etles maigres tonnelles regardent la chapelle Saint-Ferdinand,agenouillée seule et petite au bord du morne fossé militaire pleind’herbe pelée et malade, il s’engagea dans la rue de Chartres,triste sous son éternelle poussière de pierres qu’on taille, etparvint aux belles voies ombreuses qui s’ouvrent dans le parc royaldécoupé maintenant en minces propriétés bourgeoises. Sur lachaussée paisible où le fiacre roulait pesamment entre deux rangsde platanes, par moments, dans le silence et la solitude, desbicyclistes, vêtus de clair, l’échine courbée, la tête fendantl’air, glissaient aux allures des bêtes rapides. En sa fuite aisée,leur vol allongé de grands oiseaux atteignait presque à la grâcepar l’aisance des mouvements, presque à la beauté par l’ampleur descourbes décrites. Entre les troncs des arbres en bordure,Mme Worms-Clavelin découvrait, derrière lesgrilles, les pelouses, les petits bassins, les perrons et lesmarquises de goût mince. Et elle rêvait vaguement d’habiter dansses vieux jours une maison comme celles dont elle apercevait leplâtre clair et l’ardoise dans le feuillage, car elle était sage etmodérée en ses désirs, et elle sentait naître au fond de son cœurle goût des poules et des lapins. Çà et là, dans les largesavenues, de grands bâtiments s’élevaient, chapelles, maisonsd’éducation, maisons de retraite, maisons de santé, l’égliseanglicane et ses pignons d’un gothique froid ; les demeurespieuses, d’une gravité placide, une croix sur la porte et unecloche toute noire contre le mur, avec sa chaîne qui pendait. Puisle fiacre s’enfonça dans la région basse et déserte despépiniéristes où les vitrages des serres brillent au bout desétroites allées de sable, où tout à coup se dressent les kiosquesabsurdes des constructeurs rustiques et les troncs d’arbres morts,imités en grès par un ingénieur ornemaniste pour jardins. On sentdans ce Bas-Neuilly la fraîcheur de la rivière prochaine, lesvapeurs d’un sol humide encore des eaux qui y dormaient à uneépoque toute récente, disent les géologues, les exhalaisons desmarécages sur lesquels le vent courbait les roseaux, il y a milleou quinze cents ans à peine.

Mme Worms-Clavelin regarda parla portière : elle était près d’arriver. Devant elle, lapointe fine des peupliers qui longent le fleuve se levait au boutde l’avenue. La vie recommençait diverse et pressée. Les hautsmurs, les toits à crête découpée se suivaient sans interruption. Lefiacre s’arrêta devant une grande maison moderne, construite avecune parcimonie visible et même avec lésine, au mépris de la grâceet de l’art, et pourtant décente et d’assez bon air, percée defenêtres étroites, parmi lesquelles celles d’une chapelle sereconnaissaient au réseau de plomb qui reliait les pièces duvitrail. Sur cette façade plate et sans ornements, les traditionsde l’art national et chrétien étaient rappelées très discrètement àla charpente du toit par les lucarnes en triangle surmontées d’untrèfle. Au fronton de la porte d’entrée, une ampoule étaitsculptée, figurant la fiole où fut renfermé le sang du Sauveuremporté dans un gant par Joseph d’Arimathie. C’était l’écusson desDames du Précieux-Sang dont la congrégation, fondée en 1829 parMme Marie Latreille, fut reconnue en 1868 parl’État, grâce à la volonté favorable de l’impératrice Eugénie. Lesdames du Précieux-Sang se vouaient à l’éducation des jeunesfilles.

Mme Worms-Clavelin sauta devoiture, sonna à la porte qui s’entrouvrit avec prudence etcirconspection, et pénétra dans le parloir, tandis que la sœurtourière avertissait par le tour queMlle de Clavelin était appelée auprès demadame sa mère. Le parloir n’était meublé que de chaises de crin.Sur le mur blanc, dans une niche, une sainte Vierge, peinte decouleurs tendres, l’air mièvre, ouvrait les mains, debout, lespieds cachés. La pièce, grande, froide, blanche, avait un caractèrede calme, d’ordre, de rectitude. On y sentait une force secrète,une puissance sociale qui ne se montrait pas.

