Le Mannequin d’osier

Chapitre 9

 

Et M. Bergeret relut les pensées deMarc-Aurèle. Il éprouvait de la sympathie pour le mari de Faustine.Pourtant il trouva dans ce petit livre un sentiment si faux de lanature, une si mauvaise physique, un tel mépris des Charites, qu’iln’en put goûter à l’aise toute la magnanimité. Il lut ensuite lescontes du sieur d’Ouville et ceux d’Eutrapel, le Cymbalumde Despériers, les Matinées de Cholière et lesSerées de Guillaume Bouchet. Il fut plus content de cettelecture. Il reconnut qu’elle était appropriée à son état et parconséquent édifiante, propre à répandre une paix sereine, unedouceur céleste dans son âme. Et il rendit grâce à ces conteursqui, de l’antique Milet, où fut dit le conte du Cuvier, jusqu’à laBourgogne salée, à la douce Touraine, à la grasse Normandie, ontenseigné à l’homme le rire gracieux et disposé les cœurs irrités àl’indulgente gaieté.

« Ces conteurs, pensa-t-il, qui fontfroncer les sourcils des moralistes austères, sont eux-mêmes desmoralistes excellents, qu’il faut louer et aimer pour avoir insinuégentiment les solutions les plus simples, les plus naturelles, lesplus humaines, à des difficultés domestiques que l’orgueil et lahaine, allumés au cœur fier de l’homme, veulent trancher par lemeurtre et le carnage. Ô conteurs milésiens ! ô subtilPétrone ! ô mon Noël du Fail ! s’écria-t-il, ôprécurseurs de Jean de La Fontaine ! quel apôtre fut plus sageet meilleur que vous, qu’on appelle couramment des polissons ?Ô bienfaiteurs ! vous nous avez enseigné la vraie science dela vie, un bienveillant mépris des hommes ! »

Et M. Bergeret se fortifia dans cettepensée que notre orgueil est la première cause de nos misères, quenous sommes des singes habillés et que nous avons gravementappliqué des idées d’honneur et de vertu à des endroits où ellessont ridicules, que le pape Boniface VIII était sage d’estimer, enson particulier, qu’on fait une grande affaire d’une très petite,que Mme Bergeret et M. Roux étaient aussiindignes de louange ou de blâme qu’un couple de chimpanzés. Ilavait l’esprit trop ferme pour se dissimuler cependant l’étroiteparenté qui le rattachait à ces deux primates. Mais il se tenaitpour un chimpanzé méditatif. Et il en tirait vanité. Car toujoursla sagesse fait défaut par quelque endroit.

Celle de M. Bergeret manqua sur un pointencore. Il ne conforma pas exactement sa conduite à ses maximes. Ilne fut pas violent sans doute. Mais il n’eut point d’indulgence. Ilne se montra nullement le disciple de ces conteurs milésiens,latins, florentins, gaulois dont il approuvait la philosophiesouriante et proportionnée à la ridicule humanité. Il ne fit pas dereproches à Mme Bergeret. Il ne lui dit pas un mot,il ne lui donna pas un regard. À table, assis devant elle, il avaitle génie de ne pas la voir. Et s’il se rencontrait un moment parhasard avec elle dans une des pièces de l’appartement, il donnait àcette pauvre femme l’impression qu’elle était invisible.

Il l’ignora, il la tint pour étrangère et nonavenue. Il la supprima de sa conscience externe et de sa conscienceinterne. Il l’anéantit. Dans la maison, parmi les soinsinnombrables de la vie commune, il ne la vit point, ne l’entenditpoint, ne perçut rien d’elle. Mme Bergeret étaitune créature injurieuse et grossière. Mais elle était une créaturedomestique et morale ; elle était une créature humaine etvivante. Elle souffrit de ne pouvoir se répandre en proposvulgaires, en gestes menaçants, en cris aigus. Elle souffrit de neplus se sentir la maîtresse du logis, l’âme de la cuisine, la mèrede famille, la matrone. Elle souffrit d’être comme si elle n’étaitpas et de ne plus compter pour une personne, pas même pour unechose. Elle en venait, pendant les repas, à désirer être une chaiseou une assiette, pour être du moins reconnue. Si M. Bergeretavait tout à coup levé sur elle le couteau à découper, elle enaurait crié de joie, bien qu’elle eût naturellement peur des coups.Mais ne pas compter, ne pas peser, ne pas paraître, était enhorreur à sa nature opaque et lourde. Le supplice monotone etcontinu que lui infligeait M. Bergeret était si cruel qu’elleavalait son mouchoir pour étouffer ses sanglots. EtM. Bergeret, retiré dans son cabinet, l’entendait qui semouchait bruyamment dans la salle à manger, tandis que lui-mêmeclassait les fiches de son Virgilius nauticus, tranquille,sans amour et sans haine. Ce Virgilius lui avait étécommandé par une très antique maison de librairie qui suivait lesvieux usages.