Mme Worms-Clavelin respiraavec une grave satisfaction l’air de ce parloir, un air humide,mêlé d’une odeur de cuisine fade. Ayant traîné son enfance par lespetites écoles bruyantes de Montmartre, sous des barbouillagesd’encre et de confitures, dans un échange perpétuel de vilains motset de vilains gestes, elle tenait en haute estime l’austérité del’éducation aristocratique et religieuse. Elle avait fait baptisersa fille pour qu’elle pût être admise dans un couvent distingué.Elle avait pensé : « Jeanne sera mieux élevée, et elleaura chance de faire un meilleur mariage. » Jeanne avait reçule baptême à onze ans, dans un grand secret, parce qu’on étaitalors sous un ministère radical. Depuis, la République et l’Églises’étaient rapprochées l’une de l’autre. Mais, pour ne pointmécontenter les purs du département,Mme Worms-Clavelin cachait que sa fille fût élevéechez des religieuses. Le secret pourtant en avait été surpris, etparfois la feuille cléricale du département publiait un filet quele conseiller de préfecture, M. Lacarelle, mettait, entouréd’un trait de crayon bleu, sous les yeux de M. le préfet, quilisait :

Est-il vrai que le juif persécuteur placépar les francs-maçons à la tête de l’administration départementalepour combattre Dieu parmi nos populations fidèles fait élever safille dans un couvent ?

M. Worms-Clavelin haussait les épaules etjetait le journal au panier.

Le surlendemain, le rédacteur catholiqueinsérait un nouveau filet, comme on pouvait s’y attendre aprèsavoir lu le premier.

J’ai demandé au préfet juif Worms-Clavelins’il était vrai qu’il fît élever sa fille dans un couvent. Cefranc-maçon ne m’ayant pas répondu, pour cause, je ferai moi-mêmela réponse à ma question. Ce juif honteux, après avoir faitbaptiser sa fille, l’a mise dans une maison d’éducationcatholique.

Mlle Worms-Clavelin est àNeuilly-sur-Seine, élevée par les dames du Précieux-Sang.

C’est plaisir de voir comme cesgaillards-là sont sincères !

L’éducation laïque, athée, homicide, c’estbon pour le peuple qui les nourrit !

Que les populations sachent de quel côtésont les tartufes !

M. Lacarelle, conseiller de préfecture,encadrait le filet au crayon bleu et mettait la feuille déployéesur le buvard du préfet, qui la jetait dans sa corbeille.M. Worms-Clavelin avertissait les feuilles officieuses de nepoint engager de polémique. Et cette petite affaire tombait dansl’oubli, dans l’insondable oubli, dans la nuit sans mémoire oùs’enfoncent tour à tour, après un moment d’éclat, les hontes et lesgloires, les beautés et les scandales du régime.Mme Worms-Clavelin, considérant la force et larichesse de l’Église, avait tenu la main énergiquement à ce queJeanne fût laissée à ces religieuses qui donnaient à la jeune filledes principes et des manières.

Elle s’assit, très modeste, cachant ses piedssous sa robe, comme la Vierge blanche, rose et bleue de la niche,et tenant du bout de ses doigts, par le fil, la boîte de chocolatqu’elle apportait à Jeanne.

Une grande fillette entra en coup de vent dansle parloir, longue dans sa robe noire, ceinte du cordon rouge des« moyennes ».

– Bonjour, maman !

Mme Worms-Clavelin l’examinaavec une tendresse maternelle et aussi l’instinct de maquignonnagequ’elle avait, l’attira à elle, lui regarda les dents, la fit tenirdroite, observa la taille, les épaules, le dos, et parutsatisfaite.