Mme Bergeret était violemmenttentée chaque soir de poursuivre M. Bergeret dans son cabinetdevenu aussi sa chambre à coucher et l’impénétrable asile d’unepensée impénétrable, de demander pardon à cet homme ou del’accabler des plus basses invectives, de lui piquer le visage avecla pointe du couteau à cuisine ou de s’en taillader à elle-même lapoitrine, indifféremment, car elle ne voulait qu’attirer sonattention, exister pour lui. Et de cela, qui lui était refusé, elleavait besoin comme de l’eau, du pain, de l’air et du sel.

Elle méprisait encore M. Bergeret :ce sentiment était en elle héréditaire et filial. Il lui venait deson père et coulait dans son sang. Elle aurait cessé d’être unePouilly, la nièce du Pouilly du Dictionnaire, si elle avait reconnuune sorte d’égalité entre elle et son mari. Elle le méprisait parcequ’elle était une Pouilly et qu’il était un Bergeret, et non parcequ’elle l’avait trompé. Elle avait le bon sens de ne pas s’exagérercette supériorité, et c’est tout au plus si elle le mésestimait den’avoir pas tué M. Roux. Son mépris était stable et fixe. Iln’était susceptible ni d’augmentation ni de diminution. Mais ellene le haïssait pas. Naguère encore, elle n’éprouvait pas derépugnance, dans le commerce ordinaire de la vie, à le tourmenter,à l’irriter, à lui reprocher la négligence de ses habits ou lamaladresse de sa conduite, et à lui conter ensuite d’interminableshistoires sur le voisinage, à lui faire des récits où la platitudes’alliait à l’absurdité et dans lesquels la malice même et lamalveillance étaient médiocres. Des gaz de vanité gonflaient cetteâme ventrue, qui ne distillait ni venins terribles ni poisonsrares.

Mme Bergeret était précisémentfaite pour vivre en bonne intelligence avec un compagnon qu’elletrahissait et qu’elle opprimait dans la sereine exubérance de sesforces et dans le fonctionnement naturel de ses organes. Elle étaitsociable par richesse de chair et par défaut de vie intérieure.M. Bergeret, soudain retranché de sa vie, lui manqua comme unmari absent manque à une bonne femme. De plus, cet homme fluet,qu’elle avait toujours jugé insignifiant et négligeable, mais nonpoint incommode, maintenant lui faisait peur. M. Bergeret, enla tenant pour un néant absolu, lui donnait à elle-mêmel’impression qu’elle cessait d’exister. Elle sentait le vide sefaire en elle. Elle s’abîmait dans la tristesse et dans l’effroi decet état nouveau, inconnu, sans nom, qui participait de la solitudeet de la mort. Le soir, son angoisse devenait cruelle, car elleétait sensible à la nature et pénétrable aux influences de l’espaceet de l’heure. Seule dans son lit, elle regardait avec horreur lemannequin d’osier sur lequel, depuis de longues années, elledrapait ses robes, qui, dans les jours d’orgueil et d’insouciance,se dressait, fier, sans tête et tout corps, dans le cabinet detravail de M. Bergeret, et qui maintenant, bancal, estropié,appuyait sa fatigue contre l’armoire à glace, dans l’ombre durideau de reps lie de vin. Le tonnelier Lenfant l’avait trouvé danssa cour, parmi les baquets d’eau où nageaient les bouchons. Ill’avait rapporté à Mme Bergeret qui n’avait pas oséle rétablir dans le cabinet de travail et qui l’avait accueilliblessé, penchant, frappé d’une vengeance emblématique, dans lachambre conjugale où il lui représentait des idées sinistresd’envoûtement.

Elle souffrait. Un matin, à son réveil, tandisqu’un pâle soleil glissait ses rayons tristes, entre les fentes durideau, sur l’osier mutilé du mannequin, elle s’attendrit surelle-même, se trouva innocente et s’avisa que M. Bergeretétait cruel. Elle se révolta. Elle n’admettait pas qu’AméliePouilly souffrît par le fait d’un Bergeret. Elle consultamentalement l’âme de son père et elle se fortifia dans cette idéeque M. Bergeret était un trop petit homme pour la rendremalheureuse. Cet orgueil la soulagea. Elle mit, ce jour-là, du cœurà s’habiller. Elle s’encouragea à croire qu’elle n’était pasdiminuée et que rien n’était perdu.

C’était le jour deMme Leterrier, la femme respectée du recteur.Mme Bergeret alla voirMme Leterrier et dans le salon bleu, en présence deMme Compagnon, femme du professeur demathématiques, elle poussa, après les premières politesses, unsoupir, non point celui d’une victime, mais un soupir guerrier.

Et tandis que les deux dames universitairesécoutaient encore ce soupir, Mme Bergeretajouta :

– On a bien des causes de tristesse dansla vie, surtout quand on n’est point d’une nature à tout accepter…Vous êtes heureuse, vous, madame Leterrier ! Et vous aussi,madame Compagnon !…

Et Mme Bergeret, discrète,contenue, pudique, n’en dit pas davantage, malgré les regardsintéressés qui s’attachaient sur elle. Mais c’en était assez pourqu’on comprît qu’elle était maltraitée, humiliée dans sa maison. Onparlait tout bas dans la ville des assiduités de M. Rouxauprès d’elle. Mme Leterrier, à compter de ce jour,imposa silence à la calomnie ; elle affirma que M. Rouxétait un jeune homme comme il faut. Et parlant deMme Bergeret, elle disait, la lèvre humide et l’œilnoyé :

– Cette pauvre dame est bien malheureuseet bien sympathique.

En six semaines, l’opinion des salons duchef-lieu fut faite et se déclara pourMme Bergeret. On publia que M. Bergeret, quine faisait point de visites, était un méchant homme. On lesoupçonna de désordres obscurs et de vices cachés. EtM. Mazure, son ami, son compagnon du coin des bouquins, sonconfrère de l’académie Paillot, crut bien l’avoir vu entrer, unsoir, dans le café de la rue des Hebdomadiers, lieu mal famé.

Tandis que M. Bergeret était ainsicondamné par le jugement du monde, le sentiment populaire luifaisait une autre réputation. L’image grossière et symbolique,naguère dessinée sur la façade de sa propre maison, ne laissaitplus voir que des lignes indistinctes. Mais des simulacres de mêmecaractère se multipliaient par la ville, et M. Bergeret nepouvait se rendre à la Faculté, sur le Mail ou chez Paillot, sansrencontrer sur quelque muraille, parmi des inscriptions obscènes,érotiques et triviales, son portrait, crayonné ou charbonné outracé à la pointe d’un canif, et accompagné d’une légendeexplicative.

M. Bergeret examinait cesgrafitti, sans trouble ni colère, inquiet seulement deleur nombre qui allait croissant. Il y en avait un sur le mur blancde la vacherie Goubeau, aux Tintelleries ; un autre sur lafaçade jaune de l’agence Denizeau, place Saint-Exupère ; unautre au grand théâtre sous le tableau des places du deuxièmebureau ; un autre à l’angle de la rue de la Pomme et de laplace du Vieux-Marché ; un autre sur les communs de l’hôtelNivert, contigu à l’hôtel de Gromance ; un autre à la Faculté,contre la loge de l’appariteur ; un autre sur le mur desjardins de la préfecture. Et tous les matins M. Bergeret endécouvrait de nouveaux. Il remarquait que ces grafittin’étaient pas tous de la même main. Dans les uns, la figure humaineétait représentée d’une façon tout à fait rudimentaire ;d’autres offraient un ensemble plus satisfaisant, sans toutefoisqu’aucun visât à la recherche d’une ressemblance individuelle ni àl’art difficile du portrait. Et tous suppléaient à l’insuffisancedu dessin par la légende explicative. Et sur toutes cesreprésentations populaires M. Bergeret portait des cornes. Ilobserva que tantôt les cornes sortaient du crâne nu, tantôt d’unchapeau de haute forme.

« Deux écoles ! »pensa-t-il.

Mais il souffrait dans sa délicatesse.

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