– Mon Dieu ! que tu es grande !Tu as des bras d’une longueur !…

– Maman, ne m’intimide pas. Je ne saisdéjà pas où les mettre.

Elle s’assit et joignit sur ses genoux sesmains rouges. Elle répondit avec ennui et gentillesse aux questionsque sa mère lui fit sur sa santé, aux instructions hygiéniques, auxrecommandations relatives à l’huile de foie de morue. Puis elledemanda :

– Et papa ?

Mme Worms-Clavelin fut presquesurprise qu’on lui demandât des nouvelles de son mari, non qu’elleeût elle-même de l’indifférence pour lui, mais parce qu’ellen’imaginait point qu’on pût rien dire de nouveau sur cet hommestable, immuable, permanent, qui n’était jamais malade et qui nefaisait, ni ne disait jamais rien de singulier.

– Ton père ? Qu’est-ce que tu veuxqui lui arrive ? Nous sommes de première classe. Et nousn’avons pas envie de changer.

Elle songea tout de même qu’il faudraitbientôt penser à s’assurer une retraite convenable, soit unetrésorerie générale, soit plutôt le Conseil d’État. Et ses beauxyeux se voilaient de rêverie.

Sa fille lui demanda à quoi elle pensait.

– Je pense qu’un jour nous pourrionsrevenir à Paris. J’aime Paris, moi. Mais nous y serions si peu dechose !

– Pourtant papa a des capacités. SœurSainte-Marie-des-Anges l’a dit en classe. Elle a dit :« Mademoiselle de Clavelin, votre père a déployé de grandescapacités administratives. »

Mme Worms-Clavelin secoua latête.

– C’est qu’il faut beaucoup d’argent pouravoir un état de maison à Paris.

– Tu aimes Paris, toi, maman. Moi, j’aimela campagne.

– Tu ne la connais pas, ma chérie.

– Mais, maman, on n’aime pas que ce qu’onconnaît.

– Il y a tout de même quelque chose devrai dans ce que tu dis là.

– Tu ne sais pas, maman ?… J’ai eule diplôme d’honneur pour ma composition d’histoire.Mme de Saint-Joseph a dit que j’étais la seulequi avait traité le sujet à fond.

Mme Worms-Clavelin demandamollement :

– Quel sujet ?

– La Pragmatique Sanction.

Mme Worms-Clavelin demanda,cette fois avec l’accent d’une surprise véritable :

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– C’est une faute de Charles VII.C’est même sa faute la plus grave.

Mme Worms-Clavelin trouvaitcette réponse obscure. Elle s’en contentait néanmoins, ne prenantaucun intérêt à l’histoire du moyen âge. Mais Jeanne, pleine de sonsujet, poursuivit gravement :

– Oui, maman. C’est la faute capitale dece règne, une violation flagrante des droits du Saint-Siège, unespoliation criminelle du patrimoine de Saint-Pierre. Cette fautefut heureusement réparée par François Ier… À propos, tune sais pas, maman ? la gouvernante d’Alice, nous avonsdécouvert que c’était une ancienne cocotte…

Avec une pressante énergieMme Worms-Clavelin invita sa fille à ne plus faire,avec ses compagnes, des recherches de cette nature :

– Tu es parfaitement ridicule,Jeanne ; tu dis des mots sans te rendre compte…

Jeanne garda un silence mystérieux ; puissoudain :

– Maman, j’ai à te dire que mes pantalonssont dans un état que c’est une horreur. Tu sais, le linge, ça n’ajamais été ta préoccupation dominante. Je ne t’en fais pas unreproche ; on est pour le linge, ou pour les robes, ou pourles bijoux. Toi, maman, tu es pour les bijoux. Moi, je suis pour lelinge… Et puis nous avons fait une neuvaine. J’ai bien prié pourtoi et pour papa, va ! Et puis j’ai gagné quatre mille neufcent trente-sept jours d’indulgences.

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